Signalons d'abord deux coquilles
typographiques insignifiantes des
premières éditions, puis une variante graphique de la
troisième
édition, d'ailleurs effacée ici par l'uniformisation
et la
modernisation de la graphie :
a) 32: 18 B 1868 prêtre Je
veux mourir >
prêtre. Je veux mourir [le point
manque]
b) 32: 22 P 1868 ... complet, D'ailleurs
c) 33: 6 P 1868, B 1869
s'entrechoquent >
s'entre-choquent
Il se confirme, on le sait maintenant, que
l'édition de
Bordeaux suit
généralement l'édition princeps dans ses
moindres
détails typographiques. On ne trouve d'ailleurs qu'une
seule
variante propre
à cette édition dans la présente
strophe (15).
1) 32: 17 P 1868, B 1869 On
ne me verra pas
à mon heure dernière (...) entouré de
prêtres. > On
ne me verra pas, à mon heure
dernière
(...), entouré de
prêtres.
2) 32: 18 P 1868, B 1869
(j'écris ceci
étant sur mon lit de mort) >
(j'écris
ceci sur mon lit de mort)
3) 32: 19 P 1868, B 1869 Je
veux mourir
bercé par la vague > Je veux mourir,
bercé par la vague
4) 33: 23 P 1868, B 1869 mais
si vous croyez
apercevoir > mais, si vous croyez
apercevoir
5) 33: 21 P 1868, B 1869 Sur
la terre [...]
l'éléphant, — dans
la
mer > Sur la
terre [...] l'éléphant;
dans la mer
6) 33: 23 P 1868, B 1869
quel est cette dérogation > quelle est cette dérogation
7) 33: 28 P 1868, B 1869
Est-ce pour cela que >
Est-ce pour ce motif que
Pour ce motif :
il est difficile de
comprendre
pourquoi l'hispanisme est ajouté à la
troisième
édition. Peut-être par hypercorrection ?
« pour
cela » (por eso, c'est pour ça que) pouvant
être
senti comme une
tournure familière.
8) 34: 1 P 1868, B 1869 ou
bien est-ce parce
que > ou bien, est-ce parce que
9) 34: 4 P 1868, B 1869
(Car il me tombe une pluie de sang [...] >
(Il me tombe une pluie de sang [...]
10) 34: 10 P 1868, B 1869 moi
dans la mienne
> moi, dans la mienne
11) 34: 12 P 1868, B 1869
Nécessairement nous avons dû >
Nécessairement,
nous avons dû
12) 34: 12 P 1868, B 1869
nous avons dû nous
rencontrer dans cette similitude de caractère > nous
avons dû nous
rencontrer, dans cette similitude de
caractère
13) 34: 14 P 1868, B 1869
Alors les hommes
> Alors, les hommes
14) 34: 17 P 1868, B 1869
Tout à coup
leur visage > Tout à coup,
leur visage
15) 34: 27 P 1868
dissentiment > assentiment
Lapsus de l'édition princeps. C'est la
seule variante
significative de la
seconde édition dans cette strophe, qui reproduit pourtant
la faute d'accord
évidente en (6). On peut donc être
assuré
qu'elle est de la main de Ducasse (et non de l'éditeur ou
d'un typographe
de Bordeaux) et qu'elle se trouve reportée sur l'exemplaire
de la
première édition qui servira de manuscrit à la
dernière.
16) 35: 3 P 1868, B 1869
satisfait.... tranquille.... >
satisfait... [pour tranquille...., cf.
(17)]
Les points de suspension sont au nombre de
quatre. Ce trait de
typographie serait
insignifiant s'il n'illustrait la remarquable
fidélité de
l'édition de Bordeaux à la lettre, points et virgules
comprises ! de l'édition originale. Plus encore, en
tête de la
strophe, les points de suspension sont au nombre de trois, comme
dans
l'original : montagne... (32: 20).
17) 35: 3 P 1868, B
1869
Qu'on écarte cet ange de consolation qui me
couvre de ses
ailes bleues (9). Va-t-en, Dazet
[B
1869 Dazet
> D...], que j'expire tranquille.... > Je te
remercie, ô rhinolophe, de m'avoir réveillé
avec le mouvement
de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d'une
crête en forme de
fer à cheval :
C'est la deuxième occurrence du nom de
Dazet dans
l'édition princeps,
apparu abruptement au début du chant
précédent. Dans les deux
cas, la marque littéraire est nette : la
première occurrence
était liée à Byron, on s'en souviendra, cf.
strophe 1.9,
n. (27); celle-ci, à
Milton.
L'« ange de consolation » évoque assez
clairement la
mythologie du Paradis perdu. Cf. n. (9).
La réécriture Dazet > rhinolophe
correspond
évidemment
à la première, Dazet > poulpe, avec leurs
compléments
respectifs. Genèse : il est clair que ces
réécritures
se font à la lumière des chants suivants. La
première est
datée comme figure de style (la transformation du
« regard de
soie »), la seconde comme réalisation du collage
(qui commence
avec les « beaux comme ») de cadavres exquis
—
cf. n. (i) —, mais
également
comme trait de
littérature populaire, le vampirisme — n. (8).
18) 35: 6 P 1868, B 1869
Mais ce n'était malheureusement qu'une
maladie
passagère > je m'aperçois, en
effet,
que ce n'était malheureusement qu'une maladie
passagère
L'édition princeps, reprise telle quelle
l'année
suivante, formait
un tout très nettement marqué par la clausule qu'on
retrouvera
à la strophe 4.6 : malheureusement, ce cauchemar
n'était qu'un
rêve, soulignant nettement l'unité de la strophe
—
l'agonie se
révélant une maladie passagère.
19) 35: 9 P 1869 Addition : Les
uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang
qui se trouve dans
mon corps : pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la
réalité !
Genèse. La réécriture
correspondant aux
variantes 17 et 19,
à la faveur de la transformation de Dazet en rhinolophe, a
deux effets
différents. Le premier est de développer la
thématique et le
bestiaire des Chants, comme au début de la strophe
précédente,
le second est de faire apparaître pour la première
fois dans les
chants la mythologie du vampire, comme si Byron et Milton, qui
inspiraient cette
strophe, avaient été des romanciers populaires.
Peut-on en
déduire que cette réécriture et donc la
refonte du Chant
premier suit la rédaction du sixième et dernier
chant, parodie du
roman populaire ? Sur cette question, voir encore la
n. (7) — « Vampire », le mot
apparaissait pourtant
dès l'origine à la strophe suivante, 1.11, mais pas
avant.
(a) Tempétueux était
déjà vieilli au
XVIIIe
siècle; il est rare, recherché et littéraire.
En revanche,
même si cela n'en fait pas à proprement parler un
hispanisme ici,
tempestuoso (anc. tempestoso) est d'usage très
courant en
castillan : qui annonce, produit ou résulte de la
tempête. En
français, c'est le mot orageux qui a ce sens.
(b) La rupture de construction due
à la
morphologie
castillane, « qu'il s'approche » a un
très net effet de
transition, à tel point qu'on peut comprendre non seulement
« approchez-vous », mais plus
précisément
« qu'il s'approche, le lecteur, approchez-vous
donc, dans ce cas,
pour lire, entendre ou voir ceci, ce qui suit ». Alors
s'ouvre
l'épisode central de la strophe.
(c) « Depuis que le vent,
l'humanité
existent » est une construction vraiment surprenante; on
s'attendrait
plutôt à la suppression des articles et non de la
conjonction de
coordination : « depuis que vent et humanité
existent ».
(d) Pourquoi le pélican est-il
qualifié d'immortel
? Dans les trois énumérations d'animaux, ceux de
l'eau, de l'air et
de la terre, tous les autres adjectifs sont ou bien
déterminatifs (sauvage,
polaire) ou bien convenus (la grue est voyageuse, la raie informe,
etc.). Je n'ai
toutefois trouvé nulle part l'association du pélican
à
l'immortalité.
(e) À remarquer la rythmique
produite par
l'inversion du
gros oeil, qui donne : l'oeil gros/ du crapaud, [l(oe)y(e)gro/
dycrapo].
L'oeil du crapaud et la dent du phoque : voilà une nouvelle
réalisation de la figure de style artiste, le
tête-à-queue qui
a produit, par exemple, le spectaculaire syntagme décrivant
les os des ailes
pour signifier les ailes osseuses*e.
Cette fois, le nom
et son complément sont inversés, mais celui-ci au
lieu de changer de
catégorie grammaticale prend la forme d'un nom singulier
qu'il est difficile
de rendre au sens propre : le crapaud aux gros yeux,
certainement, mais le
phoque aux grosses et fortes dents ?
(f) On peut croire que c'est encore une
figure de
style
artiste : le ciel ensanglanté serait le ciel rouge,
rougi par les
éclairs. Or, la figure dont la première fonction est
de
« concrétiser l'abstrait » (le rouge
> le ciel
ensanglanté > le sang) est ensuite narrativisée
par la
parenthèse qui suit : c'est une « pluie de
sang »
qui tombe du corps immense de Maldoror, comparable à un
nuage orageux). Il
ne s'agit pas, bien entendu, d'expliquer le texte, parfaitement
clair ici, mais de
tenter d'en évaluer les mécanismes de
création. Dans ce cas,
c'est la figure de style caractérisée à la
note
précédente qui produit un fragment de l'histoire, une
image de la
vision ou de l'apparition. C'est le « travail du
style ».
(g) La comparaison, comme un ressort,
s'interpréterait
facilement, si l'on pouvait la considérer en
elle-même. Mais comme
le ressort est « immense », il faut
évidemment la
prendre pour une métonymie abrupte : les hommes
étant comme
« mus par » un ressort gigantesque. En
revanche, à
la fois*s, dans cette même
phrase, est un
hispanisme pour tous à la fois. D'où le
caractère
elliptique et saccadé de la phrase qui claque autant que son
sens.
(h) La narration de l'épisode
central, qui
était
jusqu'ici au futur, va passer au présent, par
l'intermédiaire de cet
accompli, mais pour deux phrases seulement, car l'impératif,
l'exhortatif
prendra tout de suite la relève pour achever habilement la
vision
fantastique sur le retour à la situation initiale, à
la
réalité, voire au réveil dans la
troisième
édition.
(i) On trouve ici, à la
troisième
édition du
Chant 1, le premier collage de type cadavre exquis des
Chants de
Maldoror (ce seront les célèbres « beau
comme »). À cette occasion, je voudrais citer
exceptionnellement
l'analyse des deux auteurs ayant les premiers identifié le
phénomène. D'abord Maurice Viroux, dans l'ultime
note de son
article : « Dada composait des oeuvres en
découpant des
articles de journaux : précurseur là encore,
Lautréamont
a utilisé des découpures
d'Encyclopédie » (Viroux,
p. 642). Ensuite Marguerite Bonnet, qui ouvre sa conclusion
avec cet
exemple : « La minutie descriptive, qui se retrouve
dans certains
des emprunts à l'histoire naturelle — qu'il s'agisse
du
rhinolophe dont
le nez est surmonté d'une crête en forme de fer
à cheval
[...] —, ajoute à la bizarrerie de cet
univers ».
Après
avoir évoqué l'effet comparable du gros plan
cinématographique, elle ajoute : « On ne
peut
s'empêcher de penser ici aux collages
surréalistes, tant en
raison du procédé que de l'effet obtenu »
(Bonnet,
p. 621-622).
Il faut insister sur le fait que ces collages, qui
sont par nature,
dans la plupart
des cas, d'évidentes citations, n'ont aucun rapport avec des
« plagiats », mot qu'utilisera Isidore Ducasse
à un tout
autre propos dans les Poésies.
(1) Comme les commentateurs l'ont
reconnu depuis au
moins Marcel
Jean et Arpad Mezei (1947, p. 55), on trouve clairement ici la
situation du
troisième et dernier acte de Manfred de Byron. Deux
fois
déjà le portrait de Lautréamont ou de Maldoror
s'est fait
à la lumière de ce drame. C'était
respectivement le
« Mais, moi, j'existe encore » de la strophe
1.6 et le
« Pourtant, je sens que je respire ! » de
la strophe 1.8
(cf. respectivement les notes
(2) et (5)
de ces
strophes). Or, dans la
présente strophe 1.10, jamais le texte de Byron n'est
cité ou
même évoqué. Plus encore, si l'on peut dire,
la
thématique ou la mentalité du drame est reprise et
développée, tandis que la pensée ou la
philosophie du
poète anglais est reformulée et contredite,
développements et
reformulations qui se font à la lumière du Paradis
perdu de
Milton. Voyons cela en trois points.
Les éléments thématiques
repris du drame de
George Gordon
Byron sont extrêmement nombreux, alors que manifestement
Ducasse n'en a pas
le texte sous les yeux ou n'en reproduit pas le moindre fragment,
voire la moindre
expression (dans aucune de ses traductions françaises).
C'est d'abord la
situation narrative, l'agonie et la mort de Manfred, alors qu'un
prêtre,
l'abbé de Saint-Maurice, tente par deux fois de sauver son
âme. Voici
les principaux des très nombreux thèmes retenus
(cités dans
la traduction de Laroche (vol. 3), celle qu'a lue Ducasse,
jusqu'à
preuve du contraire). « Dernière
heure » (p. 36)
et non l'inversion « heure dernière ».
Thèmes
concrets : « un nuage » (p. 32),
« nuages
sinistres » (34), « le vent »
(p. 32), la
montagne (le drame se situe dans les montagnes neigeuses des hautes
Alpes
(passim), spectre (34). Bestiaire : « comme
un
loup » (p. 31), chiens (33), hiboux (33),
« oiseaux de la
nuit à la voix discordante » (33).
La pensée philosophique de Byron est
purement et simplement
contredite, on
le verra clairement. Mais l'important est qu'elle soit
« développée » : la
catéchisme
chrétien est complètement absent de cette strophe
alors qu'il domine
le drame de Byron, sous la forme d'une pensée spiritualiste
caractéristique du poète anglais : c'est
l'apparition de
démons ou d'esprits infernaux disputant son âme au
pauvre abbé
de Saint-Maurice. Ni les uns ni les autres ne l'emporteront :
« Vieillard ! dit Manfred au
prêtre, il n'est
pas si difficile
de mourir (Manfred expire) » (36). Cela dit, il
ne fait pas de
doute que l'âme est immortelle, évidemment, et c'est
précisément là le drame de Manfred,
pensée qui
était justement reprise dans les strophes
précédentes (1.6 et
1.8) des Chants, pour être abruptement contredite ici.
« On ne me
verra pas entouré de prêtre » : critique
radicale
adressée à Byron. Lautréamont, Maldoror ne
laisserait aucun
prêtre s'approcher de lui au moment de son agonie. Manfred
congédie
d'abord l'abbé de Saint-Maurice, puis meurt dans ses bras
à la
seconde entrevue.
Troisième point, deuxième source,
le Paradis
perdu. On y
reviendra, à l'ouverture du deuxième mouvement de la
strophe,
directement inspiré de Milton. Mais dès la
première phrase
de la strophe, on voit que le ton n'est pas celui de Byron, mais de
Milton. C'est
« Satan » qui parle. Ou plutôt,
Maldoror, c'est Manfred
qui parle comme Satan, le « grand ennemi ».
(2) On ne me verra pas sur mon lit de
mort,
suppliant, les yeux au
ciel, non, car « je sais que mon anéantissement
sera
complet ». Reprise (byronnienne) : et d'ailleurs, je
n'aurais aucune
grâce à espérer. Byron, un demi-siècle
avant Ducasse,
jouait de l'ambiguïté. Voici la dernière
réplique du
drame; elle est du prêtre : « Il est
parti ! — son
âme a pris congé de la terre, pour aller
où ? je tremble
d'y penser; mais il est parti » (37). Il fait peu de
doute,
évidemment, que Manfred ne soit aux enfers chrétiens,
sinon au Ciel que
son calvaire doit manifestement lui mériter, aux yeux du
lecteur
supposé par le drame. Voilà ce que les
Chants de
Maldoror reformulent tout au long de trois strophes (1.6, 1.8
et 1.11) :
pas de comédie, pas de survie. — Il est
évident
que cette
pensée rationaliste athée de l'auteur, certainement
(telle qu'elle
affleure ici), contredit toute la pensée religieuse des
Chants de
Maldoror. Mais comme on va le voir à l'instant, cette
logique
s'explique par la thématique du Paradis perdu (disons
tout de suite
qu'il s'agit d'un paradoxe : Satan est évidemment
immortel, de sorte
que sa « mort » ne saurait être que son
(impossible)
anéantissement).
(3) Manfred de Byron :
« Il
est seul, et ne
peut recevoir personne en ce moment. — L'abbé :
je
prends sur moi la
responsabilité de ma faute, si c'en est une; mais il faut
que je le voie. — Herman :
Vous l'avez déjà vu ce soir. —
L'abbé :
Herman, je te l'ordonne, frappe, et annonce au comte mon approche.
— Herman :
nous n'osons pas. — L'abbé : Je vais donc
m'annoncer
moi-même » (p. 32).
(4) « ... qu'il s'approche. Nous
sommes dans
une nuit
d'hiver... ». Première forme du redoublement ou
de
l'emboîtement de la situation narrative, assez nette pour
qu'on puisse y
distinguer deux personnages. C'est d'abord le narrateur,
Lautréamont, qui
rédige sur son lit de mort, à l'agonie; ce sera
maintenant Maldoror
qui viendra survoler les animaux et les hommes criant de haine
après sa
mort. Dans la dernière édition (et dans la
dernière
édition seulement), le narrateur est
réveillé par le
rhinolophe, de sorte que l'épisode central apparaît
retrospectivement
comme un rêve. — À remarquer la confusion du
narrateur et du
personnage que je viens artificiellement de distinguer : au
contraire, le
narrateur des Chants prend ici la place de son personnage.
(5) Avec ce souhait, le Paradis
perdu de
Milton
apparaît nettement comme la seconde source d'inspiration de
la strophe,
redoublant le Manfred de Byron. Ici comme là, aucun
recoupement
textuel ne se rencontre dans la strophe, jamais la traduction de
Chateaubriand
n'est textuellement évoquée. Toutefois, les
rapprochements sont si
nombreux et si précis qu'ils ne font pas de doute. En voici
les principaux.
C'est d'abord la situation narrative : c'est Satan qui
franchit les portes
de l'enfer pour venir à la découverte des hommes sur
la terre; il
vient y survoler le Paradis. Justement, la description de Maldoror
reproduit celle
de Satan, sur deux points précis, ses ailes et son principal
attribut,
l'Ennemi : « Cependant l'adversaire de Dieu et de
l'homme, Satan,
les pensées enflammées des plus haut desseins, a mis
ses ailes
rapides, et vers les portes de l'Enfer explore sa route solitaire
[...] :
ainsi se montre au loin le vol de l'Ennemi ailé »
(trad.
Chateaubriand, éd. Ellrodt, p. 83-84). De même,
la pensée
théologique du mal développée par Satan,
notamment lorsqu'il
est au sommet de l'arbre de vie d'où il découvre
Éden,
correspond à celle de Maldoror qu'elle inspire :
« remerciez
celui qui m'oblige, malgré ma répugnance, à me
venger sur vous
qui ne m'avez fait aucun tort, de lui qui m'outragea »
(p. 127).
À quoi s'ajoute encore la forme narrative : le long
discours que
Maldoror tient aux hommes (cf. n. suivante). Bestiaire :
descendu de l'arbre
de vie, Satan prend la forme de nombreux animaux pour observer Adam
et
Ève : « Il marche autour d'eux, lion
à l'oeil
étincelant; il les suit comme un tigre... »
(127);
« Là ils le trouvèrent, tapi comme un
crapaud »
(138) — puis au chant 7, le récit de la
création des poissons,
des oiseaux et des animaux terrestres. Certes, les
énumérations des
espèces ne concordent nulle part, mais c'est l'essence
même du
bestiaire qui est en cause, le rapprochement et l'opposition des
animaux et des
hommes.
(6) Ce « discours »,
aussi bien par
sa forme que son contenu, et plus bas la désignation de
Maldoror comme
l'« ennemi », voilà les deux traits
principaux qui
indiquent l'inspiration du Paradis perdu, à tel point
qu'on pourrait
y voir deux références explicites au poème de
Milton.
(7) Rhinolophe, « dont le nez
est
surmonté d'une
crête en forme de
fer à cheval ». Cette addition de la
troisième
édition, en remplacement de la désignation de Dazet
— cf. n. (9) —, est la première citation ou le
premier
collage de type
cadavre exquis que rencontre le lecteur des Chants de
Maldoror.
Genèse. Si la citation avait
été
découpée dans l'Encyclopédie d'histoire
naturelle de Jean-Charles Chenu — voir la strophe 1.1,
n. (4) —, cela aurait permis
de
dater la
réécriture du chant premier comme contemporaine ou
postérieure au Chant 5, puisque c'est à partir
de là que l'auteur l'utilisera pour réaliser ses
collages d'histoire naturelle. Ce n'est pas le cas. Le Rhinolophe
est décrit au volume 2 consacré aux carnassiers.
Au moment où Chenu présente le genre
des rinolophiens
(« nez surmonté d'une feuille »), on lit
parmi les caractères généraux :
« Nez surmonté de crêtes membraneuses :
la supérieure en fer de lance, placée
à plat
sur le bas du front, et l'inférieure présentant la
disposition d'un croissant ou d'un fer à cheval, et bordant
la lèvre supérieure » (vol. 2,
p. 74). Non seulement cet extrait est trop
éloigné de la précision de Ducasse, mais en
plus l'Encyclopédie présente sept
espèces de rhinolophes, dont trois européennes parmi
lesquelles le rhinolophe petit fer-à-cheval et le grand
fer-à-cheval. Il est donc peu probable, pratiquement
impossible en fait, qu'il s'agisse de la source de notre
rhinolophe. Reste à voir maintenant la Zoologie
classique de Félix-Archimède Pouchet, mais il est
possible qu'on n'y trouve pas non plus la source qu'on cherche,
puisque Marguerite Bonnet qui cite précisément le
rhinolophe comme exemple de collage ne l'y a pas trouvée.
Puisque ce collage ne vient pas de Chenu et qu'on ne peut faire
l'hypothèse qu'il est contemporain du Chant 5, alors
l'hypothèse reste ouverte de savoir si Ducasse n'a pas
corrigé son chant premier bien avant la rédaction du
Chant 5. Quand ?
(8) Le vampire que nous connaissons
aujourd'hui,
c'est le
Dracula de Bram Stoker qui est de 1897, soit de 20 ans
postérieur aux
Chants de Maldoror.
Il faut donc l'effort de revenir aux sources du chef-d'oeuvre de
Stoker :
John Polidori, the Vampyre : a tale, London, Sherwood,
Neely and Jones,
1819 (oeuvre du secrétaire de Byron, reprise dans le dernier
volume de ses
oeuvres complètes par Amédé Pichot, Paris,
Furne, 1836,
après avoir inspiré vers 1820 une pièce
populaire puis un
roman de Charles Nodier sous le pseudonyme de Cyprien
Bérard, Lord
Ruthwen ou les Vampires — note de l'édition de
Jean-Luc
Steinmetz).
L'année suivante : Pierre Carmouche, le Vampire,
Paris, Barba,
1820. Dès lors, les sources folkloriques nourrissent une
très vaste
littérature romantique.
C'est donc un thème de la littérature
romanesque
populaire qui prend
place à la troisième édition — mais
à
la
troisième édition seulement du Chant 1 —
dans
une
épopée jusqu'ici inspirée de Dante, Milton et
Byron.
(9) Dazet : « Qu'on écarte
cet ange de
consolation qui
me couvre de ses ailes bleues ». L'association du bleu
au
caractère angélique se retrouvera deux fois dans les
Chants, pour
décrire le vêtement de Dieu dans le troisième
chant, les deux
adolescents vengeurs au cinquième : « Les
murailles
s'écartèrent pour le [Dieu] laisser passer; les
nonnes, le voyant
prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il avait
cachées jusque-là dans
sa robe d'émeraude » (3.5, p. 173: 21).
« Il y avait longtemps que l'araignée avait ouvert
son ventre,
d'où s'étaient élancés deux
adolescents, à
la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et
qui avaient
pris place aux côtés du lit, comme pour garder
désormais le
sanctuaire du sommeil » (5.7. p. 272: 3).
Le Ciel de Milton est peuplé d'anges, dont
les vols et les
ailes sont
très souvent décrits. Soit par exemple Raphaël
envoyé
par Dieu au Paradis pour entretenir Adam et Ève, au chant 5.
Le
poème décrit son vol, du Ciel à la terre.
Puis le repli de
ses ailes. « Pour ombrager ses membres divins il porte
six ailes; la
paire qui revêt chacune de ses larges épaules [...];
la paire du
milieu entoure sa taille ainsi qu'une zone étoilée
[...]; la
dernière paire ombrage ses pieds et s'attache à ses
talons en plume
maillée, couleur du firmament [...] »
(p. 153).
1. Dans son « résumé »,
Robert
Faurisson pose que
c'est la bonté de Maldoror qui (selon lui, Maldoror) suscite
la haine des
hommes et des animaux. Lit-il le même texte que
nous ?
2. Le discours de Maldoror aux hommes serait
constitué de
« paroles apaisantes ». Lit-il le même
texte que
nous ?
3. Maldoror est sujet à des hallucinations : ainsi
s'expliquerait la
strophe, toute la strophe et non seulement l'épisode central
— ce qu'on
pourrait lui concéder, à la rigueur. « Il
est tout
simplement dans son lit mais il se croit à son heure
dernière », écrit-il. Lit-il le même
texte que
nous ?
4. Lit-il, seulement ? Exclamations habituelles :
« la dent (!)
du phoque polaire »; l'oeil et la dent « se
poseront des
questions ! ».
5. Non, il ne lit pas. « Une chauve-souris est
venue le
réveiller. Avec le mouvement de ses ailes. Pas n'importe
quelle chauve-souris.
Soyons précis et plus scientifique. Un rhinolophe. Au nez
"surmonté d'une crête en forme de fer à
cheval" »
(p. 67-68). — Cette cascade de précisions,
dérisoire dans sa
dérision, trahit complètement le texte de Ducasse.
Question
d'intelligence, question de sensibilité. Le collage du
rhinolophe n'a
évidemment rien d'une précision scientifique
s'appliquant à
une chauve-souris (où donc a-t-il lu le mot
composé ?). En ce
qui concerne la superbe figure du personnage éveillé
par le
« mouvement des ailes » de l'animal, je ne
pense pas qu'on
trouve souvent une si juste concrétisation (de style
artiste) de ces
réveils que nous avons tous expérimentés
quelquefois,
réveillés par le mouvement de ses mains, de ses bras,
de ses
jambes...
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