El bozo
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Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 14 >>
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      S'il est quelquefois logique de s'en rapporter à
l'apparence des phénomènes (a), ce premier chant finit
ici. Ne soyez pas sévère (b) pour celui qui ne fait encore
qu'essayer sa lyre : elle rend un son si étrange !
Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez
déjà une empreinte forte (c), au milieu des
imperfections. Quant à moi, je vais me remettre au
travail, pour faire paraître un deuxième chant (d), dans
un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin
du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant,
au début, il ne doit pas commencer par un chef-d'oeuvre,
mais suivre la loi de la nature); il est né
sur les rives américaines, à l'embouchure de la Plata (e) (1),
là où deux peuples, jadis rivaux (2), s'efforcent actuellement
de se surpasser par le progrès matériel et
moral (3). Buenos Aires, la reine du Sud, et Montevideo,
la coquette, se tendent une main amie, à travers
les eaux argentines du grand estuaire (4). Mais, la
guerre éternelle a placé son empire destructeur sur
les campagnes, et moissonne avec joie des victimes
nombreuses (f) (5). Adieu, vieillard (g), et pense à moi, si tu
m'as lu. Toi, jeune homme (g), ne te désespère point;
car, tu as un ami dans le vampire (h), malgré ton opinion*h
contraire. En comptant l'acarus, (i) sarcopte qui
produit la gale, tu auras deux amis !


FIN DU PREMIER CHANT


1. Variantes

1) 56: 19  P 1868, B 1869   Addition : Ce premier chant finit ici > S'il est quelquefois logique de s'en rapporter à l'apparence des phénomènes, ce premier chant finit ici

2) 56: 22  P 1868, B 1869   essayer sa lyre, au son si étrange > essayer sa lyre : elle rend un son si étrange

      « Correction » de même ordre que celles qu'on trouvait à la strophe précédente. Voir la conclusion au sujet de ces réécritures.

3) 56: 22  P 1868, B 1869   son si étrange. > son si étrange !
4) 56: 24  P 1868, B 1869   une empreinte forte au milieu des imperfections > une empreinte forte, au milieu des imperfections
5) 57: 3  P 1868, B 1869   cependant au début il ne doit pas commencer par un chef-d'oeuvre > cependant, au début, il ne doit pas commencer par un chef-d'oeuvre
6) 57: 10  P 1868, B 1869   se tendent une main amie à travers les eaux argentines du grand estuaire > se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire
7) 57: 11  P 1868, B 1869   Mais la guerre éternelle > Mais, la guerre éternelle
8) 57: 14  P 1868, B 1869   pense à moi si tu m'as lu > pense à moi, si tu m'as lu
9) 57: 15  P 1868, B 1869   ne te désespère point, car > ne te désespère point; car
10) 57: 16  P 1868, B 1869   car tu as un ami dans le vampire > car, tu as un ami dans le vampire
11) 57: 17  P 1868, B 1869   En comptant Dazet [> B 1869   D...], tu auras deux amis ! > En comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis !


2. Commentaires linguistiques

      Pour la première fois, cette quatorzième et dernière strophe du Chant premier est parfaitement bien rédigée en français. Elle ne comporte, en cherchant bien, qu'un hispanisme (retardé) et une faute syntaxique (f), dès la première édition. En plus, à la seconde édition, elle comprend une minuscule correction insignifiante, de celle que nous faisons tous en nous relisant, c'est la v. (2), comme on en trouvait plusieurs à la strophe précédente.

(a) Rédaction : la première édition portait simplement « Ce premier chant finit ici ». L'édition définitive ajoute une facétie. L'addition est d'autant plus surprenante qu'on attendrait plutôt des soustractions ! En effet, les Chants de Maldoror pourraient en principe se passer de cette dernière strophe du Chant premier, devenue obsolète. — Il suit que le travail de rédaction de l'oeuvre en fait partie, Ducasse n'ayant pas même pris la peine d'en soustraire au moins les désignations explicites comme celle-ci. Cf. (d)

(b) À l'exception notable d'Ana Alonzo (no sea usted severo) et d'Ivos Margoni (se voi essere imparziale), tous les traducteurs en langue romane donnent le pluriel (no seáis severos, no sigueu severs), comme si le narrateur ne s'adressait pas à son lecteur en le vouvoyant.

(c) L'empreinte, c'est la signature, la personnalité. Il suit qu'une empreinte forte désigne un caractère exceptionnel. Il faut le préciser, parce que l'affirmation est assez inattendue pour qu'on lui cherche un autre sens.

(d) Rédaction : il est inattendu que l'annonce de la « parution » du deuxième chant reste dans l'édition définitive, d'autant plus que ce Chant deuxième, qui devait paraître fin novembre 1868, n'a pas paru. Le laps de temps en aura été plus que « retardé ».

(e) Il s'agit du rio de la Plata (le « fleuve de l'Argent », d'où les eaux « argentines » de l'estuaire). La Plata n'est pas un hispanisme, puisqu'on dit plus couramment rioplatense (nom et adjectif).

(f) Des victimes nombreuses, pour de nombreuses victimes. L'inversion est d'autant plus inattendue que l'adjectif indéfini tient lieu de déterminant en castillan comme en français, c'est-à-dire qu'il ne prend pas l'article : numerosas víctimas.

(g) Vieillard, jeune homme : anciano/viejo, joven/muchacho. Voir l'hispanisme hombre et les désignations génériques apparentées. Il y a un trait d'hispanisme, au sens culturel, à voir apostropher ici deux catégories de lecteurs, au singulier, le vieux et le jeune.

(h) Le vampire désigne ici la chauve-souris de ce nom et non le héros du mal légendaire qui lui sera associé. Ceux qui comprennent ici « tu as un ami dans "Maldoror", le vampire », font évidemment un amalgame qui trahit le texte. Je dois le signaler, car le contresens est très répandu chez les critiques et commentateurs adeptes du vampirisme.

(i) T : En comptant l'acarus sarcopte. On ne sait pas encore d'où sort ce petit collage de cadavre exquis, mais on doit accepter la correction que n'a pas osé faire Jean-Pierre Goldenstein : « d'un point de vue réaliste, il faut sans doute rétablir une virgule manquante entre acarus et sarcopte [...]. D'un point de vue poétique, même si l'on a affaire ici à une probable coquille, il est indéniable que des générations de lecteurs de Lautréamont ont intériorisé cet acarus sarcopte qui n'existe pas » (p. 407-408).

      J.-P. Lassalle (« Les clavicules de Lautréamont », Cahiers Lauréamont, nos 27-28, 1993, p. 94) a tenté de justifier la coquille avec la désignation latine acarius scabiei, littéralement « acarius de la galle ». Le complément déterminatif n'a aucun rapport avec le vocable sarcopte (« découpeur de chair »), qui désigne une sorte d'acariens. Bref, la virgule s'impose.


3. Notes

      En moins de deux phrases, le comte de Lautréamont (car il s'agit de l'« auteur », du « poète ») exprime une très nette pensée politique, celle de son auteur alors anonyme, Isidore Ducasse, dont il est clairement le porte-parole. Non seulement une oeuvre d'art peut être également, parfois, un document autobiographique, mais il y a des cas où ce caractère est évident, lorsqu'on ne peut plus distinguer l'auteur du narrateur.

      Une seule question nous occupera dans ces notes, la situation sud-américaine de l'auteur, puisque cette édition critique est réalisée à partir de l'étude de l'hispanisme de l'oeuvre.

      La première question, la plus importante, est celle de savoir pourquoi l'auteur se présente ainsi, « né sur les rives américaines, à l'embouchure de la Plata ». Du point de vue des traits hispanisques des Chants, cela ne fait aucun doute : s'il ne faut pas être « sévère » pour cette oeuvre qui rend « un son si étrange », c'est parce que son auteur est d'origine hispanique. En effet, celui qui lit cette strophe sans savoir que Ducasse est Montevidéen parce qu'il est né là-bas de parents français (c'est un Français qui a acquis de fait la nationalité uruguayenne), le texte de la strophe peut faire croire le contraire, soit qu'il s'agit d'un Sud-Américain qui écrit en français — ce qui est d'ailleurs un peu vrai dans son cas, aussi par la force des choses. Il suit, du point de vue linguistique, qu'Isidore Ducasse était bien conscient du son « si étrange » de sa lyre et par conséquent des « imperfections » de son français. S'il est assez intelligent pour reconnaître ses faiblesses, il ne manque pas non plus du bon sens qu'il faut pour savoir qu'une langue s'apprend et se perfectionne par la pratique et qu'on ne manquera pas de voir l'« empreinte » du génie à venir dans le Chant premier qui s'achève ici : ce n'est pas encore un « chef-d'oeuvre », mais cela viendra.

      La seconde question, qu'on verra étudiée ci-dessous en quelques notes, découle de l'illustration de la justification. Le Sud-Américain expose en moins de dix lignes ce qui devrait être la situation socio-politique de l'Argentine et de l'Uruguay (et dans cet ordre), alors que cette description ne cadre pas du tout avec la réalité. Pourquoi ? — Tout simplement parce qu'Isidore Ducasse est bien le fils du chancelier au consulat de France en Uruguay et qu'il est déjà un homme de lettres français, bien éloigné de la vie politique américaine rioplatense. On admettra, je pense, que c'est tout naturel et que le contraire eût été surprenant.

(1) On remarque, en effet, que le poète ne se dit pas explicitement montevidéen, alors que c'était le cas de Maldoror/Lautréamont en 1.7 (p. 17: 7). C'est donc par recoupement que le poète se présente, si l'on veut, comme originaire d'Uruguay, comme Isidore Ducasse, né à l'embouchure du rio de la Plata, à Montevideo.

(2) Jadis « rivaux » ? Vocabulaire de chancellerie, déjà. La Grande Guerre a duré de 1839 à 1852. Elle a opposé la Confédération argentine de Rosas non pas tout à fait à la République orientale, c'est-à-dire à l'Uruguay, mais à Montevideo, la ville des gringos, où les Français occupent de par leur proportion une position très importante. Dans la guerre qui l'oppose à l'Argentine, Montevideo est assiégée de 1843 à 1851; au cours de cette période, la population de la ville est pour plus de la moitié d'origine étrangère très récente; la « capitale » subit un blocus et ne peut être ravitaillée que par mer, avec l'appui des navires étrangers; et par ailleurs, elle est coupée de tout le reste du pays, non seulement au sens économique et militaire, mais également au sens socio-politique. Alors que la majorité de la population accorde son appui au parti Blanco (les Blancs), bien représenté par les forces du général Oribe, qui a l'aval de Buenos Aires, c'est le parti Colorado (les Rouges), avec l'appui des forces militaires françaises, italiennes et anglaises, qui domine à Montevideo, où se sont réfugiés les Argentins opposés au « dictateur » Rosas.

(3) Voici le discours des deux grands partis politiques depuis au moins 1857 qui surnage ici. C'est la politique de la « fusion » : les Rouges ne sont plus rouges, ni les Blancs, blancs, chaque parti prétendant effacer le passé et accusant le parti adverse de porter ses couleurs. Et la politique s'applique forcément à la position nationale vis-à-vis de l'Argentine. On tend donc des « mains amies » et on rivalise dans « le progrès matériel et moral ». Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce discours lénifiant serait plus conforme à celui du chancelier François Ducasse qu'au comte de Lautréamont.

(4) De lénifiant à sidérant : l'Argentine et l'Uruguay, « deux peuples [...] s'efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral »; et deux capitales « se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire ». C'est évidemment trop beau pour être vrai. D'abord, ce n'est pas la double alliance de l'Uruguay et de l'Argentine, mais bien la Triple Alliance que l'Argentine et le Brésil ont imposée à l'Uruguay, bras de fer qui n'est évidemment pas aussi poétique que la main amie tendue sur les eaux argentines. Le traité secret de 1865 est depuis longtemps un secret de polichinelle lorsque Ducasse écrit cette strophe.

(5) Après la Triple Alliance, voici évoquée avec le plus bel euphémisme sa conséquence, la Guerre du Paraguay, une guerre d'extermination, avec le massacre programmé par les deux puissances de la région, l'Argentine et le Brésil, de toute une population à peu près sans défense qui a le malheur d'être dirigée par une petite dynastie de mégalomanes. Au moment où Ducasse rédige ces lignes, le Paraguay est toujours dirigé par Francisco Solano (1862-1870), tandis qu'en Uruguay, c'est la dictature du général Venancio Flores qui vient à peine de s'achever (de 1865 à son assassinat en février 1868). Il avait pris à la fois la présidence du pays et la tête des armées qu'il a dirigées lui-même contre le Paraguay, ce qu'il préparait depuis 1862 déjà : c'était (du point de vue des biographes de Flores et des historiens d'Uruguay) le « prix à payer » pour sa révolution des Rouges.

      Or, Ducasse a donné ce texte à imprimer à son retour d'Argentine et d'Uruguay en juillet et août 1868; il était à Montevideo à l'automne 1867 et peut-être durant l'hiver 1867-1868 (car on ne connaît pas la date de son arrivée à Paris). À ce moment, Venancio Flores a déjà reporté l'assemblée constituante destinée à légitimer sa dictature; il a été assassiné en février et le pays a replongé dans le chaos politique. Tandis que la guerre du Paraguay n'aura pas fini son carnage avant 1870.

      Cela dit, l'important, pour le Consulat français, ce sont les bonnes affaires, ce qu'on peut appeler en effet le « progrès matériel et moral ». Et l'Uruguay se trouve en pleine croissance économique, au cours de ces années. Son réseau ferroviaire, par exemple, n'est plus en construction, mais en expansion.

Bibliographie

      La situation politique et sociale qui se profile dans ces quelques notes n'est encore qu'une esquisse. Il faudra d'abord évaluer la pensée politique du chancelier, François Ducasse, ce qui ne sera pas facile, notamment parce que l'objectif premier des diplomates est précisément de ne pas s'exprimer à ce sujet. Ensuite, plus simple mais plus long, les divers courants idéologiques des « Français d'Uruguay ». Enfin, notre objectif, l'idéologie politique qu'Isidore Ducasse devait et pouvait partager avec son père et ces Français, à l'âge de 21 et 23 ans. Il ne fait pas de doute, bien entendu, que les Ducasse, père et fils, aient été anti-Rosas et par conséquent « unitaires »; c'étaient aussi des Rouges, mais cela déjà se présente sous plusieurs teintes (des docteurs aux caudillos, des gauchos aux militaires), selon les aléas de la vie quotidienne nationale; et, dans tous les cas, ils ne peuvent être que rationalistes et anticléricaux, mais avec la volonté (je parle du père) de n'en jamais rien laisser paraître, « au contraire ».

      Pour esquisser cette analyse, j'ai utilisé les ouvrages suivants portant de divers points de vue sur la situation du rio de la Plata en 1867 et 1868, en regard de la dernière strophe du Chant premier.

José Pedro Barrán, Historia uruguaya, vol. 4, « Apogeo y crisis del Uruguay pastoril y caudillesco (1839-1875) », Montevideo, Ediciones de la Banda oriental, 2007, 152 pág.

Mercedes Vigil y Raúl Vallarino, la Triple alianza : la guerra contra el Paraguay en imágenes, Montevideo, Planeta, 2007, 133 pág.

Washington Lockhart, Venancio Flores : un caudillo tragico, Montevideo, Ediciones de la Banda oriental (coll. « Historia uruguana, 2a serie, los hombres », no 5), 1976, 112 pág.

Alfredo Lepro, Años de forja : Venancio Flores, ensayo de interpretación histórica, Montevideo, 1962, 316 pág.


4. Faurissonneries

      Le commentaire de Robert Faurisson est six ou sept fois plus long que la strophe (p. 74-76). Comme il ne trouve aucun trait linguistique ou grammatical à se mettre sous la dent, le professeur réécrit à son goût et à sa guise le texte. Tout cela est aussi désolant que désarmant.

1.   « Montevideo, la toute charmante coquette, un vrai petit Paris (du moins à l'en croire) ».

2.   « Maldoror, sûr de lui-même, va majestueusement se remettre au travail ».

3.   « Il ne doit pas, s'il est raisonnable et pondéré, commencer par un chef-d'oeuvre; il n'en a pas le droit, selon ce qui est prévu ».

4.   « Tu as un ami dans le vampire » : « viens, approche et reçois mon baiser de paix. Sais-tu que je t'aime... ».

5.   « Adieu, lecteurs audacieux qui vous plongeâtes dans la lecture de ce chant et qui ne craignîtes point que ses émanations n'imbibassent vos âmes comme l'eau, le sucre ».

Si, cinq sottises suffisent.

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