El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 1 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

C H A N T   D E U X I È M E



 

 
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      Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis
que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone (a) (1),
le laissa échapper, à travers les royaumes de
la colère (b), dans un moment de réflexion ? Où est passé
ce chant... On ne le sait pas au juste (2). Ce ne sont pas
les arbres, ni les vents qui l'ont gardé. Et la morale,
qui passait en cet endroit (c), ne présageant pas qu'elle
avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur
énergique (3), l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit,
vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des
consciences. Ce qui est du moins acquis à la science*d,
c'est que, depuis ce temps, l'homme, à la figure de
crapaud (d), ne se reconnaît plus lui-même, et tombe
souvent dans des accès de fureur*e qui le font ressembler
à une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans
tous les temps (e), il avait cru, les paupières ployant
sous les résédas (f) de la modestie, qu'il n'était composé
que de bien et d'une quantité minime de mal. Brusquement
je lui appris, en découvrant au plein jour (g)
son coeur et ses trames, qu'au contraire il n'est composé
que de mal, et d'une quantité minime de bien
que les législateurs (h) ont de la peine à ne pas laisser
évaporer. Je voudrais qu'il ne ressente pas, moi, qui
ne lui apprends rien de nouveau (i), une honte éternelle
pour mes amères vérités (j); mais, la réalisation de
ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature.
En effet, j'arrache le masque à sa figure (k) traîtresse
et pleine de boue, et je fais tomber un à un,
comme des boules d'ivoire sur (l) un bassin d'argent (4),
les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe
lui-même : il est alors compréhensible qu'il n'ordonne
pas au calme d'imposer les mains sur son visage,
même quand la raison disperse les ténèbres de
l'orgueil (m). C'est pourquoi, le héros que je mets en
scène s'est attiré une haine irréconciliable (n), en attaquant
l'humanité*v, qui se croyait invulnérable, par
la brèche d'absurdes tirades philanthropiques (o); elles
sont entassées, comme des grains de sable*d, dans ses
livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand
la raison m'abandonne, d'estimer le comique si cocasse,
mais ennuyant (p). Il (q) l'avait prévu. Il ne suffit pas
de sculpter la statue de la bonté*v sur le fronton des
parchemins que contiennent les bibliothèques (r). Ô être
humain !
te voilà, maintenant, nu comme un ver, en
présence de mon glaive de diamant ! Abandonne ta
méthode; il n'est plus temps de faire l'orgueilleux :
j'élance vers toi ma prière, dans l'attitude de la prosternation*d.
Il y a quelqu'un qui observe les moindres
mouvements de ta coupable vie; tu es enveloppé par
les réseaux subtils de sa perspicacité acharnée. Ne
te fie pas à lui, quand il tourne les reins; car, il te
regarde; ne te fie pas à lui, quand il ferme les yeux;
car, il te regarde encore. Il est difficile de supposer
que, touchant les ruses et la méchanceté, ta redoutable
résolution soit de surpasser l'enfant de mon
imagination. Ses moindres coups portent. Avec des
précautions, il est possible d'apprendre à celui qui
croit l'ignorer que les loups et les brigands ne se dévorent
pas entre eux : ce n'est peut-être pas leur
coutume (s). Par conséquent, remets sans peur, entre ses
mains, le soin de ton existence (t) : il la conduira d'une
manière qu'il connaît. Ne crois pas à l'intention qu'il
fait reluire au soleil (u) de te corriger (v); car, tu l'intéresses
médiocrement, pour ne pas dire moins; encore
n'approché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante
mesure de ma vérification (w). Mais, c'est qu'il
aime à te faire du mal, dans la légitime persuasion
que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu
l'accompagnes dans le gouffre béant de l'enfer,
quand cette heure (x) sonnera. Sa place est depuis longtemps
marquée, à l'endroit où l'on remarque une
potence en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes
et des carcans (5). Quand la destinée l'y portera, le funèbre
entonnoir n'aura jamais goûté de proie plus
savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus convenable*h.
Il me semble que je parle d'une manière
intentionnellement paternelle (y), et que l'humanité*v n'a
pas le droit de se plaindre.


1. Variantes

      Cette strophe ne comporte aucune variante.


2. Commentaires linguistiques

(a) Articles : on attend, pleine de feuilles de belladone.

(b) Les inversions ou les têtes-à-queue de style artiste seront très nombreux dans cette strophe : les résédas de la modestie, les ténèbres de l'orgueil, la statue de la bonté sur le fronton des parchemins, l'attitude de la prosternation, les réseaux de la perspicacité et la mesure de la vérification de la vérité ! Mais ce n'est pas seulement une question de fréquence. D'abord, on ne les distingue pas toujours à première vue des simples compléments du nom — comme c'est le cas de ce royaume de la colère ou du moment de réflexion, cf. n. (1). Ensuite, surtout, on n'arrive pas facilement ni toujours à remonter à la désignation originale qui en est la clé. Un pas de plus, que ne franchit pas Ducasse, et on se retrouverait dans la poésie de Stéphane Mallarmé, c'est-à-dire que les deux traits seraient toujours partout présents à la fois (d'abord l'impression de la figure s'estomperait et ensuite, par conséquent, son « sens » : c'est l'hermétisme).

      À travers les royaumes de la colère : sous l'empire de la colère, si le syntagme est complément de laisser échapper, ce qui est le plus probable.

(c) En cet endroit, pour à cet endroit; elle passait par ici ou par là.

(d) L'homme à la figure de crapaud. Première occurrence de la figure, c'est le cas de le dire. Du point de vue linguistique, l'emploi de la préposition « à » au sens de « qui a », « avec » est un gallicisme.

      Disons tout de suite qu'on verra l'auteur en faire des « humains, à la verge rouge » (2.12). D'ici là, dès la strophe suivante, 2.2, ce sera l'Éternel à la figure de vipère (p. 63: 13)

(e) Dans tous les temps, pour de tout temps (hispanisme : en todo tiempo/momento).

(f) Le réséda est une longue plante qui ploie, comme celles auxquelles elle est associée (la fougère, par exemple). Il n'y a aucune raison de chercher plus loin le sens de la figure artiste. — Au jardin de l'abbé Mouret (le roman de Zola paraîtra bientôt en 1875), on trouve le réséda tout naturellement « alangui ».

(g) Découvrant, pour étalant, exposant; au plein jour, pour en plein jour ou au grand jour.

(h) Législateur serait-il mis pour juriste ? S'agissant d'évaluer le comportement humain, on attendrait même ici l'intervention du moraliste.

(i) Il n'y a pas de contradiction entre « je lui appris » (en tête de la phrase précédente) et « moi qui ne lui apprends rien de nouveau » : il dit simplement qu'il n'est pas le premier à lui exposer... ce que l'homme devrait savoir.

(j) Hispanisme : por mis amargas verdades (Saad, Alonso), à cause de.

(k) J'arrache le masque à sa figure. Article et possessif : on arrache qqch à qqun, on lui arrache qqch; on lui arrache le masque de la figure (plus simplement, on lui arrache son masque, on le démasque).

(l) Faire tomber des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, mis pour dans un bassin d'argent. En revanche, on les verrait bien tomber sur un plat d'argent. — Et l'analyse critique paraîtra d'autant plus juste que Ducasse a changé la préposition dans l'expression qu'il emprunte à Pierre Sylvain Maréchal, n. (4), « tombant dans un grand bassin d'argent »; mais, attention, notre célèbre grammairien Vaugelas, qui traduit le même passage, donne lui aussi « qu'il faisoit tomber sur un bassin d'argent » ! (Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, trad. de Vaugelas, Paris, Billaine, 4e éd., 1683, p. 13), traduction qui comprend plusieurs fautes en une seule phrase...

(m) Les ténèbres de l'orgueil : l'orgueil qui enténébrait, cachait le visage, d'où les ténèbres de l'orgueil. Pour ce qui est d'ordonner au calme d'imposer les mains sur son visage, il s'agirait de présenter une figure calme.

(n) Une haine irréconciliable : c'est une forme de métonymie. Une haine sans merci, éternelle, etc., fait en sorte que Maldoror et l'homme sont irréconciliables.

(o) Les brèches des tirades. Faut-il comprendre que l'humanité à été attaquée par ces brèches, tandis qu'elle se croyait invulnérable à cause de ces tirades ? Certainement. Cette strophe accumule les cours-circuits et les structures syntaxiques alambiquées.

(p) Le comique si cocasse, mais ennuyant. Le corrélatif manque. Il faut si..., mais si..., ou tellement/très... mais.

      Par ailleurs, le comique de ces tirades, surtout s'il est cocasse, ne saurait par définition être ennuyant (qui ennuie : ce qui amuse n'ennuie pas). Il faut donc comprendre avec Jean-Luc Steinmetz que l'adjectif est mis pour ennuyeux (qui nuit, importune). Toutefois les deux adjectifs ont des significations très proches et il arrive souvent qu'on les mette l'un pour l'autre.

(q) Il, c'est le héros de mon imagination, Maldoror. Du début à la fin de la strophe, comme on l'a vu souvent dès l'ouverture des Chants, le texte joue de l'ambiguïté entre l'auteur (Lautréamont) et son héros (Maldoror), de sorte que je et il sont parfois de stricts équivalents. On aura donc mon glaive à la prochaine occurrence de la personne narrative, comme on avait je à la proposition précédente.

(r) Statue de la bonté, fronton des parchemins, parchemins des bibliothèques, voilà manifestement l'accumulation de trois renversements de style artiste : c'est mettre le bon ou le bien en exergue, en évidence dans les ouvrages, les ouvrages qu'on trouve dans les bibliothèques, les livres.

(s) Les loups et les brigands ne se dévorent pas entre eux. Se dévorer, le pronominal n'est pas réciproque (les brigands ne mangent pas les loups); il est par conséquent réfléchi (les brigands ne se dévorent donc pas entre eux, pas plus que les loups). Il suit que le précepte s'applique à Maldoror et au lecteur, ces loups, ces brigands, ces hommes du mal.

(t) Le soin de ton existence, c'est le soin de ta conduite (il la conduira).

(u) L'intention qu'il fait reluire au soleil, comme plus haut « découvrir au plein jour », n. (g). L'intention qu'il professe.

(v) Évident paradoxe dont jouera le renversement des Chants aux Poésies. Voir la n. (3).

(w) À remarquer que la phrase s'ouvre sur un archaïsme littéraire (on écrit toujours aujourd'hui eussé-je, dussé-je, etc., mais il y a bien longtemps à la fin du XIXe siècle qu'on ne se permet plus cette tournure avec les verbes du premier groupe; cf. Grevisse, par. 710, n. 1).

      Bien entendu, on voit que toute la strophe est construire sur deux figures de style complémentaires, la paraphrase (voire la devinette) généralement de forme litotique et l'hypertrophie syntaxique. L'effet comique est évident. La présente phrase en présente le paroxysme : il faut un bon moment de réflexion pour comprendre (à peu près), « encore que je n'approche pas de la vérité » en disant que tu l'intéresses moins que rien ! — Du strict point de vue linguistique, toute la complexité de la phrase réside sur les divers sens du verbe approcher en fonction de ses compléments (intransitif, transitif direct et/ou indirect, tous les sens étant ingénieusement cumulés ici pour... approcher (quoi ?) de rien ou de zéro).

(x) Cette heure, mis pour l' heure.

(y) Je ne sais quel sens il faut donner à paternel, d'une manière intentionnellement paternelle, de sorte que l'homme, l'humanité n'ait pas à se plaindre. Le mot ne se trouve pas dans les Poésies et aucun autre contexte des Chants ne permet de l'éclairer. — Selon que la phrase s'applique à un développement qui remonte plus ou moins haut dans la strophe, le mot peut prendre divers sens : dénouement moralisateur, mise en garde, présentation réaliste des intentions de son héros, des siennes propres, etc.


3. Notes

(1) Isidore Ducasse lecteur des Rocambole de Ponson du Terrail.

      « La bouche pleine des feuilles de la belladone ». Rarement aura-t-on créé plus belle image.

      Belladonna : je ne connais pas la date où le mot apparaît en italien. Il ne se trouve pas dans le Garnier (c'est-à-dire dans les dictionnaires de la langue espagnole lorsque Ducasse rédige ses Chants). Ce nom, « belle femme », tient au fait qu'on en tirait des onguents, des parfums et des eaux de toilette. En France, Tournefort désigne encore la plante de son nom italien. Belladone : le mot français se trouve dans l'Encyclopédie et entre au dictionnaire de l'Académie en 1835 seulement. En littérature, et c'est ce qui nous importe, le mot désigne la fleur, un poison et un somnifère associé à l'opium ou aux tranquillisants. En ce sens, le mot se trouve, quoique rarement, chez Nerval, Nodier, Rimbaud, Alexandre Dumas, Zola, Barbey d'Aurevilly, Arthur Gobineau et Hugo, par exemple. Chez Claude Bernard, c'est tout simplement un poison que les chèvres mangent sans danger. Aucune de ces acceptions ne convient ici, d'ailleurs toutes concordantes et attestées par les dictionnaires, encyclopédies et traités de botanique modernes.

      Or, on voit au TLF qu'il existe une exception et une seule, échappant à cette série de significations. Elle se trouve dans les Exploits de Rocambole, où Ponson du Terrail s'amuse à présenter la belladone en précisant que ce n'est pas seulement un poison, mais, à petites doses, une substance qui rend momentanément fou. Dès lors, on comprend que c'est le sens du mot ici en tête de la première strophe du Chant 2 et que Ducasse le prend dans les Rocambole. C'est la première fois dans les Chants de Maldoror qu'on trouve trace de Ponson du Terrail dont le roman d'aventure sera nommé et parodié au Chant 6.

      Ponson du Terrail désigne la belladone comme le poison de la folie passagère (car c'est bien un « poison ») dans deux de ses romans en 1859, une fois dans la Fille d'Espagne et deux fois dans la Mort du sauvage. Sir Williams à Rocambole : « Sais-tu ce que c'est que la belladone ? — Mais, dit Rocambole, c'est une plante vénéneuse, il me semble. — La belladone n'empoisonne pas, mais elle rend fou. Une folie momentanée » (Édition du Rocher, 1963-1965, p. 423). Même affirmation dans le second roman : des poisons qui rendent fou, il y a d'abord la belladone. « Il [ce poison] est bien connu en Europe. D'ailleurs la folie qu'il procure n'est que momentanée » (p. 30-31).

      En retour, le sens exceptionnel pris aux Rocambole permet de comprendre exactement l'incipit du Chant 2 : le « moment de réflexion » (sur momentané, réflexion d'un moment, avec une nuance d'ironie, puisqu'il s'agit de folie, de déraison) dans lequel Maldoror a laissé échapper son premier chant est un bref moment de folie, de celle qui permet de dire l'indicible, les terribles vérités que l'homme ne peut ni ne veut entendre.

(2) Rédaction. Le Chant premier s'achevait sur l'annonce de la parution prochaine d'un Chant deuxième — 1.14, n. (a) et (d). On ne sait exactement quand le premier chant a été rédigé, mais son dépôt légal est du 14/21 août 1868; il a donc été vraisemblablement imprimé en juillet-août. Sa distribution est retardée de quelques mois, sans qu'on sache pourquoi, « par des circonstances indépendantes de ma volonté », écrit Ducasse deux fois (lettres des 9 et 10 nov.). Or, au 10 novembre (lettre à Victor Hugo), il y a alors trois semaines qu'il a remis le manuscrit du Chant deuxième à l'éditeur Lacroix pour qu'il l'imprime avec le premier (L. du 10) et avant la fin de novembre (L. du 9).

      Du point de vue de la genèse, il ressort de ce projet de publication qui n'aboutira pas que le Chant deuxième avait été rédigé avant le 15 octobre, si l'on compte le temps de le copier ou de le faire copier pour Lacroix, pour le 20 octobre. Si l'on accordait de quinze jours à un mois à Ducasse pour rédiger ses seize strophes, cela nous reporterait environ au moment du dépôt légal du Chant premier, au compte rendu qui en paraît ensuite dans la Jeunesse (no du 1er-15 sept.) et, justement, à ces difficultés de distribution indépendantes de sa volonté. D'où le sens très concret de ces premières phrases qui impliquent non seulement ces difficultés, mais leur conséquence principale, à savoir que de nombreux lecteurs du second chant (que le rédacteur envisageait donc alors de publier dans un second fascicule) n'auraient pas eu le premier. C'est évidemment en pensant à eux que l'auteur rédige cette ouverture (où est-il passé, ce chant qu'on n'a pas vu). D'où également le contenu de cette première strophe qui constitue à la fois un résumé, un sommaire général ou une sorte de présentation de l'oeuvre pour les nouveaux venus, — une transition ou un prologue, avant l'introduction qui suivra (« Je saisis la plume... »).

      Comme la dernière strophe du Chant premier n'est pas réorganisée en fonction de sa publication en volume, le texte du Chant deuxième prend place de la même façon dans l'oeuvre, inchangé, brut. Isidore Ducasse n'est pas de ceux qui revoient, reprennent ou réécrivent leurs textes et leurs diverses parties en fonction des étapes successives de la rédaction. Au contraire, plusieurs étapes de la création sont intégrées dans l'oeuvre, de sorte que sa genèse fait partie de son contenu, ce qui est assez exceptionnel.

(3) Première occurrence de ce qui deviendra une idée clé de l'interprétation réversible des Chants aux Poésies : chanter « le désespoir pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède » (lettre du 23 oct. 1869). Et c'est ce que Ducasse laissera, plus tard, finalement, aux Grandes-Têtes-Molles romantiques.

      Pourtant, cette intention des Chants de Maldoror, et donc de Maldoror, il ne faut pas croire que ce soit vraiment la sienne, même s'il la professe. Voir n. (u). Très évident paradoxe.

(4) Depuis la parution du Chant premier, l'homme ne se reconnaît plus, il a été démasqué : « En effet, j'arrache le masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même ».

      Grâce à une requête sur Recherche de livres de Google, Jean-Pierre Goldenstein a découvert l'origine de ces boules d'ivoire et de ce bassin d'argent. Il s'agit d'une anecdote rapportée par Pierre-Sylvain Maréchal (1750-1803) dans son commentaire de l'une des gravures de François-Anne David dans leur ouvrage populaire intitulé les Antiquités d'Herculanum ou les Plus belles peintures antiques et les marbres, bronzes, meubles, etc., trouvés dans les excavations d'Herculanum, Stabia et Pompeïa, Paris, chez l'auteur, 1797. L'exposé de Maréchal sur le gravure 42 porte sur les grues. Il s'agit pour l'essentiel d'un très mauvais résumé de la section que Pline l'Ancien consacrait à ces volatiles dans le dixième tome de son Histoire naturelle, Histoire des oiseaux, chapitre 30, « Des grues ». L'exposé de Pline rapporte la légende selon laquelle « pendant la nuit elles posent des sentinelles qui tiennent un caillou dans la patte; si la sentinelle s'endort, le caillou tombe et trahit la négligence » (trad. Émile Littré, Paris, Dubochet, 1848-1850, sur < remade.com >). C'est à ce moment, à la toute fin de son résumé, que Maréchal rappelle l'anecdote à l'origine de la comparaison de Ducasse : « Le grand Alexandre prit leçon des grues; il se préservoit du sommeil, en tenant dans sa main une boule d'ivoire; laquelle tombant dans un grand bassin d'argent placé dessous, rendoit un bruit qui l'éveilloit en sursault » (p. 55). Or, il est possible de faire la preuve de la pertinence de la découverte de J.-P. Goldenstein. En effet l'utilisation qu'en fait Ducasse ne peut venir que de Maréchal (soit son ouvrage de 1797, car on n'en trouvera pas de réimpression ou de réédition). Ducasse avait ouvert son Chant premier avec son célèbre vol des grues inspiré de la Zoologie de J.-A. Pouchet, cf. strophe 1.1, n. (4). On peut donc imaginer qu'en entreprenant son deuxième Chant, Ducasse est retourné aux grues, en bibliothèque, ce qui l'a conduit au livre de Maréchal.

      Et la preuve que Ducasse a bien eu ce livre en main, c'est que la formulation qu'il en retient est non seulement une traduction fautive du texte latin, mais la comparaison avec d'assez nombreuses traductions françaises montre vite qu'elle est unique et, surtout, qu'on n'en trouvera jamais de comparables. Le texte original latin du fragment, qu'on trouve souvent recopié en tête des éditions et traductions de l'Histoire d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce — dont un exemple est cité n. (l) —, vient des Dix livres d'histoire d'Ammien Marcellin. Voici le texte original de son amusante anecdote où il compare la force de caractère de l'empereur Julien pour se tenir éveillé les deux tiers de ses nuits avec l'artifice suivant d'Alexandre le Grand : « ille namque, ænea concha supposita brachio extra cubile protento, pilam tenebat argenteam, ut cum nervorum vigorem sopor laxasset infufus, gestaminis lapsi tinnitur abrumperet somnum » (Ammiamus Marcellinus, Res gestæ, Biponti (Les deux ponts, Bavière), Ex typographia societatis, 1786, 365 p., p. 87, 16: 4). Traduction littérale : « car lui [Alexandre, par opposition à Claude] au dessus d'un vase d'airain, il étendait son bras hors du lit, qui tenait une balle d'argent, de sorte que si le sommeil relachaît la vigueur de ses muscles, ce qu'il tenait tombait avec fracas et interrompait abruptement son sommeil ». L'anecdote désigne donc une « balle d'argent » et une « bassine d'airain ». Que les traducteurs rendent cela par une boule et un bassin, cela n'importe pas. En revanche aucun d'entre eux ne donne une boule d'« ivoire » et un bassin d'« argent ». Ducasse ne peut tenir cela que de Maréchal.

      L'origine de la comparaison de Ducasse assurée, cela pourrait n'avoir d'intérêt que circonstanciel, c'est-à-dire d'être à peu près... sans intérêt, comme ce sera le cas du pied qui glisse sur une dégoûtante grenouille, collage qui viendra d'un roman d'aventures d'Emma Robinson, strophe 4.1, note (1), ce qui nous informera sur les lectures de jeunesse de Ducasse, mais n'a aucun impact sur le compréhension du texte des Chants. Telle n'est pas le cas de la découverte de J.-P. Goldenstein. Car l'important n'est pas la source d'information de Ducasse que l'on vient d'établir, mais bien le contenu de l'anecdote qui donne son sens à la comparaison. Que dit-elle ? Le Chant premier a fait tomber un à un les mensonges avec lesquels l'homme se trompait lui-même : chaque fois, il l'a réveillé, il l'a sorti de sa torpeur.

      Le sens de la comparaison ne fait plus maintenant aucun doute. Mais l'intérêt pour l'analyse des Chants est de voir qu'il était absolument impossible de comprendre le sens de ce petit fragment sans en découvrir l'origine. Combien d'autres expressions insolites des Chants cachent-elles ainsi leur signification ? Mais cet exemple suffit à comprendre une caractéristique importante de l'oeuvre de Ducasse. On sait qu'il abandonnera ses Chants de Maldoror sans trop se préoccuper qu'ils n'atteignent pratiquement aucun lecteur (mais les « lundistes », il y tient, comme Ernest Naville, auquel il adressera un exemplaire, qui pourra parler de lui dans les prochaines éditions de son livre !). Sur l'exemple en cause ici, on peut aussi voir que l'auteur ne se préoccupe pas trop non plus d'être compris de ses lecteurs. Il écrit pour lui, dirait-on, pour être publié, pour se publier, pour être ou devenir un « auteur ». Mais on sait que de très grands écrivains n'ont pas entrepris leur carrière autrement.

(5) Qu'est-ce qu'une « potence en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans » ? Je n'ai pas encore trouvé trace de l'expression, ni de la représentation graphique du symbole ou de l'allégorie.

      Pour ce qui est du funèbre entonnoir, on peut croire que la figure soit une création personnelle. Avec la bouche, pleine des feuilles de la belladone, voilà en une strophe deux images qui surpassent tout ce que Ducasse avait créé jusqu'ici, puisque son poulpe au regard de soie (1.9, v. 13) et son frère de la sangsue (1.13, v. 1) appartiennent aux variantes du Chant premier et sont donc des productions ultérieures.


4. Faurissonneries

      Robert Faurisson ne fait qu'un seul commentaire d'ordre proprement grammatical sur cette strophe (p. 76-77) et c'est sa dernière phrase : « Il est alors compréhensible que l'homme perde son calme ou, plutôt, "qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son visage" ». On peut certes déduire que l'homme ait perdu son calme, mais ce que la phrase dit, c'est plus simplement qu'il présente une figure torturée, grimaçante, tout le contraire en tout cas du masque de la sérénité que Maldoror a fait tomber.

      Autrement, interprétations abusives et sarcasmes tombent à plat.

1.   « La morale est passée en cet endroit; elle n'a pas compris sur le moment qu'en fin de compte ce livre est hautement moral; maintenant que je le lui dis, elle doit le savoir ». D'abord, en ce qui concerne le renversement du mal et du moralisme, on a vu qu'il était d'expression paradoxale; mais ensuite, surtout, pourquoi ce fion sans aucun rapport avec le texte ? En quoi est-ce que la morale serait maintenant avertie de quoi que ce soit ? Évident délire d'interprétation.

2.   « Maldoror est extraordinairement pénétrant. D'un pas ferme et droit il débusque en chacun vices et horreurs ». D'abord, c'est le Chant premier qui a pénétré les consciences, comme l'a vu la morale, « d'un pas ferme et droit ». Ensuite, je ne pense vraiment pas que ce soit platement pour en débusquer les vices et les horreurs. Ce serait même plutôt le contraire, si on lit bien.

3.   Sarcasme. Où est passé le premier chant ? « Il n'est pas loin, sans doute [dans les pages incandescentes qui précèdent !] ». — Cette platitude gratuite ne sert aucune forme d'analyse.

      Justement, et c'est le plus désolant, en deux pages, Robert Faurisson ne réussit à soulever aucune question intéressante à quelque niveau que ce soit, ni au sens littéral du texte, ni sur son style et ses images et encore moins sur ses contenus immédiats, dénotés ou connotés. Rien. Aucune pensée ni aucune thèse n'est exposée dans ces deux pages. Pas la moindre idée.

      A-t-on lu Robert Faurisson ? Strophe après strophe, chaque fois que j'ouvre son livre intitulé A-t-on lu Lautréamont ?, je suis surpris de ne jamais rien y trouver. Et je ne dis pas qu'il n'y a là rien d'intéressant, de pertinent ou d'utile, mais tout bonnement rien du tout.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe