Cette strophe ne comporte aucune variante.
(a) Articles : on attend, pleine
de feuilles
de belladone.
(b) Les inversions ou les
têtes-à-queue
de style artiste seront très nombreux dans cette
strophe : les résédas de la modestie, les
ténèbres de l'orgueil, la statue de la bonté
sur
le fronton des parchemins, l'attitude de la prosternation, les
réseaux de la perspicacité et la mesure de la
vérification de la vérité ! Mais ce
n'est
pas seulement une question de fréquence. D'abord, on ne les
distingue pas toujours à première vue des simples
compléments du nom — comme c'est le cas de ce royaume
de la colère ou du moment de réflexion, cf.
n. (1). Ensuite, surtout, on n'arrive pas
facilement ni
toujours à remonter à la désignation originale
qui en est la clé. Un pas de plus, que ne franchit pas
Ducasse, et on se retrouverait dans la poésie de
Stéphane Mallarmé, c'est-à-dire que les deux
traits seraient toujours partout présents à la fois
(d'abord l'impression de la figure s'estomperait et ensuite, par
conséquent, son « sens » : c'est
l'hermétisme).
À travers les royaumes de la
colère : sous l'empire de la colère, si le syntagme
est
complément de laisser échapper, ce qui est le plus
probable.
(c) En cet endroit, pour
à cet
endroit; elle passait par ici ou par là.
(d) L'homme à la figure de
crapaud.
Première occurrence de la figure, c'est le cas de le dire.
Du point de vue linguistique, l'emploi de la préposition
« à » au sens de « qui
a », « avec » est un gallicisme.
Disons tout de suite qu'on verra l'auteur en
faire des « humains, à la verge rouge »
(2.12). D'ici là, dès la strophe suivante, 2.2, ce
sera l'Éternel à la figure de vipère
(p. 63: 13)
(e) Dans tous les temps, pour
de tout
temps (hispanisme : en todo tiempo/momento).
(f) Le réséda est une
longue plante
qui
ploie, comme celles auxquelles elle est associée (la
fougère, par exemple). Il n'y a aucune raison de chercher
plus loin le sens de la figure artiste. — Au jardin de
l'abbé Mouret (le roman de Zola paraîtra bientôt
en 1875), on trouve le réséda tout naturellement
« alangui ».
(g) Découvrant, pour
étalant,
exposant;
au plein jour, pour en plein jour ou au grand
jour.
(h) Législateur serait-il mis
pour juriste
?
S'agissant d'évaluer le comportement humain, on attendrait
même ici l'intervention du moraliste.
(i) Il n'y a pas de contradiction entre
« je lui appris » (en tête de la phrase
précédente) et « moi qui ne lui apprends
rien
de nouveau » : il dit simplement qu'il n'est pas le
premier à lui exposer... ce que l'homme devrait savoir.
(j) Hispanisme : por mis amargas
verdades
(Saad, Alonso), à cause de.
(k) J'arrache le masque à
sa figure.
Article et possessif : on arrache qqch à qqun, on lui
arrache
qqch; on lui arrache le masque de la figure (plus
simplement, on lui arrache son masque, on le démasque).
(l) Faire tomber des boules d'ivoire
sur un
bassin d'argent, mis pour dans un bassin d'argent. En
revanche, on
les
verrait bien tomber sur un plat d'argent. — Et
l'analyse critique paraîtra d'autant plus juste que Ducasse
a changé la préposition dans l'expression qu'il
emprunte à Pierre Sylvain Maréchal, n. (4),
« tombant dans un grand bassin d'argent »;
mais, attention, notre célèbre grammairien Vaugelas,
qui traduit le même passage, donne lui aussi
« qu'il faisoit tomber sur un bassin
d'argent » ! (Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre
le
Grand, trad. de Vaugelas, Paris, Billaine, 4e éd.,
1683, p. 13), traduction qui comprend plusieurs fautes en une
seule phrase...
(m) Les ténèbres de
l'orgueil :
l'orgueil qui enténébrait, cachait le visage,
d'où les ténèbres de l'orgueil. Pour ce qui
est
d'ordonner au calme d'imposer les mains sur son visage, il
s'agirait
de présenter une figure calme.
(n) Une haine irréconciliable :
c'est une
forme de métonymie. Une haine sans merci, éternelle,
etc., fait en sorte que Maldoror et l'homme sont
irréconciliables.
(o) Les brèches des tirades.
Faut-il
comprendre que l'humanité à été
attaquée par ces brèches, tandis qu'elle se
croyait invulnérable à cause de ces
tirades ? Certainement. Cette strophe accumule les
cours-circuits
et les structures syntaxiques alambiquées.
(p) Le comique si cocasse, mais
ennuyant. Le
corrélatif manque. Il faut si..., mais si..., ou
tellement/très... mais.
Par ailleurs, le comique de ces tirades,
surtout s'il est cocasse, ne saurait par définition
être ennuyant (qui ennuie : ce qui amuse n'ennuie pas).
Il faut donc comprendre avec Jean-Luc Steinmetz que l'adjectif est
mis pour ennuyeux (qui nuit, importune). Toutefois les deux
adjectifs ont des significations très proches et il arrive
souvent qu'on les mette l'un pour l'autre.
(q) Il, c'est le héros de mon
imagination,
Maldoror. Du début à la fin de la strophe, comme on
l'a vu souvent dès l'ouverture des Chants, le texte joue de
l'ambiguïté entre l'auteur (Lautréamont) et son
héros (Maldoror), de sorte que je et il sont
parfois de stricts équivalents. On aura donc mon
glaive
à la prochaine occurrence de la personne narrative, comme on
avait je à la proposition
précédente.
(r) Statue de la bonté, fronton
des
parchemins, parchemins des bibliothèques, voilà
manifestement l'accumulation de trois renversements de style
artiste : c'est mettre le bon ou le bien en exergue, en
évidence dans les ouvrages, les ouvrages qu'on trouve dans
les
bibliothèques, les livres.
(s) Les loups et les brigands ne se
dévorent
pas entre eux. Se dévorer, le pronominal n'est pas
réciproque (les brigands ne mangent pas les loups); il est
par
conséquent réfléchi (les brigands ne se
dévorent donc pas entre eux, pas plus que les loups). Il
suit
que le précepte s'applique à Maldoror et au lecteur,
ces loups, ces brigands, ces hommes du mal.
(t) Le soin de ton existence, c'est le
soin de ta
conduite (il la conduira).
(u) L'intention qu'il fait reluire au
soleil, comme
plus haut « découvrir au plein jour »,
n. (g). L'intention qu'il professe.
(v) Évident paradoxe dont jouera
le
renversement des Chants aux Poésies. Voir la
n. (3).
(w) À remarquer que la phrase
s'ouvre sur un
archaïsme littéraire (on écrit toujours
aujourd'hui eussé-je, dussé-je, etc., mais il y a
bien
longtemps à la fin du XIXe siècle qu'on ne se permet
plus cette tournure avec les verbes du premier groupe; cf.
Grevisse,
par. 710, n. 1).
Bien entendu, on voit que toute la strophe est
construire sur deux figures de style complémentaires, la
paraphrase (voire la devinette) généralement de forme
litotique et l'hypertrophie syntaxique. L'effet comique est
évident. La présente phrase en présente le
paroxysme : il faut un bon moment de réflexion pour
comprendre (à peu près), « encore que je
n'approche pas de la vérité » en disant que
tu l'intéresses moins que rien ! — Du strict
point
de vue linguistique, toute la complexité de la phrase
réside sur les divers sens du verbe approcher en fonction de
ses compléments (intransitif, transitif direct et/ou
indirect,
tous les sens étant ingénieusement cumulés ici
pour... approcher (quoi ?) de rien ou de zéro).
(x) Cette heure, mis pour
l'
heure.
(y) Je ne sais quel sens il faut donner
à
paternel, d'une manière intentionnellement paternelle, de
sorte que l'homme, l'humanité n'ait pas à se
plaindre.
Le mot ne se trouve pas dans les Poésies et aucun autre
contexte des Chants ne permet de l'éclairer. — Selon
que
la phrase s'applique à un développement qui remonte
plus ou moins haut dans la strophe, le mot peut prendre divers
sens : dénouement moralisateur, mise en garde,
présentation réaliste des intentions de son
héros, des siennes propres, etc.
(1) Isidore Ducasse lecteur des
Rocambole de
Ponson du Terrail.
« La bouche pleine des feuilles de
la
belladone ». Rarement aura-t-on créé plus
belle image.
Belladonna : je ne connais pas la date
où
le mot apparaît en italien. Il ne se trouve pas dans le
Garnier (c'est-à-dire dans les dictionnaires de la langue
espagnole lorsque Ducasse rédige ses Chants). Ce nom,
« belle femme », tient au fait qu'on en tirait
des onguents, des parfums et des eaux de toilette. En France,
Tournefort
désigne encore la plante de son nom italien.
Belladone :
le mot français se trouve dans l'Encyclopédie et
entre
au dictionnaire de l'Académie en 1835 seulement. En
littérature, et c'est ce qui nous importe, le mot
désigne la fleur, un poison et un somnifère
associé à l'opium ou aux tranquillisants. En ce
sens, le mot se trouve, quoique rarement, chez Nerval, Nodier,
Rimbaud, Alexandre Dumas, Zola, Barbey d'Aurevilly, Arthur Gobineau
et Hugo, par exemple. Chez Claude Bernard, c'est tout simplement
un poison que les chèvres mangent sans danger. Aucune de
ces acceptions ne convient ici, d'ailleurs toutes concordantes et
attestées par les dictionnaires, encyclopédies et
traités de botanique modernes.
Or, on voit au TLF qu'il existe une exception
et une seule, échappant à cette série de
significations. Elle se trouve dans les Exploits de
Rocambole, où Ponson du Terrail s'amuse à
présenter la belladone en précisant que ce n'est pas
seulement un poison, mais, à petites doses, une substance
qui
rend momentanément fou. Dès lors, on comprend que
c'est le sens du mot ici en tête de la première
strophe
du Chant 2 et que Ducasse le prend dans les Rocambole.
C'est la première fois dans les Chants de Maldoror
qu'on trouve trace de Ponson du Terrail dont le roman
d'aventure sera nommé et parodié au Chant 6.
Ponson du Terrail désigne la belladone
comme le poison de la folie passagère (car c'est bien un
« poison ») dans deux de ses romans en 1859,
une
fois dans la Fille d'Espagne et deux fois dans la Mort du
sauvage. Sir Williams à Rocambole :
« Sais-tu ce que c'est que la
belladone ? —
Mais, dit Rocambole, c'est une plante vénéneuse, il
me
semble. — La belladone n'empoisonne pas, mais elle rend fou.
Une folie momentanée » (Édition du Rocher,
1963-1965, p. 423). Même affirmation dans le second
roman : des poisons qui rendent fou, il y a d'abord la
belladone. « Il [ce poison] est bien connu en Europe.
D'ailleurs la folie qu'il procure n'est que
momentanée » (p. 30-31).
En retour, le sens exceptionnel pris
aux
Rocambole permet de comprendre exactement l'incipit du
Chant 2 : le « moment de
réflexion » (sur momentané,
réflexion d'un moment, avec une nuance d'ironie,
puisqu'il s'agit de folie, de déraison) dans lequel Maldoror
a laissé échapper son premier chant est un bref
moment
de folie, de celle qui permet de dire l'indicible, les terribles
vérités que l'homme ne peut ni ne veut entendre.
(2) Rédaction. Le Chant
premier
s'achevait sur l'annonce de la parution prochaine d'un Chant
deuxième — 1.14, n.
(a) et
(d).
On ne sait exactement quand le premier chant a été
rédigé, mais son dépôt légal est
du 14/21 août 1868; il a donc été
vraisemblablement imprimé en juillet-août. Sa
distribution est retardée de quelques mois, sans
qu'on
sache pourquoi, « par des circonstances
indépendantes de ma volonté », écrit
Ducasse deux fois (lettres des 9 et 10 nov.). Or, au 10 novembre
(lettre à Victor Hugo), il y a alors trois semaines qu'il a
remis le manuscrit du Chant deuxième à
l'éditeur Lacroix pour qu'il l'imprime avec le
premier
(L. du 10) et avant la fin de novembre (L. du 9).
Du point de vue de la genèse, il
ressort
de ce projet de publication qui n'aboutira pas que le Chant
deuxième avait été rédigé
avant le 15 octobre, si l'on compte le temps de le copier ou de le
faire copier pour Lacroix, pour le 20 octobre. Si l'on accordait
de
quinze jours à un mois à Ducasse pour rédiger
ses seize strophes, cela nous reporterait environ au moment du
dépôt légal du Chant premier, au compte
rendu qui en paraît ensuite dans la Jeunesse (no du
1er-15 sept.)
et, justement, à ces difficultés de
distribution indépendantes de sa volonté.
D'où
le sens très concret de ces premières phrases qui
impliquent non seulement ces difficultés, mais leur
conséquence principale, à savoir que de nombreux
lecteurs du second chant (que le rédacteur envisageait donc
alors de publier dans un second fascicule) n'auraient pas eu le
premier. C'est évidemment en pensant à eux que
l'auteur rédige cette ouverture (où est-il
passé, ce chant qu'on n'a pas vu). D'où
également le contenu de cette première strophe qui
constitue à la fois un résumé, un sommaire
général ou une sorte de présentation de
l'oeuvre
pour les nouveaux venus, — une transition ou un prologue,
avant l'introduction qui suivra (« Je saisis la
plume... »).
Comme la dernière strophe du Chant
premier n'est pas réorganisée en fonction de sa
publication en volume, le texte du Chant deuxième
prend
place de la même façon dans l'oeuvre, inchangé,
brut. Isidore Ducasse n'est pas de ceux qui revoient, reprennent
ou
réécrivent leurs textes et leurs diverses parties en
fonction des étapes successives de la rédaction. Au
contraire, plusieurs étapes de la création sont
intégrées dans l'oeuvre, de sorte que sa
genèse
fait partie de son contenu, ce qui est assez exceptionnel.
(3) Première occurrence de ce qui
deviendra
une idée clé de l'interprétation
réversible des Chants aux Poésies : chanter
« le désespoir pour opprimer le lecteur, et lui
faire désirer le bien comme remède »
(lettre
du 23 oct. 1869). Et c'est ce que Ducasse laissera, plus
tard,
finalement, aux Grandes-Têtes-Molles romantiques.
Pourtant, cette intention des Chants de
Maldoror, et donc de Maldoror, il ne faut pas croire que ce
soit
vraiment la sienne, même s'il la professe. Voir n. (u).
Très évident paradoxe.
(4) Depuis la parution du Chant premier,
l'homme ne se reconnaît plus, il a été
démasqué : « En effet, j'arrache le
masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je
fais tomber un à un, comme des boules d'ivoire sur un
bassin d'argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se
trompe
lui-même ».
Grâce à une requête
sur Recherche de livres de Google, Jean-Pierre Goldenstein a
découvert l'origine de ces boules d'ivoire et de ce bassin
d'argent. Il s'agit d'une anecdote rapportée par
Pierre-Sylvain
Maréchal (1750-1803) dans son commentaire de l'une
des gravures de François-Anne David dans leur ouvrage
populaire intitulé les Antiquités d'Herculanum ou
les Plus belles peintures antiques et les marbres, bronzes,
meubles, etc., trouvés dans les excavations d'Herculanum,
Stabia et Pompeïa, Paris, chez l'auteur, 1797.
L'exposé de Maréchal sur le gravure 42 porte sur
les grues. Il s'agit pour l'essentiel d'un très mauvais
résumé de la section que Pline l'Ancien consacrait
à ces volatiles dans le dixième tome de son
Histoire naturelle, Histoire des oiseaux,
chapitre 30,
« Des grues ». L'exposé de Pline
rapporte la légende selon laquelle « pendant la
nuit elles posent des sentinelles qui tiennent un caillou dans la
patte; si la sentinelle s'endort, le caillou tombe et trahit la
négligence » (trad. Émile Littré,
Paris, Dubochet, 1848-1850, sur < remade.com >).
C'est à ce moment, à la toute fin de son
résumé, que Maréchal rappelle l'anecdote
à l'origine de la comparaison de Ducasse :
« Le grand Alexandre prit leçon des grues; il se
préservoit du sommeil, en tenant dans sa main une
boule
d'ivoire; laquelle tombant dans un grand bassin
d'argent
placé dessous, rendoit un bruit qui l'éveilloit en
sursault » (p. 55). Or, il est possible de faire la
preuve de la pertinence de la découverte de J.-P.
Goldenstein. En effet l'utilisation qu'en fait Ducasse ne peut
venir que de Maréchal (soit son ouvrage de 1797, car on n'en
trouvera pas de réimpression ou de réédition).
Ducasse avait ouvert son Chant premier avec son
célèbre vol des grues inspiré de la
Zoologie
de J.-A. Pouchet, cf. strophe 1.1, n. (4). On peut donc
imaginer qu'en entreprenant son deuxième Chant, Ducasse est
retourné aux grues, en bibliothèque, ce qui l'a
conduit au
livre de Maréchal.
Et la preuve que Ducasse a bien eu ce livre en
main, c'est que la formulation qu'il en retient est non seulement
une traduction fautive du texte latin, mais la comparaison
avec d'assez nombreuses traductions françaises montre vite
qu'elle est unique et, surtout, qu'on n'en trouvera jamais de
comparables. Le texte original latin du fragment, qu'on trouve
souvent recopié
en tête des éditions et traductions de l'Histoire
d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce — dont un exemple
est
cité n. (l) —, vient des Dix
livres d'histoire d'Ammien
Marcellin. Voici le texte original de son amusante anecdote
où il compare la force de caractère de l'empereur
Julien pour se
tenir éveillé les deux tiers de ses nuits avec
l'artifice suivant d'Alexandre le Grand : « ille
namque, ænea concha supposita brachio extra cubile protento,
pilam tenebat argenteam, ut cum nervorum vigorem sopor laxasset
infufus, gestaminis lapsi tinnitur abrumperet somnum »
(Ammiamus Marcellinus, Res gestæ, Biponti (Les deux
ponts, Bavière), Ex typographia societatis, 1786,
365 p., p. 87, 16: 4). Traduction
littérale : « car lui [Alexandre, par
opposition à Claude] au dessus d'un vase d'airain, il
étendait son bras hors du lit, qui tenait une balle
d'argent, de sorte que si le sommeil relachaît la vigueur de
ses muscles, ce qu'il tenait tombait avec fracas et interrompait
abruptement son sommeil ». L'anecdote désigne
donc une « balle d'argent » et une
« bassine d'airain ». Que les traducteurs
rendent cela par une boule et un bassin, cela n'importe pas. En
revanche aucun d'entre eux ne donne une boule
d'« ivoire » et un bassin
d'« argent ». Ducasse ne peut tenir cela que
de Maréchal.
L'origine de la comparaison de Ducasse
assurée, cela pourrait n'avoir d'intérêt que
circonstanciel, c'est-à-dire d'être à peu
près... sans intérêt, comme ce sera le cas du
pied qui glisse sur une dégoûtante grenouille, collage
qui viendra d'un roman d'aventures d'Emma Robinson, strophe 4.1,
note (1), ce qui nous informera sur
les lectures de jeunesse de Ducasse, mais n'a aucun impact sur le
compréhension du texte des Chants. Telle n'est pas le cas
de la découverte de J.-P. Goldenstein. Car l'important
n'est pas la source d'information de Ducasse que l'on vient
d'établir, mais bien le contenu de l'anecdote qui donne son
sens à la comparaison. Que dit-elle ? Le Chant
premier a fait tomber un à un les mensonges avec lesquels
l'homme se trompait lui-même : chaque fois, il l'a
réveillé, il l'a sorti de sa torpeur.
Le sens de la comparaison ne fait plus
maintenant aucun doute. Mais l'intérêt pour l'analyse
des Chants est de voir qu'il était absolument impossible de
comprendre le sens de ce petit fragment sans en découvrir
l'origine. Combien d'autres expressions insolites des Chants
cachent-elles ainsi leur signification ? Mais cet exemple
suffit à comprendre une caractéristique importante de
l'oeuvre de Ducasse. On sait qu'il abandonnera ses Chants de
Maldoror sans trop se préoccuper qu'ils n'atteignent
pratiquement aucun lecteur (mais les
« lundistes », il y tient, comme Ernest
Naville, auquel il adressera un exemplaire, qui pourra parler de
lui dans les prochaines éditions de son livre !).
Sur l'exemple en cause ici, on peut aussi voir que l'auteur ne se
préoccupe pas trop non plus d'être compris de ses
lecteurs. Il écrit pour lui, dirait-on, pour être
publié, pour se publier, pour être ou devenir un
« auteur ». Mais on sait que de très
grands écrivains n'ont pas entrepris leur carrière
autrement.
(5) Qu'est-ce qu'une « potence
en fer,
à laquelle sont suspendus des chaînes et des
carcans » ? Je n'ai pas encore trouvé trace
de l'expression, ni de la représentation graphique du
symbole
ou de l'allégorie.
Pour ce qui est du funèbre entonnoir,
on
peut croire que la figure soit une création personnelle.
Avec
la bouche, pleine des feuilles de la belladone, voilà en une
strophe deux images qui surpassent tout ce que Ducasse avait
créé jusqu'ici, puisque son poulpe au regard de soie
(1.9, v. 13) et son frère
de la sangsue (1.13, v. 1)
appartiennent aux
variantes du Chant premier et sont donc des productions
ultérieures.
Robert Faurisson ne fait qu'un seul
commentaire
d'ordre proprement grammatical sur cette strophe (p. 76-77) et
c'est sa dernière phrase : « Il est alors
compréhensible que l'homme perde son calme ou, plutôt,
"qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son
visage" ». On peut certes déduire que l'homme ait
perdu son calme, mais ce que la phrase dit, c'est plus simplement
qu'il présente une figure torturée,
grimaçante,
tout le contraire en tout cas du masque de la
sérénité que Maldoror a fait tomber.
Autrement, interprétations abusives et
sarcasmes tombent à plat.
1. « La morale est passée en cet endroit;
elle n'a pas compris sur le moment qu'en fin de compte ce livre est
hautement moral; maintenant que je le lui dis, elle doit le
savoir ». D'abord, en ce qui concerne le
renversement
du mal et du moralisme, on a vu qu'il était d'expression
paradoxale; mais ensuite, surtout, pourquoi ce fion sans aucun
rapport avec le texte ? En quoi est-ce que la morale serait
maintenant avertie de quoi que ce soit ? Évident
délire d'interprétation.
2. « Maldoror est extraordinairement
pénétrant. D'un pas ferme et droit il
débusque
en chacun vices et horreurs ». D'abord, c'est le
Chant
premier qui a pénétré les consciences,
comme
l'a vu la morale, « d'un pas ferme et droit ».
Ensuite, je ne pense vraiment pas que ce soit platement pour en
débusquer les vices et les horreurs. Ce serait même
plutôt le contraire, si on lit bien.
3. Sarcasme. Où est passé le premier
chant ? « Il n'est pas loin, sans doute [dans les
pages incandescentes qui
précèdent !] ».
— Cette platitude gratuite ne sert aucune forme d'analyse.
Justement, et c'est le plus désolant,
en
deux pages, Robert Faurisson ne réussit à soulever
aucune question intéressante à quelque niveau que ce
soit, ni au sens littéral du texte, ni sur son style et ses
images et encore moins sur ses contenus immédiats,
dénotés ou connotés. Rien. Aucune
pensée ni aucune thèse n'est exposée dans ces
deux pages. Pas la moindre idée.
A-t-on lu Robert Faurisson ? Strophe
après strophe, chaque fois que j'ouvre son livre
intitulé A-t-on lu Lautréamont ?, je suis
surpris de ne jamais rien y trouver. Et je ne dis pas qu'il n'y a
là rien d'intéressant, de pertinent ou d'utile, mais
tout bonnement rien du tout.
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