El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 4 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 


 
 
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      Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus de
la Bastille à la Madeleine (1). Je (2) me trompe; en voilà
un qui apparaît subitement, comme s'il sortait de
dessous terre
. Les quelques passants attardés le regardent
attentivement; car, il paraît ne ressembler à
aucun autre. Sont assis, à l'impériale, des hommes
qui ont l'oeil (a) immobile, comme celui d'un poisson
mort (b). Ils sont pressés les uns contre les autres, et
paraissent avoir perdu la vie (c); au reste, le nombre
réglementaire n'est pas dépassé. Lorsque le cocher
donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que
c'est le fouet qui fait remuer son bras, et non son
bras le fouet (d). Que doit être cet assemblage d'êtres
bizarres et muets ?
Sont-ce des habitants de la lune ?
Il y a des moments où on serait tenté de le croire;
mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres. L'omnibus,
pressé d'arriver à la dernière station, dévore
l'espace, et fait craquer le pavé... Il s'enfuit !... Mais,
une masse informe le poursuit avec acharnement,
sur ses traces (e), au milieu de la poussière. « Arrêtez,
je vous en supplie; arrêtez... mes jambes sont gonflées
d'avoir marché pendant (f) la journée... je n'ai pas
mangé depuis hier... mes parents m'ont abandonné...
je ne sais plus que faire... je suis résolu de retourner
chez moi, et j'y serais vite arrivé, si vous m'accordiez
une place... je suis un petit enfant de huit ans,
et j'ai confiance en vous... ». Il s'enfuit !... Il s'enfuit !...
Mais, une masse informe le poursuit avec
acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
Un de ces hommes, à l'oeil froid, donne un
coup de coude à son voisin, et paraît lui exprimer
son mécontentement de (g) ces gémissements, au timbre
argentin, qui parviennent jusqu'à son oreille. L'autre
baisse la tête d'une manière imperceptible, en forme
d'acquiescement, et se replonge ensuite dans l'immobilité
de son égoïsme, comme une tortue dans sa
carapace. Tout indique dans (h) les traits des autres
voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux
premiers. Les cris se font encore entendre pendant
deux ou trois minutes, plus perçants de seconde en
seconde. L'on voit des fenêtres s'ouvrir sur le boulevard,
et une figure effarée, une lumière à la main (i),
après avoir jeté les yeux sur la chaussée (j), refermer le
volet (k) avec impétuosité, pour ne plus reparaître... Il
s'enfuit !... Il s'enfuit !... Mais, une masse informe le
poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu
de la poussière. Seul, un jeune homme*h, plongé dans
la rêverie (l), au milieu de ces personnages de pierre*d,
paraît ressentir de la pitié pour le malheur (m). En faveur
de l'enfant, qui croit pouvoir l'atteindre*i, avec
ses petites jambes endolories, il n'ose pas élever la
voix; car les autres hommes (n) lui jettent des regards
de mépris et d'autorité, et il sait qu'il ne peut rien
faire contre tous*s. Le coude appuyé sur ses genoux et
la tête entre ses mains (o), il se demande, stupéfait, si
c'est là vraiment ce qu'on appelle*f la charité humaine.
Il reconnaît alors que ce n'est qu'un vain mot, qu'on
ne trouve plus même dans le dictionnaire de la poésie (3),
et avoue (p) avec franchise son erreur. Il se dit :
« En effet, pourquoi s'intéresser à un petit enfant ?
Laissons-le de côté. » Cependant, une larme brûlante
a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de
blasphémer. Il passe péniblement la main sur son
front (o), comme pour en écarter un nuage dont l'opacité
obscurcit son intelligence (q). Il se démène, mais en
vain, dans le siècle où il a été jeté; il sent qu'il n'y
est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir.
Prison terrible ! Fatalité hideuse ! (r). Lombano, je (2) suis
content de toi depuis ce jour ! Je ne cessais pas de
t'observer, pendant que ma figure respirait la même
indifférence que celle des autres voyageurs. L'adolescent
se lève, dans un mouvement d'indignation, et
veut se retirer (s), pour ne pas participer, même involontairement,
à une mauvaise action. Je lui fais un
signe, et il se remet à mon côté... Il s'enfuit ! Il s'enfuit !...
Mais, une masse informe le poursuit avec
acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
Les cris cessent subitement; car, l'enfant a
touché du pied contre (t) un pavé en saillie, et s'est fait
une blessure (u) à la tête, en tombant. L'omnibus a disparu
à l'horizon, et l'on ne voit plus que la rue silencieuse...
Il s'enfuit !... Il s'enfuit !... Mais, une masse
informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur
ses traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier
qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte (4); il
y a en lui
plus de coeur que dans tous ses pareils de
l'omnibus. Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr
qu'il le guérira, et ne l'abandonnera pas, comme ont
fait ses parents. Il s'enfuit !... Il s'enfuit !... Mais, de
l'endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier
le poursuit avec acharnement, sur ses traces,
au milieu de la poussière !... Race (5) stupide et idiote !
Tu te repentiras de te conduire ainsi. C'est moi qui
te le dis. Tu t'en repentiras, va ! tu t'en repentiras.
Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous les
moyens, l'homme, cette bête fauve*i, et le Créateur,
qui n'aurait pas dû engendrer (v) une pareille vermine (w).
Les volumes s'entasseront sur les volumes (x), jusqu'à la
fin de ma vie, et, cependant, l'on n'y verra que cette
seule idée, toujours présente à ma conscience !


1. Variantes

      Aucune variante pour cette strophe.

Corrections justifiées

1) 70: 25 la charité humaine > la charité humaine. — C'est la charité humaine qui est mise en relief; il n'y a pas de raison de mettre l'article en italique.

Ponctuation

1) 70: 20   la voix; car les autres < mis pour > la voix; car, les autres


2. Commentaires linguistiques

(a) L'oeil : remarquable singulier. Toute la strophe va jouer sur cette « singularisation » (ici, aux yeux immobiles de poissons). Voir n. (k).

(b) Tous les poissons ont les yeux immobiles ! mais le poisson mort, c'est le pescado (tandis que vivant, c'est le pez). Le locuteur espagnol ne peut s'empêcher d'apporter ici cette précision « inutile ». Voir la fameuse queue de poisson.

(c) Avoir perdu la vie, pour le tout simple, sans vie. Haber perdido la vida paraît naturel dans ce contexte en castillan.

(d) Première réalisation narrative de la figure de style artiste (on dirait que = comme si), l'inversion qui conduira au fameux bruissement remuant les mandibules de l'araignée (5.7). À sa première occurrence, l'image (réaliste, figurative) est encore une simple inversion mécanique, c'est le cas de la dire.

(e) Le complément, sur ses traces, ne se comprend pas bien. Il paraît s'agir d'un court-circuit de plusieurs expressions : on suit les traces de (on ne les poursuit pas); on est sur les traces de; et on suit à la trace. Par ailleurs, les traces sont-elles marquées dans la poussière ou s'y perdent-elles ? Ou encore, vue de l'omnibus, la masse est-elle informe parce qu'elle est perdue dans la poussière ?

      Or, la phrase reviendra cinq fois telle quelle et une sixième fois légèrement modifiée, toujours précédée de son inverse, il s'enfuit, redoublé dès la seconde occurrence, de sorte que le tout constitue un groupe rythmique de six syntagmes formant une séquences poétique par sa phonétique, dont le sens immédiat est moins important que sa connotation : Il s'enfuit !... / Il s'enfuit !... / Mais, une masse informe le poursuit / avec acharnement, / sur ses traces, / au milieu de la poussière. Tandis que les trois premiers segments assonent ou riment, les trois suivants dissonent. L'effet musical et cacophonique est assez net pour reproduire la course des chevaux et le roulement de l'omnibus sur le pavée.

(f) Avoir marché pendant la journée, c'est avoir marché pendant toute la journée, avoir marché toute la journée. Comme les traducteurs adoptent la formule attendu en français, il ne s'agit pas d'un hispanisme : (durante) todo el día.

(g) Préposition. Son mécontentement de ces gémissements, mis pour sur, à cause de, au sujet de ces gémissements. En castillan, ce serait, por, ante.

(h) Préposition, hispanisme : en los rasgos, sur les traits.

(i) Un' figure effarée, un' lumière à la main. L'alexandrin est mis en relief par deux traits rhétoriques, le singulier (car des fenêtres se sont ouvertes) et bien entendu la métonymie, figure et main dessinant le personnage.

(j) Le mot chaussée s'explique peut-être par la vision en contreplongée, car on attend, plus simplement, la rue.

(k) Après l'oeil des hommes et celui du poisson (a), puis la figure (i), le singulier est encore mis en évidence ici, les volets venant par paire aux fenêtres.

(l) Plonger dans la rêverie. La remarquable expression poétique n'est pas un hispanisme, car trois des traducteurs corrigent, dans sa rêverie (su ensoñación, Serrat), dans ses rêves (sus sueños, Alverez, Pariente).

(m) Pour ce malheur. Encore un mot vraiment inattendu, puisqu'on verrait mieux, dans ce contexte, le malheureux (el desdichado ou el infeliz, ou du moins el infortunio, la sventura, l'infortune, la mésaventure, un mot qui implique le malheur d'un individu).

(n) Les autres hommes, pour les autres. On trouvait le même explétisme à la strophe précédente, n. (i); mais ici, on ne sait comment l'expliquer.

(o) Il faudrait corriger « les coudes appuyés sur les genoux », mais il faudrait pour cela se mêler de rédaction et redresser, si je puis dire, la posture du jeune homme : laissons-le appuyer un coude sur ses genoux...

      Déterminants possessifs : hispanisme*s pour désigner les parties du corps. Ses genoux et la tête entre ses mains; plus bas, son front (pour il se passe la main sur le front). Voir encore la note (q) ci-dessous.

(p) Avouer est probablement mis pour s'avouer, mais la correction ne s'impose pas, puisqu'elle se fait d'elle-même avec la lancée de la phrase suivante (il se dit).

(q) Dont l'opacité obscurcit son intelligence, pour, obscurcirait l'intelligence. Le conditionnel parce qu'il s'agit d'une éventualité; l'article parce que le possessif s'économise en français (cf. n. (o), ci-dessus).

(r) Fatalité hideuse ! L'adjectif est aussi inattendu (ce serait prosaïquement l'haïssable ou l'odieuse fatalité) que l'image est remarquable par son aspect concret. Le résultat est tellement éloigné de ce que produit l'hispanisme (l'accord des traducteurs se fait alors sur le sens littéral) qu'il vaut la peine, pour une fois, d'enregistrer la remarquable diversité des traductions : atroz (Gómez), ghastly (Wernham), espantosa (Pellegrini), schifosa (Margoni), repugnante (Saad), horrenda (Serrat), horrososa (Pedrolo, Alverez et Pariente), tous comme on le voit donnant dans le dégoût et l'horreur, victimes poétiques de l'image. — Une seule et unique exception : hideous (Lykiard).

(s) Je ne sais pour quelle raison les verbes de mouvement sont souvent utilisés de manière curieuse dans les Chants. Ici, se retirer correspond à quitter, partir ou descendre. On ne se retire pas, physiquement, dans un omnibus.

(t) Je n'ai trouvé nulle part l'expression toucher du pied contre au sens de trébucher. Donner, frapper et heurter du pied contre, les trois syntagmes correspondent au coup de pied. Tropezar est l'équivalent exact du français trébucher. Aucun dictionnaire ne donne topar el pie contra (ou con) un adoquín. Si l'expression existait, alors nous aurions ici un hispanisme.

(u) Se ha hecho una herida, pour s'est blessé. La tournure, très correcte, est plus attendue en castillan qu'en français.

(v) Engendrer, dans ce sens concret, est mis pour créer.

(w) Déterminant : une pareille vermine, pour pareille vermine ou une vermine pareille.

(x) Les volumes s'entasseront sur les volumes (et non les uns sur les autres). La formule est aussi courante que dévorer l'espace (p. 69: 13), au début de la strophe. Ducasse utilise si peu ces « belles » tournures françaises qu'on est surpris chaque fois qu'on les trouve sous sa plume !


3. Notes

(1) Première mise en scène de Paris dans les Chants. Ce sera aussi le cas de la strophe suivante où les essaims de jeunes prostituées britanniques déploient leurs ailes dans la lumière parisienne, et de la suivante encore (2.6), où l'action se situe au jardin des Tuileries.

      Jean-Jacques Lefrère décrit précisément ce réseau d'omnibus (Ducasse, p. 320-321) : plusieurs omnibus se partagent le trajet de la Bastille à la Madeleine (nous sommes donc sur le dernier tronçon); aucun point d'arrêt, l'omnibus arrête à la demande, pour monter ou descendre; l'omnibus compte quatorze places à l'intérieur, douze à l'impériale et lorsqu'il est complet, un panneau l'indique. — En biographie, il convient de signaler qu'Isidore Ducasse habite alors rue Notre-Dame-des-Victoires, à quelques pas du boulevard Montmartre, peu avant que les boulevards ne bifurquent vers la Madeleine. — Si vous voulez connaître les tarifs, Jean-Jacques Lefrère, avec la générosité qu'on lui connaît, vous les donne gratuitement. Du coup, la question se pose du fait qu'elle n'est pas posée dans la strophe (le petit garçon avait-il de quoi payer son passage ?)...

(2) À remarquer que le narrateur (« je me trompe ») deviendra rétrospectivement un personnage avec son apparition comme tel dans l'histoire (je suis content de toi, etc.) : il monte donc ici dans l'omnibus, même si son point de vue reste celui des passants.

(3) Je n'ai pas trouvé encore d'ouvrages qui s'intituleraient (ou se désigneraient en sous-titre comme un) dictionnaire de la poésie. En revanche, on trouve des dictionnaires des poètes (comme celui de Louis Philipon de la Madelaine, Paris, Capelle et Renand, 1805), mais cela ne convient pas au contexte de cette strophe. On peut penser également aux dictionnaires de rimes ou de versification (où le mot charité se trouve toujours sagement non loin de célérité). Bref, je ne sais pas ce qu'il faut entendre par « le » dictionnaire de la poésie, de sorte que jusqu'à mieux informé il faudra y voir une figure de style artiste, soit le renversement suivant : l'expression charité humaine ne se trouve plus même dans le vocabulaire des poètes.

(4) Encore Ponson du Terrail ! La recherche des co-occurrences de chifonnier(s) et de lanterne(s) dans la même phrase dans les 1880 oeuvres du TLF donne exactement huit phrases, cinq seulement avant les Chants, dont trois dans les Rocambole, seuls contextes où l'on trouve (et deux fois) la « lanterne d'un chifonnier » des boulevards (le Club des valets de coeur, 2e partie, « Turquoise la pécheresse », en 1859; et les Exploits de Rocambole, 2e partie, « La mort du sauvage », en 1859 également — peu importe que le chiffonnier soit dans ce cas une chiffonnière, la veuve Fipart). — À remarquer que les deux autres co-occurrences, qui se trouvent chez Hugo et Chateaubriand, ont peu de rapport avec le contexte en cause ici, sinon qu'elles montrent que le chiffonnier est associé à sa lanterne. Nous sommes bien chez le vicomte, auteur des Rocambole.

(5) On ne trouve aucune référence biblique dans le passage qui commence ici (Isaie, 1: 3-4; Matthieu, 3: 7-8), contrairement à ce qu'y voyait Philippe Sellier (Paris, Bordas, 1970). Un mot, un seul (race), ne peut dénoter un contexte à partir du contenu du texte. Autrement, toute imprécation serait réputée biblique. Bien au contraire, jamais jusqu'ici d'aucune manière le texte des Chants n'a évoqué la Bible ou les Évangiles. Ni le Christ en 1.6 (d'après Jean et Mezei, p. 63), encore moins l'Apocalypse (d'après H. R. Linder, rapporté par Blanchot, p. 62).


4. Faurissonneries

      Pathétique. Isidore Ducasse, alias le compte de Lautréamont, serait ici l'élève de monsieur le professeur Faurisson en personne. Rarement aura-t-on vu pareil transfert d'identification : « copie de potache » (p. 81) et « prose laborieuse » (p. 82). À croire Robert Faurisson, le coup du fouet qui anime le bras du cocher serait une consigne de professeur : « des générations de collégiens, sommés par leurs bons maîtres d'animer leurs récits au moyen d'observations ingénieuses, n'avaient pas eu la brillante idée de Maldoror ».

      Et au milieu de ces deux belles pages, un évident gros contresens : Lombrano, « à qui Maldoror conseille de ne pas montrer d'indignation et de faire comme tout le monde » (p. 80). Bien entendu, cela ne saurait se trouver, pour notre plus grand plaisir, que dans la copie apocryphe donnée par de fameux plaisantins, des collégiens à n'en pas douter, au pauvre professeur.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe