El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 5 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 




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      Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour
je passais dans une rue étroite; chaque jour, une
jeune fille svelte de dix ans me suivait, à distance,
respectueusement (a), le long de cette rue, en me regardant
avec des paupières (b) sympathiques et curieuses.
Elle était grande pour son âge et avait la taille élancée.
D'abondants cheveux noirs, séparés en deux sur
la tête, tombaient en tresses indépendantes (c) sur des
épaules marmoréennes. Un jour, elle me suivait
comme de coutume; le (d) bras musculeux*i d'une femme
du peuple la saisit par les cheveux, comme le tourbillon
saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales
sur une joue fière et muette, et ramena dans (e) la
maison cette conscience égarée. En vain, je faisais
l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre
de sa présence*s devenue inopportune. Lorsque
j'enjambais*i une autre rue, pour continuer mon chemin,
elle s'arrêtait, faisant un violent effort sur elle-
même, au terme de cette rue étroite, immobile
comme la statue du Silence*v, et ne cessait de regarder
devant elle, jusqu'à ce que je disparusse. Une fois,
cette jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta
le pas*f devant moi. Si j'allais vite pour la dépasser,
elle courait presque pour maintenir la distance égale;
mais, si je ralentissais le pas, pour qu'il y eût un intervalle
de chemin*i, assez grand entre elle et moi,
alors, elle le ralentissait aussi (f), et y mettait la grâce
de l'enfance. Arrivée au terme de la rue, elle se retourna
lentement, de manière à me barrer le passage.
Je n'eus pas le temps de m'esquiver, et je me trouvai
devant sa figure (g). Elle avait les yeux gonflés et
rouges. Je voyais facilement qu'elle voulait me parler,
et qu'elle ne savait comment s'y prendre. Devenue
subitement pâle comme un cadavre, elle me
demanda : « Auriez-vous la bonté de me dire quelle
heure est-il ? » (h). Je lui dis que je ne portais pas de
montre, et je m'éloignai rapidement. Depuis ce jour,
enfant à l'imagination inquiète et précoce, tu n'as
plus revu, dans la rue étroite, le jeune homme mystérieux
qui battait*f péniblement, de sa sandale lourde (i),
le pavé des carrefours tortueux (j). L'apparition de
cette comète enflammée ne reluira plus, comme un
triste sujet de curiosité fanatique, sur la façade de
ton observation déçue; et, tu penseras souvent, trop
souvent, peut-être toujours, à celui qui ne paraissait
pas s'inquiéter des maux, ni des biens de la vie présente,
et s'en allait au hasard, avec une figure horriblement
morte, les cheveux hérissés, la démarche
chancelante, et les bras nageant aveuglément dans
les eaux ironiques de l'éther, comme pour y chercher
la proie sanglante de l'espoir, ballottée continuellement,
à travers les immenses régions de l'espace,
par le chasse-neige implacable de la fatalité (1). Tu ne
me verras plus, et je ne te verrai plus !... Qui sait ?
Peut-être que cette fille n'était pas ce qu'elle se montrait.
Sous une enveloppe naïve, elle cachait peut-être
une immense ruse, le poids de dix-huit années,
et le charme du vice. On a vu des vendeuses d'amour
s'expatrier avec gaîté des îles Britanniques, et franchir
le détroit. Elles rayonnaient leurs ailes, en
tournoyant, en essaims dorés, devant (k) la lumière parisienne (2);
et, quand vous les aperceviez, vous disiez :
« Mais elles sont encore enfants; elles n'ont
pas plus de dix ou douze ans ». En réalité elles en
avaient vingt. Oh ! dans cette supposition, maudits
soient-ils les détours de cette rue obscure ! Horrible !
horrible ! ce qui s'y passe. Je crois que sa mère la
frappa parce qu'elle ne faisait pas son métier avec
assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'une
enfant, et alors la mère est plus coupable encore.
Moi, je ne veux pas croire à cette supposition, qui
n'est qu'une hypothèse, et je préfère aimer, dans ce
caractère romanesque, une âme qui se dévoile trop
tôt... Ah ! vois-tu, jeune fille, je t'engage à ne plus
reparaître devant mes yeux, si jamais je repasse
dans la rue étroite. Il pourrait t'en coûter cher ! Déjà*s
le sang et la haine me montent vers la tête, à flots
bouillants (l). Moi, être assez généreux pour aimer mes
semblables ! Non, non ! Je l'ai résolu (m) depuis le jour
de ma naissance ! Ils ne m'aiment pas, eux ! On verra
les mondes se détruire, et le granit glisser, comme
un cormoran, sur la surface des flots (n), avant que
je touche la main infâme d'un être humain. Arrière...
arrière, cette main !... Jeune fille, tu n'es pas
un ange, et tu deviendras, en somme, comme les
autres femmes (o). Non, non, je t'en supplie; ne reparais
plus devant mes sourcils froncés et louches.
Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre
les bras, les tordre comme un linge lavé (p) dont
on exprime l'eau, ou les casser avec fracas, comme
deux branches sèches, et te les faire ensuite manger (3),
en employant la force (q). Je pourrais, en prenant ta
tête entre mes mains, d'un air caressant et doux, enfoncer
mes doigts avides dans les lobes de ton cerveau
innocent, pour en extraire, le sourire aux
lèvres, une graisse efficace qui lave (r) mes yeux, endoloris
par l'insomnie éternelle de la vie. Je pourrais,
cousant tes paupières avec une aiguille, te priver
du spectacle de l'univers, et te mettre dans
l'impossibilité de trouver ton chemin; ce n'est pas
moi qui te servirai (s) de guide. Je pourrais, soulevant
ton corps vierge avec un bras de fer, te saisir par les
jambes, te faire rouler autour de moi, comme une
fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière
circonférence, et te lancer contre la muraille (4).
Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine
humaine, pour effrayer les hommes, et mettre devant
eux l'exemple de ma méchanceté ! Ils s'arracheront
sans trêve des lambeaux et des lambeaux de
chair (t); mais, la goutte de sang restera ineffaçable*f, à la
même place, et brillera comme un diamant (5). Sois tranquille,
je donnerai à une demi-douzaine de domestiques
l'ordre de garder les restes vénérés de ton
corps, et de les préserver de la faim des chiens voraces.
Sans doute, le corps (u) est resté plaqué sur la
muraille, comme une poire mûre, et n'est pas tombé
à terre; mais, les chiens savent accomplir des bonds
élevés, si l'on n'y prend garde.


1. Variantes

      Aucune variante pour cette strophe.

Corrections justifiées

1) 74: 28   qu'un enfant > qu'une enfant — Le nom s'accorde au féminin lorsqu'il désigne une petite fille.

2) 76: 13   la goutte de sang reste > restera ineffaçable — Le verbe au présent est encadré de quatre futurs sur trois phrases. Il s'agit donc d'une coquille.


2. Commentaires linguistiques

(a) Respectueusement. On peut retenir le sens littéral, étrange, de l'adverbe, impliquant le respect. Ensuite, on pense aussitôt à la distance respectueuse, ce qui signifierait, à bonne distance, par respect (crainte ou timidité). Enfin, respectueuse évoque la prostituée, telle que la petite fille sera explicitement désignée par la suite, quoique de manière ambiguë.

(b) Image de style artiste très naturelle dans la poétique des Chants (regarder mis pour regard, regardant = au regard), puisque le regard tient manifestement des paupières. Plus bas et plus explicitement, paraître devant mes yeux (p. 75: 6) se réécrit paraître devant mes sourcils (p. 75: 18).

(c) Les cheveux « séparés en deux sur la tête » qui tombent en « tresses indépendantes » sur les épaules. Si la phrase se comprend sans peine, l'expression est curieuse, s'agissant d'une coiffure typique des petites (et grandes) filles. Les cheveux sont séparés par une raie au milieu de la tête et distribués en deux tresses. On attend donc, séparés sur la tête et tombant en deux tresses sur les épaules. Faut-il comprendre de la précision que les tresses ne sont pas liées en chignon ?

(d) T : Les bras musculeux. Une des coquilles les plus connues des Chants, précisément parce que les actions qui suivent demanderaient bien deux bras (saisir par les cheveux, gifler et ramener la petite fille à la maison). Il s'agit, comme à la strophe précédente, d'un jeu sur le singulier : cf. 2.4, n. (a). Le même singulier marquera le même mot à la fin de la strophe, soulevant ton corps avec un bras de fer (p. 76: 5) Le typographe aura corrigé le syntagme sans lire le texte.

(e) Préposition : ramena dans, pour à la maison. Castillan : llevar a casa.

(f) Explétismes : Si j'allais vite pour la dépasser, elle courait presque pour maintenir la distance égale; mais, si je ralentissais (le pas), pour qu'il y eût un intervalle (de chemin), assez grand entre elle et moi, alors, elle (le) ralentissait aussi...

(g) Devant sa figure : je me trouvai devant elle, on s'est trouvé face à face. Même si l'expression est vraiment inattendue, rien ne permet de la considérer comme incorrecte, d'autant que la description d'un trait de la figure suit, les yeux.

(h) L'inversion n'est pas un hispanisme, mais l'effet de l'hispanisme, tout simplement parce qu'on n'exprime pas le sujet du verbe en espagnol, surtout pas dans le cas des impersonnels : ¿ qué hora es ?, d'où la substitution de est-il à il est, mécanique de l'interrogative (directe) en français.

(i) De sa sandale lourde : on attend plutôt de sa lourde sandale. L'inversion se comprend si le syntagme est prononcé en français avec l'accent tonique espagnol (sandAlé lUrdé, avec l'accent sur les majuscules).

(j) Le pavé des carrefours tortueux : inversion rhétorique de style artiste, puisque c'est le pavé des carrefours qui peut être tortueux. Le résultat, les carrefours tortueux, change le sens des deux mots de l'image (que l'on peut très bien comprendre, par exemple, comme les faubourgs aux rues enchevêtrées). La phrase suivante produit quatre images de la sorte, de plus en plus complexes, mais dont la source ne se perd pas au point de produire un résultat hermétique, au contraire : la façade de l'observation (déçue), les eaux (ironiques) de l'éther, la proie (sanglante) de l'espoir et le chasse-neige (le vent) de la fatalité. Aux lecteurs ingénieux et sensibles de les décrypter.

      Sur le « chasse-neige », cf. J.-P. Lassalle, « Les clavicules de Lautréamont », Cahiers Lautréamont, nos 57-58 (1993), p. 96.

(k) Préposition : les essaims (de guêpes) tournoient dans plutôt que devant la lumière.

(l) Préposition : monter vers la tête, à flots bouillants, pour monter à la tête, en flots brouillants.

(m) On trouve souvent résoudre au sens transitif de décider dans les Chants. Étant donné l'ellipse syntaxique (j'ai résolu que non, de ne pas être généreux), on attendrait une formulation passive, voire pronominale : j'y suis, je m'y suis résolu.

(n) Quand les poules auront des dents, cuando las ranas críen pelos (Saturne, quand les grenouilles auront des cheveux, du poil). C'est exactement le sens des deux expressions que l'on trouve dans cette phrase. L'image du granit glissant sur l'eau est-elle une fabuleuse création originale, comme la comparaison avec le cormoran le donne à penser ? Jusqu'à ce qu'on ait trouvé un proverbe correspondant en français ou en espagnol, il faut le présupposer.

(o) Comme les autres femmes. La lourdeur tient au court-circuit de deux expressions entre lesquelles le texte ne choisit pas, d'où la redondance : tu deviendras comme les autres et tu deviendra (une) femme.

(p) On attendrait évidemment l'adjectif mouillé si le participe lavé n'évoquait ici la dernière opération du lavage, le tordage, avant le séchage.

(q) En employant la force, pour de force. Te les faire manger de force.

(r) Qui lave, mis pour, pour laver. Efficace pour laver mes yeux.

(s) Moi qui te servirai, pour, moi qui te servirais. Le futur suivra encore la quatrième action hypothétique (celle de la fronde) : rejaillira, etc., et celle-ci sera finalement enregistrée au passé composé (est resté, n'est pas tombé).

(t) On s'attend plutôt à ce que les hommes s'arrachent des lambeaux de peau. Si les mots viande, chair et peau ont des emplois souvent inattendus dans les Chants, seuls les deux premiers peuvent porter à confusion pour cause d'hispanisme (carne = viande ou chair).

(u) Le corps, pour ton corps : le possessif serait attendu, car le point de vue change abruptement de la phrase précédente à celle-ci, ce qui est d'autant plus surprenant que les chiens en sont le sujet, le dénominateur commun.


3. Notes

(1) Par ses images — cf. n. (j) — et par son contenu immédiat, la phrase évoque la géographie du Paradis Perdu de Milton et le portrait du héros sous les traits du Manfred de Byron.

(2) Comme à la strophe précédente, l'épisode se situe à Paris. L'anecdote des jeunes prostituées britanniques paraît bien être de l'ordre du fait divers, mais je ne sais si l'on en trouve trace dans la presse ou ailleurs, en 1868-1869. Les Vierges folles (1840) d'Alphonse Esquiros, auxquelles renvoie Jean-Luc Steinmetz, concernent la génération précédente.

(3) D'où peut bien venir l'idée de faire manger des bras ?

(4) La source de la « fronde humaine » ne se trouve pas chez Lamartine, comme on le croit, mais chez Hugo.

      En effet, depuis Pierre-Olivier Walzer, recopié par Hubert Juin, développé par Jean-Luc Steinmetz, on reprend l'hypothèse tout à fait crédible de Marius-François Guyard dans « Lamartine et Lautréamont », Travaux de linguistique et de littérature, Strasbourg, III, 2, 1965, repris sous le titre « Un héritier rebelle de Lamartine : Lautréamont » dans les Secondes Journées européennes d'études lamartiniennes, Mâcon, 18-20 septembre 1965, Comité permanent d'études lamartiniennes, 1966.

      En fait, M.-F. Guyard cite trois passages de la Chute d'un ange de Larmartine qu'il rapproche de cet épisode des Chants... pour sa cruauté et son sadisme, dit-il (évoquant l'analyse de Jean Gaudon sur le sadisme de Lamartine, « Lamartine, lecteur de Sade », Mercure de France, novembre 1961). Comme on va le voir aux textes, les deux premiers passages n'ont rien à voir avec les Chants. Seul le troisième pourrait correspondre au contexte de la « fronde humaine ». Je souligne les fragments retenus dans l'analyse de Guyard.

1. Le combat de Cédar contre les six géants

Cédar a tué le premier géant. Le cadavre est à ses pieds. Les cinq autres l'attaquent à nouveau.

Pour protéger leur vie ils lèvent leurs massues;
mais certains du triomphe, ils reviennent sur lui,
regagnent d'un élan le terrain qu'ils ont fui,
en fondant à la fois sur l'unique adversaire,
leur cercle menaçant l'entoure et le resserre;
il les voit sans pâlir, et de son bras tendu
saisissant par les pieds le cadavre étendu,
il le fait tournoyer sur lui comme une épée :
de sa massue humaine
à chaque tour frappée,
la troupe homme par homme en un clin d'oeil s'abat.

—— Alfonse de Lamartine, « la Chute d'un ange », 1838, OEuvres poétiques complètes, éd. M.-F. Guyard. Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1963, p. 83.

2. Isnel suspendu à une corde sur le rampart

Isnel, avec son fils sous le bras, grimpe à la corde qui lui permettrait d'échapper à la cour où il est prisonnier avec son épouse. Du haut des crénaux, des géants s'emparent de la corde et font vaciller le jeune homme qui, pour protéger son fils, ensanglante la muraille à chaque coup.

Ô terreur !... Au-dessous du créneau qui déborde,
une invisible force a replié la corde;
là, son fils dans ses bras, le jeune homme éperdu
se balance à cent pieds sur la mort suspendu.
La main surnaturelle en qui tremble le câble
imprime aux corps flottants un branle épouvantable;
les oscillations se doublent par le poids,
on dirait qu'elle veut les briser aux parois.
Comme une main terrible au branle de la fronde
fait siffler l'air vibrant sous le caillou qui gronde.

L'élan du mur au mur les porte en bondissant;
Isnel à chaque coup les trace de son sang;
de peur que son enfant ne se brise aux murailles
,
son corps est un rempart, ses doigts sont des tenailles,
tous ses membres crispés se ramassent en bloc;
il présente son front pour lui parer le choc,
prolonge sans espoir l'épouvantable lutte,
et tombe mille fois pour disputer sa chute.

—— P. 1002-1003.

3. L'exécution des jumeaux de Cédar et de Daidha

Ma seule arme de mère est plus forte que vous.
Essayez d'arracher du sein qui vous défie
ce couple que j'y rentre et que j'y pétrifie !
Vous briserez plutôt ces lourds câbles de fer
que ce noeud de mes bras qui va les étouffer !
Vous ne les percerez qu'en perçant mes entrailles !
Ce sang, des oeufs brisés rougira les écailles,
et ce monstre obtiendra, pour prix de ses forfaits,
trois cadavres jetés à ses pieds satisfaits !...
— Bourreaux ! Dit Asrafiel en haussant les épaules,
ouvrez, sans les briser, ces tendres bras de saules;
prenez ces fruits séchés avant que d'être mûrs,
et brisez à ses yeux leurs têtes sur les murs ! »
Deux bourreaux, à ces mots, d'une étreinte robuste,
déplièrent ses bras qui se collaient au buste,
et, de ses vains efforts sans peine triomphants,
écartèrent la mère et prirent les enfants.
Chacun en saisit un comme un boucher sa proie;
lia ses pieds meurtris d'une rude courroie,
tel qu'un bloc qu'en tournant la fronde va lancer.
Chacun vers sa colonne on les vit s'avancer.
Déjà les airs sifflaient sous le vent de leurs crânes,
déjà le mur rasait leurs cheveux diaphanes :
un pas de plus ! Leurs fronts éclataient en débris !

—— P. 1057-1058.

      À première vue, quelques images de ce dernier passage, l'exécution des jumeaux de Daidha, peuvent être rapprochées des passages des trois strophes des Chants qui présentent cette action.

      La « fronde humaine » est ici une action réaliste (en 2.5, donc), bien qu'il ne s'agisse que d'une supposition. Il s'agira ensuite d'un discours irréaliste (4.8), sous la forme d'un délire du demi-sommeil. Ce sera finalement la finale amusante, il faut bien le dire, du roman du dernier chant (en 6.10), alors même que l'action est présentée comme bien réelle (ni menace sadique, ni fantasme délirant).

      Toutefois, dès qu'on y regarde de près, dans ce troisième passage de « La chute d'un ange », on voit que les rapprochements sont très approximatifs et ne reposent finalement que sur l'image de la fronde, ne tenant tout au plus qu'à un seul vers. En effet, l'image des bras de la victime, présentés comme des branches qu'on ne doit pas briser (« ces tendres bras de saules »), par exemple, paraît correspondre au premier des quatre sévices (le quatrième étant le supplice de la fronde); mais si l'on confronte les textes, on voit que l'inspiration est toute différente :

2.5 (P 1869, p. 75: 20) Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime l'eau, ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches...

Même remarque pour ces « fruits séchés avant que d'être mûrs », qui ne correspondent pas non plus à la poire éclatée sur la muraille:

2.5 (P 1869, p. 76: 19) Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille, comme une poire mûre...

Bref, ces rapprochements ne tiennent jamais, au mieux, qu'à un seul mot, parfois même à un synonyme, voire à des concepts généraux qui découlent de la fronde. Même en mettant à contribution les trois strophes impliquant le lancer d'un corps humain comme une fronde, on ne trouve en fait aucune reprise textuelle et il est clair que l'inspiration de Lamartine n'a rien à voir avec celle de Ducasse, s'agissant d'exécuter deux enfants qu'on vient d'arracher à leur mère en leur fracassant la tête sur une colonne (les enfants ne sont pas lancés, la fronde n'étant qu'une vague comparaison portant sur le mouvement de rotation).

      En réalité, la source de cette première occurrence de l'événement, qui sera repris et développé dans la srophe finale des chants 4 et 6, se trouve non pas chez Lamartine, mais chez Hugo, et il ne semble pas que celui-ci ait inspiré Lamartine. L'épisode de la « fronde humaine » est à la fin de Notre-Dame de Paris, livre 10, chapitre 4, « Un maladroit ami » : Quasimodo lance l'écolier Jehan Frollo du Moulin du haut de la cathédrale, après l'avoir dépouillé des pièces de son armure. Voici ce passage.

      C'est la nuit. La confrérie des truands de Paris monte à l'assaut de Notre-Dame de Paris, pour y « délivrer » Esmeralda. Quasimodo défend sa protégée et la cathédrale du haut de ses tours. Sa première action, on ne l'oubliera pas lors de l'analyse de la dernière strophe des Chants, met en scène une énorme poutre qui écrase plusieurs truands, avant de servir de bélier pour tenter en vain de défoncer les portes de la cathédrale. Bientôt, Jehan Frollo se présente avec une échelle, monte aux galeries de Notre-Dame où il se trouvera prisonnier. En effet, Quasimodo à pu rejeter l'échelle et tous ceux qui suivaient l'étudiant. On n'oubliera pas non plus cette description géométrique dans l'évaluation de la dernière strophe (plan, axe, angle et côtés, circonférence) : « l'échelle, lancée en arrière, resta un moment droite et debout et parut hésiter, puis oscilla, puis tout à coup, décrivant un effrayant arc de cercle de quatre-vingts pieds de rayon, s'abattit sur le pavé avec sa charge de bandits ».

      Ho ! Ho ! Dit Jehan, qu'as-tu à me regarder de cet oeil borgne et mélancolique ?

      Et en parlant ainsi, le jeune drôle apprêtait sournoisement son arbalète.

      — Quasimodo ! Cria-t-il, je vais changer ton surnom. On t'appellera l'aveugle.

      Le coup partit. Le vireton empenné siffla et vint se ficher dans le bras gauche du bossu. Quasimodo ne s'en émut pas plus que d'une égratignure au roi Pharamond. Il porta la main à la sagette, l'arracha de son bras et la brisa tranquillement sur son gros genou. Puis il laissa tomber, plutôt qu'il ne jeta à terre les deux morceaux. Mais Jehan n'eut pas le temps de tirer une seconde fois. La flèche brisée, Quasimodo souffla bruyamment, bondit comme une sauterelle et retomba sur l'écolier, dont l'armure s'aplatit du coup contre la muraille [1].

      Alors dans cette pénombre où flottait la lumière des torches, on entrevit une chose terrible [2]..

      Quasimodo avait pris de la main gauche les deux bras de Jehan qui ne se débattait pas, tant il se sentait perdu. De la droite le sourd lui détachait l'une après l'autre, en silence, avec une lenteur sinistre, toutes les pièces de son armure, l'épée, les poignards, le casque, la cuirasse, les brassards. On eût dit un singe qui épluche une noix. Quasimodo jetait à ses pieds, morceau à morceau, la coquille de fer de l'écolier.

      Quand l'écolier se vit désarmé, déshabillé, faible et nu dans ces redoutables mains, il n'essaya pas de parler à ce sourd, mais il se mit à lui rire effrontément au visage, et à chanter, avec son intrépide insouciance d'enfant de seize ans, la chanson alors populaire :

Elle est bien habillée,
la ville de Cambrai.
Marafin l'a pillée...

Il n'acheva pas. On vit Quasimodo debout sur le parapet de la galerie, qui d'une seule main tenait l'écolier par les pieds, en le faisant tourner sur l'abîme comme une fronde. Puis on entendit un bruit comme celui d'une boîte osseuse qui éclate contre un mur, et l'on vit tomber quelque chose qui s'arrêta au tiers de la chute à une saillie de l'architecture. C'était un corps mort qui resta accroché là, plié en deux, les reins brisés, le crâne vide [3].

      Un cri d'horreur s'éleva parmi les truands. — Vengeance ! Cria Clopin. — À sac ! Répondit la multitude. — Assaut ! Assaut ! Alors ce fut un hurlement prodigieux où se mêlaient toutes les langues, tous les patois, tous les accents. La mort du pauvre écolier jeta une ardeur furieuse dans cette foule. La honte la prit, et la colère d'avoir été si longtemps tenue en échec devant une église par un bossu. La rage trouva des échelles, multiplia les torches, et au bout de quelques minutes Quasimodo éperdu vit cette épouvantable fourmilière monter de toutes parts à l'assaut de Notre-Dame.

—— Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831, texte de 1832, éd. M. F. Guyard, Paris, Garnier, 1959, p. 482-483 ou l'éd. S. de Sacy, Paris, Gallimard (coll. « Le livre de poche »), 1966, p. 536-537.

      En un alinéa, en trois phrases [3], la rencontre textuelle est telle que la source de la « fronde humaine » ne fait aucun doute : d'un seul bras / avec un bras de fer (p. 76: 5), tourner/rouler « comme une fronde » (p. 76: 6), puis le fait de voir « éclater contre un mur » la victime (« te lancer contre la muraille », p. 76: 8, expression qui vient plus haut textuellement chez Hugo, voir en [1]), sans compter le corps resté accroché sur la façade de Notre-Dame. Par ailleurs, si ces rencontres donnent la source de la première occurrence de l'action, il apparaît que la situation narrative de la dernière occurrence, celle qui fermera les Chants, se trouve déjà chez Hugo, le roman populaire qu'il n'y aura plus qu'à parodier.

      Après Rocambole, voilà Quasimodo qui prête maintenant ses faits et gestes au héros dans ce deuxième Chant. Bien entendu, cela ne fait pas de la strophe éditée ici un morceau de roman populaire et Notre-Dame de Paris n'en est pas non plus une source d'inspiration. En revanche, on fait la preuve que Ducasse est un lecteur de roman populaire français, qu'il a lu le roman de Victor Hugo et qu'il en a retenu cet épisode que le « romancier » avait caractérisé comme « une chose terrible »[2] et qui devient un bel exemple de la « méchanceté » (p. 76: 11) du narrateur et héros des Chants, et trois fois plutôt qu'une.

(5) Même question que plus haut, en (3) : d'où peut provenir cette idée d'un groupe d'hommes éclaboussés chacun d'une goutte de sang sur la poitrine, qui reste indélébile ?


4. Faurissonneries

      Grotesque ! À la note (j), devant plusieurs images de style artiste, comme « les eaux (ironiques) de l'éther, la proie (sanglante) de l'espoir et le chasse-neige de la fatalité », j'écrivais : « aux lecteurs ingénieux et sensibles de les décrypter ». Voici ce que cela donne dans l'ouvrage de Robert Faurisson : « Il va, les bras ballants. Il cherche. Il espère. On le dirait poursuivi par quelque fatalité. Dans son pathos, cela se traduit: "[il va] les bras nageant..." » (p. 83). Je n'avais jamais pensé que la lecture des Chants pouvait être aussi plate. « Il va les bras ballants... ».

      En revanche, le professeur fait appel, lui, au lecteur attentif : « Dans cette même strophe du Chant deuxième, on pourrait relever quelques succulentes balourdises de style; nous laisserons au lecteur le plaisir de les déceler » (p. 83). Ces fautes, laissées à l'attention du lecteur de Robert Faurisson, seraient à mettre au compte du « grotesque Maldoror ».

      Grotesque ? Non, je n'ai pas l'intention de m'amuser ici de cet adjectif. « Il va les bras ballants... ».

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe