El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 8 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

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      Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses
notes vibrantes et mélodieuses, à l'audition de cette
harmonie humaine, mes yeux se remplissent d'une
flamme latente et lancent des étincelles douloureuses,
tandis que dans mes oreilles semble retentir le
tocsin de la canonnade. D'où peut venir cette répugnance
profonde pour tout ce qui tient à l'homme ?
Si les accords s'envolent des fibres d'un instrument,
j'écoute avec volupté ces notes perlées qui s'échappent
en cadence à travers les ondes élastiques de
l'atmosphère. La perception ne transmet à mon ouïe
qu'une impression d'une douceur à fondre les nerfs
et la pensée; un assoupissement*f ineffable enveloppe
de ses pavots magiques, comme d'un voile qui tamise
la lumière du jour, la puissance active de mes sens
et les forces vivaces de mon imagination. On raconte
que je naquis entre les bras de la surdité ! Aux premières
époques (a) de mon enfance, je n'entendais pas
ce qu'on me disait. Quand, avec les plus grandes
difficultés, on parvint à m'apprendre à parler, c'était
seulement, après avoir lu sur une feuille ce que quelqu'un
écrivait, que je pouvais communiquer, à mon
tour, le fil de mes raisonnements. Un jour, jour néfaste (b),
je grandissais en beauté et en innocence; et
chacun admirait l'intelligence et la bonté du divin
adolescent. Beaucoup de consciences rougissaient
quand elles contemplaient ces traits limpides où son
âme avait placé son trône. On ne s'approchait de lui
qu'avec vénération, parce qu'on remarquait dans ses
yeux le regard d'un ange. Mais non, je savais de
reste (c) que les roses heureuses de l'adolescence ne devaient
pas fleurir perpétuellement, tressées en guirlandes
capricieuses, sur son front modeste et noble,
qu'embrassaient avec frénésie toutes les mères. Il
commençait à me sembler que l'univers, avec sa voûte
étoilée de globes impassibles et agaçants, n'était
peut-être pas ce que j'avais rêvé de plus grandiose (d).
Un jour, donc, fatigué de talonner du pied*d le sentier
abrupt du voyage terrestre (1), et de m'en aller (e), en
chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes
obscures de la vie, je soulevai avec lenteur
mes yeux spleenétiques, cernés d'un grand cercle
bleuâtre, vers la concavité du firmament, et j'osai
pénétrer, moi, si jeune, les mystères du ciel ! Ne trouvant
pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière
effarée (f) plus haut, plus haut encore, jusqu'à ce que
j'aperçusse un trône, formé d'excréments humains (2) et
d'or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps
recouvert d'un linceul fait avec des draps non lavés
d'hôpital (g), celui qui s'intitule lui-même le Créateur !
Il tenait à la main le tronc pourri (h) d'un homme mort,
et le portait, alternativement, des yeux au nez et du
nez à la bouche; une fois à la bouche, on devine ce
qu'il en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste
mare de sang en ébullition, à la surface duquel (i) s'élevaient
tout à coup, comme des ténias à travers le
contenu d'un pot de chambre, deux ou trois têtes
prudentes, et qui s'abaissaient aussitôt, avec la rapidité
de la flèche (j) : un coup de pied, bien appliqué
sur l'os du nez (k), était la récompense connue de la révolte
au règlement (l), occasionnée par le besoin de
respirer un autre milieu (m); car, enfin, ces hommes
n'étaient pas des poissons ! Amphibies tout au plus,
ils nageaient entre deux eaux dans ce liquide immonde !...
jusqu'à ce que, n'ayant plus rien dans la
main, le Créateur, avec les deux premières griffes du
pied, saisît un autre plongeur par le cou, comme
dans une tenaille, et le soulevât en l'air, en dehors de
la vase rougeâtre, sauce exquise ! Pour celui-là, il
faisait comme pour l'autre. Il lui dévorait d'abord la
tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu le
tronc, jusqu'à ce qu'il ne restât plus rien; car, il croquait
les os. Ainsi de suite, durant les autres heures
de son éternité. Quelquefois il s'écriait : « Je vous ai
créés; donc j'ai le droit de faire de vous ce que je
veux. Vous ne m'avez rien fait, je ne dis pas le contraire.
Je vous fais souffrir, et c'est pour mon plaisir ».
Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa
mâchoire inférieure, laquelle remuait sa barbe pleine
de cervelle. Ô lecteur, ce dernier détail ne te fait-il
pas venir l'eau à la bouche ? N'en mange pas qui veut
d'une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche, et
qui vient d'être pêchée il n'y a qu'un quart d'heure (n)
dans le lac aux poissons (o). Les membres paralysés (p), et la
gorge muette, je contemplai quelque temps ce spectacle.
Trois fois, je faillis tomber à la renverse (3),
comme un homme qui subit une émotion trop forte;
trois fois, je parvins à me remettre sur les pieds (q). Pas
une fibre de mon corps ne restait immobile; et je
tremblais, comme tremble la lave intérieure (r) d'un
volcan. À la fin, ma poitrine oppressée, ne pouvant
chasser avec assez de vitesse l'air qui donne la vie,
les lèvres de ma bouche (s) s'entrouvrirent, et je poussai
un cri... un cri si déchirant... que je l'entendis ! Les
entraves de mon oreille se délièrent d'une manière
brusque, le tympan craqua sous le choc de cette
masse d'air sonore repoussée loin de moi avec énergie,
et il se passa un phénomène nouveau dans l'organe condamné
par la nature. Je venais d'entendre un son ! Un
cinquième sens se révélait en moi ! Mais, quel plaisir
eussé-je pu trouver d'une pareille découverte ? Désormais,
le son humain n'arriva à mon oreille qu'avec le
sentiment de la douleur qu'engendre la pitié pour (t) une
grande injustice. Quand quelqu'un me parlait, je me
rappelais ce que j'avais vu, un jour, au-dessus des
sphères visibles, et la traduction de mes sentiments
étouffés en un hurlement impétueux, dont le timbre
était identique à celui de mes semblables ! Je ne
pouvais pas lui répondre; car, les supplices exercés
sur la faiblesse de l'homme, dans cette mer hideuse
de pourpre, passaient devant mon front en rugissant
comme des éléphants écorchés, et rasaient*h de
leurs ailes de feu mes cheveux calcinés (u). Plus tard,
quand je connus davantage l'humanité*v, à ce sentiment
de pitié se joignit une fureur intense contre cette
tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent
que maudire et faire le mal. Audace du mensonge ! (v)
ils disent que le mal n'est chez eux qu'à l'état d'exception !...
Maintenant, c'est fini depuis longtemps;
depuis longtemps, je n'adresse la parole à personne.
Ô vous, qui que vous soyez, quand vous serez à côté
de moi, que les cordes de votre glotte ne laissent
échapper aucune intonation; que votre larynx immobile
n'aille pas s'efforcer de surpasser le rossignol;
et vous-même (w) n'essayez nullement de me faire
connaître votre âme à l'aide du langage. Gardez un
silence religieux, que rien n'interrompe; croisez
humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos
paupières sur (x) le bas*d. Je vous l'ai dit, depuis la vision
qui me fit connaître la vérité suprême, assez de
cauchemars ont sucé avidement ma gorge (y), pendant
les nuits et les jours
, pour avoir (z) encore le courage
de renouveler, même par la pensée, les souffrances
que j'éprouvai dans cette heure infernale, qui me
poursuit sans relâche de son souvenir. Oh ! quand
vous entendez l'avalanche de neige tomber du haut
de la froide montagne; la lionne se plaindre, au désert (aa)
aride, de la disparition de ses petits; la tempête
accomplir sa destinée; le condamné mugir, dans la
prison, la veille de la guillotine (ab); et le poulpe féroce
raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les
nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses
ne sont-elles pas plus belles que le ricanement
de l'homme !


1. Variantes

      Aucune variante. Aucune correction justifiée non plus, sauf celles entraînées par les règles d'établissement, comme le sentier abrupte où le féminin était mis pour le masculin abrupt, faute d'autant plus évidente qu'il s'agit d'un rappel de l'ouverture des Chants où l'accord est fait correctement.


2. Commentaires linguistiques

(a) Si l'expression peut surprendre à première vue, la cause en est que c'est l'enfance qui est généralement considérée comme une période, une époque de la vie. Or, l'expression se trouve trois fois chez Bernardin de Saint-Pierre (Études de la nature, puis Harmonie de la nature, 1784 et 1814, TLF), avec exactement le même effet qu'ici. En plus, dans la présente strophe, on voit plus loin que l'adolescence compte parmi ces « périodes de l'enfance ».

(b) « Un jour, jour néfaste, je grandissais... ». Très évidente rupture de construction, puisque le complément qui ouvre la phrase implique le ponctuel, et non le duratif, de telle sorte que le lecteur doit comprendre fautivement qu'« un jour, je me mis à grandir... ». La faute est corrigée quinze lignes plus bas : « Un jour, donc... » (p. 88: 10), tandis que l'événement est rappelé encore tout aussi explicitement plus loin, « ce que j'avais vu, un jour, au-dessus des sphères visibles » (p. 90: 21).

      Trois traducteurs seulement conservent l'imparfait en castillan (Gómez, Serrat et Alonso) et donnent donc la bonne lecture du texte, avec sa rupture de construction, soit « un jour, un jour néfaste, [alors que] je grandissais en beauté ». Tous les autres traducteurs corrigent, soit en changeant le temps du verbe pour le prétérit (crecí yo en belleza, Álverez, Méndez), soit plutôt en changeant la tournure (par exemple : Por ese tiempo — tiempo funesto, Pellegrini).

      Du point de vue de la rédaction, cette annonce prématurée de l'événement (l'apparition de la vision) implique à la fois l'improvisation et la préméditation : il ne fait plus de doute à ce moment que le rédacteur connaît le sujet de sa strophe, alors même qu'il improvise encore sur quinze lignes une description de l'enfance angélique ou innocente. On peut en déduire, par hypothèse, que le sujet de la vision diabolique est donné depuis le début de la strophe (même si le développement de ce sujet sera ensuite lui aussi improvisé au fil de la plume), tandis que ce début, cette première partie de la strophe, consiste à improviser sa « mise en scène ». D'où la structure binaire très fréquente des strophes dans les Chants de Maldoror, avec une rédaction en deux versants où s'exercent deux mécanismes d'écriture largement automatique, une rédaction qui s'improvise d'abord vers un sujet donné, puis une autre qui dérive à partir de ce sujet.

      On voit explicitement l'« improvisation » ou l'« écriture automatique » ici dans cette relance improvisée vers l'événementiel (soit vers l'événement qui est à peu près « un jour, je vis au plus haut du ciel le Créateur... »). On peut en profiter pour illustrer ce phénomène dans toute son ampleur par la réécriture que nous propose Carlos R. Méndez, le dernier traducteur des Chants en espagnol. Bien entendu, il ne pouvait pas inverser les deux parties de la strophe. Mais en revanche, il remet de l'ordre dans la première partie (comme il le fait souvent dans sa traduction), pour en faire disparaître toute trace trop visible d'improvisation. D'abord, il n'ouvre plus la strophe par l'insupportable voix de soprano, mais au contraire par les délices tirées des instruments de musique; ensuite, la comparaison du voile tamisant la lumière ouvre la phrase, l'assoupissement en devient le sujet (au lieu du pavot), sujet qui, très logiquement, est alors comparé à celui que procurent les pavots (cela donne la phrase suivante : « Como un velo que tamiza la luz del día, un arrullo inefable envuelve, con sus adormideras mágicas, la activa pujanza de mis sentidos y las fuerzas vitales de la imaginación », ce qui se traduit « Comme un voile qui tamise la lumière du jour, un assoupissement ineffable enveloppe, avec ses pavots magiques, la vigueur active de mes sens et les forces vives de l'imagination »). Et pour finir le traducteur (comme plusieurs autres, il faut le dire) fait de « un jour, un jour funeste », et d'« un jour, donc », deux jours différents (tout simplement en soustrayant le donc). Certes, à cause de ces réécritures, on peut dire que cette traduction est en fait une adaptation des Chants de Maldoror, mais l'important est qu'elle met en évidence plusieurs traits de l'improvisation, en réalisant ce que Ducasse n'a pas fait ni voulu faire — mettre de l'ordre académique dans sa rédaction.

(c) Yo sabía de sobra, je savais de reste. Il ne s'agit pas d'un hispanisme, car même si l'expression est beaucoup plus courante en espagnol qu'en français, elle s'y trouve tout aussi bien, sauf qu'elle est rare et recherchée. Les dictionnaires courants enregistrent l'expression au sens premier, avoir de l'argent ou de la bonté de reste, mais pas son dérivé abstrait, savoir de reste (on en trouve pourtant pas moins de 75 occurrences au TLF).

(d) Le texte dit que l'univers, cet univers n'était pas la chose la plus grandiose qu'il avait rêvé (parmi ses autres rêves), alors qu'il faut comprendre que l'univers n'était pas aussi grandiose qu'il ne l'avait rêvé. En fait, « de plus grandiose » est un complément inutile, puisque c'est justement le sens de « rêver » dans le contexte : il faut le soustraire pour comprendre le sens de la phrase.

(e) S'en aller, c'est quitter un lieu. Pris au sens d'aller (marcher, déambuler, etc.), s'en aller est une faute courante du français populaire.

(f) Effaré : l'adjectif est une anticipation de la vision; le rédacteur connaissant déjà la découverte des « mystères du ciel » qu'il va décrire, le narrateur prête d'avance à son personnage (lui-même) l'effarement que produira ce qu'il cherche.

(g) En français, on attend ces mots dans l'ordre suivant : des draps d'hôpital non lavés. Le désordre s'explique par l'hispanisme.

(h) Le tronc pourri ? Encore un trait de rédaction qui illustre l'improvisation. On va vite voir que la composition du texte n'est pas revue, puisque, bien entendu, le tronc de l'homme n'a pas le temps de pourrir depuis le moment où on lui mange la tête, puis les membres, avant d'en venir au tronc.

(i) Ses pieds plongeaient, expression normale pour étaient plongés, dans une mare de sang. En revanche, en grammaire normative française, on ne devrait pas accorder un relatif sur un déterminatif, soit ici le sang de la mare. Isidore Ducasse aurait donc dû écrire, à la surface de laquelle (la mare, la mare de sang), bien entendu, d'autant que la surface, en géométrie, s'applique mieux à la mare qu'au sang. — Cela dit, je ne corrige pas le texte ici, puisqu'il n'est pas fautif.

(j) La rapidité de l'éclair est l'expression toute faite (76 occurrences au TLF); mais on trouve aussi, pour désigner la grande vitesse d'un mouvement, comme la course, la rapidité d'une flèche (14 cas au TLF); la rapidité de la flèche est une création de Ducasse.

(k) En dépit du fait qu'on ne trouve pas moins de 18 occurrences de l'expression « os du nez » dans les Leçons d'anatomie comparée de Cuvier (TLF), la formule n'en est pas moins une création poétique amusante.

(l) Préposition : la révolte au, mis pour contre le règlement. On voit que la plupart des traducteurs réécrivent, l'infraction au règlement.

(m) Respirer un autre milieu, pour dans un autre milieu. Ce complément d'objet est surprenant, puisque le verbe respirer devrait se suffire à lui-même, s'agissant des hommes. Bien sûr, la précision s'expliquerait s'il s'agissait de poissons et d'amphibies... Et en effet, nous sommes alors dans une composition scolaire.

(n) Ici encore, les traducteurs réécrivent la précision inattendue, il n'y a pas, il y a moins d'un quart d'heure (et c'est logique, puisque la tête est mangée en premier). Ducasse s'éloigne de l'expression courante pour écrire tout bonnement qu'on ne mange pas souvent de la cervelle qui a été pêchée il n'y a qu'un quart d'heure, un quart d'heure seulement. Elle est fraîche, rien de plus.

      Du point de vue de l'imaginaire, à remarquer le dégoût du carnivore d'Uruguay pour le plat bien français de la cervelle.

(o) Poisson L'italique est une critique de l'hispanophone sur l'imprécision du français. L'auteur vient de dire que ces hommes n'étaient pas des poissons (los peces), alors même qu'il sont pêchés (pescados) et donc dans le «  lac aux poissons », c'est-à-dire, en castillan, un effroyable lago de los pescados (contretraduction : « le lac des poissons morts », disons des poissons crevés, tout près d'être dévorés).

      Et bien entendu, les traducteurs ne comprennent pas mieux que les francophones, ce que Ducasse n'a pas expliqué autrement que par l'italique du mot, el lago de los peces, un énigmatique et absurde lac aux poissons, puisqu'on vient de lire, « car, enfin, ces hommes n'étaient pas des poissons ! ».

(p) Les membres paralysés. Pléonasme, pour paralysé. De même, la gorge muette, pour muet.

(q) On dit, à me remettre sur pieds (et non sur les pieds). Mais il faut être tombé pour se remettre debout. Il s'agit donc ici de reprendre son équilibre, se remettre droit sur ses pieds.

(r) Pléonasme ou explétisme : la lave d'un volcan tremble ou bouillonne forcément à l'intérieur.

(s) Les lèvres de ma bouche, pléonasme pour, mes lèvres.

(t) N'avoir que pitié pour ce spectacle, ce serait le mépriser, sens qui ne convient pas dans cette phrase. Il faut plutôt comprendre qu'il s'agit de la pitié envers une injustice, pour ceux qui en sont victimes. C'est la compassion. Cela se confirme plus bas, lorsqu'à ce sentiment de pitié (p. 91:2) pour l'humanité, ses enfants, les hommes, s'ajoutera sa fureur contre eux.

(u) Cette cascade de comparaisons, de concrétisations, repose sur l'expression, avoir devant les yeux (avoir à l'esprit comme si on l'avait sous les yeux), et, par conséquent ! devant le front, le souvenir de ces supplices. La phrase qui en résulte est un inextricable enchevêtrement de renversements de style artiste, le tête-à-queue, la figure que Ducasse pratique depuis le début de son oeuvre, mais qu'il maîtrise maintenant au point de produire de plus en plus souvent des fragments d'une poétique toute nouvelle. Il s'agit d'une forme d'écriture où les « thèmes » deviennent le sujet de l'exposé, sans que celui-ci n'en perde toutefois son sens immédiat. Cette première grande réalisation en illustre fort bien ce phénomène où le sens premier du texte laisse sa place à ce qui normalement devrait être ses sens seconds (car ces sens sont nombreux, inépuisables, ce sont les thèmes de l'oeuvre), pour devenir en quelque sorte ce sens second, maintenant secondaire.

(v) Il faut rappeler, pour compléter la note précédente, que le tout simple tête-à-queue ne se réduit pas souvent, dans les Chants, à une inversion. L'audace du mensonge n'est pas un mensonge audacieux, même si le sens de l'expression commence avec ce renversement de style artiste.

(w) Vous-même : l'appellation est d'elle-même une concrétisation des deux métonymies qui précèdent, vos cordes vocales et votre larynx prenant une remarquable autonomie.

(x) La préposition ne convient pas et tous les traducteurs corrigent : les paupières se dirigent vers le bas (hacia abajo).

(y) Gorge, le mot est mis pour le cou : l'image du vampirisme implique qu'on suce le sang de la victime en la mordant au cou.

(z) Pour avoir, au sens de, pour que j'aie; dès lors, assez a le sens de trop de cauchemars. L'infinitif dit le contraire de ce qu'il faut entendre.

(aa) Tous les traducteurs corrigent : dans le désert. Pourtant, puisque cela est si fréquent, même s'il s'agissait d'un usage incorrect de la préposition, elle n'en a pas moins bel effet ici, la lionne s'adressant au désert, comme le poulpe aux vagues de la mer.

(ab) Comme métonymie, la guillotine désigne souvent l'événement (on risque la guillotine, le crime mène à la guillotine, etc.). Mais il est original qu'elle désigne le temps où l'exécution aura lieu. Non seulement rien ne l'interdit, mais il s'agit d'une remarquable réussite.


3. Notes

Sources iconographiques ?

      Le sujet de cette strophe prend la forme d'une vision. Peut-on y trouver des sources iconographiques ?

Goya, Saturne dévorant ses enfants. Il s'agit de l'un des « tableaux noirs » que le peintre, devenu sourd, avait peint sur les murs de sa maison de campagne à la fin de sa vie. En 1873, Émile d'Eslanger, un banquier allemand, les a achetés et faits transporter sur des toiles. Elles seront exposées à Paris en 1873, avant de prendre place au Prado.

      Le Saturne dévorant ses enfants correspond au thème de cette strophe et, visuellement, au « tronc pourri dévoré » qui ouvre la description, la tête ayant été mangée en premier. Depuis la mort de Goya en 1746, et avant la rédaction des Chants en 1869, des gravures de la peinture ont-elle été publiées ?

      Jean-Pierre Caprets (p. 56) répond à la question : oui. Un ouvrage de G. Brunet sur le peintre espagnol est paru chez Aubry (Paris et Bordeaux) en 1865; des articles de P. Lefort sont aussi publiés dans la Revue des Beaux Arts en 1867-1868 (1867, p. 191-205 et 382; 1868, p. 169 et 385). Mais le plus important est que la gravure se trouve reproduite dans le Goya du grand spécialiste du peintre, Charles Yriarte, paru chez Plon en 1867 (p. 93), où la peinture est encore située dans la maison du peintre, au salon du rez-de-chaussée (p. 140) — l'ouvrage se consulte sur la bibliothèque électronique de Google.

      Cela dit, ce ne sont certainement pas dans ces articles et cet ouvrage spécialisés que Ducasse a pu connaître la gravure de la peinture. En revanche, il ne devrait pas être trop difficile de dresser l'inventaire des publications de la gravure en France et en Espagne et, dans ce dernier cas, pour les ouvrages susceptibles d'être vendus à Montrévidéo. La gravure a-t-elle été souvent reproduite dans les journaux et les périodiques avant 1869 ?

      The Red Devil. Pour André Malraux, « Lautréamont transposa encore dans son oeuvre des estampes : le chapitre qui commence par "J'ai vu le créateur... sur une mer [sic] de sang..." est la transposition d'une gravure anglaise qui fut très populaire vers 1860 (Lautréamont n'avait que treize ans, mais une sensation, sans doute, lui resta), intitulée Red Devil. Il a remplacé le nom de Satan par celui de Dieu, et obtenu un effet d'une originalité de visionnaire — d'une originalité de fou » (« La genèse des Chants de Maldoror », Action : cahiers de philosophie et d'art (Paris), no 3 (avril 1920), p. 33-35).

      La source ne sera pas retenue jusqu'à mieux informé. André Malraux ne reproduit pas la gravure ni n'en donne aucune référence. Or, la première moitié de sa note, qui s'achève avec cet exemple, repose sur l'hypothèse d'une invraisemblable culture anglaise d'Isidore Ducasse, comme si notre auteur avait lu Milton et Byron dans le texte. Ensuite, la seconde partie de la note, qui commence avec cet exemple, propose que cette strophe 2.8, tout comme celle du cheveu, 3.5, ne soient que « procédés » renversant et radicalisant des réalisations somme toute bien ordinaires. Comme on le voit, son premier exemple, même avéré ne serait pas probant, tandis que le second ne repose que sur de très vagues « intuitions ».

Sources littéraires

(1) Autocitation. C'est un rappel de l'incipit, de la première phrase et de l'ouverture des Chants. Mais c'est en même temps un rappel de la citation de Dante qu'on y trouve, le « chemin abrupt et sauvage ». Cf. 1.1, n. (2). On verra à la note suivante quels sont les passages de l'Enfer qui sont évoqués au centre de cette strophe.

      Mais si ces nombreuses évocations sont très « précises », jamais ailleurs qu'ici (c'est l'incipit des Chants qui citait la Divine Comédie) on n'y trouve la moindre citation littérale et ces réminiscences sont réorganisées dans un contexte tout différent de celui du poème de Dante. Il suit que Ducasse s'inspire de tout l'Enfer, pour créer cette vision, de la même manière qu'il s'inspire de Byron pour faire le portrait de son adolescent (les spleeniques yeux cernés) et du Paradis perdu à la fois pour situer la vision au firmament (ange, univers, voûte céleste, sphères, etc.) et pour faire un portrait créaturel du Créateur.

      En revanche, si les trois grandes sources d'inspiration (Dante, Milton et Byron) sont fondues dans la strophe, l'ouverture de la Divine comédie est très explicitement reprise. Se trouvent opposés le sentier obscur de la forêt (le sentier des catacombes), le chemin de la vie du poète, et l'autre sentier, le sentier de montagne, périlleux mais lumineux, par où Dante entreprend le périple : guardai in alto, e vedi... (v. 19), « je regardai en haut, et je vis... ».

      Sur ce tout dernier point, on peut penser à ce vers de « Bénédiction », le second poème des Fleurs du mal : « Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide, / Le Poète serein lève ses bras pieux » (Garnier, p. 10). Mais le rapprochement ne saurait être retenu tant l'inspiration des deux textes est différente, le trône désigné par Baudelaire étant celui qui attend le poète au ciel.

(2) À partir d'ici, nous sommes en Enfer. Plusieurs passages du premier cantique de la Divine Comédie sont évoqués. Pierre-Olivier Walzer les avait presque tous identifiés dans son édition critique — mais en oubliant un rapprochement important déjà trouvé par Jean-Pierre Capretz —, tandis qu'Hubert Juin, qui le recopie, en ajoute un dernier (mêlant toutefois les traductions de Pézard et de Masseron, sans donner les références au texte italien).

      Voici tous ces contextes dans la traduction en prose de Jacques-André Mesnard, la source littéraire de Ducasse, à l'incipit du chant premier.

      [Le Phlégéton est le troisième fleuve de l'enfer, après l'Achéron et le Styx. Le voici présenté.]

      Mais fixe les yeux sur la vallée : nous approchons de la rivière de sang, où ceux-là sont condamnés à bouillir, qui ont violenté leurs semblables.

            —— Dante, l'Enfer, chant 12, v. 47-48.

      [On doit à Jean-Pierre Capretz l'un des rapprochements les plus importants, dans cette strophe, s'agissant des damnés qui osent se montrer hors de l'étang (Quelques sources de Lautréamont, p. 55). Il n'a pas été repris par P.-O. Walzer et H. Juin.]

      Ils [les centaures] courent par milliers, autour de la fosse, transperçant de leurs flèches toute âme qui sort de la rivière de sang au-delà du niveau que lui assigne sa faute.

            —— Chant 12, v. 73-75.

      [Au huitième cercle de l'enfer, seconde fosse, celle des flatteurs, on voit Alessio Intermini relever la tête de dessous la merde. — Je reviendrai à la fin sur ce passage.]

      Nous vimes alors dans les profondeurs de cette fosse une multitude grouillante au milieu des immondices. C'était comme d'immenses vidanges ! Et comme je cherchais des yeux, j'aperçus là-dedans un damné dont la tête était si chargée d'ordures, qu'on ne pouvait savoir s'il était oui ou non tonsuré.

            —— Chant 18, v. 112-117.

      [Dans l'épisode qui suit, Barbariccia et Graffiacan sont des démons. Nous sommes au huitième cercle de l'enfer, dans la cinquième fosse, celle des « trompeurs ».]

      Cependant j'avais toujours les yeux fixés sur la poix bouillante, cherchant à découvrir les mystères de cette fosse et le supplice de ceux qui brûlaient dedans.

      Semblable au dauphin qui, hors de l'eau, courbe son dos en arc, avertissant le matelot de veiller au salut de son navire; de temps en temps quelqu'un des pécheurs, pour adoucir sa souffrance, sortait son échine et la rentrait dans le bitume avec la rapidité de l'éclair.

      Comme aussi des grenouilles, sur les bords d'un étang, hasardent la tête au dehors, les pattes et le reste du corps bien cachés dans la vase; ainsi faisaient de tous côtés, les damnés; mais dès que s'approchait Barbariccia, aussitôt ils s'enfonçaient dans les bouillons.

      J'en vis un, et j'en ai le coeur navré, qui s'arrêta une minute à peine, ainsi que s'attarde une grenouille quand l'autre fait le plongeon; Graffiacan, qui se tenait tout proche, l'accrochant par ses cheveux souillés de poix, le pêcha comme eût fait une loutre.

      [Dans les vers suivants, les « griffes » des démons sont plusieurs fois désignés, v. 41, 58 et surtout 68-69, où un damné dit qu'il aimerait encore être sous la poix avec les autres : « Que ne suis-je encore là-dessous à couvert [...], et à l'abri des griffes et des harpons » des démons !]

            —— Chant 22, v. 16-33.

      [Voici Ugolin rongeant le crâne de l'archevêque Roger.]

      Nous étions déjà loin de ce damné, lorsque j'en découvris deux autres que la glace resserrait dans le même trou, de telle sorte que la tête de celui-ci était comme un chaperon pour celui-là. Comme un affamé qui se jette sur du pain, celui qui était dessus attaqua l'autre avec ses dents à l'endroit où le cerveau se joint à la nuque. Tydée, dans sa vengeance, broyait avec moins de rage les tempes de Ménalippe, que celui-ci le crâne et la cervelle de son ennemi.

[...]

      Le pécheur, détournant la bouche de son horrible pâture, l'essuya aux cheveux de la tête dont il avait déjà rongé la nuque.

            —— Chant 32, v. 124-135, puis chant 33, v. 1-3.

      [Et pour finir, ce sont les trois bouches des trois figures de Lucifer au tout dernier chant de l'Enfer.]

      Autour de lui, le Cocyte était entièrement gelé. Il pleurait par ses six yeux, et les larmes coulaient sur ses trois mentons, avec un mélange de bave et de sang.

      De chaque bouche il broyait un pécheur avec ses dents, comme fait la machine à briser le chanvre, et il en mordait trois à la fois. Mais pour celui de devant, ce n'était rien que les morsures, comparées aux coups de griffes, qui étaient si violents, que les reins parfois restaient avec la peau toute dépecée.

            —— Chant 34, v. 52-60.

      Comme j'ai eu la chance de relire la Divine comédie en ayant à l'esprit les Chants de Maldoror, je peux témoigner que les recoupements trouvés par Jean-Pierre Capretz, Pierre-Olivier Walzer et Hubert Juin constituent bien la somme de ceux qui s'imposent dans la présente strophe. Or, comme on le voit au texte de la traduction de J.-A. Mesnard, on ne peut trouver aucune reprise textuelle. Et il en est de même de la traduction de Victor de Saint-Mauris que j'ai également confrontée à tous ces passages (on verra pourquoi plus bas), ce qui sera manifestement le cas de n'importe quelle traduction. Ducasse n'a pas le texte de Dante sous les yeux lorsqu'il rédige sa strophe; il n'en reproduit pas le moindre fragment. Certes, lorsque cinq passages d'un texte peuvent ainsi être précisément rapprochés d'une oeuvre, il ne fait pas de doute qu'elle soit une source d'inspiration de ce texte, mais cette source n'est pas plus proche de la lettre du texte que les oeuvres de Milton et de Byron, comme on l'a vu à la note précédente. Tout au plus donne-t-elle le sujet de la strophe, tandis que les deux autres auteurs en inspirent la mise en scène.

      Du point de vue de l'étude des sources, un point important doit être soulevé. Il s'agit de la merde. Si l'on se reporte à l'extrait du Chant 18 cité ci-dessus dans la traduction de J.-A. Mesnard, on verra qu'il s'éloigne du texte original sur ce point. Voici donc le texte de Dante, la traduction poétique remarquable de Longnon, puis mon essai de traduction littérale. J'explique ensuite la difficulté.

          Quivi venimmo; e quindi giù nel fosso
      vidi gente attuffata in uno sterco
      che da li uman privadi parea mosso.

          E mentre ch'io là giù con l'occhio cerco,
      vidi un col capo sì di merda lordo,
      che non parea s'era laico o cherco.

            —— Chant 18, v. 112-117, Arnoldo Mondadori Editore.

      Nous y vînmes; alors, dans le fond de la fosse,
          Je vis des gens plongés dans une fiente
      Qui paraissait tirée de latrines humaines.

      Cependant que mes yeux fouillaient en ce cloaque,
      J'en vis un, dont le chef était si embrené
      Qu'on ne pouvait savoir s'il était clerc ou lai.

            —— Chant 18, v. 112-117, trad. Longnon.

      Nous y arrivâmes. Et alors là, tout au fond de la fosse, je vis des gens submergés dans de la merde qui paraissait sortir tout droit de latrines humaines.

      Et pendant que moi, je jetais là-dessus un oeil perquisiteur, j'en vis un (pécheur) avec la tête si lourde de merde qu'on ne pouvait savoir s'il était laïc ou clerc [c'est-à-dire tonsuré].

On voit tout de suite que le vocabulaire de la traduction de Jacques-André Mesnard s'éloigne considérablement de celui de Dante sur ce point précis, soit les excréments (sterco) et la merde (merda) dans laquelle les damnés sont immergés. Cela devient les « immondices », les « vidanges », les « ordures », tandis que les latrines (privadi) disparaissent. Il suit que le trône du Créateur, « formé d'excréments humains et d'or » ne peut venir directement du texte de Dante dans la traduction de J.-A. Mesnard. Or, l'analyse de la question va nous conduire à l'hypothèse (encore toute provisoire) que Ducasse pourrait avoir relu l'Enfer, après la rédaction du chant premier et avant la rédaction de cette strophe 2.8, l'année suivante, dans une autre traduction que celle qu'il cite à l'incipit des Chants, vraisemblablement celle de Victor de Saint-Mauris (beaucoup plus probablement que celles de Brizieux ou de Fiorentino). On trouvera cette analyse à la seconde section du Dante de Ducasse, « Les excréments humains ».

(3) Il est vrai que l'évanouissement est un thème important de la rhétorique de la Divine comédie et il ne fait pas de doute qu'on le retrouve ici. Le thème en est mis en relief par la finale des chants 3 et 5 (voir leur dernier vers). Mais pas au point d'y compter trois évanouissements, comme le laissent entendre P.-O. Walzer et H. Juin.


4. Faurissonneries

Monsieur Robert Faurisson, comme d'habitude, nous présente un très long collage de citations tenant lieu d'analyse de cette strophe.

1. Monsieur Faurisson proteste : on grandit en beauté, mais pas en innocence. Ne lui en déplaise, ce fut le cas de Maldoror avant qu'il ne lève les yeux au-dessus de la voûte céleste.

2. Monsieur Faurisson se fait condescendant au sujet de l'expression savoir de reste, car ce « de reste » serait une tournure guindée propre à plaire à « un » André Gide. Il me semble que nous sommes nombreux à apprécier les expressions anciennes sorties de nos dictionnaires lorsqu'elles sont bien françaises.

3. Monsieur Faurisson ne manque pas de faire suivre d'un expressif point d'exclamation entre crochets l'expression « talonner du pied ».

4. Monsieur Faurisson y va d'une petite analyse psychologique dans le monde zoologique des poissons, contredisant l'affirmation qui veut que ces hommes ne soient pas des poissons. Cela donne la remarque ironique : « On imagine en effet qu'à la différence des hommes, les poissons, eux, se fussent sentis parfaitement à l'aise dans une "vaste mare de sang en ébullition" ! » (p. 88).

5. Monsieur Faurisson se trompe en imaginant que Maldoror suppose que son lecteur aimerait bien manger (tout comme lui, Maldoror !) d'aussi fraîches cervelles. Volontiers ironique, monsieur Faurisson prend souvent l'ironie des Chants à contresens.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe