El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 9 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

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      Il existe un insecte que les hommes nourrissent à
leurs frais. Ils ne lui doivent rien; mais, ils le craignent.
Celui-ci, qui n'aime pas le vin, mais qui (a) préfère
le sang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins
légitimes, serait capable, par un pouvoir occulte, de
devenir aussi gros qu'un éléphant, d'écraser les
hommes comme des épis. Aussi faut-il voir comme
on le respecte, comme on l'entoure d'une vénération
canine, comme on le place en haute estime au-dessus
des animaux (b) de la création. On lui donne la tête pour
trône, et lui, accroche*h ses griffes à la racine des cheveux,
avec dignité. Plus tard, lorsqu'il est gras (c) et
qu'il entre dans un âge avancé, en imitant la coutume
d'un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui
faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait
des funérailles grandioses, comme à un héros, et la
bière, qui le conduit directement vers le couvercle*v
de la tombe, est portée, sur les épaules, par les principaux
citoyens (d). Sur la terre humide que le fossoyeur
remue avec sa pelle sagace, on combine des
phrases multicolores sur l'immortalité de l'âme, sur
le néant de la vie, sur la volonté inexplicable de la
Providence, et le marbre se referme, à jamais, sur
cette existence, laborieusement remplie (e), qui n'est
plus qu'un cadavre. La foule se disperse, et la nuit
ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles
du cimetière.
      Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse.
Voici sa famille innombrable, qui s'avance, et
dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre
désespoir fût moins amer, et comme adouci par la
présence agréable de ces avortons hargneux, qui deviendront
plus tard de magnifiques poux, ornés
d'une beauté remarquable, monstres à allure de sages (f).
Il a couvé plusieurs douzaines d'oeufs chéris, avec
son aile (g) maternelle, sur vos cheveux, desséchés par
la succion acharnée de ces étrangers redoutables. La
période est promptement*h venue, où les oeufs ont
éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à
grandir, ces adolescents philosophes, à travers (h) cette
vie éphémère. Ils grandiront tellement, qu'ils vous le
feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.
      Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne
dévorent pas les os de votre tête, et qu'ils se contentent
d'extraire, avec leur pompe, la quintessence de
votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire :
c'est parce qu'ils n'en ont pas la force. Soyez certains
que, si leur mâchoire était conforme à la mesure
de leurs voeux infinis, la cervelle, la rétine des
yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait.
Comme une goutte d'eau. Sur la tête d'un
jeune mendiant des rues, observez, avec un microscope (1),
un pou qui travaille; vous m'en donnerez des
nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands
de la longue chevelure. Ils ne seraient pas
bons pour être conscrits; car, ils n'ont pas la taille
nécessaire exigée par la loi (i). Ils appartiennent au
monde lilliputien de ceux (j) de la courte cuisse, et les
aveugles n'hésitent pas à les ranger parmi les infiniment
petits. Malheur au cachalot qui se battrait
contre un pou. Il serait dévoré en un clin d'oeil,
malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour
aller annoncer la nouvelle*s. L'éléphant se laisse caresser.
Le pou, non. Je ne vous conseille pas de
tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main
est poilue, ou que seulement*s elle soit composée d'os
et de chair. C'en est fait de vos doigts. Ils craqueront
comme s'ils étaient à la torture. La peau disparaîtra (k)
par un étrange enchantement. Les poux sont
incapables de commettre autant de mal que leur
imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans
votre route, passez votre chemin, et ne lui léchez pas
les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque
accident. Cela s'est vu. N'importe, je suis déjà content
de la quantité de mal qu'il te fait, ô race humaine;
seulement, je voudrais qu'il t'en fît davantage.
      Jusqu'à quand garderas-tu le culte vermoulu de
ce dieu, insensible à tes prières et aux offrandes généreuses
que tu lui offres en holocauste expiatoire ?
Vois, il n'est pas reconnaissant, ce manitou horrible,
des larges coupes de sang et de cervelle (l) que tu
répands sur ses autels, pieusement décorés de guirlandes
de fleurs. Il n'est pas reconnaissant... car, les
tremblements de terre et les tempêtes continuent de
sévir depuis le commencement des choses. Et, cependant,
spectacle digne d'observation, plus il se montre
indifférent, plus tu l'admires. On voit que tu te méfies
de ses attributs, qu'il cache; et ton raisonnement
s'appuie sur cette considération, qu'une divinité
d'une puissance extrême peut seule montrer
tant de mépris envers les fidèles qui obéissent à sa
religion. C'est pour cela que, dans chaque pays, existent
des dieux divers, ici, le crocodile, là, la vendeuse
d'amour; mais, quand il s'agit du pou, à ce
nom sacré, baisant universellement les chaînes de
leur esclavage, tous les peuples s'agenouillent ensemble
sur le parvis auguste, devant le piédestal de
l'idole informe et sanguinaire. Le peuple qui n'obéirait
pas à ses propres instincts de rampement, et ferait
mine de révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la
terre, comme la feuille d'automne, anéanti par la
vengeance du dieu inexorable (3).
      Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les
fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les
abîmes de la mer; tant que les astres graviteront sur
le sentier de leur orbite; tant que le vide muet n'aura
pas d'horizon*d (4); tant que l'humanité*v déchirera ses propres
flancs par des guerres funestes; tant que la justice
divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce
globe égoïste; tant que l'homme méconnaîtra son
Créateur, et se narguera*i de lui, non sans raison, en y
mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l'univers,
et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en
siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste,
toi, l'ennemi invisible de l'homme (5). Continue de dire
à la saleté de s'unir avec lui dans des embrassements
impurs, et de lui jurer, par des serments, non écrits
dans la poudre, qu'elle restera son amante fidèle*s
jusqu'à l'éternité. Baise de temps en temps la robe
de cette grande impudique, en mémoire des services
importants qu'elle ne manque pas de te rendre. Si
elle ne séduisait pas l'homme, avec ses mamelles lascives,
il est probable que tu ne pourrais pas exister,
toi, le produit de cet accouplement raisonnable et
conséquent. Ô fils de la saleté ! dis à ta mère que, si
elle délaisse la couche de l'homme, marchant à travers (m)
des routes solitaires, seule et sans appui, elle
verra son existence compromise. Que ses entrailles,
qui t'ont porté neuf mois dans leurs parois parfumées,
s'émeuvent un instant à la pensée des dangers
que courrait, par suite, leur tendre fruit, si gentil et
si tranquille, mais déjà froid et féroce. Saleté, reine
des empires, conserve aux yeux de ma haine le spectacle
de l'accroissement insensible des muscles de ta
progéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais
que tu n'as qu'à te coller plus étroitement contre les
flancs de l'homme. Tu peux le faire, sans inconvénient
pour la pudeur, puisque, tous les deux, vous
êtes mariés depuis longtemps.
      Pour moi*i, s'il m'est permis d'ajouter quelques
mots à cet hymne de glorification, je dirai que j'ai
fait construire une fosse, de quarante lieues carrées,
et d'une profondeur relative. C'est là que gît, dans
sa virginité immonde, une mine vivante de poux.
Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente
ensuite, en larges veines denses, dans toutes les directions.
Voici comment j'ai construit cette mine artificielle.
J'arrachai un pou femelle aux cheveux de
l'humanité*v. On m'a vu me coucher avec lui pendant
trois nuits consécutives, et je le jetai dans la fosse.
La fécondation humaine, qui aurait été nulle dans
d'autres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par la
fatalité; et, au bout de quelques jours, des milliers
de monstres, grouillant dans un noeud compact de
matière, naquirent à la lumière. Ce noeud hideux
devint, par le temps (n), de plus en plus immense, tout
en acquérant la propriété liquide du mercure (2), et se
ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent,
actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la naissance*v
est plus grande que la mortalité), toutes les
fois que je ne leur jette pas en pâture un bâtard qui
vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou
un bras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant
la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze
ans, les générations de poux, qui se nourrissent de
l'homme, diminuent d'une manière notable, et prédisent
elles-mêmes, infailliblement, l'époque prochaine
de leur complète destruction. Car, l'homme,
plus intelligent que son ennemi, parvient à le vaincre.
Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes
forces, j'extrais de cette mine inépuisable des blocs
de poux, grands comme des montagnes (o), je les brise
à coups de hache, et je les transporte, pendant les
nuits*s profondes, dans les artères des cités. Là, au
contact de la température humaine, ils se dissolvent
comme aux premiers jours de leur formation dans
les galeries tortueuses de la mine souterraine, se
creusent un lit dans le gravier, et se répandent en
ruisseaux dans les habitations, comme des esprits
nuisibles (p). Le gardien de la maison aboie sourdement,
car il lui semble qu'une légion d'êtres inconnus
perce les pores des murs, et apporte la terreur au
chevet du sommeil. Peut-être n'êtes-vous pas sans
avoir entendu, au moins une fois, dans votre vie, ces
sortes d'aboiements douloureux et prolongés. Avec
ses yeux impuissants, il tâche de percer l'obscurité
de la nuit; car, son cerveau de chien ne comprend
pas cela. Ce bourdonnement l'irrite, et il sent qu'il
est trahi. Des millions d'ennemis s'abattent ainsi, sur
chaque cité, comme des nuages de sauterelles. En
voilà pour quinze ans. Ils combattront l'homme, en
lui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de
temps, j'en enverrai d'autres. Quand je concasse (q) les
blocs de matière animée, il peut arriver qu'un
fragment soit plus dense qu'un autre. Ses atomes
s'efforcent avec rage de séparer leur agglomération
pour aller tourmenter l'humanité*v; mais, la cohésion
résiste dans sa dureté. Par une suprême convulsion,
ils engendrent un tel effort, que la pierre, ne pouvant
pas disperser ses principes vivants, s'élance d'elle-
même jusqu'au haut des airs, comme par un effet (r) de
la poudre, et retombe, en s'enfonçant solidement
sous le sol (s). Parfois, le paysan rêveur aperçoit un
aérolithe fendre verticalement l'espace, en se dirigeant,
du côté du bas*d, vers un champ de maïs. Il ne
sait d'où vient la pierre. Vous avez maintenant,
claire et succincte, l'explication du phénomène.
      Si la terre était couverte de poux, comme de grains
de sable le rivage de la mer, la race humaine serait
anéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel
spectacle ! Moi, avec des ailes d'ange, immobile dans
les airs, pour le contempler.


1. Variantes

Corrections justifiées

1) 93: 13 monstres à allure de sage > sages — cf. n. (f).

2) 94: 19 La peau disparaît > disparaîtra par un étrange enchantement. cf. n. (k).

3) 96: 7 ... tant que l'homme méconnaîtra son créateur > Créateur, et se narguera de lui...

      Deux fois déjà, on trouve le mot créateur sans majuscule et cela est tout à fait justifié, parce que ce n'est pas le mot, mais la périphrase « créateur de l'univers » qui désigne Dieu dans les deux cas (p.  41: 3, et 46: 20). Il en serait de même ici, n'était le pronom qui suit et qui montre à lui seul qu'il s'agit d'une coquille. C'est bien le Créateur qui est nommément désigné.

4) 98: 23 Peut-être n'êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une fois dans votre vie, ces sortes d'aboiements douloureux et prolongés. > Peut-être n'êtes-vous pas sans avoir entendu, au moins une fois, dans votre vie, ces sortes d'aboiements douloureux et prolongés. — Il faut soustraire la première virgule et déplacer la troisième.

Ponctuation

1) 95: 12 ... qu'il cache; et ton raisonnement < mis pour > qu'il sache; et, ton raisonnement

2) 98: 21 sourdement, car il lui semble < mis pour > sourdement; car, il lui semble

      La correction devrait s'imposer, car on ne trouve pas moins de huit fois la formule « ; + adverbe / conjonction + , » dans la strophe : ;mais, (92: 6), — ;car, (94: 7), — ;seulement, (94: 26), — ;mais, (95: 18), — ;et, (97: 21), .Car; (98: 8), — ;car, (98: 27), — et ;mais, (99: 9).


2. Commentaires linguistiques

      Ducasse désigne lui-même le genre de la strophe. C'est un « hymne de glorification » (p. 97: 9), pléonasme, dédié au pou. Du point de vue de la genèse, on doit commencer par remarquer un fait très simple, soit que l'hymne à l'océan constituait la neuvième strophe du Chant premier, exactement comme l'hymne au pou est la neuvième strophe du deuxième Chant. Ensuite, si cette strophe 2.9 n'est pas la plus longue du chant 2, comme la strophe 1.9 au chant précécent, elle en est la plus longue depuis le début (ce qui est significatif pour la genèse) et la première et la seule qui sera divisée en alinéas. Il y a donc une parenté de forme entre les deux strophes.

      Les faits de genèse peuvent parfois découler de l'étude littéraire. Pour le contenu, ce ne sont plus les ressemblances, mais les différences qui importent, en ce sens que l'hymne recentre l'éloge par inversion : l'hymne à l'océan était essentiellement une critique de l'homme (grandeur de l'océan, petitesse de l'homme), tandis que l'hymne au pou est l'éloge de l'insecte pour tout le mal qu'il réussit à infliger à l'homme, tout petit qu'il soit, ce qui fait sa grandeur.

      Transformation également de la rédaction : non seulement le narrateur devient un important personnage et l'hymne se transforme-t-elle en un récit, mais la strophe, qui n'est plus inspirée de Byron, présente la structure en deux volets ou en deux parties caractéristique des Chants.

(a) Ce second relatif est en trop, parce que l'adverbe mais n'ajoute pas une nouvelle proposition, mais corrige la précédente. On attendrait d'ailleurs, qui n'aime pas le vin, mais le sang : c'est un trait de style des Chants que de multiplier les « synonymes », qui prennent ainsi des sens inattendus (ici, à cause de la tournure syntaxique, préférer a le sens d'aimer).

(b) Au-dessus des animaux, raccourci pour, au-dessus de tous les animaux, des autres animaux.

(c) Ce n'est pas gras, mais gros qui est attendu, même si l'adjectif s'accorde bien à celui qui passe sa vie à se repaître de sang.

(d) En français, il y a une petite différence entre les citoyens principaux, les plus importants, et les principaux citoyens, les plus nombreux (de ceux-là, peut-être), le gros des citoyens. Comme le sens ne fait ici aucun doute, l'ordre des deux mots est simplement curieux.

(e) Une existence, une vie de labeur bien remplie. L'inversion de style artiste produit un emploi incorrect de l'adverbe, précisément parce qu'il ne s'applique plus à la personne (qui aime le travail et travaille beaucoup), mais à son activité, qui demande beaucoup de travail, beaucoup d'effort, qui est pénible, — le sens de péniblement ici.

(f) T : monstres à allure de sage (au singulier) : s'agissant implicitement d'une comparaison (avoir la même conduite ou le même aspect que), on doit accorder les sages aux monstres. Autrement, s'il s'agissait de caractériser l'allure, alors il faudrait ajouter l'article : ce serait l'allure du sage, ce qui paraîtrait bien recherché dans le contexte.

(g) Couver avec son aile : on attendrait plutôt, sous son aile, d'autant que l'expression est nécessairement figurée, le pou n'ayant pas d'ailes.

(h) Même si les traducteurs donnent littéralement en espagnol, a través de esta vida efímera, il ne paraît pas s'agir d'un hispanisme pour durant (a lo largo de, Alonso) cette vie éphémère. D'ailleurs, en français, la locution prépositive est inattendue, mais tout à fait correcte.

(i) C'est la taille réglementaire. Nécessaire vaut pour minimale.

(j) De ceux de la, formule explétive pour, le monde de la courte cuisse.

(k) T : La peau disparaît par un étrange enchantement.

      Avant comme après ce passage, l'exposé des hypothèses est toujours au conditionnel (le cachalot serait dévoré; il vous arriverait quelque accident à embrasser le pou). Or, ici, nous trouvons la suite inattendue d'un présent (c'en est fait), d'un futur (craqueront) et encore d'un présent (disparaît). Dans la logique du texte, il me semble que l'interprétation de Manuel Serrat Crespo est la plus juste, qui consiste à mettre au futur (qui actualise le conditionnel) les actions hypothétiques entraînées par le présent de constatation (c'en est fait). Alors, si c'en est fait, les doigts craqueront et la peau disparaîtra.

      Cet anachronisme pourrait faire croire à une addition à une première rédaction, soit le fragment de la caresse, depuis « L'éléphant se laisse caresser » (on a donc deux comparaisons : le cachalot..., l'éléphant). Mais dès qu'on formule l'hypothèse, on peut imaginer aussi que le long fragment précédent est également une addition, depuis « Sur la tête d'un jeune mendiant des rues... ». On voit, en effet, que le texte se raccorde parfaitement si l'on lit « Comme une goutte d'eau. [...] Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite ». Dès lors, on s'explique les fautes d'accord du fragment qui nous occupe, puisqu'il s'agirait d'une seconde addition à la rédaction de premier jet, l'adjonction d'un nouvel exemple. D'où, bien entendu, le caractère brouillon de l'alinéa. Et pure « addition » simplement pour allonger le texte, sur le modèle de l'hymne de l'océan, la plus longue strophe du Chant premier.

      À remarquer que le second volet de la strophe s'ouvrira par une « addition » : « Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter... » (p. 97: 8).

(l) On aurait tort de voir une contradiction dans cette offrande de la cervelle et l'alinéa précédent, où le pou n'est malheureusement pas assez puissant pour manger la cervelle de l'homme (p. 93: 28), ou plutôt cette contradiction n'est pas une trace d'improvisation, mais plutôt le signe de l'indépendance de chacun des alinéas de l'hymne au pou (exactement comme dans l'hymne à l'océan).

(m) Ce n'est plus ici un hispanisme, comme dans la route, mais une utilisation très fantaisiste de la locution prépositive en français. On comprend qu'il ne s'agit pas tout à fait de marcher sur (dans) les routes, mais bien d'y marcher au hasard.

(n) Par le temps : la préposition*s par est mise pour avec (c'est une incorrection et non un hispanisme, car on dit, con il tiempo, comme en fran‡ais).

(o) « Grand comme une montagne » est du langage enfantin. Le mot entre pourtant dans plusieurs expressions qui n'ont rien de puéril (on dit, par exemple, se faire une montagne d'un petit problème). Or, Ducasse lui-même se moquera de l'expression dans la strophe 4.7 (P 1869, p. 221: 15) : « un pélican, grand comme une montagne ou du moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain) ».

(p) Au TLF, Ducasse est le seul auteur à désigner les esprits nuisibles. On dit plutôt les esprits malins ou les esprits du mal.

(q) Pour comprendre le passage qui commence ici, il faut entendre « quand je tente ou me propose de concasser » ces blocs, puisqu'il s'agit des blocs qu'il est impossible de concasser; il en résulte que la « pierre », qui paraîtra un aérolithe, désigne un bloc, un « bloc de matière animée ».

(r) Hispanisme, même si l'emploi n'est pas impossible en français : como por (un, el) efecto de la pólvera. On dit, sous l'effet de la poudre.

(s) Sous le sol, pour, dans le sol. Emploi fautif de la pr‚position*s.


3. Notes

1. Source encyclopédique

      On n'a pas encore trouvé la source d'information et d'inspiration de cette strophe. Pourtant il ne fait pas de doute, on va le voir, que l'hymne au pou ne soit rédigé à partir d'un exposé d'histoire naturelle, probablement repris par un traité de médecine. Voici l'état actuel de la recherche à ce sujet.

Histoire naturelle du pou

      Si l'on se reporte à l'article de Marguerite Bonnet (« Lautréamont et Michelet », RHLF), on verra d'abord que l'Insecte (1858) de Michelet n'inspire pas la strophe 2.9 sur le pou. On verra ensuite (p. 616) que la Zoologie classique de F.-A. Pouchet n'est pas non plus ici la source de Ducasse, comme c'était le cas de ses grues à l'ouverture des Chants. L'exposé de la Zoologie sur le pou (vol. 12, p. 256) ne présente aucun trait commun avec la strophe, qui ne trouve pas sa source dans n'importe quelle encyclopédie : l'insecte se nourrit exclusivement de sang, grâce à son suçoir, et il est d'une rapide et exceptionnelle fécondité; comme dit M. Bonnet, « ces rapprochements n'ont rien de décisif » et c'est le moins que l'on puisse dire.

      Or, de nombreux indices impliquent une source d'information précise, à tel point qu'on peut la reconstituer théoriquement. L'exposé que l'on cherche découle de l'exposé classique de l'histoire naturelle de Buffon-Latreille que je présenterai ci-dessus, il comprend évidemment le mot « suçoir » (que l'on trouve à peu près partout, mais pas chez Latreille), et on y trouve surtout un original développement sur l'épidémiologie des populations de poux, avec deux traits caractéristiques, soit le cycle de 15 ans (Ducasse l'écrit deux fois) et l'éventuelle éradication de l'insecte sur l'humain, avec les progrès de l'hygiène et de la médecine; ces données épidémiques pourraient impliquer que la source est un manuel ou un traité médical. En outre, cette source, lorsqu'on l'aura trouvée expliquera vraisemblablement la très curieuse « observation » sur la mise à mort du pou par ses congénères qui ouvre son hymne, à la manière d'une oraison funèbre. — En prime, le vin, l'alcool jouera peut-être un rôle dans la médication.

      Il faut vraiment beaucoup d'énergie pour trouver l'exposé sur le pou dans le cours d'histoire naturelle de Buffon. Il figure dans la troisième série de ces ouvrages qui se présente sous le titre d'Histoire naturelle générale et particulière des crustacés et des insectes, faisant suite aux oeuvres de Leclerc de Buffon, par Pierre-André Latreille, Paris, Dufart, 1802-1805, 15 vol. Impossible de localiser l'exposé sur le pou pour un non-spécialiste dans la volumineuse collection Buffon-Latreille; il lui faut le volume de l'index alphabétique, Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet du roi, Paris, Imprimerie nationale, 1808, qui donne les références adéquates aux vol 1 (p. 131) et 8 (p. 86-99). Il ne s'agit pas de la source immédiate d'Isidore Ducasse. Premier indice, le mot « suçoir » ne s'y trouve pas. Ensuite, l'exposé est repris par tous les ouvrages ultérieurs, souvent avec de nombreux fragments recopiés mot pour mot, mais sans aucun des traits propres à la strophe 2.9 énumérés ci-dessus. En voici toutefois deux petits fragments propres à faire sourire les lecteurs de Ducasse.

      « Cependant il est certain que c'est sur la tête de l'homme et dans la chevelure que ce vil insecte (pediculus humanus, Lin.) prend plaisir d'établir le siège de son empire. C'est là que son orgueil et sa rage se déploient dans toute leur énergie, à moins qu'on ne se hâte de lui déclarer une guerre vive et opiniâtre, pour l'empêcher d'y établir ses incalculables colonies et son indélébile prospérité » (vol. 1, p. 131).

      « Parler des poux seroit abject, si nous en croyons quelques auteurs qui, accoutumés à ne regarder et à ne voir que les objets brillans, dédaignent tout ce qui ne peut prodiguer les ornements oratoires à leurs pauvres écrits... » (vol. 8, p. 86).

      L'exposé substantiel de Pierre-André Latreille, complétant les cours de Buffon, est très souvent repris tout au long de XIXe siècle et il constituera longtemps la base des articles d'encyclopédies, y compris des répertoires spécialisés d'entomologie. C'est le cas, par exemple, des ouvrages suivants. Jean-Marie Roland de la Batière, Encyclopédie méthodique, Paris, Panckouche, 1825, p. 196a-197b; Georges Cuvier et P.-A. Latreille, le Règne animal distribué d'après son organisation, Paris, Deterville, 1829, 406 p., p. 344-346; Georges Cuvier, Leçons d'anatomie comparée, Paris, Crochard, 1837, p. 155; Henri Milne-Edwards, Élémens de zoologie, Paris, Fortin, 1849, p. 149, par. 1169. Dans le temps que j'ai consacré à cette recherche, je n'ai trouvé qu'un seul ouvrage qui se démarque de l'exposé du cours de Buffon-Latreille et c'est le Dictionnaire universel d'histoire naturelle de Charles Dessaline d'Orbigny, Paris, Bureau principal des éditeurs, 1847, p. 457a-458a, puisqu'il tient compte de recherches alors récentes; rien toutefois ne le rapproche de la source hypothétique de Ducasse.

      Il reste toutefois deux précisions « scientifiques » de la strophe qui peuvent ou ne peuvent s'interpréter qu'à la lumière de ces exposés encyclopédiques, alors même qu'on ne connaît pas encore la source d'inspiration de l'auteur. C'est l'objet des deux notes suivantes.

(1) Le microscope. La note, très souvent reprise, se trouve déjà dans l'encyclopédie de Diderot : « Si on observe cet insecte au microscope, dans ce moment [lorsque le pou enfonce sa trompe ou son aiguillon dans la peau], on voit très distinctement le sang qu'il pompe, passer dans sa tête, et tomber ensuite dans l'estomac ».

(2) Le mercure. Le mot, l'idée pourrait dériver aléatoirement du meilleur traitement contre les poux répertorié dans le cours de Buffon-Latreille, généralement repris par les exposés ultérieurs : « les préparations mercurielles sont, de toutes, celles qui les font périr plus sûrement et plus promptement » (vol. 8, p. 92).

      À remarquer, à ce sujet, que la mine de poux pourrait bien s'inspirer d'un autre exposé d'entomologie (ce qu'on pourra voir sur la source d'information lorsqu'on l'aura trouvée), soit d'une des nombreuses formes de colonies d'insectes souterraines.

2. Citations ou sources littéraires : Lamartine et Sully Prudhomme

(3) «... disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille d'automne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable ». Vu la citation littérale de l'alinéa suivant (cf. n. (5)), il ne fait pas de doute qu'on trouve ici une réplique sarcastique à la dernière strophe du premier poème des Méditations poétiques de Lamartine.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

(4) Comme on le voit au décryptage*d, j'ai fait un bel effort d'analyse... d'un vers de Sully Prudhomme recopié par Ducasse. La source a été signalée par Roland-François Lack qui reprend l'information dans sa communication « "Faut-il que j'écrive en vers... ?", Poésies et prosodie », Cahiers Lautréamont, nos 55-56, Paris, Du Lérot, 2001, p. 97-98. Il s'agit des deux premiers vers du poème « À Alfred de Musset » de Sully Prudhomme.

Poète ! aussi longtemps que marchera la terre
Dans le vide muet qui n'a pas d'horizon;
Tant que [...].

— Sully Prudhomme, Stances et poèmes (1865-1866), Paris, Lemerre, 1882, p. 302. Il s'agit de l'avant-dernier poème du recueil.

L'ouverture du poème de Sully Prudhomme est une énumération du même type que celle que construit Isidore Ducasse avec sa répétition des six locutions conjonctives, tant que. — On peut penser que l'énumération regroupe plusieurs collages comme celui-ci, mais je n'ai pas réussi à en trouver d'autres.

(5) « Je te salue, soleil levant, libérateur céleste ». Citation littérale détournée : « Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste ». L'alexandrin est pris du poème « L'immortalité » (13e vers), cinquième poème des Méditations poétiques, le premier recueil de Lamartine, paru en 1820. Le succès est tel qu'il doit faire partie du bagage scolaire de Ducasse, plus d'un demi-siècle plus tard. C'est Marius-François Guyard qui a trouvé cette citation littérale, « Lautréamont et Lamartine » (1965), rééd. « Un héritier rebelle de Lamartine : Lautréamont » (1966).

      Le « soleil levant » est l'astre qui ouvre le poème (« Le soleil de nos jour pâlit dès son aurore », premier vers, puis « Le soleil, comme nous, marche à sa décadence », v. 64).

      C'est manifestement la religion et la religiosité de Lamartine qui sont prises à partie ici. Ducasse se moque de l'idée que la mort puisse délivrer l'âme et lui donner l'immortalité. D'ailleurs cet alinéa, sinon tout cet hymne au pou, est une rebuffade à la mièvre poésie du romantique, où Dieu est le « vrai soleil » (« L'isolement »), où l'impératif est « De sentir, d'adorer ton divin esclavage » (« L'homme »). La preuve en est la finale de l'alinéa précédent, on l'a vu.

      Genèse. Le même poème annonce la strophe qui viendra tout de suite après l'éloge des mathématiques qui suit, « Ô lampe... ». Ce sont les trois vers suivants de « L'immortalité ».

Quand les rayons du soir pâlissent par degrés,
La lampe, répandant sa pieuse lumière,
D'un jour plus recueilli remplit le sanctuaire.


4. Faurissonneries

      La soi-disant analyse de Robert Faurisson consiste, comme c'est généralement le cas, en une cascade de citations de la strophe 2.9 reformulées les unes après les autres sur divers modes, du sarcasme à l'ironie, mais qui dénotent souvent des contresens, chaque fois qu'il ne s'agit pas d'une plate lecture de premier degré, insensible au sens même du texte. Et tout cela au service de la « thèse » que l'on connaît, d'un simplisme rare : « Sa cuistrerie [celle de Maldoror], tout comme sa poésie [dans cette strophe], aboutissent à des effets parfaitement grotesques. / Voici la gravité du cuistre... » (p. 89).

      Un exemple devrait suffire. L'extrait suivant qui, bien entendu, est largement occupé par une « citation ».

« Maldoror a, sur le caractère du pou, des connaissances puisées aux meilleures sources et qui lui permettent d'avertir son lecteur de certains dangers : "Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelque accident. Cela s'est vu". Il va de soi que le lecteur est saisi d'un frisson de peur rétrospective à l'idée que, sans cette mise en garde, il aurait pu lui prendre la fantaisie de lécher les papilles de la langue d'un pou » (p. 89).

S'il n'y a pas là l'ombre d'une analyse littéraire, on peut tout de même s'interroger. Le lecteur, vraiment ? (et non pas le lecteur impliqué par le texte, le narrataire, notion complètement étrangère à cet ouvrage), c'est-à-dire nous tous ? S'agissant d'un détournement de texte dans le cadre d'un insipide, insignifiant et niais commentaire d'école élémentaire (reposant sur l'idée tout à fait inadéquate de mise en garde), il me semble que l'auteur aurait dû avoir la prudence de parler pour lui. « Maldoror a, sur le caractère du pou, des connaissances... qui lui permettent de m'avertir de certains dangers [...]. Je suis saisi d'un frisson de peur rétrospective à l'idée que, sans cette mise en garde, il aurait pu me prendre la fantaisie de lécher les papilles de la langue d'un pou ». Ah ! là on reconnaît notre bon ami, vraiment fantaisiste, tout disposé à embrasser un pou de rencontre.

      Ainsi, A-t-on lu Lautréamont ? ne doit pas s'entendre au sens de « Comment lire Lautréamont », mais « Voici comment j'ai lu Lautréamont ». L'« essai » apparaît alors comme une oeuvre autobiographique, dont la figure de style principale serait la projection. J'ai bien hâte de voir ce qu'il en sera avec la prochaine strophe et quelques autres que j'ai à l'esprit. Celle de la requine en particulier. Sans les « mises en garde » de « Lautréamont », de quoi le « lecteur » Robert Faurisson ne sera-t-il pas tenté ? Belles analyses en perspective.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe