El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 10 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

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      Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées,
depuis que vos savantes leçons, plus douces
que le miel, filtrèrent dans mon coeur, comme une
onde*i rafraîchissante. J'aspirais instinctivement, dès
le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que
le soleil (a), et je continue encore de fouler le parvis
sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de
vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un
je ne sais quoi, épais comme de la fumée (b); mais, je sus
franchir religieusement les degrés qui mènent à votre
autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le
vent chasse le damier (c). Vous avez mis, à la place,
une froideur excessive*i, une prudence consommée et
une logique implacable. À l'aide de votre lait fortifiant,
mon intelligence s'est rapidement développée,
et a pris des proportions immenses, au milieu de
cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec
prodigalité, à ceux qui vous aiment d'un sincère
amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! (1) trinité
grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a
pas connues est un insensé ! Il mériterait l'épreuve
des plus grands supplices; car, il y a du mépris
aveugle dans son insouciance ignorante; mais, celui
qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien
des biens de la terre; se contente de vos jouissances (d)
magiques; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire
plus que s'élever (e), d'un vol léger, en construisant
une hélice ascendante*v, vers la voûte sphérique des
cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des
fantasmagories morales; mais vous, ô mathématiques
concises, par l'enchaînement rigoureux de vos propositions
tenaces et la constance de vos lois de fer,
vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant
de cette vérité suprême dont on remarque l'empreinte
dans l'ordre de l'univers. Mais, l'ordre qui vous entoure,
représenté surtout par la régularité parfaite
du carré, l'ami de Pythagore (2), est encore plus grand;
car, le Tout-Puissant s'est révélé complètement, lui et
ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista
à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors
de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux
époques antiques et dans les temps modernes, plus
d'une grande imagination humaine vit son génie,
épouvanté (f), à la contemplation de vos figures symboliques
tracées sur le papier brûlant, comme autant
de signes mystérieux, vivant d'une haleine latente,
que ne comprend pas le vulgaire profane et qui
n'étaient que la révélation éclatante d'axiomes et
d'hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l'univers
et qui se maintiendront après lui. Elle se demande,
penchée vers le précipice d'un point d'interrogation
fatal, comment il se fait que les mathématiques contiennent
tant d'imposante grandeur et tant de vérité
incontestable, tandis que, si elle les compare à
l'homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil (g)
et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé,
auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir
davantage la petitesse de l'humanité*v et son incomparable
folie, plonge sa tête, blanchie, sur une main
décharnée (h) et reste absorbé dans des méditations surnaturelles.
Il incline ses genoux devant vous, et sa
vénération rend hommage à votre visage divin, comme
à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance,
vous m'apparûtes, une nuit de mai, aux rayons
de la lune, sur une prairie verdoyante (i), aux bords d'un
ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce et
en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme
des reines. Vous fîtes quelques pas vers moi, avec
votre longue robe, flottant comme une vapeur (j), et
vous m'attirâtes vers vos fières mamelles, comme un
fils béni. Alors, j'accourus avec empressement, mes
mains (k) crispées sur votre blanche gorge. Je me suis
nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde,
et j'ai senti que l'humanité grandissait en moi, et
devenait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales,
je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que
de projets énergiques (l), que de sympathies (m), que je
croyais avoir gravées sur les pages de mon coeur,
comme sur du marbre, n'ont-elles pas effacé lentement,
de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives,
comme l'aube naissante efface les ombres de
la nuit ! Depuis ce temps, j'ai vu la mort, dans l'intention,
visible à l'oeil nu, de peupler les tombeaux,
ravager les champs de bataille, engraissés par le sang
humain, et faire pousser des fleurs matinales par-
dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, j'ai
assisté aux révolutions de notre globe; les tremblements
de terre, les volcans, avec leur lave embrasée,
le simoun du désert et les naufrages de la tempête
ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis
ce temps, j'ai vu plusieurs générations humaines
élever, le matin, les ailes et les yeux, vers l'espace,
avec la joie inexpériente de la chrysalide qui salue
sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant
le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs
fanées que balance le sifflement plaintif du vent.
Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun
changement, aucun air empesté n'effleure les rocs
escarpés et les vallées immenses de votre identité.
Vos pyramides modestes dureront davantage que les
pyramides d'Égypte, fourmilières élevées par la stupidité
et l'esclavage (3). La fin des siècles verra encore,
debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques,
vos équations laconiques et vos lignes sculpturales
siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant,
tandis que les étoiles s'enfonceront, avec désespoir,
comme des trombes, dans l'éternité d'une nuit horrible
et universelle, et que l'humanité*v, grimaçante,
songera à faire ses comptes avec le jugement dernier.
Merci, pour les services innombrables que vous
m'avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères
dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous,
dans ma lutte contre l'homme, j'aurais peut-être été
vaincu. Sans vous, il m'aurait fait rouler dans le
sable (n) et embrasser la poussière de ses pieds. Sans
vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré ma
chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes
gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me
donnâtes la froideur*i qui surgit de vos conceptions
sublimes, exemptes de passion. Je m'en servis pour
rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon
court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres
sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables.
Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu'on déchiffre
à chaque pas dans vos méthodes admirables
de l'analyse, de la synthèse et de la déduction. Je
m'en servis pour dérouter*i les ruses pernicieuses de
mon ennemi mortel, pour l'attaquer, à mon tour,
avec adresse et plonger, dans les viscères de
l'homme (o), un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé
dans son corps; car, c'est une blessure dont il
ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui
est comme l'âme elle-même de vos enseignements,
pleins de sagesse; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe
compliqué n'en est que plus compréhensible,
mon intelligence sentit s'accroître du double ses
forces audacieuses. À l'aide de cet auxiliaire terrible,
je découvris, dans l'humanité*v, en nageant vers les
bas-fonds, en face de l'écueil de la haine, la méchanceté
noire et hideuse, qui croupissait au milieu de
miasmes délétères, en s'admirant le nombril. Le
premier, je découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ->
ce vice néfaste, le mal ! supérieur en lui au
bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes,
je fis descendre, de son piédestal, construit par
la lâcheté de l'homme, le Créateur lui-même ! Il
grinça des dents (p) et subit cette injure ignominieuse;
car, il avait pour adversaire quelqu'un de plus fort
que lui. Mais, je le laissai de côté, comme un paquet
de ficelles, afin d'abaisser mon vol*d (q)... Le penseur
Descartes faisait, une fois (r), cette réflexion que rien
de solide n'avait été bâti sur vous (4). C'était une manière
ingénieuse de faire comprendre que le premier
venu ne pouvait pas sur le coup découvrir votre valeur
inestimable. En effet, quoi de plus solide que les
trois qualités principales déjà nommées qui s'élèvent,
entrelacées*h comme une couronne unique, sur le sommet
auguste de votre architecture colossale ? Monument
qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes,
dans vos mines de diamant, et d'explorations
scientifiques, dans vos superbes domaines. Ô mathématiques
saintes, puissiez-vous, par votre commerce
perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté
de l'homme et de l'injustice du Grand-Tout !


1. Variantes

      Aucune variante (notamment pour la quasi-citation de Descartes), mais quelques corrections s'imposent.

Ponctuation

      Un cas (que je ne corrige pas pour l'instant) déroge à la formule « point-virgule + adv./conj. + virgule » et c'est :

101: 1 ... fantasmagories morale; mais vous, ô mathématiques # fantasmagories morale; mais, vous, ô mathématiques

Partout ailleurs la formule est respectée dans cette strophe :
100: 8 ... fumée; mais, je sus...
100: 21 ... supplices; car, il y a...
100: 22 ... ignorante; mais, celui... 101: 5 ... l'univers. Mais, l'ordre...
101: 9 ... plus grand; car, le Tout-Puissant...
104: 18 ... corps; car, c'est...
105: 7 ... ignominieuse; car, il avait...

Corrections justifiées

1) 100: 8  T : un je ne sais quoi épais comme de la fumée > un je ne sais quoi, épais comme de la fumée — cf. n. (b).

2) 100: 26  T : ne désire plus que de s'élever > ne désire plus que s'élever — cf. n. (e).

3) 101: 17  T : autant de signes mystérieux, vivants d'une haleine latente... > vivant d'une haleine latente...

4) 101: 21-26  T : comment se fait-il que > comment il se fait que — L'interrogative indirecte n'admet pas l'inversion, puisque c'est précisément elle qui marque l'interrogation directe.

      Pourtant c'est la proposition interrogative directe que décrit la participiale de ce qui devrait être l'incise (Elle demande), soit l'imagination humaine « penchée vers le précipice d'un point d'interrogation fatal », le point d'interrogation final de l'interrogative qui suit. Cela dit, pour rétablir l'interrogation directe, il faudrait non seulement refaire la ponctuation, mais adapter les pronoms personnels, ce qui donnerait : Elle se demande, penchée vers le précipice d'un point d'interrogation fatal : comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d'imposante grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si je les compare à l'homme, je ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge ?

5) 102: 12  T : votre longue robe, flottante comme une vapeur > votre longue robe, flottant comme une vapeur

6) 102: 28  T : Depuis ce temps, j'ai vu la mort, dans l'intention, visible à l'oeil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain[,] et faire pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres ossements.

      L'apposition, « engraissés par le sang humain », doit être encadrée de virgules.

7) 103: 7  T : Depuis ce temps, j'ai vu plusieurs générations humaines élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers l'espace, avec la joie inexpériente de la chrysalide qui... — ses = leurs (en castillan), mis pour les (en français), d'autant qu'il s'agit d'une métonymie (des générations d'hommes) :: > [élever] les ailes et les yeux, vers l'espace... — Hispanisme morphologique (le possessif pour l'article) doublé d'une faute de personne grammaticale.

8) 105: 8  T : Mais, je le laisserai de côté > Mais, je le laissai de côté — Il ne fait pas de doute qu'il s'agisse d'un lapsus, le futur étant mis pour le passé. D'abord tout le contexte est au passé, de sorte que la conclusion peut difficilement être un projet; ensuite, surtout, le sens de la phrase l'exige, puisqu'elle explique le retour sur terre (abaisser mon vol = voler vers le bas = descendre) impliqué par la situation narrative (le narrateur doit être revenu aussi bien des bas-fonds de l'homme que du ciel du Créateur au moment de la rédaction).


2. Commentaires linguistiques

Constructions de style artiste

      Il ne sera pas mauvais d'ouvrir cette analyse grammaticale par une énumération des nombreuses figures de style artiste qu'on trouve dans cette strophe. Ces renversements systématiques de l'ordre des mots et des catégories grammaticales finissent par constituer une forme de « langue » poétique que le lecteur est appelé à décrypter pour comprendre le texte. Bien entendu, l'auteur s'amuse, le résultat opérant comme de véritables devinettes ou périphrases. Je m'amuse à mon tour à en proposer le rétablissement.

100: 5 — le parvis sacré de votre temple solennel = le parvis solennel de votre temple sacré;
100: 22 — son insouciance ignorante; = son insouciante ignorance;
101: 11 — vos trésors de théorèmes = vos précieux théorèmes;
101: 16 — [les] figures symboliques tracées sur le papier brûlant = brûlant le papier;
101: 28 — la familiarité noble de vos conseils = la familiarité de vos nobles conseils;
102: 4 — Il incline ses genoux devant vous = il s'agenouille devant vous;
103: 17 — [les] fourmilières élevées par la stupidité et l'esclavage = [les] fourmilières élevées par la stupidité des esclaves, par des esclaves stupides;
104: 2 — embrasser la poussière de ses pieds = embrasser ses pieds poussiéreux : mordre la poussière + embrasser ses pieds;
105: 9 — abaisser mon vol*d

—— Sauf peut-être p. 102: 17, l'humanité est mis pour l'homme (102: 1; 104: 25) ou les hommes (103: 23). À remarquer de même que le Tout-Puissant (101: 9; 102: 6 103: 20) a valeur positive, au contraire du Créateur (105: 5) et du Grand-Tout (105: 23).

Commentaires linguistiques

(a) « Source, plus ancienne que le soleil ». Soleil est un raccourci pour, soleil, source de lumière. C'est explicite plus bas, dans le triangle lumineux (100: 19)

(b) Un je ne sais quoi épais comme de la fumée, pour d'épais comme de la fumée. « Je ne sais quoi » n'est pas un nom, mais un pronom : on dit, un je ne sais quoi de ou qui, comme quelque chose de ou qui. Je n'ajoute pas la préposition parce que la faute se trouve souvent chez les contemporains de Ducasse (au TLF, on en trouve 7 occurrences, de Sainte-Beuve à Maupassant, de 1855 à 1882, contre 39 occurrences de ujnsq + de + adjectif).

      En revanche, j'ajoute la virgule ducassienne, nécessaire pour marquer l'apposition. Cf. v. (1)

(c) Damier. Très proche du ramier signalé par P.-O. Walzer. Dans les deux cas, il s'agit d'oiseaux de la grosseur d'un pigeon et le nom générique du damier est le pétrel, oiseau de mer. Aucune co-occurrence vent/damier ou vent/ramier ne se trouve au TLF. Le damier en mer est évoqué par Bernardin de Saint-Pierre (1773) et Jules Verne (1870), mais aucun contexte ne le présente chassé par le vent. Il est possible que la source ne soit pas littéraire, mais tout bonnement celle de l'expérience de la traversée océanique.

      Jean-Luc Steinmetz dit que le damier désigne également « plusieurs papillons de jour appartenant au genre argynne ». C'est la traduction (mariposa) retenue par Manuel Serrat Crespo sur la foi du dictionnaire de Fernández Cuesta (Barcelone, 1885); celle également de Guy Wernham et d'Ana Alonso. L'hypothèse peut être maintenue en s'appuyant sur le DGLF : « Damier, nom donné à des animaux, des plantes, dont les couleurs alternent comme celles d'un damier : pétrel tacheté, oiseau du Cap; variété de papillon diurne, etc. ».

(d) Est-ce à cause du possessif ou à cause du pluriel que le mot jouissance paraît mis pour plaisir ? En dépit de l'unanimité des traducteurs en castillan (qui donnent littéralement goce), je ne pense pas qu'il s'agisse d'un hispanisme.

(e) T : ne désire plus que de s'élever. Cf. v. 2). La correction s'impose d'autant plus que la préposition n'est jamais que facultative devant l'infinitif dans le tour, que de + infinitif. Il s'agit des infinitifs employés comme second terme de comparaison, soit j'aime mieux partir que (de) rester (DDLF, art. « que de »; Grevisse, par. 922, 10e). Ducasse doit avoir en tête la formule, je ne désire rien de plus ou rien d'autre que (de) m'élever, mais sa rédaction de type consécutive emporte une nuance temporelle, sans idée de comparaison (soit, maintenant, il désire seulement s'élever).

(f) Encadré de virgules, l'adjectif épouvanté paraît à première lecture avoir la fonction de l'apposition (ce serait, son génie, épouvanté à..., vivait...); la suite de la phrase montre qu'il s'agit en fait d'un attribut du complément d'objet (soit, vit son génie être épouvanté par la contemplation de...). Je n'enlève pas les deux virgules, parce qu'à la relecture le texte est parfaitement clair. C'est donc une forme de mise en évidence.

(g) Faux orgueil : est-ce un jeu de mot ou un lapsus pour fausse modestie ? Peut-être ni l'un ni l'autre, l'orgueil pouvant tout bonnement être faux. S'il peut être légitime, il peut donc être fallacieux.

(h) Si l'on peut plonger une main dans sa chevelure, on ne saurait plonger la tête sur une main (bien qu'on dise, au pluriel, plonger la tête dans ses mains). Les traducteurs rivalisent d'originalité en castillan, ce qui prouve qu'il ne s'agit pas d'un hispanisme. Les meilleures traductions sont d'ailleurs celles qui s'écartent le plus de l'original ! celle de Pellegrini notamment : il laisse tomber (deja caer) sa tête sur sa main.

(i) Préposition : sur mis pour dans une prairie, comme en espagnol (en un prado).

(j) T : votre longue robe, flottante comme une vapeur. Cf. v. (5).

      Une robe flottante est une robe ample, généralement accompagnée de nombreux voiles ou faite de voiles, d'où l'expression castillane, toute aussi caractéristique, un vestido con vuelo. La robe flottante est donc un gallicisme et on dira, par exemple, une belle robe flottante blanche. Bien entendu, si ce n'est pas le syntagme « robe flottante » qui est adjoint de complément, mais l'adjectif (« flottant »), alors nous avons en français un participe présent, « flottant comme une vapeur »), transformation impossible en castillan dans ce cas, car flotando n'est pas admissible à la place de l'adjectif dérivé, qui reste tel quel, soit, vestido, flotante como (un) vapor. D'où l'hispanisme morphologique et phonétique flottante pour flotante, qui représente l'accord au féminin en français et la prononciation espagnole du participe présent français, flottant. Si la correction s'impose, bien entendu, on voit que la faute était largement motivée.

      On trouve dans cette faute d'accord un cas exceptionnel où la phonétique, la prononciation espagnole du français, est enregistrée dans le texte de Ducasse. Il suit qu'il serait miraculeux que sa prononciation (comme la morphologie) argentine soit attestée dans son oeuvre. On n'a même encore jamais rencontré un seul exemple du vocabulaire argentin dans ce travail jusqu'ici.

(k) Mes mains, pour les mains. Hispanisme morphologique*s.

(l) Projet énergique : si l'adjectif ne convient pas, la série synonymique en français permet d'en rétablir le sens (cf. Bénac). Il s'agit de projets fermes et résolus, l'adjectif valant pour les décisions tenaces et opiniâtres.

(m) Le même exercice qu'à la note précédente doit être fait pour sympathie : ce pourrait être les intérêts, ce qui intéresse, intéressait.

(n) M'aurait fait rouler dans le sable. En français, on dit terrasser, faire rouler au sol. En castillan aussi (derribar, tirar al suelo). Pourtant, on a probablement ici un hispanisme culturel, car le sable, c'est la arena : le sable et l'arène, le sable de l'arène, d'où faire rouler dans le sable.

(o) Les viscères de l'homme : on attend, évidemment, ses viscères, de sorte qu'on devrait lire, plus haut, les ruses « de l'homme, mon ennemi mortel ». La faute de construction montre que le texte, improvisé, n'a pas été revu.

(p) Raccourci pour grincer des dents de rage, de fureur ou de colère impuissante.

(q) T : Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin d'abaisser mon vol...

      Le futur était mis pour le passé : v. (8).

      Les trois points ne sont pas de suspension, mais de transition, valant pour un nouvel alinéa. C'est la première occurrence des points de transition dans le deuxième chant : ils sont apparus à la strophe 1.9 — cf. v. (9) — et on les trouvait encore en 1.10 et 1.13.

      Abandonner quelque chose « comme un paquet de ficelles » ne correspond pas à une expression espagnole. Je n'en ai trouvé aucun exemple en français. Le paquet de ficelle (généralement au singulier) désigne un rouleau ou une pelote de cordelette. Dans le contexte, l'expression pourrait avoir deux valeurs, soit l'objet de peu de prix, soit encore l'objet informe. À mon avis, c'est ce second sens qui devrait s'appliquer au Créateur détrôné, abandonné en très mauvaise posture. Cela dit, il ne faut pas renoncer à chercher la source et le sens exact de l'expression.

(r) Une fois, una vez : dans la langue parlée, une fois vaut pour un jour, de sorte que l'expression paraît familière. Pourtant, en français comme en castillan, il suffit de la placer en tête de phrase, lors de la lancée d'un nouveau développement, pour qu'elle prenne valeur nettement littéraire : une fois, le penseur Descartes fit cette réflexion...


3. Notes

(1) Ces parties des mathématiques ou ces trois sciences (l'arithmétique, l'algèbre et la géométrie) sont une adaptation des trois études que Descartes a présentées comme la source de sa méthode (la logique, la géométrie et l'algèbre). On y reviendra longuement plus bas, n. (4).

(2) L'harmonie mathématique et les nombres comme symboles de l'univers, cela représente bien la pensée religieuse « pythagoricienne », mais je ne sais pas quelle peut être la source d'Isidore Ducasse sur la dévotion de Pythagore pour la régularité du carré. Ce serait plutôt le triangle qui se mériterait son « amitié », notamment pour le théorème qui porte aujourd'hui son nom (sur le carré de l'hypoténuse qui égale la somme des carrés des deux autres côtés du triangle rectangle) : « Ainsi la tétraktys, ou somme des quatre premiers nombres, qui est représentée par le triangle décadique et qui enveloppe en elle les natures du pair et de l'impair, sera désignée comme le fondement de toutes choses » (D. Saintillan, Universalis, 13: 848c). — Il n'est pas impossible que Jean-Baptiste Müller, le professeur de philosophie de Ducasse à Pau en 1864-1865, ait expliqué, dans son commentaire du Discours de la méthode, que René Descartes avait sécularisé l'idée pythagoricienne, pour en faire le moteur de sa pensée, à savoir que l'univers et par conséquent toutes les sciences obéissent aux mêmes lois, celles représentées par les mathématiques, celles des nombres. On verra la raison de cette hypothèse à la note (4).

(3) Gérard Touzeau trouve ici, avec raison, l'écho d'une remarque critique du naturaliste Pierre Boitard (1789-1859) dans un article du Musée des familles, « De la démocratie, de la monarchie et du gouvernement constitutionnel » (2e série, tome 4, 1846-1847) : « Maintenant, vantez, messieurs les humains, vos palais, vos colonnes, vos pyramides d'Égypte, etc.; tout cela, en comparaison des travaux gigantesques des termès [= termites ou fourmis], me semble de toutes petites fourmilières élevées par l'impuissance et consacrées par la vanité » (p. 37). — G. Touzeau, « Trois nouvelles lectures d'Isidore Ducasse », Cahiers Lautréamont, nouv. série, no 2 (2020), p. 51-53.

(4) Le penseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien de solide n'avait été bâti sur vous. La réflexion prêtée à Descartes est proche de la citation littérale : « je m'étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus [les mathématiques] de plus élevé ».

      Replacé dans son contexte, on va le voir, la quasi-citation est faite à contresens, car non seulement Descartes exprime le contraire, à savoir que les mathématiques, dans leur « vrai usage », constituent le fondement de la pensée, mais il explique que dans sa jeunesse, au collège, il s'étonnait déjà qu'on ne les appliquaient qu'aux « arts mécaniques ». Voici ce contexte.

      Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnais de ce que, leur fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. Comme, au contraire, je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des moeurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue.

—— Descartes, « Le discours de la méthode », OEuvres et lettres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1953, p. 130.

Il faut donc comprendre la citation en lui ajoutant pour le moins une restriction (soit la fausse impression du jeune Descartes selon laquelle rien de solide n'avait encore été bâti sur elles), car autrement les deux phrases suivantes d'Isidore Ducasse ne se comprennent pas, s'agissant justement d'un commentaire précis du texte qui vient d'être cité exprimant le fondement même du Discours de la méthode, fondement aussi bien autobiographique que méthodologique.

      On doit d'ailleurs aller plus loin. Cette conclusion de la strophe 2.10 en explique explicitement la genèse : toute la strophe est construite sur l'ouverture du Discours de la méthode qui lui a servi d'inspiration depuis le début. Son sujet, les mathématiques, vient de l'alinéa cité; l'autobiographie intellectuelle, c'est l'étude des mathématiques (au collège); la méthode qui en découle, c'est le résultat des vertus des mathématiques et la découverte du mal, puis le combat contre l'homme et le Créateur qui s'ensuit, sans compter le bon sens et la raison que procure l'exercice des mathématiques, notamment « ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations » (p. 138), « l'enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer... » (p. 101: 2).

      Plus encore, la trinité des mathématiques, « Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! » (p. 100: 18), vient directement du second chapitre du Discours de la méthode, à peine réaménagée : « J'avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à l'analyse des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein » (p. 136). Descartes va tirer les règles de sa méthode de ces trois sciences formelles, la logique, la géométrie et l'algèbre — « ces sciences particulières, qu'on nomme communément mathématique » (p. 138). Son premier exemple de la simplicité enfantine est tiré des « règles d'arithmétique » (p. 139), tandis que son système s'applique non seulement aux difficultés ou problèmes des mathématiques, son point de départ, mais « aussi en quelques autres que je pouvais rendre quasi semblables à celles des mathématiques » (p. 145). Il faut noter aussi qu'Isidore Ducasse n'a pas écarté la logique qui est « comme l'âme elle-même » des mathématiques (p. 104: 20).

Source et genèse de la strophe

      Cela dit, jamais Isidore Ducasse n'avait repris le vocabulaire de Descartes jusqu'ici, tandis qu'il le fait dans la finale de la strophe qui s'ouvre par la quasi-citation et le commentaire de l'alinéa auquel elle est empruntée. Dès lors, le vocabulaire est nettement influencé par le texte source : solidité des mathématiques (rien de solide, quoi de plus solide), leur édification comme de grands palais (sommet, architecture colossale, monument qui grandit sans cesse, superbe domaine), même le mot diamant vient du texte de Descartes (tout cela n'est peut-être qu'un peu de verre que je prends pour des diamants, dit-il à peu près, p. 127).

      Source : il suit que ce n'est pas le texte de Descartes qui a engendré la strophe 2.10, mais son souvenir et, plus précisément encore, le souvenir de la classe de philosophie où le texte a été lu — cf. n. (2) —, commenté, étudié (et fort bien étudié), souvenir doublé des merveilleux souvenirs des classes de mathématiques. Genèse : il suit également qu'Isidore Ducasse n'avait pas le texte du Discours au moment de la rédaction de la strophe 2.10, car autrement il l'aurait d'abord relu, de sorte que le fragment qui suit les points de transition est d'une rédaction ultérieure, après la relecture du texte à la bibliothèque. Toujours en ce qui concerne la genèse, il est intéressant de constater que l'auteur n'est pas revenu sur sa rédaction après sa lecture — voir la n. (o) —, par exemple après avoir relu la critique de Descartes sur l'art confus que sont devenues l'ancienne géométrie et l'algèbre des modernes, bien sûr ! La rédaction qui suit cette relecture est une addition qui sert à confirmer et à conclure le développement.


4. Faurissonneries

1. Une citation commentée.

      « "À l'aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s'est rapidement développée, et a pris des proportions immenses " (p. 100: 13). Notre homme, on peut le constater une fois de plus ici, semble passablement content de lui-même. Il ne faudrait pas l'accuser d'immodestie. Il se tient pour modeste et ne manque pas de nous le répéter. C'est bien un homme modeste qui nous parle, et nous ne pouvons donc que l'en croire quand il nous assure que son intelligence a pris des proportions immenses » (p. 91).

—— Peut-être faudrait-il ajouter le précipice abrupt d'un point d'exclamation ?

2. Un commentaire et sa citation.

      « Maldoror se rappelle dans quelles circonstances il eut la révélation des "mathématiques saintes" : "Pendant mon enfance, vous m'apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d'un ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, et vous m'attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni. Alors, j'accourus avec empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge" [p. 102: 6] » (p. 91-92).

—— [!].

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe