El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 12 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 


 
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      Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me
réveillais, humains, à la verge rouge (e) : « Je viens de
me réveiller (f); mais, ma pensée est encore engourdie.
Chaque matin, je ressens un poids dans la tête. Il
est rare que je trouve le repos dans la nuit; car, des
rêves affreux me tourmentent, quand je parviens à
m'endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans des
méditations bizarres, pendant que mes yeux errent
au hasard dans l'espace; et, la nuit, je ne peux pas
dormir (2). Quand faut-il alors que je dorme ? Cependant,
la nature a besoin*i de réclamer ses droits.
Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâle et
fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la
fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux que
de ne pas épuiser mon esprit à réfléchir continuellement;
mais, quand même je ne le voudrais pas,
mes sentiments consternés m'entraînent invinciblement
vers (a) cette pente. Je me suis aperçu que les
autres enfants sont comme moi; mais, ils sont plus
pâles encore, et leurs sourcils sont froncés, comme
ceux des hommes, nos frères aînés. Ô Créateur de
l'univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t'offrir
l'encens de ma prière enfantine (3). Quelquefois je
l'oublie, et j'ai remarqué que, ces jours-là, je me
sens plus heureux qu'à l'ordinaire; ma poitrine
s'épanouit, libre de toute contrainte, et je respire,
plus à l'aise, l'air embaumé des champs; tandis que,
lorsque j'accomplis le pénible devoir, ordonné par
mes parents, de t'adresser quotidiennement un cantique
de louanges, accompagné de l'ennui inséparable
que me cause sa laborieuse invention, alors,
je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce
qu'il ne me semble pas logique et naturel de dire
ce que je ne pense pas, et je recherche le recul (b) des
immenses solitudes. Si je leur demande l'explication
de cet état étrange de mon âme, elles ne me répondent
pas. Je voudrais t'aimer et t'adorer; mais,
tu es trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes
hymnes (c). Si, par une seule manifestation de ta pensée,
tu peux détruire ou créer des mondes, mes
faibles prières ne te seront pas utiles; si, quand il
te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, ou la
mort emporter dans ses serres, sans aucune distinction,
les quatre âges de la vie, je ne veux pas me
lier avec un ami si redoutable. Non pas que la
haine conduise le fil de mes raisonnements; mais,
j'ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par
un ordre capricieux, peut sortir de ton coeur et
devenir immense, comme l'envergure du condor des
Andes. Tes amusements équivoques ne sont pas à
ma portée, et j'en serais probablement la première
victime. Tu es le Tout-Puissant; je ne te conteste
pas ce titre, puisque, toi seul, as le droit de le
porter, et que tes désirs, aux conséquences funestes
ou heureuses, n'ont de terme que toi-même. Voilà
précisément pourquoi il me serait douloureux de
marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir, non
pas comme ton esclave, mais pouvant l'être d'un
moment à l'autre. Il est vrai que, lorsque tu descends
en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine,
si le fantôme d'une injustice passée, commise
envers cette malheureuse humanité*v, qui t'a toujours
obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant
toi, les vertèbres immobiles d'une épine dorsale
vengeresse, ton oeil hagard laisse tomber*h la larme
épouvantée du remords tardif, et qu'alors, les cheveux
hérissés, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement,
la résolution de suspendre, à jamais, aux
broussailles du néant (g), les jeux inconcevables de ton
imagination de tigre, qui serait burlesque, si elle
n'était pas lamentable; mais, je sais aussi que la
constance n'a pas fixé, dans tes os, comme une
moelle tenace, le harpon de sa demeure éternelle, et
que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées (h),
recouvertes de la lèpre noire de l'erreur, dans le
lac funèbre des sombres malédictions*i (i). Je veux
croire que celles-ci (j) sont inconscientes (quoiqu'elles
n'en renferment pas moins leur venin fatal), et que
le mal et le bien, unis ensemble (k), se répandent en
bonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée,
comme le torrent du rocher, par le charme secret
d'une force aveugle; mais, rien ne m'en fournit la
preuve. J'ai vu, trop souvent, tes dents immondes
claquer de rage, et ton auguste face, recouverte de
la mousse des temps (l), rougir, comme un charbon
ardent, à cause de quelque futilité microscopique
que les hommes avaient commise, pour pouvoir
m'arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur
de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les
mains jointes, j'élèverai vers toi les accents de mon
humble prière, puisqu'il le faut; mais, je t'en supplie,
que ta Providence ne pense pas à moi; laisse-
moi de côté (m), comme le vermisseau qui rampe sous
la terre. Sache que je préférerais me nourrir avidement
des plantes marines d'îles inconnues et sauvages,
que les vagues tropicales entraînent, au
milieu de (n) ces parages, dans leur sein écumeux, que
de savoir que tu m'observes, et que tu portes, dans
ma conscience, ton scalpel qui ricane (4). Elle (o) vient de
te révéler la totalité de mes pensées, et j'espère
que ta prudence applaudira facilement au bon sens
dont elles gardent l'ineffaçable*f empreinte. A` part
ces réserves faites sur le genre de relations plus ou
moins intimes que je dois garder avec toi, ma
bouche est prête, à n'importe quelle heure du jour,
à exhaler*e, comme un souffle artificiel, le flot de
mensonges que ta gloriole exige sévèrement de
chaque humain, dès que l'aurore s'élève*i(d) bleuâtre,
cherchant la lumière dans les replis de satin du
crépuscule*h, comme, moi, je recherche la bonté, excité
par l'amour du bien. Mes années ne sont pas nombreuses,
et, cependant, je sens déjà que la bonté
n'est qu'un assemblage*d de syllabes sonores; je ne
l'ai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer ton
caractère; il faudrait le cacher avec plus d'adresse.
Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais
exprès; car, tu sais mieux qu'un autre comment tu
dois te conduire. Les hommes, eux, mettent leur
gloire à t'imiter; c'est pourquoi la bonté sainte ne
reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeux farouches :
tel père, tel fils. Quoi qu'on doive penser
de ton intelligence, je n'en parle que comme un
critique impartial. Je ne demande pas mieux que
d'avoir été induit en erreur. Je ne désire pas te
montrer la haine que je te porte et que je couve
avec amour, comme une fille chérie; car, il vaut
mieux la cacher à tes yeux et prendre seulement,
devant toi, l'aspect d'un censeur sévère, chargé de
contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsi tout
commerce actif avec elle, tu l'oublieras et tu détruiras (p)
complètement cette punaise avide qui ronge ton
foie. Je préfère plutôt te faire entendre des paroles
de rêverie et de douceur... Oui, c'est toi qui as
créé le monde et tout ce qu'il renferme. Tu es parfait.
Aucune vertu ne te manque. Tu es très puissant,
chacun*s le sait. Que l'univers entier entonne,
à chaque heure du temps, ton cantique éternel ! Les
oiseaux te bénissent, en prenant leur essor dans
la campagne. Les étoiles t'appartiennent... Ainsi
soit-il ! ». Après ces commencements, étonnez-vous
de me trouver tel que je suis !


1. Variantes

      Pas de variantes, mais une correction justifiée. Voir la n. (d).

      Voir également l'uniformisation de Providence (avec la majuscule) dans les règles d'établissement.


2. Commentaires linguistiques

Ponctuation

      On remarque vite, en contraste avec la strophe précédente — cf. 2.11, n. (1) — la régularité de la ponctuation, notamment de la figure « ; + conj./adv. + , » qu'on trouve pas moins de treize fois, sans aucune exception, si on laisse de côté le cas moins impératif de la conjonction « et » (p. 115: 15 et 117: 4, où l'on pourrait lire, par exemple, nombreuse; et, cependant...). Or, cette régularité est d'autant plus significative que la syntaxe est beaucoup plus complexe que dans les strophes précédentes (mais peut-être en est-ce une des causes). Il s'agit d'une systématique de construction binaire, du type, oui/non... mais (je voudrais t'adorer; mais, ...), dont on compte au moins six occurrences.

      On remarquable aussi l'exceptionnelle qualité grammaticale. Jamais encore, depuis le début du deuxième chant, on n'avait enregistré aussi peu de fautes de français. Bien entendu, cela ne tient pas du miracle ou du hasard, mais s'explique par un tout simple fait de genèse. Voici encore la marque de Georges Dazet ! — Voir l'étude de genèse en tête des notes.

Commentaires linguistiques

      Les notes (a) à (d) se trouvent dans le commentaire de la strophe originelle du Chant premier.

(e) « Humains, à la verge rouge ». Le texte est parfaitement clair, désignant les humains, les hommes, forcément !, à la verge rouge. Il suivrait, si tel était le cas, que la réplique s'adresse à eux — et on devrait évidemment se demander pourquoi (pourquoi aux hommes à l'exclusion des femmes ? et s'adresse-t-on aux seuls hommes au pénis rouge ou tous l'ont-ils ainsi ?). Mais il faut d'abord considérer la clarté du texte, aussi bien du point de vue grammatical et syntaxique, qu'en regard de la ponctuation. En effet, si l'on pouvait lire, à la strophe précédente, comme plusieurs dizaines de fois dans les Chants, la formule « l'homme au manteau » (et non, avec la virgule, « l'homme, au manteau »), la ponctuation est tout à fait attendue et on la trouve souvent dans l'oeuvre :

1.5 (P 1869, p. 9: 18) J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens.

1.5 (P 1869, p. 10: 9) J'ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscure, surpasser la dureté du roc...

5.7 (P 1869, p. 272: 2) Il y avait longtemps que l'araignée avait ouvert son ventre, d'où s'étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuaire du sommeil.

6.2 (P 1869, p. 287: 27) Mais, sachez que la poésie se trouve partout où n'est pas le sourire, stupidement railleur, de l'homme, à la figure de canard.

Ces quatre exemples suffisent à montrer que le texte peut fort bien être lu tel qu'il est écrit. On le voit d'ailleurs aux traductions littérales (humanos, con la verga roja; humans, als raigs vermells, amb la verga vermeilla; traductions qui soustraient parfois la virgule, pour plus de clarté encore, humanos de verga roja, huomini dalla verga rossa, humans of the red rod).

      Bien entendu, on commence à s'en douter, je ne retiendrai pas cette interprétation, toute littérale (et par conséquent légitime) qu'elle soit. La cause en est fort simple : le sens ne convient pas et ne peut se justifier d'aucune manière. Tandis qu'au contraire, la bonne lecture, elle, est évidente. On la trouve chez trois traducteurs qui ne craignent pas ici la paraphrase et s'écartent donc du texte original : Hear, making, the thoughts of my chilhood, when I used to wake with red prick (Alexis Lykiard, qui justifie son interprétation, en note, par le rapprochement de la prière et de la masturbation); when I awoke with my red verge (Knight); et Humanos, escuchad los pensamientos de mi infancia, cuando me despertabe con la verga roja (Méndez), soit « Humains, écoutez les pensées de mon enfance, lorsque je me réveillais avec la verge rouge ». La paraphrase de Carlos Méndez aurait été encore mieux réussie s'il avait tenu compte de l'hispanisme : ¡ Hombres ! escuchad...

      L'emploi de la préposition à au sens très particulier d'« avec », « qui a », soit l'homme à = qui a / avec la tête laide, est un gallicisme qu'on trouve une fois, ici en tête de la strophe 2.12, employé de manière mécanique, car l'hispanophone ne sait pas qu'on ne peut jamais déplacer ce groupe prépositionnel qui doit nécessairement suivre le nom ou le groupe nominal qu'il détermine. Il suit que la formulation correcte serait bien trop lourde (lorsque je me réveillais, moi, à (= avec) la verge rouge), mais l'hispanisme, ¡ hombres !, la rétablit sans aucun doute possible, dès qu'on l'a à l'esprit, de sorte qu'elle se lise correctement telle qu'elle est rédigée (avec le déplacement emphatique de l'apostrophe, qui devrait venir soit en tête de phrase, soit à la fin de la proposition principale — mais pas au milieu de la proposition subordonnée, comme cela se trouve ici par emphase).

(f) Quand je me réveillais... « Je viens de me réveiller... ». La répétition est certainement une maladresse qui s'explique par l'improvisation de la réécriture de la strophe, mais elle n'en a pas moins un accent épique. La réplique où le personnage reprend la lancée du discours du narrateur est un trait rhétorique caractéristique de l'Iliade et de l'Odyssée, ou de l'Énéide; c'est un trait de genre. Et le premier des genres dont participent les cinq premiers Chants de Maldoror, l'épopée.

(g) J'ai illustré une fois, à la strophe 2.10 (cf. les Constructions de style artiste) le mécanisme des tête-à-queue qui vont caractériser de plus en plus la rhétorique des Chants. Et j'ai déjà expliqué que le jeu qui consiste à en retrouver l'origine ne saurait correspondre à une traduction et de moins en moins; au contraire, on vient de le voir, à la strophe précédente (cf. 2.11, n. (l)), que le résultat de la production, pourtant parfaitement claire, est irréductible.

    Or, voici qu'on trouverait ici le premier exemple où le résultat paraît bien hermétique, ce que les lecteurs des Chants, au Chant 2 en tout cas, ne sont pas (encore) prêts à admettre, précisément parce qu'ils jouent le jeu depuis l'ouverture de l'oeuvre. On veut bien laisser à ses exégètes l'interprétation des poésies de Stéphane Mallarmé, tandis qu'on ne s'y résigne pas pour Isidore Ducasse.

      En fait, nous somme tout simplement en face d'un « anachronisme ». Depuis les dix dernières lignes, nous lisons une addition ultérieure (et postérieure au Chant 5) au texte original antérieur de la strophe, dans sa version mise au point pour le Chant premier. Voir l'exposé de genèse, en tête des notes.

      Qu'est-ce donc que prendre la résolution de suspendre qqch aux « broussailles du néant » ? Certes, le sens est transparent : il s'agit de réduire à néant, d'anéantir qqch, pour y renoncer. Mais alors, que viennent faire ici les broussailles ?

      Le mot ne paraît venir d'aucun hispanisme. Deux autres occurrences du vocable se trouvent au sens premier dans les Chants (1.8, p. 22: 4; et 2.15, p. 134: 21), et une troisième est clairement liée à ce sens premier dans la strophe 5.3, strophe qui inspire rétrospectivement l'apparition de la conscience ici (5.3, les broussailles de la conscience, p. 247: 14). Une devinette ? Pourquoi pas ? Il n'y a aucune raison de déclarer forfait. Mais jusqu'à ce qu'on trouve une solution, il faut reconnaître qu'on rencontre ici le premier hermétisme des Chants, même s'il est ajouté après coup par le rédacteur. Le deuxième suit (l), toujours dans une addition à la version originale.

(h) Tu..., toi et tes pensées... Si la formulation est beaucoup moins surprenante en castillan qu'en français, c'est que le sujet ne s'exprime pas sans mise en relief, comme c'est le cas ici. En français, l'expression est aussi emphatique : toi et tes pensées, cela se comprend naturellement comme, toi, avec tes pensées.

(i) Syntaxe. Voilà la plus longue phrase des Chants jusqu'ici. Elle a un impact considérable. Et pour cause ! puisqu'elle se trouve dans une addition postérieure à la rédaction du Chant 5. Dix-huit lignes. Onze propositions : deux propositions principales présentatives (il est vrai que...; mais je sais aussi que...), avec quatre complétives (deux chacune), une temporelle (lorsque), une temporelle de sens causal (s'il se dresse), une oppositive (si elle n'était) et deux relatives. Et c'est sans compter les renversements de style artiste pour embrouiller tout cela avec un comique irrésistible.

(j) Celles-ci, ce ne sont pas les pensées, mais bel et bien les « malédictions », ce qui montre que le mot n'est pas employé correctement. Il est mis pour méchanceté ou un équivalent.

(k) Le mal et le bien, unis ensemble, pour inséparables. La redondance (uni + ensemble) paraît une mise en relief de l'union du mal et du bien, déjà exprimée deux fois depuis le début de la strophe (« détruire ou créer des mondes » et « tes désirs, aux conséquences funestes ou heureuses ». — Pourtant, le sens de la phrase voudrait que l'on comprenne, plutôt, le mal comme le bien, l'un aussi bien que l'autre.

(l) La mousse des temps, la figure recouverte de la mousse des temps. Ce serait la barbe, si celle du Créateur n'était longue ou fort longue (c'est la « barbe pleine de cervelle », 2.8, p. 89: 23). Est-ce que la figure du Créateur n'est pas simplement vermoulue, comme on le dit improprement de la pierre qui se recouvre de mousse ? (cf. 3.5, la « mousse [qui] recouvrait ce corps de logis »). Comme il s'agirait d'une impropriété, il n'y a pas de raison d'en accabler l'image. J'ai pensé un moment à une confusion de la mousse et de l'écume : entre la rage et la rougeur intempestive, l'auguste face serait couverte de l'écume de la colère; mais alors, comment passe-t-on de l'écume de la colère à la mousse des temps ? Sans compter que le mot, écume, l'écume des vagues, vient quelques lignes plus bas (dans leur sein écumeux). Bref, voilà donc le deuxième cas d'hermétisme dans cette strophe, après les broussailles du néant, n. (g).

(m) Laisse-moi de côté. Exceptionnel trait de langue parlée dans cette strophe.

(n) Au milieu de ces parages*h, pour dans ces parages. La locution prépositive indique que le mot conserve son sens espagnol (endroit, région), même dans un emploi tout à fait conforme au français (les environs).

(o) Elle (= celle-ci), c'est la conscience. Première apparition dans les Chants de la conscience qui va bientôt devenir un « personnage » (cf. 2.15). Et déjà le sens religieux du mot emporte avec lui toute son ambiguïté, puisque c'est d'une part la voix de l'absolue sincérité du chrétien ou la vérité de Dieu en lui, sur lui-même, et d'autre part ou en même temps, la présence de Dieu en lui. Ici, la conscience vient de parler et le Créateur est là pour l'entendre, pour tout savoir d'elle, pour la décortiquer avec son scalpel.

      Du point de vue du lexique, on va « retrouver » le scalpel du Créateur à décortiquer les broussailles de la conscience à la strophe 5.3, alors que c'est en fait l'inverse, s'agissant d'une autocitation. Toutefois, ce n'est pas le texte de 5.3 qu'on trouve ici, mais simplement son sujet (la conscience); les broussailles du néant, par exemple, ne viennent pas des broussailles de la conscience, qui évoquent plutôt celles qui cachaient l'entrée de la caverne où Maldoror se terre (1.8, p. 22: 4), comme on l'a vu plus haut, n. (g).

(p) L'emploi de détruire au sens de faire disparaître, anéantir, pourrait bien s'expliquer par le sens fort de destruir par rapport à destrozar (mettre en pièces); mais en réalité, c'est la tournure active qui est très surprenante : on s'attend à ce que la haine de Maldoror, sa fille chérie, cette punaise, soit détruite, disparaisse aux yeux du Créateur, puisque celui-ci n'aura plus de rapports avec elle et qu'il l'oubliera.


3. Notes

Rédaction et genèse

      La première version de cette strophe aurait dû figurer au Chant premier. Probablement avant ou après la strophe 1.10 (« On ne me verra pas, à mon heure dernière... »), mais cela pourrait être n'importe où, après la strophe 1.5.

      Dès qu'on la reconstitue et qu'on la situe au Chant premier, on comprend qu'elle ait été censurée ou autocensurée. Isidore Ducasse, dans ce contexte, y exprimait brutalement non pas « les pensées de son enfance », mais bien sa pensée antireligieuse, avec un accent d'authenticité qui ne trompe pas. Fils de rationaliste athée, son expérience de la prière lui vient de ses pieuses niñeras et son dégoût de sa fréquentation des lycées français, peut-être. En revanche, dans le contexte de l'épopée des cinq premiers chants de Maldoror, au deuxième chant, après le combat avec l'ange, l'envoyé du Créateur, la prière est bien celle de Maldoror, un « personnage ». En tout cas, la censure ne joue plus, sans compter qu'il suffit de comparer les deux versions pour comprendre que le texte définitif n'a plus le caractère « réaliste » qu'offrait le premier; les deux personnages principaux, Maldoror et le Créateur, tout comme l'apparition de la conscience, par leurs outrances mêmes, et d'abord celle du style, le comique et l'humour aussi, tout cela éloigne d'autant les accents « autobiographiques ». Dès lors, on ne saurait plus confondre l'« auteur », c'est le comte de Lautréamont, avec Maldoror.

      Et ce n'est pas tout, car le ton, le style, la dynamique du texte tranchent aussi dans le contexte du Chant 2. En effet, le texte de la strophe a été développé (et peut-être réécrit) vers la fin de la rédaction après la rédaction de la strophe 5.3 et en même temps que la strophe 5.4, elle aussi réécrite. On verra, en effet, que cette strophe 5.4 occupait à l'origine la place de la présente strophe 2.12 (voir la note sur la rédaction de la strophe au Chant 5). Bref, au moment de ces réécritures, Ducasse achève la rédaction de son « épopée », les chants 1 à 5). On trouve la preuve de cette chronologie de la rédaction dans un « auto-collage » : c'est le scalpel du créateur disséquant les broussailles de la conscience. Cela ne s'invente pas ! Mais c'est le cas aussi de la rhétorique et de la syntaxe (j'y reviens plus bas). Il suffit ensuite de trouver les raccords, qui sont alors très évidents (sauf dans un cas, cf. n. (3) du brouillon reconstitué). On comprend aussitôt que trois passages ont été ajoutés à la rédaction originale, qu'on trouvera éditée à sa place, en appendice au Chant premier. On peut supposer, en effet, que ces additions sont du même ordre que celles qu'on trouvait à la troisième édition du Chant premier, c'est-à-dire qu'elles laissaient le texte original intact — sauf dans le cas exceptionnel des métamorphoses de Dazet. Mais cela n'est évidemment pas certain, puisque le rédacteur qui réécrit le texte est maintenant l'auteur des Chants de Maldoror, avec une toute autre expérience que celui qui vient de rédiger la strophe 2.11. Voilà pourquoi, entre la reconstitution de la version originelle et la présente édition de la strophe dans sa version définitive, on trouvera ci-contre sa version intermédiaire où les insertions sont mises en relief et commentées. C'est sur cette version qu'on pourra poursuivre l'analyse de la réécriture du texte.

      Pour l'étude de genèse, l'important se trouve dans la continuité remarquable de la strophe reconstituée. Sa continuité, mais également sa logique originelle. Les passages ajoutés heurtent et contredisent le texte original, ils sont d'un style qu'ignore encore complètement la rédaction des strophes au Chant 2, soit par exemple la longue phrase de dix-huit lignes, doublée, comme ailleurs, d'expressions « hermétiques » qui n'ont jamais été de mises jusqu'ici. Mais le plus important est la thématique annoncée, celle qui se développera peu à peu, alors qu'elle surgit ici sans avoir jamais été préparée (les rêves affreux, la conscience, le scalpel du créateur et la punaise).

      Les additions avérées comptent pour 56 lignes sur 140, ce qui correspond à 40% du texte, de sorte que la longueur du texte original a presque doublé. Suivent une réponse et une question. Du strict point de vue statistique, le second chant est anormalement long (mais c'est le troisième, non le premier qui est le plus court, probablement en contrepartie); alors voilà un début de réponse : Ducasse y a ajouté après coup une strophe soustraite du Chant premier, dont il a en plus doublé la longueur. Pour la question, il s'agit d'un mystère pour l'instant : comment se fait-il que la correction grammaticale, notamment la ponctuation, revue par Georges Dazet dans le texte original, se retrouve aussi bien menée tout au long des deux pages, environ, ajoutées à la fin de la rédaction des Chants ? Est-ce que Ducasse aurait acquis à ce moment une maîtrise qu'il n'avait pas encore lorsqu'il reprenait son oeuvre au Chant 2 ? Peut-être qu'on pourra répondre à la question lorsqu'on en sera là. Pour l'instant, on doit plutôt croire que deux facteurs ont joué, d'abord l'effet d'entraînement de la version corrigée par Georges Dazet, ensuite la réécriture elle-même, qui a imposé la relecture et donc la correction, appliquée à l'ensemble du texte résultant.

Sources

    Les sources de la strophe originelle sont, dans le contexte du Chant premier, Byron et Milton. Voir la n. (2). On trouvera les notes (1) à (3) dans l'édition du texte de la strophe « 1.15 » au Chant premier. La source de la réécriture est de l'ordre de l'autocitation :

(4) « ... savoir que tu m'observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel qui ricane...». Reprise de la strophe 5.3 :

5.3 (P 1869, p. 247: 14) oh ! voir son intellect entre les sacrilèges mains d'un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction; car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures. Humiliation ! notre porte est ouverte à la curiosité farouche du Céleste Bandit.


4. Faurissonneries

    Monsieur Faurisson proteste à grands coups de guillemets contre les « quatre âges de la vie » (à moins qu'il ne s'agisse d'une citation, mais je n'en vois pas la raison). Il aurait pourtant pu trouver dans n'importe quel dictionnaire, à commencer par le tout simple Petit Larousse, que c'est bien ainsi que les « âges » se répartissent (l'enfance, l'âge adulte, le « troisième âge » qui est celui de la retraite, et la vieillesse, le quatrième).

      Maldoror, « enfant prodige », manifeste beaucoup « d'admiration devant ses propres audaces de bambin ». Il s'agit-là, bien entendu, d'une interprétation purement gratuite, puisqu'elle contredit doublement le texte, d'abord en jugeant que la prière de Maldoror enfant est une gaminerie, et ensuite, contradictoirement, à refuser que cela soit à la portée d'un enfant, dont il fait un « bambin ». Ainsi lancé, notre psychologue trouve que « le jeune Maldoror s'exprimait déjà [alors] en un langage cérémonieux, compassé, et quelque peu amphigourique; [qu'] il ciselait de vrais bijoux de rhétorique » (p. 94-95). La démonstration suit : sa traduction en quatre lignes de la phrase la plus longue des chants jusqu'ici.

      Quel fameux psychologue, tout de même.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe