Narration : rédaction et genèse
Au moment où Isidore Ducasse entreprend
la rédaction de sa strophe, tout au contraire de la strophe
de la requine qu'on vient de lire, il en a déjà en
tête la conclusion, tandis que sa lancée est la
tentative de suicide
de celui qui sera sauvé de la mort. Mais la
rédaction
n'en produit pas moins une « narration
automatique », peut-être tout simplement parce que
le rédacteur nous conduira trop rapidement au
dénouement. Mais peu importe, le résultat est
vraiment
spectaculaire.
Cette strophe 2.14 a servi d'illustration
à la structure du récit de rêve dans ma
grammaire
narrative : Guy Laflèche, « Le
rêve », Matériaux pour une grammaire
narrative, Laval, Singulier (coll. « Les cahiers
universitaires du Singulier », no 1), 1999, 2007,
192 p., p. 134-141). Cette structure est celle de
l'histoire improvisée ou, comme on l'appellera ici, de la
« narration automatique » (comme dans
« écriture automatique »,
mécanisme
qu'on trouvera aussi à la strophe suivante). Elle se
trouve pour la première fois dans les Chants, à la
strophe de l'omnibus (2.4), puis aux strophes
(rédigées
ultérieurement) de la lampe (2.11) et surtout de la requine
(2.13), la strophe précédente, dont j'ai
analysé
la structure narrative en dix
événements à la dynamique manifestement
aléatoire. Dans le cas de la présente strophe 2.14,
la structure narrative aléatoire se présente pas
du
tout ainsi explicitement comme telle. Il faut au contraire la lire
de près pour
prendre conscience de sa narration très originale,
inouïe, invraisemblable — ce qu'on ne voit pas d'abord,
sauf dans le cas de la reconnaissance, car
il
est pour le moins absurde au plus haut point qu'on reconnaisse
« son meilleur ami », tout à coup,
après plus d'une heure de bouche à bouche !
Mais
ce n'est là qu'un exemple du caractère
aléatoire
du déroulement événementiel, comme des
structures actantielle, temporelle et spatiale d'une toute petite
histoire qui vaut bien un
beau récit de rêve.
On trouvera dans la Grammaire narrative
le découpage événementiel de la strophe en 37
événements se répartissant sur 11
séquences, puis la reconstruction de l'« histoire
finale » et l'emboîtement des dix
« histoires » en acte, avec ses nombreuses
rétrospections. Pour finir, la grammaire en dégage
les
six propriétés du modèle théorique du
récit de rêve. Si j'ai pu tirer ce modèle
de cette strophe et des autres de
même structure dans les Chants de Maldoror, il n'y a
là
rien d'extraordinaire et ce n'est pas non plus un hasard et encore
moins une découverte qu'on devrait seulement à
l'efficacité de l'étude narrative. Il s'agit tout
simplement de la description rigoureuse de ce qu'Isidore Ducasse a
réalisé, probablement pour la première fois en
Occident, de manière exceptionnelle et géniale :
c'est la reproduction d'une forme narrative que l'on trouve
uniquement mais systématiquement dans le
« récit de rêve » qui va remplacer
le songe classique, celui du Moyen Âge notamment, alors que
le
rêve y est encore embryonnaire, prendra forme au cours du
XVIIe
siècle, pour se développer tout au long du XIXe
siècle, avant de s'assumer et de s'affirmer au XXe
siècle. Or, c'est ici, dans les Chants de Maldoror,
que la
structure narrative du récit de rêve trouve pour la
première fois ses réalisations radicales. Nous
sommes
alors, en 1868, à l'époque d'Alfred Maury (1861) et
d'Hervey de Saint-Denys (1867) et donc avant les grandes
réalisations et analyses de Freud et de Marcel Foucault
— ou de Marcel Proust (le rêve de Jean Santeuil /
Swann).
Il s'agit à l'évidence d'une
rédaction improvisée. Mais on fera attention que
cette
forme narrative n'est pas celle de l'écriture automatique
— au contraire. Écriture et narration automatiques
sont
deux réalisations différentes
(même si elles peuvent être concomitantes, comme ce
sera
le cas de la strophe suivante). Chose certaine, la narration
automatique n'est jamais, par définition, aberrante. La
narration y garde toute sa « logique », comme
on
le voit aux propriétés de l'histoire
rêvée.
Notes
(1) On l'admire; mais, on ne l'imite
pas.
Du point de vue de l'étude des sources et des citations
avérées jusqu'ici, cette expression n'a aucune chance
d'être une évocation ou une allusion (encore moins
humoristique) à l'alexandrin de Corneille,
« Souffrez que je l'admire et ne l'imite
point »
(Horace, 2: 3, v. 506). Non seulement le style, mais
le
sens de l'alexandrin et plus généralement la
situation
cornélienne qu'il exprime sont totalement étrangers
au
contexte de la strophe. Enfin, on ne peut même pas y voir
une
réminiscence scolaire, puisqu'on n'a pas trouvé
encore
la moindre évocation de la littérature
française
classique dans les Chants.
Philippe Sellier (1970, p. 99), qui a
proposé le rapprochement, projette évidemment sa
propre
culture sur le texte d'Isidore Ducasse.
Cela dit, la question est intéressante
du point de vue de l'analyse des sources. On pose qu'une
co-occurence
(les verbes admirer et imiter) qu'on trouve dans deux
contextes donnés, ce n'est pas suffisant pour postuler un
rapport intertextuel, même si cela peut en être
l'indice.
Dans le cas qui nous occupe, c'est parce que jamais d'aucune
manière le théâtre classique n'a
été impliqué dans les Chants de
Maldoror
jusqu'ici que l'« indice » n'est pas pertinent.
Pourtant, il en faudra beaucoup moins (« ses habits sont
riches » !) pour que l'indice soit pertinent
(co-occurrence
évidemment très fréquente et peu
significative des vocables habit et riche). Il suit que
l'« étude » des sources, qui fait partie
de l'étude génétique des oeuvres, n'est pas
régi par des rencontres de hasard dont on a ici un excellent
exemple. Il est au contraire extrêmement significatif qu'on
puisse être assuré, jusqu'à preuve du
contraire,
que Ducasse puisse écrire « on l'admire; mais, on
ne l'imite pas » sans avoir aucunement à l'esprit
l'alexandrin de Corneille. Cela ne fait pas partie de sa
culture.
(2) Et ses habits sont riches [1] : la toute petite proposition de
quatre
mots nous apprend dans quelle traduction Ducasse lit Manfred
et probablement toute l'oeuvre de Byron. Il s'agit de la
traduction
de Paulin Paris : Lord Byron, OEuvres
complètes,
traduction nouvelle de Paulin Paris, Paris, et pour la
présente citation, vol. 6, 1830, p. 16.
Texte original de Byron : « ...
his garb / Is goodly, his mien manly, and his air / Proud
as a free-born peasant's, at this distance » (Wordsworth
Editions, 1994, p. 384a). Traduction d'Amédée
Pichot : « Ses vêtements annoncent la
richesse;
son aspect est mâle, et ses yeux sont fiers comme ceux d'un
laboureur qui sait qu'il est né libre »
(p. 311). Benjamin Laroche : « il
est bien vêtu; son aspect est mâle, à en juger
d'ici, il y a dans son air toute la fierté d'un paysan
né libre » (p. 8-9). Comme on le voit, il ne
fait plus de doute maintenant que la traduction utilisée et
recopiée mot à mot ici est celle de Paulin Paris.
Par ailleurs, on voit que Ducasse a le texte
de
cette traduction sous les yeux, puisque la proposition
qu'il recopie s'insère dans le contexte qu'il
développe, la figure
distinguée
d'une part, l'âge de son personnage de l'autre. Depuis le
début de la rédaction de la strophe, le transfert
s'est
opéré de Manfred au « jeune homme qui s'est
suicidé », le jeune Holzer, comme il sera
désigné pour finir.
(3) Holzer a tenté de se
suicider,
parce qu'il avait des aspirations trop élevées pour
être réalisées sur terre; Maldoror arrive ici
plongé dans de sombres pensées, lui dont on verra
bientôt le front prématurément ridé et
qui
aurait toutes les raisons de vouloir aussi se suicider, comme il
l'exprimera lui-même ou comme le narrateur l'exprimera pour
lui
à la dernière phrase de la strophe, puisqu'il a
promis
de vivre par amitié pour Holzer.
Ces motivations des personnages ne sont pas
reprises, mais inspirées de Manfred qui en retour
permet de les éclairer (même s'il faut
évidemment
se garder de les projeter comme des explications sur Holzer et
Maldoror qui sont respectivement l'adolescent et le comte que nous
connaissons, déjà inspirés par les oeuvres de
Byron, on l'a vu). Outre son crime inconnu et inavouable, la
pensée de Manfred qui s'applique le mieux à Maldoror
tel qu'il est mis en scène dans cette strophe est ce
fragment : la « fatalité de vivre, — si
c'est vivre, que porter en soi l'aride et déserte solitude
de
son esprit, d'être soi-même le sépulcre de son
âme » (p. 14). Le motif du suicide de Holzer
est inspiré lui d'une réflexion
développée tout de suite après par Manfred,
à savoir que les hommes sont « moitié
poussière, moitié dieux », mais incapables
de se réaliser sur les deux plans, en particulier incapables
de « planer dans les cieux » (p. 15).
(4) Après le transfert (cf. n. (2)), le dédoublement : voici Manfred-Maldoror
(qui joue le rôle du chasseur de chamois) à sauver le
suicidé. Il s'agit d'une évidente reprise du
portrait
physique de Manfred, dont le trait le plus net est bien
concrétisé par ces rides de son front qui ne sont
pas venues avec le temps (Manfred) ou qui
réapparaîtront en un rien de temps (Maldoror).
Reprenons le contexte pour analyse :
« Le noyé vit ! À ce moment
suprême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent du
front du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais,
hélas ! les rides reviendront, peut-être demain,
peut-être aussitôt qu'il se sera éloigné
des bords de la Seine ». Il s'agit à
l'évidence d'un développement textuel [2] du Manfred de Byron, dont le
thème avait été plusieurs fois repris depuis
le
début des Chants (1.8, 1.12 et 2.2). Comme on le voit au
texte de Byron, il est clair que Ducasse l'a sous les yeux, puisque
le développement ici est nouveau, celui des rides sans
âge, qui ne viennent pas de la vieillesse, mais du
crime, du mal (de vivre).
(5) Une fois corrigé l'hispanisme
lexical (N'importe !), c'est
l'hispanisme culturel qui apparaît encore plus clairement. On
comprend mieux le sens de cette apparence d'un rôle
sévère, n. (i), s'agissant de
conserver ce qu'on
peut bien appeler « l'impassibilité
hispanique » ! L'homme, contrairement à la
femme, n'a pas à exprimer ses sentiments. À
remarquer
que c'est exactement la même attitude qui est
prêtée aux badauds parisiens, chacun
« retranché dans le col de sa chemise »
et craignant de « passer pour sensible ». Et
c'est aussi le « sang-froid » dont se vantait
Holzer.
(6) Le style direct est beaucoup moins
surprenant lorsqu'on le voit annoncé par le
« n'importe ! / ¡ basta! /
ça suffit ! », qui n'est évidemment
pas
une interjection qu'on peut attribuer au narrateur. La
focalisation
interne, comme on le dit dans les études narratives, est
devenue radicale avec l'interjection; on passe maintenant à
la narration (homodiégétique) du héros.
Si Maldoror prend la parole, c'est
évidemment que le narrateur (notre comte de
Lautréamont) la lui cède. La figure narrative, on
s'en
rappellera, se trouvait à plaisir avec le Childe-Harold de
Byron.
À coup de citations (pas moins de
quinze,
dont une de pure invention, « De reste »),
Robert
Faurisson se moque du style et du déroulement narratif de la
strophe, ridiculisant les motivations de Maldoror qu'il confond
apparemment avec le narrateur (« animant merveilleusement
son style et apostrophant le lecteur : "les voyez-vous comme
ils
s'embrassent avec effusion !" » (p. 99), ce qui
est d'autant plus surprenant que la narration joue de cette
opposition marquée. Sans compter qu'il confond l'expression
et son contenu, un moment d'effusion correspondant pour lui
à
la chaleur de l'inspiration !
Bien sûr, le critique a tout à
fait
raison de rapprocher la description de la foule des badauds de
celle des passagers de l'omnibus (strophe 2.4) et il ne peut
manquer
non plus de voir la contradiction dans la reconnaissance
inopinée de Holzer après plus d'une heure
consacrée à sa réanimation, mais les
conclusions
qu'il en tire sont de l'ordre de la projection (lorsqu'elles ne
sont
pas
de pures moqueries, concluant ici que Maldoror n'est pas
très
vite d'esprit !). Lorsqu'il affirme, par exemple que
« Maldoror a des connaissances thérapeutiques qui
lui permettent de ramener le noyé à la
vie »
(p. 98), il parle manifestement pour lui-même et trahit
complètement le texte : Maldoror fait au contraire ce
que n'importe quel des curieux pouvait et devait faire,
c'est-à-dire
l'impossible pour sauver l'adolescent, et que
là
se trouve une contradiction tout aussi importante que la
reconnaissance. Il ne voit surtout pas que la narration de cette
strophe est un tour de force qui multiplie à plaisir ces
contradictions et ces invraisemblances alors même que le
récit les efface au fur et à mesure qu'il progresse.
Sur ce point précis, il n'y a qu'à considérer
l'écoulement du temps pour comprendre qu'on se trouve dans
un
déroulement événementiel
aléatoire :
le corps flotte longtemps sur la Seine, on l'amène au
rivage,
une foule se rassemble autour de lui, on l'examine longuement, la
nuit va tomber, la foule commence à se disperser, etc.
Voilà une asphyxie qui aura duré dangereusement
longtemps !
—
Cette histoire n'est pas « vraisemblable ».
Robert Faurisson, qui cherche pourtant les invraisemblances, c'est
le moins qu'on puisse dire, n'en voit rien.
Au lieu de cela, il invente purement et
simplement une intention burlesque à la narration,
présupposant comme toujours que l'auteur ou le narrateur se
moque du lecteur, ce qu'on peut représenter par la phrase
suivante : « C'est ici que Maldoror
révèle avec sa modestie coutumière cette
immense
bonté qu'il s'efforce de nous dissimuler »
(p. 98). Cette assertion est à double sens : d'un
côté le critique ironise, mais d'un autre
côté il présuppose que c'est ainsi que le
lecteur
doit interpréter le texte de Ducasse. Autrement dit, il se
moque du texte pour prouver que son auteur se moque de nous !
Malheureusement pour lui, on ne peut trouver qu'un seul bouffon
dans
cette opération qui n'a rien à voir avec une
étude littéraire.
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