El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 2, strophe 14 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

P. 129

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      La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances,
elle prend des allures solennelles. Le
cadavre gonflé se soutient (a) sur les eaux; il disparaît
sous l'arche d'un pont; mais, plus loin, on le voit
apparaître de nouveau, tournant lentement sur lui-
même, comme une roue de moulin, et s'enfonçant
par intervalles. Un maître de bateau (b), à l'aide d'une
perche, l'accroche au passage, et le ramène à terre.
Avant de transporter le corps à la Morgue (c), on le
laisse quelque temps sur la berge, pour le ramener
à la vie
. La foule compacte se rassemble autour du
corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu'ils
sont derrière, poussent, tant qu'ils peuvent, ceux qui
sont devant. Chacun*s se dit : « Ce n'est pas moi qui
me serais noyé ». On plaint le jeune homme qui s'est
suicidé; on l'admire; mais, on ne l'imite pas (1). Et,
cependant, lui, a trouvé très naturel de se donner la
mort, ne jugeant rien sur la terre (d) capable de le contenter,
et aspirant plus haut (e). Sa figure est distinguée,
et ses habits sont riches (2). A-t-il encore (f) dix-sept
ans ? C'est mourir jeune ! La foule paralysée continue
de jeter sur lui ses yeux immobiles (g)... Il se fait nuit.
Chacun*s se retire silencieusement. Aucun*i n'ose renverser
le noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit
son corps. On a craint de passer pour sensible, et
aucun*i n'a bougé, retranché dans le col de sa chemise.
L'un s'en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne
absurde; l'autre fait claquer ses doigts
comme des castagnettes... Harcelé par sa pensée
sombre (3), Maldoror, sur son cheval, passe près de cet
endroit, avec la vitesse de l'éclair. Il aperçoit le
noyé; cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier,
et est descendu de l'étrier. Il soulève le jeune homme
sans dégoût, et lui fait rejeter l'eau avec abondance.
À la pensée que ce corps inerte pourrait revivre sous
sa main, il sent son coeur bondir, sous cette impression
excellente, et redouble de courage. Vains efforts !
Vains efforts, ai-je dit, et c'est vrai. Le cadavre reste
inerte, et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les
tempes; il frictionne ce membre-ci, ce membre-là; il
souffle pendant une heure, dans la bouche, en pressant
ses lèvres contre les lèvres de l'inconnu. Il lui
semble enfin sentir sous sa main, appliquée contre la
poitrine, un léger battement. Le noyé vit ! À ce moment
suprême, on put remarquer que plusieurs rides
disparurent du front du cavalier (4), et le rajeunirent
de dix ans. Mais, hélas ! les rides reviendront, peut-
être demain, peut-être aussitôt qu'il se sera éloigné
des bords de la Seine. En attendant, le noyé ouvre
des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie
son bienfaiteur; mais, il est faible encore, et ne peut
faire aucun mouvement. Sauver la vie à quelqu'un (h),
que c'est beau ! Et comme cette action rachète de
fautes ! L'homme aux lèvres de bronze, occupé jusque-
là à l'arracher de la mort, regarde le jeune
homme avec plus d'attention, et ses traits ne lui paraissent
pas inconnus. Il se dit qu'entre l'asphyxié,
aux cheveux blonds, et Holzer, il n'y a pas beaucoup
de différence. Les voyez-vous comme ils s'embrassent
avec effusion ! N'importe ! L'homme à la prunelle de
jaspe tient à conserver l'apparence d'un rôle sévère (i) (5).
Sans rien dire, il prend son ami qu'il met en croupe,
et le coursier s'éloigne au galop. Ô toi (6), Holzer, qui
te croyais si raisonnable et si fort, n'as-tu pas vu,
par ton exemple même, comme il est difficile, dans
un accès de désespoir, de conserver le sang-froid
dont tu te vantes ? J'espère que tu ne me causeras
plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté, je t'ai
promis de ne jamais attenter à ma vie.


1. Variantes

      La strophe qui n'a connu qu'une édition et n'a pas de sources textuelles développées n'a donc aucune variante. Une correction, cependant s'impose :

1) 131: 16  P 1869 dont tu te vantes. > ?

      Comme tous les traducteurs dans toutes les langues ajoutent le point d'interrogation, je suis bien forcé de le faire aussi, même si la phrase tourne à l'exclamative et pourrait s'en passer. Ana Alonso a toutefois trouvé une solution originale mais qu'il est impossible de reproduire en français, ouvrir la phrase avec un ¡ pour la fermer avec un point (.). Je suppose qu'il s'agit d'une très significative ¡ coquille !

Ponctuation

      Puisqu'on vient de corriger une faute de ponctuation, signalons qu'on trouve trois fois la structure « ; mais, », tandis qu'on peut considérer comme fautive la ponctuation « ternes, et, par... » (p. 130: 27) pour « ; et, ». Une anomalie, ce n'est rien en comparaison de la strophe précédente.


2. Commentaires linguistiques

(a) Le corps d'un noyé ne se soutient pas sur l'eau : il s'y maintient ou, plus simplement, il flotte. Les traducteurs corrigent, sauf Pelligrini, Serrat-Viguié et Méndez, bien que cet emploi paraisse aussi inattendu en espagnol qu'en français. Ce n'est donc pas un hispanisme.

(b) Le maître d'un bateau se traduit littéralement en castillan, el dueño de un barco (même si l'on dirait plutôt el patrón). Or, c'est justement la barque qu'on s'attendrait à voir désigner ici dans les circonstances. S'il ne s'agit nullement d'une incorrection, on peut y avoir une hypercorrection de l'hispanophone qui se méfie avec raison des faux amis. En revanche, le mécanisme aurait été plus approprié pour dueño, soit le capitaine d'un bateau ou le pilote d'une barque et leurs nombreux synonymes. Le maître désigne un grade militaire sur un navire de guerre (les maîtres, premier, second et principal, sont sous la gouverne du capitaine).

(c) Avec sa majuscule, la Morgue désigne l'édifice et l'institution qu'on y trouve, soit l'endroit où l'on conserve les cadavres qui doivent être identifiés ou autopsiés. La Morgue deviendra plus tard l'Institut médico-légal de Paris.

(d) Hispanisme*s : sur la terre = en la tierra (sur terre).

(e) La construction est évidemment fautive, puisque le verbe aspirer, s'il n'est pas transitif, exige la préposition, comme en espagnol d'ailleurs (aspiraba a más, Serrat). Or, aspirer à plus (haut) ne serait pas acceptable en français.

(f) A-t-il encore dix-sept ans ? La formulation restrictive est trop surprenante pour n'être pas un lapsus (Alonso et Ripoll sont les seuls à la maintenir); il faut plutôt comprendre : a-t-il ou a-t-il déjà dix-sept ans ? (¿ tiene ya diecisiete años ?, Álverez, Pedrolo, Serrat et Pariente), comme Pelligrini et Serrat-Viguié le corrigent d'ailleurs explicitement : ¡ Alcanza (siquiera) a tener diecisiete años ?, est-il (même) parvenu à atteindre ses dix-sept ans ?

(g) Les yeux immobiles. À la strophe 2.4, alors qu'on nous présentait exactement comme ici une foule paralysée, celle de l'omnibus, l'expression a été expliquée : « Sont assis, à l'impériale, des hommes qui ont l'oeil immobile, comme celui d'un poisson mort » (p. 69: 3). C'est le regard vide.

      Jeter les yeux. Partout ailleurs l'auteur emploie correctement les expressions jeter les yeux sur ou fixer ses yeux sur. On se trouve pourtant devant une contradiction, puisque jeter les yeux, un oeil, un coup d'oeil ou un regard sur quelque chose, c'est le regarder rapidement, tandis qu'au contraire la foule paralysée garde les yeux (immobiles) fixés sur le corps repêché de la Seine et même « continue » de le faire. Les traducteurs corrigent évidemment à qui mieux mieux, los ojos fijos, clavados en el, etc. — Pourtant l'expression ouvre de manière remarquable le portrait de cette foule mécanique où chacun sera retranché « dans » le col de sa chemise : l'effet produit donne à voir des yeux fixes et immobiles, des regards vides et inexpressifs dans les coups d'oeil furtifs jetés au corps du noyé. On a bien là une foule paralysée.

(h) Hispanisme*s : salvarle la vida a alguien est tout à fait recevable pour le français sauver la vie de quelqu'un. On attendrait d'ailleurs, tout simplement, sauver une vie.

(i) Conserver les apparences d'un rôle sévère, comme dans sauver les apparences d'un côté et jouer correctement son rôle de personnage impassible de l'autre.


3. Notes

Source : Manfred de Byron

      C'est le drame poétique Manfred de lord Byron qui inspire cette strophe, plus particulièrement la seconde et dernière scène du premier acte, soit la tentative de suicide de Manfred sauvé par un chasseur de chamois. Grâce à sa science, le héros vient de consulter inutilement les génies (première scène). On le retrouve alors au sommet du mont Jungfrau, au lever du soleil; il est sur les plus hauts rochers, au bord de l'abîme. Il va se jeter dans le vide. Le monologue qui fait la première partie de la scène évoque celui d'Hamlet, sauf que Manfred a résolu l'équation et que sa décision est arrêtée, malgré ses inutiles hésitations : « un saut, un pas, le plus léger mouvement, un souffle même, précipiterait mon corps sur ce lit de pierre, lit d'un éternel repos, — d'où vient que je balance ? » (p. 14). Le héros se tient toujours ferme sur ses jambes, alors même qu'il est pris de vertige. On va maintenant lire la suite ci-dessous, à partir de l'entrée en scène du chasseur de chamois qui va le sauver in extremis.

      Mais avant, je pense qu'il est bon de rappeler que le « drame » de Manfred est déjà en place dans la pièce de Byron, pour se dénouer à la toute fin : le héros a toutes les raisons de s'incriminer pour un méfait qu'on ne devinera qu'à sa mort (un crime incestueux inavouable impliquant sa soeur Astarté). L'important est que Manfred est un jeune homme brisé, vieilli, et surtout criminel à ses propres yeux. Voilà qui produit le petit drame mis en place par Isidore Ducasse. Inversion : le suicidé sera Holzer, un adolescent désespéré, son sauveur, Maldoror-Manfred, le criminel. Certes, le jeune criminel brisé et prématurément vieilli est aussi un Rocambole qui viendra « ressusciter » son jeune ami qui s'est jeté dans la Seine (nous sommes à Paris, comme à la strophe 2.4, et chez Ponson du Terrail, où les coursiers sont forcément au galop), mais c'est aussi le gaucho des légendes du Rio de la Plata (où le cheval de la pampa va plutôt au petit trot, voire au pas). Cela dit, le morceau est construit, comme le prouve deux citations littérales, sur le texte suivant.

ACTE I, SCENE II
[...]

(Un chasseur de chamois arrive du bas de la montagne.)

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

      Le chamois a quitté ce sentier : ses pieds agiles l'ont dérobé à ma poursuite. À peine si ma chasse d'aujourd'hui me dédommagera de ces courses où j'ai failli me rompre le cou. — Quel est cet homme ? Il n'est pas des nôtres, et pourtant le voilà perché à une hauteur où n'est jamais parvenu aucun de nos montagnards, et que nos meilleurs chasseurs pourraient seuls atteindre. Autant que je le puis voir d'ici [1] ses habits sont riches, son aspect mâle, et ses regards fiers comme le regard d'un paysan libre. — Approchons-nous plus près.

MANFRED, n'apercevant pas le chasseur.

      Vivre ainsi ! — blanchir sous les angoisses, comme ces pins dépouillés, ruines d'un seul hiver, sans écorce, sans branches, tronc pourri sur une racine maudite, qui ne le soutient que pour présenter une image de mort; vivre ainsi, toujours ainsi, et se rappeler d'autres journées ! Maintenant, [2] mon front est sillonné de rides qu'y ont gravées, non les ans, mais des instants, des heures. — Ces heures de tortures où j'ai survécu à moi-même ! — Cimes glacées, avalanches qu'un souffle fait rouler du haut des montagnes, détachez-vous, écrasez-moi ! Souvent j'ai contemplé vos effroyables chutes; mais vous passiez à mes côtés, pour aller engloutir des êtres qui ne demandaient qu'à vivre; vos ravages s'exercent sur les jeunes et verdoyantes forêts, sur la cabane ou le hameau de l'innocent villageois.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

      Les brouillards commencent à s'élever du fond de là vallée : si je ne l'engage à descendre, il pourra bien perdre en même temps son chemin et la vie.

MANFRED

      Les brouillards montent et paraissent suspendus aux glaciers; les nuages roulent sous mes pieds, blancs et sulfureux, semblables à l'écume qui jaillit des lacs de l'enfer, dont chaque vague vient se briser sur un rivage où les damnés sont amoncelés comme des pierres. — La tête me tourne.

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

      Il faut s'approcher de lui doucement ; ma vue inattendue le ferait sauter. On dirait déjà qu'il chancelle.

MANFRED

      Des montagnes se sont écroulées, déchirant les nues, et de leur choc ont ébranlé les monts où elles étaient adossées; elles ont rempli les vertes vallées de leurs débris, interrompu brusquement le cours des rivières, dont les eaux s'élançaient en humides tourbillons, et forcé les sources qui les alimentaient à se creuser un nouveau canal. — Ainsi, ainsi s'abîma le vieux mont Rosenberg. — Que ne me suis-je, alors, trouvé sous ses ruines !

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

      Camarade ! prenez garde à vous ! un pas de plus et vous êtes perdu. Pour l'amour de celui qui vous a créé, éloignez-vous du bord de l'abîme.

MANFRED, sans l'entendre.

      Sépulture digne de moi ! sous sa masse énorme mes os eussent reposé en paix, au lieu de rester épars sur les rochers, roulés ça et là par le vent — comme bientôt — bientôt dans leur chute. — Adieu, cieux entrouverts ! ne me regardez pas d'un oeil de réprobation, — ce n'est point pour moi que vous devriez vous ouvrir. — Et toi, terre, reprends tes atomes !

(Au moment où Manfred va se précipiter du rocher, le chasseur de chamois le saisit subitement et le retient avec force.)

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

      Holà ! insensé ! — Si tu es fatigué de la vie, ne souille pas nos honnêtes vallées de ton sang coupable. — Viens ici, — tu ne me quitteras pas.

MANFRED

      Mon coeur se soulève; — ne me serre pas ainsi. — Je n'ai plus la moindre force, — les montagnes tournent, autour de moi; — mes yeux se ferment. — Qui es-tu ?

LE CHASSEUR DE CHAMOIS

      Tu le sauras plus tard. — Sortons d'ici. — Les nuages se chargent et deviennent plus épais. — Par ici. — Maintenant, appuie-toi sur moi, — mets ton pied là, — là, prends ce bâton, et accroche-toi un instant à cette branche que tu vois. — Maintenant, donne-moi la main et ne quitte pas ma ceinture, — doucement, — bien. — Avant une heure, nous serons arrivés au chalet. — Avance : nous trouverons bientôt un sentier plus sûr, quelque chose comme un sentier, creusé depuis l'hiver dernier par le torrent. — À merveille ! c'est bravement marcher; tu aurais pu être un de nos chasseurs. — Suis-moi.

(Pendant qu'ils descendent avec peine à travers les rochers, le rideau se baisse.)

FIN DU PREMIER ACTE.

—— Lord Byron, « Manfred, poème dramatique », OEuvres complètes, trad. Paulin Paris, Paris, Dondey-Dupré, vol. 6, 1830, p. 1-69, p. 15-19.

Narration : rédaction et genèse

      Au moment où Isidore Ducasse entreprend la rédaction de sa strophe, tout au contraire de la strophe de la requine qu'on vient de lire, il en a déjà en tête la conclusion, tandis que sa lancée est la tentative de suicide de celui qui sera sauvé de la mort. Mais la rédaction n'en produit pas moins une « narration automatique », peut-être tout simplement parce que le rédacteur nous conduira trop rapidement au dénouement. Mais peu importe, le résultat est vraiment spectaculaire.

      Cette strophe 2.14 a servi d'illustration à la structure du récit de rêve dans ma grammaire narrative : Guy Laflèche, « Le rêve », Matériaux pour une grammaire narrative, Laval, Singulier (coll. « Les cahiers universitaires du Singulier », no 1), 1999, 2007, 192 p., p. 134-141). Cette structure est celle de l'histoire improvisée ou, comme on l'appellera ici, de la « narration automatique » (comme dans « écriture automatique », mécanisme qu'on trouvera aussi à la strophe suivante). Elle se trouve pour la première fois dans les Chants, à la strophe de l'omnibus (2.4), puis aux strophes (rédigées ultérieurement) de la lampe (2.11) et surtout de la requine (2.13), la strophe précédente, dont j'ai analysé la structure narrative en dix événements à la dynamique manifestement aléatoire. Dans le cas de la présente strophe 2.14, la structure narrative aléatoire se présente pas du tout ainsi explicitement comme telle. Il faut au contraire la lire de près pour prendre conscience de sa narration très originale, inouïe, invraisemblable — ce qu'on ne voit pas d'abord, sauf dans le cas de la reconnaissance, car il est pour le moins absurde au plus haut point qu'on reconnaisse « son meilleur ami », tout à coup, après plus d'une heure de bouche à bouche ! Mais ce n'est là qu'un exemple du caractère aléatoire du déroulement événementiel, comme des structures actantielle, temporelle et spatiale d'une toute petite histoire qui vaut bien un beau récit de rêve.

      On trouvera dans la Grammaire narrative le découpage événementiel de la strophe en 37 événements se répartissant sur 11 séquences, puis la reconstruction de l'« histoire finale » et l'emboîtement des dix « histoires » en acte, avec ses nombreuses rétrospections. Pour finir, la grammaire en dégage les six propriétés du modèle théorique du récit de rêve. Si j'ai pu tirer ce modèle de cette strophe et des autres de même structure dans les Chants de Maldoror, il n'y a là rien d'extraordinaire et ce n'est pas non plus un hasard et encore moins une découverte qu'on devrait seulement à l'efficacité de l'étude narrative. Il s'agit tout simplement de la description rigoureuse de ce qu'Isidore Ducasse a réalisé, probablement pour la première fois en Occident, de manière exceptionnelle et géniale : c'est la reproduction d'une forme narrative que l'on trouve uniquement mais systématiquement dans le « récit de rêve » qui va remplacer le songe classique, celui du Moyen Âge notamment, alors que le rêve y est encore embryonnaire, prendra forme au cours du XVIIe siècle, pour se développer tout au long du XIXe siècle, avant de s'assumer et de s'affirmer au XXe siècle. Or, c'est ici, dans les Chants de Maldoror, que la structure narrative du récit de rêve trouve pour la première fois ses réalisations radicales. Nous sommes alors, en 1868, à l'époque d'Alfred Maury (1861) et d'Hervey de Saint-Denys (1867) et donc avant les grandes réalisations et analyses de Freud et de Marcel Foucault — ou de Marcel Proust (le rêve de Jean Santeuil / Swann).

      Il s'agit à l'évidence d'une rédaction improvisée. Mais on fera attention que cette forme narrative n'est pas celle de l'écriture automatique — au contraire. Écriture et narration automatiques sont deux réalisations différentes (même si elles peuvent être concomitantes, comme ce sera le cas de la strophe suivante). Chose certaine, la narration automatique n'est jamais, par définition, aberrante. La narration y garde toute sa « logique », comme on le voit aux propriétés de l'histoire rêvée.

Notes

(1) On l'admire; mais, on ne l'imite pas. Du point de vue de l'étude des sources et des citations avérées jusqu'ici, cette expression n'a aucune chance d'être une évocation ou une allusion (encore moins humoristique) à l'alexandrin de Corneille, « Souffrez que je l'admire et ne l'imite point » (Horace, 2: 3, v. 506). Non seulement le style, mais le sens de l'alexandrin et plus généralement la situation cornélienne qu'il exprime sont totalement étrangers au contexte de la strophe. Enfin, on ne peut même pas y voir une réminiscence scolaire, puisqu'on n'a pas trouvé encore la moindre évocation de la littérature française classique dans les Chants.

      Philippe Sellier (1970, p. 99), qui a proposé le rapprochement, projette évidemment sa propre culture sur le texte d'Isidore Ducasse.

      Cela dit, la question est intéressante du point de vue de l'analyse des sources. On pose qu'une co-occurence (les verbes admirer et imiter) qu'on trouve dans deux contextes donnés, ce n'est pas suffisant pour postuler un rapport intertextuel, même si cela peut en être l'indice. Dans le cas qui nous occupe, c'est parce que jamais d'aucune manière le théâtre classique n'a été impliqué dans les Chants de Maldoror jusqu'ici que l'« indice » n'est pas pertinent. Pourtant, il en faudra beaucoup moins (« ses habits sont riches » !) pour que l'indice soit pertinent (co-occurrence évidemment très fréquente et peu significative des vocables habit et riche). Il suit que l'« étude » des sources, qui fait partie de l'étude génétique des oeuvres, n'est pas régi par des rencontres de hasard dont on a ici un excellent exemple. Il est au contraire extrêmement significatif qu'on puisse être assuré, jusqu'à preuve du contraire, que Ducasse puisse écrire « on l'admire; mais, on ne l'imite pas » sans avoir aucunement à l'esprit l'alexandrin de Corneille. Cela ne fait pas partie de sa culture.

(2) Et ses habits sont riches [1] : la toute petite proposition de quatre mots nous apprend dans quelle traduction Ducasse lit Manfred et probablement toute l'oeuvre de Byron. Il s'agit de la traduction de Paulin Paris : Lord Byron, OEuvres complètes, traduction nouvelle de Paulin Paris, Paris, et pour la présente citation, vol. 6, 1830, p. 16.

      Texte original de Byron : « ... his garb / Is goodly, his mien manly, and his air / Proud as a free-born peasant's, at this distance » (Wordsworth Editions, 1994, p. 384a). Traduction d'Amédée Pichot : « Ses vêtements annoncent la richesse; son aspect est mâle, et ses yeux sont fiers comme ceux d'un laboureur qui sait qu'il est né libre » (p. 311). Benjamin Laroche : « il est bien vêtu; son aspect est mâle, à en juger d'ici, il y a dans son air toute la fierté d'un paysan né libre » (p. 8-9). Comme on le voit, il ne fait plus de doute maintenant que la traduction utilisée et recopiée mot à mot ici est celle de Paulin Paris.

      Par ailleurs, on voit que Ducasse a le texte de cette traduction sous les yeux, puisque la proposition qu'il recopie s'insère dans le contexte qu'il développe, la figure distinguée d'une part, l'âge de son personnage de l'autre. Depuis le début de la rédaction de la strophe, le transfert s'est opéré de Manfred au « jeune homme qui s'est suicidé », le jeune Holzer, comme il sera désigné pour finir.

(3) Holzer a tenté de se suicider, parce qu'il avait des aspirations trop élevées pour être réalisées sur terre; Maldoror arrive ici plongé dans de sombres pensées, lui dont on verra bientôt le front prématurément ridé et qui aurait toutes les raisons de vouloir aussi se suicider, comme il l'exprimera lui-même ou comme le narrateur l'exprimera pour lui à la dernière phrase de la strophe, puisqu'il a promis de vivre par amitié pour Holzer.

      Ces motivations des personnages ne sont pas reprises, mais inspirées de Manfred qui en retour permet de les éclairer (même s'il faut évidemment se garder de les projeter comme des explications sur Holzer et Maldoror qui sont respectivement l'adolescent et le comte que nous connaissons, déjà inspirés par les oeuvres de Byron, on l'a vu). Outre son crime inconnu et inavouable, la pensée de Manfred qui s'applique le mieux à Maldoror tel qu'il est mis en scène dans cette strophe est ce fragment : la « fatalité de vivre, — si c'est vivre, que porter en soi l'aride et déserte solitude de son esprit, d'être soi-même le sépulcre de son âme » (p. 14). Le motif du suicide de Holzer est inspiré lui d'une réflexion développée tout de suite après par Manfred, à savoir que les hommes sont « moitié poussière, moitié dieux », mais incapables de se réaliser sur les deux plans, en particulier incapables de « planer dans les cieux » (p. 15).

(4) Après le transfert (cf. n. (2)), le dédoublement : voici Manfred-Maldoror (qui joue le rôle du chasseur de chamois) à sauver le suicidé. Il s'agit d'une évidente reprise du portrait physique de Manfred, dont le trait le plus net est bien concrétisé par ces rides de son front qui ne sont pas venues avec le temps (Manfred) ou qui réapparaîtront en un rien de temps (Maldoror).

      Reprenons le contexte pour analyse : « Le noyé vit ! À ce moment suprême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas ! les rides reviendront, peut-être demain, peut-être aussitôt qu'il se sera éloigné des bords de la Seine ». Il s'agit à l'évidence d'un développement textuel [2] du Manfred de Byron, dont le thème avait été plusieurs fois repris depuis le début des Chants (1.8, 1.12 et 2.2). Comme on le voit au texte de Byron, il est clair que Ducasse l'a sous les yeux, puisque le développement ici est nouveau, celui des rides sans âge, qui ne viennent pas de la vieillesse, mais du crime, du mal (de vivre).

(5) Une fois corrigé l'hispanisme lexical (N'importe !), c'est l'hispanisme culturel qui apparaît encore plus clairement. On comprend mieux le sens de cette apparence d'un rôle sévère, n. (i), s'agissant de conserver ce qu'on peut bien appeler « l'impassibilité hispanique » ! L'homme, contrairement à la femme, n'a pas à exprimer ses sentiments. À remarquer que c'est exactement la même attitude qui est prêtée aux badauds parisiens, chacun « retranché dans le col de sa chemise » et craignant de « passer pour sensible ». Et c'est aussi le « sang-froid » dont se vantait Holzer.

(6) Le style direct est beaucoup moins surprenant lorsqu'on le voit annoncé par le « n'importe ! / ¡ basta! / ça suffit ! », qui n'est évidemment pas une interjection qu'on peut attribuer au narrateur. La focalisation interne, comme on le dit dans les études narratives, est devenue radicale avec l'interjection; on passe maintenant à la narration (homodiégétique) du héros.

      Si Maldoror prend la parole, c'est évidemment que le narrateur (notre comte de Lautréamont) la lui cède. La figure narrative, on s'en rappellera, se trouvait à plaisir avec le Childe-Harold de Byron.


4. Faurissonneries

      À coup de citations (pas moins de quinze, dont une de pure invention, « De reste »), Robert Faurisson se moque du style et du déroulement narratif de la strophe, ridiculisant les motivations de Maldoror qu'il confond apparemment avec le narrateur (« animant merveilleusement son style et apostrophant le lecteur : "les voyez-vous comme ils s'embrassent avec effusion !" » (p. 99), ce qui est d'autant plus surprenant que la narration joue de cette opposition marquée. Sans compter qu'il confond l'expression et son contenu, un moment d'effusion correspondant pour lui à la chaleur de l'inspiration !

      Bien sûr, le critique a tout à fait raison de rapprocher la description de la foule des badauds de celle des passagers de l'omnibus (strophe 2.4) et il ne peut manquer non plus de voir la contradiction dans la reconnaissance inopinée de Holzer après plus d'une heure consacrée à sa réanimation, mais les conclusions qu'il en tire sont de l'ordre de la projection (lorsqu'elles ne sont pas de pures moqueries, concluant ici que Maldoror n'est pas très vite d'esprit !). Lorsqu'il affirme, par exemple que « Maldoror a des connaissances thérapeutiques qui lui permettent de ramener le noyé à la vie » (p. 98), il parle manifestement pour lui-même et trahit complètement le texte : Maldoror fait au contraire ce que n'importe quel des curieux pouvait et devait faire, c'est-à-dire l'impossible pour sauver l'adolescent, et que là se trouve une contradiction tout aussi importante que la reconnaissance. Il ne voit surtout pas que la narration de cette strophe est un tour de force qui multiplie à plaisir ces contradictions et ces invraisemblances alors même que le récit les efface au fur et à mesure qu'il progresse. Sur ce point précis, il n'y a qu'à considérer l'écoulement du temps pour comprendre qu'on se trouve dans un déroulement événementiel aléatoire : le corps flotte longtemps sur la Seine, on l'amène au rivage, une foule se rassemble autour de lui, on l'examine longuement, la nuit va tomber, la foule commence à se disperser, etc. Voilà une asphyxie qui aura duré dangereusement longtemps ! — Cette histoire n'est pas « vraisemblable ». Robert Faurisson, qui cherche pourtant les invraisemblances, c'est le moins qu'on puisse dire, n'en voit rien.

      Au lieu de cela, il invente purement et simplement une intention burlesque à la narration, présupposant comme toujours que l'auteur ou le narrateur se moque du lecteur, ce qu'on peut représenter par la phrase suivante : « C'est ici que Maldoror révèle avec sa modestie coutumière cette immense bonté qu'il s'efforce de nous dissimuler » (p. 98). Cette assertion est à double sens : d'un côté le critique ironise, mais d'un autre côté il présuppose que c'est ainsi que le lecteur doit interpréter le texte de Ducasse. Autrement dit, il se moque du texte pour prouver que son auteur se moque de nous ! Malheureusement pour lui, on ne peut trouver qu'un seul bouffon dans cette opération qui n'a rien à voir avec une étude littéraire.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe