Aucune variante. Une seule correction
significative.
Après les points de transition, la minuscule est une
coquille typographique
que je corrige (ce que je ne ferais pas sans hésiter
après des points
de suspension) :
1) T: P 1869 p. 139: 3 qui
se resserrait de
plus en plus... je >
Je craignais...
Mais je corrige également la
ponctuation sur un point
mineur, une virgule mineure devrais-je dire, qui manque
manifestement :
2) T: P 1869, p. 139: 3 dans les
enchevêtrement des
maquis, au revers des talus ou sur les sables des dunes, elle ne
tarde pas à
> ...au revers des talus, ou sur les
sables des
dunes...
Ponctuation
Si l'on trouve dix fois la formule
« ; + adv./conj
+ , », cinq fois au moins elle n'est pas
respectée, la
conjonction étant simplement précédée
de la virgule,
parfois du point-virgule, comme c'est le cas de la première
occurrence : Certes, il le mérite; et ce
n'est que justice, au lieu de, et, ce
n'est que
justice.
(a) Nous sommes ici à la limite
de
l'hispanisme,
mais je ne verse pas au glossaire l'emploi de fauve pour
féroce, même
s'il est fort probable que l'adjectif ait eu ce sens pour Ducasse.
Pour un
francophone, c'est la couleur fauve qui vient ici à
l'esprit, d'autant que
les couleurs verte et jaune seront tout de suite
désignées. Pour un
hispanophone, c'est le caractère du fauve, l'animal, qui
donne son sens
à l'adjectif. Tous les traducteurs le comprennent en ce
sens (d'autant que
la couleur du fauve se dit leonado, « couleur de
lion »),
miradas salvajes, bestiales, furiosas, etc. (la seule et unique
exception est de
Carlos R. Méndez qui change la couleur pour carmesí,
cramoisi !).
Cela dit, si Ducasse emploie une fois fauve*i pour féroce ou sauvage, le regard
fauve se trouve
dans les oeuvres de ses contemporains, Eugène Sue, Balzac,
Gauthier et Zola,
le plus souvent associé à celui du serpent
comparé à
celui du fourbe.
(b) Hispanisme : ante de, delante de
(devant lui, mais
au sens de, en sa présence, pas du tout comme ici, en avant
de lui).
(c) Huée ne s'emploie pas au
pluriel en ce sens
« singulier » : un acteur sort de
scène sous les
huées des spectateurs, mais pas d'un seul, même si un
seul spectateur
peut huer ou siffler un spectacle. Voir plus bas la huée
suprême de
Maldoror (p. 137: 27).
L'onomatopé n'a pas de
correspondant en espagnol (traduction : abucheo, abuchear).
(d) Il s'élance de pour
hors de,
mais il s'élance, vient probablement à l'esprit de
Ducasse sous
l'influence du tout simple sale, il sort. On lira en 4.3 :
« Je
m'élançai du buisson derrière lequel
j'étais
abrité » (p. 195: 2) où cette fois la
locution hors
de ne conviendrait plus.
(e) Avec une égale
vitesse, mis pour,
à la même vitesse. L'adjectif accentue l'image
du steeple-chase
où le poursuivant est prédestiné
à ne pas
rejoindre le poursuivi et inversement : tel qu'il est
décrit, c'est le
caractère sportif de la chasse qui est mis en relief, avec
l'égale
vitesse des deux coureurs.
(f) Dans toutes ses éditions
commentées,
J.-L. Steinmetz voudrait qu'on traduise
l'« incorrection » rame
par « le terme scientifique » rémige.
Pourtant, la
requine nous est bien venue, à la strophe 2.13, avec de bons
coups de rame
(p. 126: 23)..
(g) Après avoir dit cela, mis
pour le tout
simple, cela dit. La tournure n'est pas trop surprenante en
castillan, mais en
français elle ne s'utilise que pour ouvrir une
subordonné de style
indirect (après avoir dit que...).
(h) En dépit du mot fleuve qui
suit (superlatif
très marqué pour un hispanophone dont la langue ne
fait pas la
différence entre la rivière et le fleuve),
découler ne
signifie pas ici couler, mais venir de : l'incorrection
s'explique du fait
que découler n'a ce sens qu'au figuré, jamais au
propre.
(i) Hispanisme : por su boca.
Lancer par la
bouche, c'est cracher.
(j) Hispanisme : la
« coquille » antilope humain, que les commentateurs
voudraient expliquer
par la subtile apposition antilope-humain, vient tout simplement du
genre masculin
du nom de l'animal en espagnol.
(k) À partir d'ici, et pour
quelques phrases, les
antécédents pronominaux ne s'identifient pas
clairement à
première vue et le lecteur doit rétablir un
déroulement
syntaxique qui est fort proche de la désarticulation, ce qui
n'avait jamais
été le cas dans les Chants jusqu'à maintenant.
Sa voix :
si le possessif avait sa valeur anaphorique attendue, il s'agirait
de la voix de
la conscience, mais le déterminatif qui suit montre tout de
suite qu'il
s'agit certainement de la voix de l'homme qui était
poursuivi (le possessif
aurait donc valeur déictique) — alors même que
rien
n'empêche de comprendre que cette voix de condamné est
celle de la
conscience, puisqu'elle pénètre le « coeur
humain », mais c'est explicitement celui-ci qui a
la
préférence indiquée et qui devrait donc
être sujet de
la phrase suivante : c'est le coeur humain, l'homme en
général
qui enfonce sa tête dans la terre, mais il apparaît
vite que l'homme
en question s'identifie à celui qui était poursuivi,
qui était
donc lui-même l'homme en général, à la
chevelure
pouilleuse, dont il était question depuis le début,
représenté par l'individu poursuivi, celui qui
maintenant va tenter
en vain de se suicider. C'est la syntaxe de l'écriture
automatique
où le sens se développe et se réorganise au
fil de
l'improvisation.
Voici la lecture de la traduction de Carlos
Méndez,
propre à représenter correctement la
réorganisation de la
majorité des lecteurs : « La voix du
condamné...,
celui qui l'entend se dit... Le poursuivi se cache la
tête... ».
(l) Hispanisme : en la
superficie,
à la surface.
(m) Pendant l'obscurité : on
attend soit, pendant
la nuit (une durée), soit, dans l'obscurité (un
lieu).
(n) Hispanisme : palabras de
misterio (mots
mystérieux).
(o) Hispanisme : transposition
littérale du
très naturel, yo, el que, avec forclusion de la
négation (ne + pas),
soit, en français, moi, que n'a pu oublier le
Créateur.
(p) Sortir par, au lieu de sortir de, ne
paraît
pas un hispanisme.
(q) Des fois, pour parfois, ne convient
pas ici,
contrairement à son emploi dans la strophe 2.13, cf.
n. (w).
(r) Aperçoit, mis pour voit, au
sens de, se rend
compte.
(s) La plupart des traducteurs corrigent
: le
Créateur sait retirer de son propre sein, de sorte
que les germes
désignent alors les vipères. Si l'on veut lire
littéralement
le texte, on ne sait quel sens donner au mot germe qui devrait
alors
désigner l'homme, des hommes, germes nuisibles, comme celui
qui vient
d'être empoisonné, tué. C'est tellement
compliqué que
la correction paraît s'imposer.
(t) Hispanisme : après,
después de
infructuosas búsquedas (à la suite de).
(u) Il faut lire, ne sait que, car la
restriction ne
porte pas sur les griffes : la conscience ne sait pas montrer
seulement ses
griffes, elle sait seulement faire cela.
(v) La comparaison très
concrète ne
s'explique pourtant pas : il faut probablement comprendre que
la pression
exercée se compare à celle d'un pilon qui broie les
substances dans
un mortier.
(w) Hispanisme : en los flancos
(sur les
flancs).
(x) Je ne sais comment expliquer une
image aussi
concrète que la peau de la poitrine (immobile et calme),
autrement que par
sa sonorité. Serait-ce une manière (toute espagnole)
d'exprimer le
caractère imperturbable de celui qui bombe le torse devant
l'adversité ?
(y) On va à contre-courant, on
trouve sous la
surface des courants sous-marins. Que faut-il entendre par nager
plus bas que les
courants ? Très profondément ?
(z) Hispanisme : como un
extraño
(en étranger), celui pour qui le spectacle est
étrange
(extraño).
(aa) On lira deux fois,
m'écarter, au sens de,
m'éloigner. Ici et plus bas, p. 138:
25.
(ab) Hispanisme : en la playa
(sur la plage :
se me vio en la playa, Serrat); en revanche, on dit volver,
regresar a la
playa.
(ac) Devant moi, certainement pour,
droit
devant moi, réécrit par inadvertance, devant moi,
avec la tête
droite.
(ad) J'avais dit, pour j'ai dit, je
disais que je
voulais... La faute de concordance est d'autant plus surprenante
que le castillan
emploierait naturellement ici le passé simple (dije, je
dis).
(ae) Soit, en faisant ainsi mon
éloge, je
crains que ce ne soit pas là l'expression de la
vérité.
Hispanisme : apología a le même sens strict
qu'apologie, mais il peut
également s'employer comme synonyme d'éloge
(alabanza, comme
l'indiquent les dictionnaires), sans l'idée d'une plaidoirie
pour
défendre, justifier, etc., une cause ou une personne.
Genèse : sources, rédaction et composition
Sources
La strophe n'a aucune source livresque.
Quelques motifs
littéraires sont évoqués, la
conscience (2) et la pieuvre (5)
de Victor Hugo, de même que le crâne de Roger
rongé par Ugolin
dans l'Enfer de Dante (6). L'ange du
sommeil (4) et le calme de la pierre
tombale (8) peuvent avoir été
des
réminiscences de Victor Hugo.
Enfin, la thématique du Paradis perdu de Milton est
depuis longtemps
intériorisée au moment où Ducasse
rédige cette strophe
(ce sont les motifs de l'espace sidéral, des légions
et des
planètes)
En revanche, la « source »
de la strophe,
sa source d'inspiration, c'est le personnage de la
conscience qui a
été créé à la strophe 5.3 et
repris à la
strophe 5.7. Il s'agit de la conscience présentée
comme l'espion du
Céleste Bandit qui viole l'intimité des hommes,
violation
dénoncée ensuite dans l'addition de la strophe 2.12,
le tout
antérieur à la rédaction de la
présente strophe 2.15.
Mais il y a plus, car notre strophe met en scène la
trinité
théorisée en tête du Chant 6, soit
Maldoror, l'homme et
le Créateur. Il apparaît vite que c'est le
« romancier » de ce dernier chant qui compose
ce qui peut
être considéré, jusqu'à nouvel ordre,
comme la
dernière strophe des Chants de Maldoror
rédigée par
Isidore Ducasse.
On verra plus bas que l'hypothèse se
confirme dans le
mode de rédaction de la strophe, mais avant, on le voit dans
deux décalques, encore loin des
cadavres exquis qu'on ne trouvera pas de manière
explicite avant les chants
suivants : c'est ici la transcription inopinée d'un
fragment
d'Alphonse Daudet
à titre de comparaison (3), mais dont
la
technique est ultérieure
à la production des « beaux comme »,
puisque la marque
du collage, outre son contenu, se réduit au
« comme »;
et c'est encore plus vrai de l'invisible membrane de l'espace qui
vient de
l'Encyclopédie de Jean-Charles Chenu (1). Rien de tel ne se trouve
évidemment au Chant 2 (ni même dans ses strophes
ajoutées
ultérieurement, 2.12 et 2.13).
Rédaction
Comme on l'a vu aux commentaires linguistiques
qui
précèdent, cette strophe 2.15 n'a pas
été mieux
corrigée que la strophe 2.13, la strophe de la requine, dont
on a vu qu'elle
était le produit d'une narration automatique. Si, à
première
vue, il en est de même de cette strophe sur la conscience,
à y regarder de plus près, on voit que le, ou
plutôt, les mécanismes de
rédaction en
cause sont différents. Pour illustrer l'évolution de
la
technique
narrative, on peut prendre en considération les trois
positions
suivantes : les strophes de l'omnibus et celle du cadavre
à la Seine,
2.4 et 2.14, sont des réalisations remarquables, mais
non affichées, de la
narration automatique (celle que réalisent nos
« récits de
rêve »); le second état, dont on trouvera
de très
nombreuses réalisations à partir du Chant 3, en
est au contraire
une réalisation explicite : n'importe quel lecteur
comprend,
évidemment, pour son plus grand plaisir, que la narration
est
improvisée, ce que les écrivains cachent
soigneusement lorsqu'ils
pratiquent cette forme de rédaction, tout au contraire
d'Isidore Ducasse,
qui n'a rien à cacher. Mais comme l'a montré
l'étude
narrative de la strophe précédente, la narration
automatique reste
de l'ordre du récit maîtrisé, en dépit
du fait que le
déroulement événementiel soit aléatoire
ou dicté
par l'inconscient, comme on voudra.
Tel n'est plus le cas de la présente
strophe où
la narration cède la place à la
rédaction
automatique. Et c'est une forme évidente d'écriture
automatique.
Le premier tiers de la strophe est le résultat d'une
narration automatique
qu'on peut analyser comme une série de séquences
actantielles par
l'apparition de personnages qui restent en scène (l'homme,
la conscience,
Maldoror et le Créateur) ou qui ne font que des apparitions
(les
légions de poulpes, le caillou, les spermatozoïdes et
diverses
représentations des hommes aux prises avec la conscience).
Mais le
deuxième tiers de la strophe enchaîne des
événements de
plus en plus nombreux, indépendants, ou plutôt des
actions (ce sont
des faits qui ne créent plus de chaînes causales)
perpétrées par la conscience, le Créateur et
Maldoror. Mais
toute organisation narrative disparaît avec la mise en place
du
procédé mécanique de composition qui s'ouvre
avec les deux
propositions d'encadrement propres à gérer
l'apparition d'actions
sans suite, entre la proposition « Une tête
à la main, dont
je rongeais le crâne, je... » + action(s) +
« on m'a
vu... » + action + « ... pendant que la peau de
ma poitrine
était immobile et calme, comme le couvercle d'une
tombe ! ».
Les répétitions de ces deux propositions ne
constituent pas des
refrains, comme on les trouve par exemple à la strophe 3.5,
mais bien la
reproduction systématique, à trois reprises, d'une
structure de
composition d'abord improvisée par le fragment
suivant :
« (1a) Une tête à la main, dont je
rongeais le
crâne, + [je me suis tenu sur un pied, comme le
héron, au bord du
précipice creusé dans les flancs de la montagne]. +
(1b) On m'a
vu + [descendre dans la vallée,] + pendant que la
peau de ma
poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d'une
tombe ! ». Ce qui produit ensuite les
séries 2a-2b, 3a-3b
et 4a-4b, où la tension entre les propositions
d'ouverture et de
fermeture est de plus en plus forte, puisqu'elle est toujours plus
longue,
comprenant des actions de plus en plus nombreuses et disparates.
Ce qui s'annonce comme la narration d'une
histoire devient
pour finir tout le contraire d'une
« narration ». Il n'y a
plus là d'histoire. Une bonne façon de
décrire le
résultat est simplement de tenter de résumer la
strophe : facile
pour le premier tiers, difficile pour le deuxième et
impossible au
troisième.
On est passé de la narration à
l'écriture
automatique. En effet, on voit que plus la strophe perd de sa
cohésion
narrative, plus sa poigne thématique est forte et plus
encore ses figures
rhétoriques. Les thèmes de la poursuite, du combat,
du suicide et de
la
décapitation donnent à la strophe une unité
inattendue. Les
images et les personnages créent un poème
surréaliste dont on
n'a vu encore aucun exemple et qui rivalise évidemment avec
les strophes de
même nature qu'on lira de plus en plus souvent dans les
chants suivants.
Composition
Les conclusions que l'on vient de tirer de
l'étude des
sources (aucune source) et de la rédaction
(l'écriture automatique)
permettent je crois d'expliquer pour finir la composition du
Chant 2. En
effet, il apparaît que les trois strophes ajoutées au
manuscrit
original du fascicule II ont été
rédigées dans
l'ordre où elles se trouvent, soit la révision de la
strophe 2.12 (ou
la composition de ses additions), puis 2.13 et 2.15. La question
qui se pose alors
est de savoir pourquoi le poète les ajoute ici, au
Chant 2. Je pense
que la réponse se trouve tout bonnement dans le
résultat. Ducasse
ne veut pas toucher au Chant premier qui a été deux
fois
édité déjà. Et s'il ajoute ces trois
strophes et dans
cet ordre au second chant, c'est précisément pour
tenter
d'équilibrer, après coup, une oeuvre qu'il sait
maintenant de plus
en plus radicale. Il suffit de considérer le manuscrit
originel du
Chant 2 pour voir qu'il est plus sage et, je dirais, plus
scolaire et
académique que le Chant 1 en regard de la suite des
chants; on comprend alors qu'une recomposition s'imposait.
Et en effet,
avec les strophes de la requine et de la conscience, nous sommes
dans les Chants
de Maldoror tels que les connaît alors leur auteur.
Du coup, la situation dans le chant des
strophes
ajoutées s'explique tout aussi aisément :
d'abord la strophe
maudite, qui avait été (auto)censurée et qui
sera
développée de manière fort énergique,
introduit aux deux
autres strophes. Et celles-ci encadrent ensuite, pour finir le
chant, la
composition byronnienne qui met en scène Maldoror tel qu'il
était,
tel qu'il n'est plus.
Du point de vue de la composition de l'oeuvre,
on distingue
donc maintenant quatre phases de la rédaction : un
premier essai au
Chant 1, ce qui devait être sa suite, le
fascicule II, puis
l'oeuvre que constituent, à partir du Chant 3, les
Chants de
Maldoror : la réorganisation ultérieure du
Chant 2 est
donc — quatrième et dernière phrase de la
composition — la véritable introduction de l'oeuvre,
sous la forme
d'une très
efficace transition entre l'essai premier et la réalisation
finale.
Notes
(1) Les membranes de l'espace, c'est une
figure de style
qui apparaît pour la première fois dans les Chants,
soit l'inverse du
tête-à-queue de style artiste. C'est le renversement
d'un
renversement. Il s'agit de l'espace membraneux qu'on trouvait
plusieurs fois dans
les Leçons d'anatomie comparée de Cuvier
(Paris, Beaudoin,
1805), où la désignation se rencontre telle quelle
pas moins de six
fois (deux fois p. 472, par exemple où elle s'applique
au coq et au
faisan, alors que l'association de l'espace aux membranes se trouve
trente fois).
Ducasse l'a trouvée dans l'Encyclopédie d'histoire
naturelle
de Jean-Charles Chenu, expression dont il fera d'ailleurs un
collage de cadavre
exquis pour décrire l'homme-pélican de la strophe
5.2 :
« cet intervalle [= espace] rempli par une peau
membraneuse; cette large poche, jaune et sacciforme,
occupant toute la
gorge et pouvant se distendre considérablement »
(p. 238: 17-20).
Un autre collage ouvrira le Chant 6, à propos de
la physiologie
humaine cette fois, désignant des membranes muqueuse (6.1,
p. 282: 9).
Disons d'abord de quoi il s'agit à l'origine dans le cas de
l'espace
membraneux : c'est l'espace créé par le
déplacement de
membranes qui jouxtent la trachée et la glotte dans la gorge
(notamment des
oiseaux) et qui sert de caisse de résonnance aux cris.
L'auteur reprend à l'ouverture de cette
strophe,
ajoutée après la composition du Chant 5 et
certainement de
l'oeuvre entière, l'image qu'il avait déjà
créée
à l'ouverture du chant suivant : « Nos
chevaux, le cou tendu,
fendaient les membranes de l'espace, et arrachaient des
étincelles
aux galets de la plage » (strophe 3.1, p. 142: 14). Il
suit que l'image
avait été créée avant les collages des
strophes 5.2 et
6.1 et qu'elle est reprise ici après la composition de la
strophe 5.2 (et
de 6.1). Qu'est-ce à dire ? Qu'Isidore Ducasse avait
intériorisé l'expression au point où le
poète peut
l'utiliser absolument, en dehors de tout contexte de description
anatomique, pour
l'appliquer à l'espace de Milton.
Du point de vue de la création
littéraire, on
remarquera que l'image surréaliste n'est nullement produite
par la rencontre
aléatoire d'éléments disparates, comme les
productions
automatiques de Pierre Reverdy, puis d'André Breton, ni
même par une
production mécanique telle que la pratique
déjà Isidore
Ducasse dans ses collages de cadavres exquis (sous la forme de ses
célèbres « beaux comme »), dont
on
trouvera
d'ailleurs un bel exemple plus bas, n. (3).
Il s'agit
plutôt d'une
construction poétique qui vient du matériau
linguistique. On dira,
avec raison, que cette réalisation n'a rien à voir
ici avec un
hispanisme. Mais il fallait un hispanophone, et plus
généralement
un étranger dont le français est la langue seconde,
pour voir des
membranes, des membranes de l'espace, dans
l'espace membraneux
d'un gosier décrit dans l'Encyclopédie de
Jean-Charles Chenu.
Il fallait aussi un grand poète.
(2) Dans ses éditions
commentées, Jean-Luc
Steinmetz rapproche cette strophe de « La
conscience », le
célèbre poème de Victor Hugo dans la
Légende des
siècles (1859), comme le feront spontanément de
nombreux
lecteurs. Il le fait pour diverses raisons : fuite de
Caïn comme celle
de l'homme (GF), l'oeil de la conscience et celle du cailloux
(Pléiade II), ou encore globalement (« Cette
strophe est
construite sur une réminiscence plus ou moins
complète du
poème... » de Victor Hugo, Le Livre de poche
classique). On peut
faire encore deux rapprochements précis, soit d'abord
l'ouverture du
poème de Victor Hugo qui présente son personnage
« échevelé » (qui devient l'homme à la chevelure pouilleuse) et
surtout cet oeil de
la conscience que Caïn voit sans cesse à l'horizon,
« au fond
des cieux funèbres », « dans les cieux
mornes /
L'oeil à la même place au fond de
l'horizon », ce qui
devient ici les yeux vengeurs des
météores. Enfin, deux vocables ont une
utilisation
comparable, la plaine et l'espace où fuit Caïn
(« Il se
remit à fuir, sinistre, dans l'espace »).
Cela fait certes beaucoup de rapprochements,
mais non
seulement jamais le poème de Victor Hugo n'est cité,
mais il n'est
même pas évoqué, ce qui est très
surprenant,
en regard de son « sujet ». C'est
même
invraisemblable, étant donné qu'on trouvait tout le
contraire dans
la parodie de « La lampe du temple » de
Lamartine à la
strophe 2.11 (cf. n. (1)). Relue
dans cette
perspective, on peut facilement faire l'hypothèse que la
strophe ne doit
absolument rien au poème de Victor Hugo et que les
rapprochements qu'on y
trouve ne sont que des rencontres de hasard, ce qui devient
l'hypothèse la
plus vraisemblable du point de vue de l'étude des sources,
de la
genèse et de la création littéraire. Bref,
l'auteur
connaît évidemment le poème de Victor Hugo,
mais il ne s'en
inspire nullement et n'y renvoie pas du tout.
(3) Jean-Pierre Capretz (dont on saurait
trop louer le
génie, lui qui ne disposait pas de nos ordinateurs, ni de la
banque du TLF,
où la référence se confirme tout de suite
aujourd'hui) a
trouvé la source de ce fragment (Capretz, p. 86-87).
Il s'agit de
l'ouverture des Lettres de mon moulin d'Alphonse
Daudet :
« Un joli bois de pins tout étincelant de
lumière
dégringole devant moi jusqu'au bas de la côte.
À l'horizon,
les Alpilles découpent leurs crêtes fines... Pas de
bruit... À
peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les
lavandes, un
grelot de mules sur la route... Tout ce beau paysage
provençal ne vit que
par la lumière » (Paris, Fayard, 1869,
p. 3). J.-P.
Capretz a également montré que Ducasse a pris le
texte de sa
publication dans le Figaro du 16 octobre 1868, ce qui
concorde avec la
rédaction de la strophe, composée après la
mise au point du
fascicule II remis à l'éditeur Lacroix vers le
19 octobre, mais
évidemment avant la publication du volume des Chants en
1869.
En revanche, l'étude thématique
du fragment par
Jean-Pierre Capretz ne me paraît pas juste, tout simplement
parce qu'il
l'analyse comme une « note lumineuse » dans une
oeuvre
poétique « sombre ». Pourtant, il
évoque
justement cette figure dans le chapitre « Critique du
style
grandiloquent » (chap. 1 de la IVe partie,
p. 144-157),
à la section « métaphore ». Et
il apparaît
en effet que nous avons ici, entraîné par la
réapparition de
la « lumière », un simple
démarquage
qui
n'a absolument rien de lumineux, contrairement à l'ouverture
du recueil
d'Alphonse Daudet.
(4) Voici la venue de l'ange du sommeil
décrite
par Chateaubriand dans les Martyrs (1810) :
Cymodorée supplie
l'Éternel d'envoyer un ange fermer les yeux de son
père
Démodocus, alors, « l'Éternel la
reçois [sa
prière] dans sa miséricorde, et l'ange du sommeil
abandonne
aussitôt les voûtes éthérées. Il
tient à
la main son sceptre d'or qui lui sert à calmer les peines
des justes. Il
franchit d'abord la région des soleils, et s'abaisse vers la
terre,
où le conduit un long cri de douleurs. Descendu sur ce
globe, il
s'arrête un moment au plus haut sommet des montagnes de
l'Arménie », etc. (fin du chap. 23,
Oeuvres
complètes, Paris, Ladvocat, t. 17, 1826,
p. 219, cité
au ARTFL). On ne saurait présenter ce fragment comme la
source de Ducasse,
tandis que la désignation de l'ange du sommeil n'y renvoie
pas non plus.
Le texte de Chateaubriand illustre seulement que Ducasse n'aura pas
été le premier à avoir été
inspiré du
Paradis perdu de Milton, d'autant qu'il l'a lu, on le sait,
dans la
traduction du poète épique.
(5) Encore une fois, comme à la
strophe 1.9, cf.
n. (6), ce n'est pas le texte de
Victor Hugo qui
est en cause, mais son « personnage » fabuleux,
avec ses
« quatre cents ventouses [qui] lâchèrent
à la fois
le rocher et l'homme [Gilliatt] » (les Travailleurs de
la mer,
1866, Paris, Oliendorff, 1911, p. 379).
(6) Après la conscience et la
pieuvre de Victor
Hugo, puis l'ange du sommeil de Chateaubriand, voici donc le
crâne
rongé dans l'Enfer de Dante. Comme dans les trois
autres cas, le
texte de Dante n'est nullement évoqué et n'est
en rien une
source d'inspiration. Il s'agit de quatre motifs qu'on
« retrouve » dans cette strophe, rien de plus.
Cela dit, le
motif dantesque ne fait évidemment aucun doute :
« Nous
étions déjà loin de ce damné, lorsque
j'en
découvrir deux autres que la glace resserrait dans le
même trou, de
sorte que la tête de celui-ci était comme un chaperon
pour celui-là.
Comme un affamé qui se jette sur le pain, celui
qui était
dessus attaqua l'autre avec ses dents à l'endroit où
le cerveau se
joint à la nuque. Tydée, dans sa vengeance, broyait
avec moins de
rage les tempes de Ménalippe, que celui-ci le crâne et
la cervelle de
son ennemi » (Chant 32, v. 124-132, trad. Mesnard,
p. 417).
« Le pécheur, détournant la bouche de son
horrible
pâture, l'essuya aux cheveux de la tête dont il avait
déjà rongé la nuque... »
(Chant 33, v. 1-3,
Mesnard, p. 418). À la fin du récit du comte
Ugolin qui suit
cette introduction : « Ces paroles dites, il se mit,
en tordant les
yeux, à remordre le misérable crâne [de
l'archevêque
Roger] où ses dents, comme celles d'un chien,
s'enfoncèrent
jusqu'à l'os » (v. 76-78, Mesnard,
p. 427).
À noter que nous sommes ici à la
toute fin de
l'Enfer, qui compte 34 chants. Ducasse l'avait donc lu en
entier avant
d'entreprendre son oeuvre.
(7) Comme le héron : on devine
la transformation
d'un collage, soit un fragment d'une description de l'oiseau,
« le
héron se tient sur un pied », qui amène la
situation
périlleuse (au bord d'un précipice, à flanc de
montagne),
d'où ensuite la calme descente dans la vallée. Et
voilà mis
en place le mécanisme de création qui sera
répété trois fois.
Le collage n'est pas forcément celui
d'un texte
donné, mais peut-être seulement une
réminiscence (encore une
dans cette strophe). Ce n'est pas dans la Zoologie de F.-A.
Pouchet
(vol. 1, p. 447-449, sur le héron), mais dans
l'Encyclopédie de Jean-Charles Chenu que je trouve le
passage le plus
proche du texte de Ducasse : « Lorsqu'on l'observe
avec une lunette
(car il se laisse rarement approcher), il paraît comme
endormi, posé
sur une pierre, le corps presque droit et sur un pied, le
cou replié
le long de la poitrine et du ventre, la tête et le bec
courbés
entre les épaules, qui se haussent et excèdent de
beaucoup la
poitrine » (vol. 6, p. 223-227 sur le
héron,
p. 223).
Si le collage est évident, c'est tout
simplement parce
que le héron passe ses journées dans l'eau, au bord
de la mer, des
rivières et des étangs, à attendre que ses
proies passent
à sa portée. On ne le trouve pas perché dans
les montagnes.
En revanche, la description « psychologique »
de J.-C. Chenu
correspond à l'échassier imperturbable,
immobile : c'est
l'« apathique héron » (p. 224).
(8)
Couvercle*v, c'est le mot qu'utilise
Isidore Ducasse
dans les Chants pour désigner la dalle qui recouvre la tombe
au
cimetière. Elle est généralement de pierre ou
de marbre, mais
la première fois qu'il la désigne, l'auteur la dit de
plomb, strophe
1.12 (p. 46: 24). Les deux
autres occurrences
se trouvent en 2.9 (p. 92: 21)
et 3.5
(p. 173: 22).
Le calme et la tombe sont très souvent
associés
dans la poésie de Victor Hugo (« L'explication
sainte et calme est
dans la tombe / Ô vivants... »,
« Horror », les Contemplations, 1856,
Paris, Hachette,
1922, cité au TLF), association bien entendu très
répandue.
Mais je n'ai pu trouver aucun texte qui pourrait avoir
inspiré ce fragment
impromptu, comparable au crâne rongé par le
comte Ugolin.
Robert Faurisson prend près de trois
pages (99-101)
pour enfiler des citations de la strophe, avec des ajouts entre
crochets pour
rétablir des pronoms ou des compléments.
N'étaient quelques
remarques inoffensives et points d'exclamation, il aurait
réussi avec brio
ce que quelques mauvais pédagogues appellent une
« réduction de texte ». Sauf que le
résultat
serait aussi long que l'original sans le saut suivant :
« Notre fier-à-bras réservera bien d'autres
traitements
à l'imprudente. Nous laisserons le soin au lecteur de se
reporter aux pages
137 et 138 pour plus amples informations. Indiquons simplement
que... »
(p. 101).
Oh ! s'il avait laissé ce soin à
son lecteur de
se reporter aux Chants de Maldoror du début à
la fin, il
aurait écrit, je pense, un fameux chef-d'oeuvre
d'étude
littéraire, contrairement à, disons-le ainsi, sa
réduction du
texte d'Isidore Ducasse.
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