Correction justifiée
Si la strophe n'a pas de variantes, j'y apporte toutefois la
correction suivante :
1) 139: 25 T : Autant
vaut que l'argile dissolve ses atomes, de cette manière que
d'une autre > de cette manière,
que d'une autre.
En effet, même si la phrase n'a pas une
structure française, elle se comprend parfaitement bien, de
sorte qu'on voit tout de suite la faute de ponctuation, car ses
deux
parties ne peuvent être séparées de la virgule
sans produire le contresens suivant : voilà une
excellente chose que l'argile dissolve ses atomes (et, par
parenthèse, peu importe la manière). Toutefois, au
lieu de soustraire la virgule excédentaire ou de la
déplacer, j'ajoute au contraire une virgule d'encadrement du
groupe syntagmatique, figure propre à la ponctuation des
Chants.
(a) Au sens de déplacement, la
route correspond à l'itinéraire. On s'arrête
donc en cours de route (et non en route, en el camino). En
revanche, on s'arrête en chemin.
(b) Une meute de fouilles ? À
première vue, on croit à un simple lapsus, la
préposition des étant mise pour l'article les :
ne conduisons pas plus profondément (1) la meute des pioches
et (2) les fouilles. Le résultat est alors
parfaitement logique, s'agissant de la description d'un travail de
sape où l'auteur a déjà creusé assez
profondément ses mines explosibles. En revanche, l'analyse
syntaxique montre vite que cette interprétation est
impossible
puisqu'on ne saurait mettre en équivalence la cause ou
l'instrument, les pioches, et la conséquence ou le
résultat, les fouilles, les excavations. D'autant que
Ducasse
n'aurait jamais additionné un singulier de style artiste (la
meute des pioches) et un pluriel sec (dans le style des Chants, on
lirait certainement, dans ce cas, la meute des pioches et le [...]
des fouilles : proposons, et le terrier livide des fouilles).
La bonne lecture est présentée
dans le glossaire du vocabulaire spécifique : il
s'agit
d'un extraordinaire néologisme, la fouille désignant la
« pelle », la fouille qui sert à
fouiller, exactement comme vient d'être
désignée
la pioche, la pioche qui sert à piocher, comme la
bêche
à bêcher. Il faut parfois être plus logique que
la langue française et ce n'est pas Isidore Ducasse qui va
s'en priver.
(c) L'humanité, injustement
attaquée par moi, injustamente atacada por mi (accord
unanime
des traducteurs) : il ne s'agit pas d'un hispanisme, au sens
fautif,
comme ce sera le cas de la dernière phrase, mais cette
formulation passive est celle que privilégie l'espagnol et
que
le français évite (pour venger l'humanité de
mon
injuste attaque).
(d) C'est, plutôt, en rasant les murs, qui est attendu, mais
l'écart créé avec frôler, image qui
souligne les caractères furtif et subreptice des
déplacements de l'ombre, est encore mis en relief par la
comparaison qui suit.
(1) Si la comparaison peut
paraître
de l'ordre du cadavre exquis (les collages des beaux comme
n'apparaîtront qu'aux chants suivants, le premier à la
strophe 4.5),
c'est précisément parce que la sexualité
trouble
des Chants ne connaît aucune forme d'érotisme ni,
à plus forte raison, aucune présentation de
l'accouplement sexuel au delà — ou devrais-je dire en
deçà ! — du « chaste »
accouplement de Maldoror et de la requine (strophe 2.13, de
rédaction ultérieure). Or, justement, à la
faveur de la comparaison, la métaphore de l'acte sexuel sera
filée jusqu'à l'apparition, dans la chambre du
narrateur, de l'ombre on ne peut plus masculine, venue
perpétrer l'inverse d'un viol, l'homicide. Bref, même
dans sa formulation métaphorique, la thématique de la
sexualité n'a vraiment rien d'érotique dans les
Chants,
ni même d'ordre sadomasochiste. Nous sommes dans l'univers
macho où l'homme s'arrête tranquillement à
« regarder le vagin » de sa partenaire, pour
reprendre son souffle.
(2) Du point de vue de la
rédaction, on trouve ici la conclusion du fascicule II,
tel qu'on l'a reconstitué. Par la voix de son narrateur,
l'auteur décrit donc sa rédaction comme une suite
d'étapes d'une oeuvre déjà deux fois
relancée. Le « bond impétueux »
qu'il annonce, c'est le troisième chant, conçu comme
le « fascicule III ». Or, Isidore Ducasse
sera amené a faire tout le contraire : il va
dorénavant réaliser ce qui ne lui paraissait pas
facile, produire le reste de l'oeuvre d'une traite.
En revanche, il gardera le même mode de rédaction,
comme
on le voit aux caractères propres de chacun des chants
suivants, ce qui est évident pour le dernier.
Le fascicule II avait été
déposé chez l'éditeur-Imprimeur Lacroix vers
le
19 octobre 1868 (cf. 2.13, le 2e
chant).
Les annonces et le brochage de quelques exemplaires des Chants
de
Maldoror auront lieu vers la fin de l'été 1869,
puis au cours de l'hiver (Lefrère, Ducasse, 444 et
suiv.); Jean-Jacques Lefrère, sur la foi de
Genonceaux/Lacroix, situe au premier semestre de 1869, donc entre
janvier et juin, la signature du contrat d'édition entre
Ducasse et Lacroix (p. 442); le manuscrit a dû parvenir
à l'imprimeur de Bruxelles au printemps ou au début
de
l'été (ibid.). On peut raisonnablement faire
l'hypothèse que le manuscrit des Chants de Maldoror
a
été rédigé de janvier à avril
1869.
Pure hypothèse que la suite de
l'établissement du texte confirmera, si elle ne peut
l'infirmer. Calendrier : quatre chants, quatre mois. On
comptait deux mois, août et septembre 1868, entre les
dépôt chez les éditeurs des deux premiers
fascicules, soit le temps de préparer le manuscrit du
second : l'écrivain va donc travailler plus et plus
vite,
deux fois plus, pour achever son oeuvre. Délai :
Isidore
Ducasse n'est manifestement pas un
« écrivain »; il n'écrit pas
pour
le plaisir de la chose; il écrit pour être
publié. Il suit qu'il n'écrira pas avant d'avoir
renoncé à faire imprimer le fascicule II et
après avoir décidé de réaliser au
contraire le volume des Chants de Maldoror. Ensuite, il
faut
laisser beaucoup de temps entre le dépôt du manuscrit
chez Albert Lacroix, à Paris, et l'impression des feuilles
chez l'imprimeur Hippolyte Louis Verboeckhoven, à
Bruxelles.
Jean-Jacques Lefrère présuppose
une « correction d'épreuves »
(p. 442). Pour ma part, je me demande si, vers 1870, les
ouvrages à compte d'auteur, surtout s'ils sont
imprimés à l'étranger, ne verraient pas leurs
épreuves corrigées par les protes de l'imprimeur, une
copie brochée étant finalement soumise à
l'auteur pour obtenir le bon à tirer.
(3) La Vulgate de la Bible dit que
l'homme a été formé (Genèse, 2: 7) du
limo terrae (en latin classique, limus, « limon,
boue »), ce qu'on traduit traditionnellement en
français par la poussière de la terre, comme en
espagnol, polvo de la tierra. Peut-être que le mot signifie
« poussière » dans le latin de la
Vulgate, mais chose certaine la catéchèse catholique
a vite compris que le Grand Potier de la tradition
mésopotamienne travaillait l'argile.
Dans le corpus de FRANTEXT, on trouve environ
500 fois le mot argile dans les textes du XIXe siècle et on
peut voir qu'il est souvent utilisé pour désigner le
corps de l'homme. Chez Chateaubriand, il désignait un
être « moitié esprit, moitié
argile » (Génie du christianisme, 1809),
tandis que George Sand s'écriait « vos âmes,
ô créature d'argile... » (Correspondance,
1837). Mais du point de vue des sources avérées des
Chants, il ne fait pas de doute que Ducasse l'emprunte au
Manfred de Byron, où le mot désigne
l'enveloppe humaine qui emprisonne l'âme. On en retrouvera
le thème à la prochaine strophe,
rédigée plusieurs mois plus tard, mais encore
inspirée du drame poétique anglais.
Manfred aux esprits : « Le
souffle, l'esprit, l'étincelle de Prométhée,
cette lumière de mon être a l'éclat, la
pénétration et la vivacité des vôtres;
et quoique enfermée dans l'argile, elle ne vous le
cédera en rien » (Paris, p. 9). La
Destinée protectrice de Manfred aux autres esprits :
« Ses tourments ont été de même
nature que les nôtres, éternels. Ses connaissances,
sa force et sa puissance, autant que le comporte l'argile qui
recouvre l'essence éthérée, se sont
élevées plus haut que tout ce que la matière
a encore produit. Dévoré d'une soif de science que
ressentirent rarement d'autres mortel, il apprit à
connaître ce que nous connaissons... »
(p. 40-41).
Il est significatif que Ducasse ne retienne
rien de l'« âme » dans la dissolution des
atomes de l'argile.
Le professeur met entre guillements l'adjectif
« explosible ». Pourquoi ? Il n'a pas
comme tout le monde son Petit Larousse ? Suit la belle
interprétation suivante que je mets, moi aussi, entre
guillements : « Je ne changerai pas un mot à
ce que j'ai écrit, dussé-je en
mourir ! ». Le « dussé-je en
mourir » représente le coup de poignard qui
pourrait
être porté dans les côtes du pilleur
d'épaves célestes, probablement l'une des plus belles
créations poétiques inspirées en
français
par l'épopée de Milton.
Mais il y a aussi du comique dans l'affaire,
soit dans le fragment suivant : « le vagin, le vagin
d'une femme » ! (p. 102). — Le professeur
fantasmerait-il sur le vagin de la requine ?
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