Typographie
157: 23 Je supprime
l'« alinéa » (saut de ligne et retrait)
qui ouvre la réplique de Tremdall dans l'édition
originale. Il s'agit d'une évidente et malencontreuse
intervention du typographe. La preuve en est que les
« points de transition » suivent après
la
première phrase de la réplique, points de transitions
qui, on le sait, remplacent l'alinéa après le Chant
premier. À distinguer des points de suspension (que l'on
trouve ensuite, dans la deuxième phrase de la
réplique,
p. 158: 3).
Corrections justifiées
1) 158: 8 Je n'étais > ne
suis pas habitué ... Cf. n. (i).
2) 160: 16 Comment le dragon s'est > s'est-il
laissé prendre à la poitrine ? Cf. n. (o).
Ponctuation
3) 160: 18 Il a beau user de la ruse
et de la
force; > ,
je m'aperçois que...
Jamais Ducasse ne sépare les propositions d'une phrase du
point-virgule sans que l'une d'elle ne soit ouverte par un adverbe
ou une
conjonction, comme c'est le cas deux fois dans cette strophe :
« ; car, » (p. 158:
28) et « ; cependant, » (p. 160: 12), tandis qu'une fois la conjonction n'est
pas alors suivie de la virgule :
« ; et »
(p. 161: 4-5).
(a) Hispanisme. Je ne peux
évidemment pas recopier toutes les phrases comme celle-ci
dans
la section des locutions et tournures
syntaxiques
hispaniques. Sinon, petit à petit, ce sont tous les
Chants de Maldoror qui y passeraient. Il est donc tout
à
fait approprié d'indiquer, à titre d'exemple
significatif, ce qu'il en est pour cette toute première
phrase
de la strophe 3.3. Lorsque Manuel Serrat Crespo la traduit mot
à mot en castillan, il produit une phrase aux structures un
peu redondantes peut-être (avec ses deux participiales), mais
absolument pas le barbarisme emberlificoté qu'on lit en
français. Et c'est bien dommage pour ses lecteurs, car ils
lisent tout simplement de l'espagnol. Cela donne donc (et je
répète que c'est mot à mot et tout à
fait
correct en espagnol, sans aucune surprise) : Tremdall ha
tocado
(sic !) por última vez la mano de quien se ausenta
voluntariamente, siempre huyendo hacia delante, siempre con la
imagen
del hombre persigiguiéndole. Sauf pour « toucher
la main », nous lisons tout bonnement la belle langue
maternelle d'Isidoro Ducasse.
On touche la main à qqun (et non de
qqun), comme l'écrit Ducasse, sur le modèle de lui
serrer ou lui donner la main. C'est un gallicisme.
(b) Incorrection. On n'est pas debout
sur,
mais dans la vallée.
(c) Difficile de savoir s'il faut
comprendre qu'il a mis une main en visière ou en cornet,
mais,
dans le second cas, il faut plutôt utiliser les deux mains,
or
on voit tout de suite que l'autre main est utilisée à
autre chose !
(d) Qu'est-ce donc que palper le sein de
l'espace ? On peut imaginer que Tremdall fait de la main des
saluts d'adieu, donnant l'impression de palper l'espace, avec le
bras
tendu devant lui.
(e) La terre semble manquer à ses
pieds, ce n'est sûrement pas un hispanisme, puisqu'aucun des
six traducteurs (Gabriel Saad n'a pas repris cette strophe) ne la
traduit littéralement. Manuel Álvarez Ortega est le
plus
proche du texte français, mais il le corrige ainsi :
le
parece que le falta la tierra bajo los pies, il lui semble
que
la terre se dérobe (littéralement, lui manque)
sous ses pieds. Or, il semble bien que même faltar, s'il est
moins surprenant, n'est pas plus approprié que
manquer :
la tierra parece derrumbarse bajo sus pies (Alonso), abrirse
a sus pies (Serrat).
(f) Ce pas pesant : je me permets de
signaler que cette harmonie imitative ne doit rien à
l'hispanophone, sauf peut-être en ce qu'Isodoro Ducasse
entend mieux le français que nous.
Réflexion faite, je m'avise qu'on dit
en
français comme en espagnol, à pas de tortue. Sauf
qu'en espagnol, on dit aussi, dans le même sens, andar a paso
buey (à pas de boeuf), ce qui est tout de même un pas
assez pesant. — Voilà une petite addition pour
illustrer qu'on n'en finira pas facilement avec les hispanismes (et
plus généralement l'hispanisme) des Chants de
Maldoror.
(g) Je suis persuadé que je ne
dors pas, pour que je ne rêve pas. Il s'agit
d'un lapsus. La plupart des traducteurs corrigent ou reformulent.
Par exemple : estoy seguro de estar despierto (Pariente), je
suis certain d'être réveillé.
(h) Les ailes du dragon : nouées
par de fortes attaches. Les traducteurs ne savent pas plus
que moi ce que cela peut signifier. Fuertes articulaciones
(Viguié), inserciones (Pellegrini), ligaduras (Alvarez),
ligamentos (Serrat, Alonso, Méndez), astiles (Pariente).
Bref, on est à peu près tous d'accord, pour dire
qu'on
ne sait pas trop ce qui est désigné ici. — En
revanche, on peut penser qu'il s'agit tout simplement de
l'expression
(involontaire, car l'imaginaire se trahit parfois) d'une
représentation de foire ou de cirque : les ailes sont
très bien attachées au saltimbanque qui va
jouer
ce rôle du dragon.
(i) T : Je n'étais pas
habitué à voir ces choses. — Cet imparfait est
fautif et doit êre corrigé, car nous sommes dans une
narration simultanée, et une seule occurrence au
passé
briserait la convention en indiquant qu'il s'agit en fait d'un
artifice. Or, tel n'est pas le cas : nous n'avons pas ici le
récit au présent (historique) de ce qui s'est
déjà passé, mais bien la narration de ce qui
se
passe sous les yeux de Tremdall. Cette forme de narration est
celle
de la description en simultanée des joutes sportives.
Il n'en n'est pas de même pour les
passés composés, qui suivent quelques lignes plus
bas,
car ils indiquent non des actions passées, mais accomplies
(il
s'est transporté et il lui a dit), ce qui est
explicite dans la succession des trois propositions
coordonnées suivantes : « Mais lui, à
peine a-il vu venir l'ennemi, [qu'il] s'est
changé en aigle immense, et se prépare au
combat » (p. 158: 16).
À
remarquer que l'accompli, qu'il soit marqué par les temps
composés ou les semi-auxiliaires (« tu viens
de lui donner un coup de griffe », p. 159: 4), est un trait grammatical de la narration
simultanée.
(j) Le timbre de la voix.
Hispanisme : el timbre de voz.
(k) La partie postérieure du
dragon : la désignation est surprenante par sa
précision anatomique, puisque c'est ainsi qu'on
désigne
la queue du poisson dans les manuels. Même si l'aigle mange
du serpent, la désignation est surprenante aussi parce
qu'elle
n'est pas justifiée par la suite de la strophe (l'aigle ne
mangera aucune partie du dragon). Se charger de manger à
soi
seul la partie postérieure d'un adversaire, cela pourrait-il
correspondre à une expression française ou espagnole
que je n'ai pas trouvée ?
(l) On trouve ici le court-circuit de
deux
syntagmes, coup de griffe et coup sec. Le résultat peut
paraître surprenant, mais il n'est pas étranger
à
la langue française, même si on le rencontre
très
rarement. Le seul exemple que j'en ai trouvé au TLF laisse
croire que l'expression relèverait du vocabulaire de
l'escrime
(un coup d'épée sec) : soit la chatte de la
petite Mary, « de temps en temps, la bête lui
envoyait un coup de patte sec, rapide comme un coup
d'épée » (Rachilde, Marguerite Eymery,
1860-1953, la Marquise de Sade, 1887, Paris, Mercure de
France,
1981, p. 25).
(m) Lancé en bas vers la
campagne,
cela désigne la chute dans le style d'Isidore Ducasse. Il
suit que le combat qui vient d'être décrit a eu lieu
dans les airs et probablement depuis le début, ce qui n'a
été dit explicitement nulle part.
(n) Enfoncer. Il s'agit d'un verbe
transitif (on enfonce qqch) qui exige un complément
indirect,
un circonstanciel de lieu en fait (dans qqch), sauf si
l'« endroit » a déjà
été désigné. Ici, on ne peut pas
comprendre « enfonce tes griffes dans le
dragon » à cause du pronom explétif
lui.
On attend donc, par exemple, enfonce-lui tes griffes dans la
poitrine.
(o) T : Comment le dragon s'est
laissé prendre à la poitrine ? —
Coquille : le pronom de reprise est obligatoire pour formuler
l'interrogation complexe, comment le dragon s'est-il
laissé prendre ? — Évidemment, le
mécanisme n'existe pas en castillan, mais il serait abusif
de
parler ici d'hispanisme. D'autant qu'on trouve toujours
correctement
exprimés les pronoms de rappel. Par exemple :
3.5 (P 1869, p. 181: 1) Comment
les
hommes voudront-ils obéir à ces lois
sévères, si le législateur lui-même se
refuse le premier à s'y astreindre ?
(p) Le renversement produit une
proposition qui reste parfaitement claire, mais la syntaxe en
devient
fautive, car pousser n'est jamais transitif. Le feuillage touffu
de
la malédiction a poussé sur cette terre >
sur
cette terre, la malédiction a fait pousser (sens
actif)
ou a vu pousser (passif) son feuillage touffu. — Bien
entendu, tous les traducteurs corrigent soit
littéralement, ha hecho brotar (a fait pousser), soit en
substituant à brotar un verbe synonyme transitif, semer
(Alonso), étendre (Méndez).
Contrairement aux deux premières
strophes
de ce troisième chant, Isidore Ducasse ne s'inspire d'aucun
texte pour rédiger celle-ci. Il invente de toutes
pièces un nouvel épisode de son épopée
des faits et gestes de Maldoror. Bien entendu, l'invention n'est
pas
gratuite, au contraire. On va le voir tout de suite, elle s'appuie
sur l'ouverture de la Divine Comédie de Dante,
premier
moteur d'inspiration de son oeuvre.
— Je me permets de signaler que les deux
anecdotes biographiques qu'on rapproche souvent de cette strophe
n'ont aucune pertinence, parce qu'elles n'ont d'elles-mêmes
aucun sens et le texte ne leur en donne pas non plus. La
première « anecdote » ne tient
qu'à
un nom propre. Un condisciple du lycée de Tarbe aurait
été un inséparable ami d'Isidore Ducasse. Il
se nommait Edmond Dragon de Gomiécourt, qu'on aurait
surnommé de son nom, le Dragon (J.-J. Lefrère,
Ducasse, 196-199). La seconde est bien ce qu'on appelle une
anecdote. Un professeur du lycée de Pau, un M. Puyalet,
aurait sanctionné ses élèves avec la formule
suivante : « Vous irez à la retenue
jusqu'à nouvel ordre; c'est moi qui vous le dis, et je me
nomme l'Espérance » (J. Lefrère,
le
Visage de Lautréamont, p. 137; mais l'auteur ne reprend
pas l'anecdote dans son Isidore Ducasse). — Cette
seconde anecdote est rapportée par Vastin Lespy en 1890 dans
sa préface de l'Histoire du lycée de Pau par
J.
Delfour.
(1) Le lecteur ne peut manquer
d'être surpris que Tremdall espère que le Dragon
remporte la victoire sur l'aigle (p. 158:
25) pour la bizarre raison que, comme il le dit ici (p. 158: 28), il en irait de son
intérêt.
Cela tient à un brouillage de la perspective
narrative :
contrairement à Tremdall, le narrateur (c'est le comte de
Lautréamont, je le rappelle, le narrateur de la strophe)
connaît, lui, le mot écrit dans une « langue
symbolique » sur le front du dragon, son nom écrit
en « signes hiéroglyphiques ». Et le
plus
curieux est évidemment que c'est ce même Tremdall qui
traduira finalement, de manière impromptue, le mot qu'on
trouvait au front du Dragon. Cf. n. (2).
Or, ce n'est qu'un exemple de la double
perspective narrative. La strophe présente ce qu'on doit
appeler une « délégation de la
narration » : Lautréamont cède
beaucoup
plus que la parole à Tremdall; étant donné la
longueur de sa réplique, il lui cède la narration.
Mais on peut facilement voir que Lautréamont continue de la
contrôler dans le fait qu'il prête au narrateur second
des sentiments que celui-ci ne saurait avoir. Lesquels ? La
jouissance devant la cruauté qui tourne ici au
sadisme :
« Je vais éprouver de grandes émotions
[...].
Je suis dans des transes mortelles » (p. 158: 25 — 159: 1). Plus loin :
« L'aspect de toutes ces blessures béantes
m'enivre » (p. 159: 16). Tout
ces
passages, comme les excitations à la cruauté, ne
saurait être le fait de Tremdall, comme on peut le lire de
manière catégorique à la dernière
phrase
de la strophe : la carrière du mal n'est pas la
sienne.
Pour le roman réaliste,
sociopsychologique, qui produit ses chefs-d'oeuvre en France
à
la même époque, notre roman classique, ce serait une
faute grossière, celle des mauvais romans, que de
prêter
à un personnage les sentiments de son narrateur. Mais
justement, nous ne sommes pas dans un tel roman et aucun lecteur
des
Chants ne sera choqué de ce brouillage de la perspective
narrative. Au contraire, il pourra remarquer que les trois
« personnages » se nourrissent de cette
même ambivalence, Lautréamont, Tremdall, mais
également Maldoror : comment donc, celui qui fuit la
race des hommes, parce qu'il la juge pire que celle des crocodiles,
réussit-il à emprunter la voie du mal ? La
réponse est simple : exactement de la même
manière que Tremdall, qui choisit l'autre voie, a pu
éprouver tant de jouissance au combat de son ami contre le
dragon.
(2) Un mot suffit à expliquer le
déroulement de la strophe et J.-L. Steinmetz a enfin repris
le rapprochement (fait plusieurs fois par la critique) à sa
troisième édition (Pléiade II), mais sans
en tirer les conséquences.
Voici en effet l'inscription qu'on lit sur la
porte de l'Enfer, terrible imprécation propre à faire
chanceler Dante au seuil de son oeuvre et des enfers. Le
troisième Chant s'ouvre en effet sur une inscription de
trois
tercets en capitales, dont le dernier vers est LASCIATE OGNI
ESPERENZA, VOI CH'INTRATE, « Vous qui entrez, laissez
toute
espérance » (Longnon, Mesnard). Et c'est ainsi
qu'en
terrassant le Dragon Espérance, Maldoror entre en
Enfer, sur le sentier du mal. S'ensuit, évidemment, la
contradictoire, la désespérance (mot qui ne
vient jamais dans les Chants), le désespoir
Selon son habitude, Robert Faurisson
réécrit toute la strophe sur le ton de la farce.
Maldoror devient un matamore et Tremdall, un M. Prudhomme. Il fait
remarquer de quelques points d'exclamation qu'un tigre ne beugle
pas
et qu'on peut difficilement porter à la fois des
guêtres
et des sandales. Et tout cela se fait bien entendu à coup
de
citations, sans aucune analyse digne de ce nom.
Ce qui, paradoxalement, n'empêche
nullement les fautes d'analyse ! Il ouvre son commentaire en
disant que le récit de... Maldoror est mis dans la bouche
d'un
ami : « Notre matamore aime à invoquer ainsi
le témoignage de ses amis » (p. 108). Sur le
modèle du Pèlerinage de Childe-Harold, il
arrive
que Ducasse fasse glisser la narration de son narrateur,
Lautréamont, à son personnage, Maldoror. Tel n'est
pas
le cas dans cette strophe où les personnages (Tremdall,
Maldoror et le dragon) et les narrateurs (Lautréamont, puis
Tremdall) sont nettement identifiés. Et c'est
précisément pour cette raison que la focalisation ou
la perspective narrative en est brouillée, comme je
l'explique
à la note (1). En lisant
« Tremdall m'a touché la main pour la
dernière fois, moi qui m'absente volontairement »,
etc., il est clair que Robert Faurisson change radicalement le sens
de la strophe ou, si l'on veut, qu'il ne l'a pas comprise. Surtout
qu'il faut alors imaginer que c'est Maldoror qui donne la parole
à Tremdall pour qu'il décrive (en narration
simultanée !) son propre combat, ce qui rend toute la
strophe ridicule, bien entendu. Or, c'est
précisément
l'objectif de Robert Faurisson : prouver qu'Isidore Ducasse
s'est amusé de la « grandeur
maldororesque » (p. 108).
N'importe, il faut au moins dire la
vérité : faire une telle faute d'analyse sans
faire la moindre analyse, ce n'est pas à la portée de
tous.
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