El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 3, strophe 3 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

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     Tremdall a touché la main pour la dernière fois,
à celui qui s'absente volontairement, toujours fuyant
devant lui, toujours l'image de l'homme le poursuivant  (a).
Le juif errant se dit que, si le sceptre de la
terre appartenait à la race des crocodiles, il ne fuirait
pas ainsi. Tremdall, debout sur (b) la vallée, a mis
une main devant ses yeux, pour concentrer les rayons
solaires (c), et rendre sa vue plus perçante, tandis que
l'autre palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal
et immobile (d). Penché en avant, statue*v de l'amitié,
il regarde avec des yeux, mystérieux comme la
mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du
voyageur, aidé de son bâton ferré. La terre semble
manquer à ses pieds (e), et quand même il le voudrait,
il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments :
« Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un
étroit sentier. Où s'en va-t-il, de ce pas pesant (f) ?
Il ne le sait lui-même... Cependant, je suis persuadé
que je ne dors (g) pas : qu'est-ce qui s'approche,
et va à la rencontre de Maldoror ? Comme il est
grand, le dragon... plus qu'un chêne ! On dirait
que ses ailes blanchâtres, nouées par de fortes attaches (h),
ont des nerfs d'acier, tant elles fendent
l'air avec aisance. Son corps commence par un
buste de tigre, et se termine par une longue queue
de serpent. Je ne suis pas habitué (i) à voir ces
choses. Qu'a-t-il donc sur le front ? J'y vois écrit,
dans une langue symbolique, un mot que je ne
puis déchiffrer. D'un dernier coup d'aile, il s'est
transporté auprès de celui dont je connais le
timbre de voix (j). Il lui a dit : « Je t'attendais, et toi
aussi. L'heure est arrivée; me voilà. Lis, sur mon
front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques ».
Mais lui*h, à peine a-t-il vu venir l'ennemi, s'est
changé
en aigle immense, et se prépare au combat,
en faisant claquer de contentement son bec recourbé,
voulant dire par là qu'il se charge, à lui
seul, de manger la partie postérieure (k) du dragon.
Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité
diminue, espionnant leurs moyens réciproques,
avant de combattre; ils font bien. Le dragon
me paraît plus fort; je voudrais qu'il remportât
la victoire sur l'aigle. Je vais éprouver de grandes
émotions, à ce spectacle où une partie de mon être
est engagée. Puissant dragon, je t'exciterai de
mes cris, s'il est nécessaire; car, il est de l'intérêt
de l'aigle qu'il soit vaincu (1). Qu'attendent-ils pour
s'attaquer ? Je suis dans des transes mortelles.
Voyons, dragon, commence, toi, le premier, l'attaque.
Tu viens de lui donner un coup de griffe
sec (l) : ce n'est pas trop mal. Je t'assure que l'aigle
l'aura senti; le vent emporte la beauté de ses
plumes, tachées de sang. Ah ! l'aigle t'arrache un
oeil avec son bec, et, toi, tu ne lui avais arraché
que la peau; il fallait faire attention à cela. Bravo,
prends ta revanche, et casse lui une aile; il n'y a
pas à dire, tes dents de tigre sont très bonnes. Si
tu pouvais approcher de l'aigle, pendant qu'il
tournoie dans l'espace, lancé en bas vers la campagne !
Je le remarque, cet aigle t'inspire de la retenue,
même quand il tombe (m). Il est par terre, il ne
pourra pas se relever. L'aspect de toutes ces blessures
béantes m'enivre. Vole à fleur de terre autour
de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée*i
de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau
dragon; enfonce-lui tes griffes vigoureuses (n), et que
le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux
où il n'y ait pas d'eau. C'est facile à dire,
mais non à faire. L'aigle vient de combiner un
nouveau plan stratégique de défense, occasionné
par les chances malencontreuses de cette lutte mémorable;
il est prudent. Il s'est assis solidement,
dans une position inébranlable, sur l'aile restante,
sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui servait
auparavant de gouvernail. Il défie des efforts
plus extraordinaires que ceux qu'on lui a opposés
jusqu'ici. Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre,
et n'a pas l'air de se fatiguer; tantôt, il se couche
sur le dos, avec ses deux fortes pattes en l'air, et,
avec sang-froid, regarde ironiquement son adversaire.
Il faudra, à bout de compte, que je sache
qui sera le vainqueur; le combat ne peut pas s'éterniser.
Je songe aux conséquences qu'il en résultera !
L'aigle est terrible, et fait des sauts énormes
qui ébranlent la terre, comme s'il allait prendre
son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible.
Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'à chaque
instant l'aigle va l'attaquer par le côté où il
manque d'oeil
... Malheureux que je suis ! C'est ce
qui arrive. Comment le dragon s'est-il (o) laissé prendre
à la poitrine ? Il a beau user de la ruse et de la
force, je m'aperçois que l'aigle, collé à lui par
tous ses membres, comme une sangsue, enfonce de
plus en plus son bec, malgré de nouvelles blessures
qu'il reçoit, jusqu'à la racine du cou, dans
le ventre du dragon. On ne lui voit que le corps.
Il paraît être à l'aise; il ne se presse pas d'en
sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis
que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements
qui réveillent les forêts. Voilà l'aigle,
qui sort de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible !
Tu es plus rouge qu'une mare de sang !
Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un coeur
palpitant, tu es si couvert de blessures, que tu
peux à peine te soutenir sur tes pattes emplumées;
et que tu chancelles, sans desserrer le bec, à côté
du dragon, qui meurt dans d'effroyables agonies.
La victoire a été difficile; n'importe, tu l'as remportée :
il faut, au moins, dire la vérité... Tu agis
d'après les règles de la raison, en te dépouillant
de la forme d'aigle, pendant que tu t'éloignes du
cadavre du dragon. Ainsi donc, Maldoror, tu as
été vainqueur ! Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu
l'Espérance (2) ! Désormais, le désespoir se nourrira
de ta substance la plus pure ! Désormais, tu rentres,
à pas délibérés, dans la carrière du mal !
Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé*f sur la
souffrance, le dernier coup que tu as porté au
dragon n'a pas manqué de se faire sentir en moi.
Juge toi-même si je souffre ! Mais tu me fais peur.
Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s'enfuit.
Sur lui, terre excellente, la malédiction a
poussé (p) son feuillage touffu; il est maudit et il
maudit. Où portes-tu tes sandales ? Où t'en vas-tu,
hésitant comme un somnambule, au-dessus d'un
toit ? Que ta destinée perverse s'accomplisse ! Maldoror,
adieu ! Adieu, jusqu'à l'éternité, où nous
ne nous retrouverons pas ensemble ! ».


1. Variantes

Typographie

157: 23  Je supprime l'« alinéa » (saut de ligne et retrait) qui ouvre la réplique de Tremdall dans l'édition originale. Il s'agit d'une évidente et malencontreuse intervention du typographe. La preuve en est que les « points de transition » suivent après la première phrase de la réplique, points de transitions qui, on le sait, remplacent l'alinéa après le Chant premier. À distinguer des points de suspension (que l'on trouve ensuite, dans la deuxième phrase de la réplique, p. 158: 3).

Corrections justifiées

1) 158: 8  Je n'étais > ne suis pas habitué ... Cf. n. (i).
2) 160: 16 Comment le dragon s'est > s'est-il laissé prendre à la poitrine ? Cf. n. (o).

Ponctuation

3) 160: 18 Il a beau user de la ruse et de la force; > , je m'aperçois que...

Jamais Ducasse ne sépare les propositions d'une phrase du point-virgule sans que l'une d'elle ne soit ouverte par un adverbe ou une conjonction, comme c'est le cas deux fois dans cette strophe : « ; car, » (p. 158: 28) et « ; cependant, » (p. 160: 12), tandis qu'une fois la conjonction n'est pas alors suivie de la virgule : « ; et » (p. 161: 4-5).


2. Commentaires linguistiques

(a) Hispanisme. Je ne peux évidemment pas recopier toutes les phrases comme celle-ci dans la section des locutions et tournures syntaxiques hispaniques. Sinon, petit à petit, ce sont tous les Chants de Maldoror qui y passeraient. Il est donc tout à fait approprié d'indiquer, à titre d'exemple significatif, ce qu'il en est pour cette toute première phrase de la strophe 3.3. Lorsque Manuel Serrat Crespo la traduit mot à mot en castillan, il produit une phrase aux structures un peu redondantes peut-être (avec ses deux participiales), mais absolument pas le barbarisme emberlificoté qu'on lit en français. Et c'est bien dommage pour ses lecteurs, car ils lisent tout simplement de l'espagnol. Cela donne donc (et je répète que c'est mot à mot et tout à fait correct en espagnol, sans aucune surprise) : Tremdall ha tocado (sic !) por última vez la mano de quien se ausenta voluntariamente, siempre huyendo hacia delante, siempre con la imagen del hombre persigiguiéndole. Sauf pour « toucher la main », nous lisons tout bonnement la belle langue maternelle d'Isidoro Ducasse.

      On touche la main à qqun (et non de qqun), comme l'écrit Ducasse, sur le modèle de lui serrer ou lui donner la main. C'est un gallicisme.

(b) Incorrection. On n'est pas debout sur, mais dans la vallée.

(c) Difficile de savoir s'il faut comprendre qu'il a mis une main en visière ou en cornet, mais, dans le second cas, il faut plutôt utiliser les deux mains, or on voit tout de suite que l'autre main est utilisée à autre chose !

(d) Qu'est-ce donc que palper le sein de l'espace ? On peut imaginer que Tremdall fait de la main des saluts d'adieu, donnant l'impression de palper l'espace, avec le bras tendu devant lui.

(e) La terre semble manquer à ses pieds, ce n'est sûrement pas un hispanisme, puisqu'aucun des six traducteurs (Gabriel Saad n'a pas repris cette strophe) ne la traduit littéralement. Manuel Álvarez Ortega est le plus proche du texte français, mais il le corrige ainsi : le parece que le falta la tierra bajo los pies, il lui semble que la terre se dérobe (littéralement, lui manque) sous ses pieds. Or, il semble bien que même faltar, s'il est moins surprenant, n'est pas plus approprié que manquer : la tierra parece derrumbarse bajo sus pies (Alonso), abrirse a sus pies (Serrat).

(f) Ce pas pesant : je me permets de signaler que cette harmonie imitative ne doit rien à l'hispanophone, sauf peut-être en ce qu'Isodoro Ducasse entend mieux le français que nous.

      Réflexion faite, je m'avise qu'on dit en français comme en espagnol, à pas de tortue. Sauf qu'en espagnol, on dit aussi, dans le même sens, andar a paso buey (à pas de boeuf), ce qui est tout de même un pas assez pesant. — Voilà une petite addition pour illustrer qu'on n'en finira pas facilement avec les hispanismes (et plus généralement l'hispanisme) des Chants de Maldoror.

(g) Je suis persuadé que je ne dors pas, pour que je ne rêve pas. Il s'agit d'un lapsus. La plupart des traducteurs corrigent ou reformulent. Par exemple : estoy seguro de estar despierto (Pariente), je suis certain d'être réveillé.

(h) Les ailes du dragon : nouées par de fortes attaches. Les traducteurs ne savent pas plus que moi ce que cela peut signifier. Fuertes articulaciones (Viguié), inserciones (Pellegrini), ligaduras (Alvarez), ligamentos (Serrat, Alonso, Méndez), astiles (Pariente). Bref, on est à peu près tous d'accord, pour dire qu'on ne sait pas trop ce qui est désigné ici. — En revanche, on peut penser qu'il s'agit tout simplement de l'expression (involontaire, car l'imaginaire se trahit parfois) d'une représentation de foire ou de cirque : les ailes sont très bien attachées au saltimbanque qui va jouer ce rôle du dragon.

(i) T : Je n'étais pas habitué à voir ces choses. — Cet imparfait est fautif et doit êre corrigé, car nous sommes dans une narration simultanée, et une seule occurrence au passé briserait la convention en indiquant qu'il s'agit en fait d'un artifice. Or, tel n'est pas le cas : nous n'avons pas ici le récit au présent (historique) de ce qui s'est déjà passé, mais bien la narration de ce qui se passe sous les yeux de Tremdall. Cette forme de narration est celle de la description en simultanée des joutes sportives.

      Il n'en n'est pas de même pour les passés composés, qui suivent quelques lignes plus bas, car ils indiquent non des actions passées, mais accomplies (il s'est transporté et il lui a dit), ce qui est explicite dans la succession des trois propositions coordonnées suivantes : « Mais lui, à peine a-il vu venir l'ennemi, [qu'il] s'est changé en aigle immense, et se prépare au combat » (p. 158: 16). À remarquer que l'accompli, qu'il soit marqué par les temps composés ou les semi-auxiliaires (« tu viens de lui donner un coup de griffe », p. 159: 4), est un trait grammatical de la narration simultanée.

(j) Le timbre de la voix. Hispanisme : el timbre de voz.

(k) La partie postérieure du dragon : la désignation est surprenante par sa précision anatomique, puisque c'est ainsi qu'on désigne la queue du poisson dans les manuels. Même si l'aigle mange du serpent, la désignation est surprenante aussi parce qu'elle n'est pas justifiée par la suite de la strophe (l'aigle ne mangera aucune partie du dragon). Se charger de manger à soi seul la partie postérieure d'un adversaire, cela pourrait-il correspondre à une expression française ou espagnole que je n'ai pas trouvée ?

(l) On trouve ici le court-circuit de deux syntagmes, coup de griffe et coup sec. Le résultat peut paraître surprenant, mais il n'est pas étranger à la langue française, même si on le rencontre très rarement. Le seul exemple que j'en ai trouvé au TLF laisse croire que l'expression relèverait du vocabulaire de l'escrime (un coup d'épée sec) : soit la chatte de la petite Mary, « de temps en temps, la bête lui envoyait un coup de patte sec, rapide comme un coup d'épée » (Rachilde, Marguerite Eymery, 1860-1953, la Marquise de Sade, 1887, Paris, Mercure de France, 1981, p. 25).

(m) Lancé en bas vers la campagne, cela désigne la chute dans le style d'Isidore Ducasse. Il suit que le combat qui vient d'être décrit a eu lieu dans les airs et probablement depuis le début, ce qui n'a été dit explicitement nulle part.

(n) Enfoncer. Il s'agit d'un verbe transitif (on enfonce qqch) qui exige un complément indirect, un circonstanciel de lieu en fait (dans qqch), sauf si l'« endroit » a déjà été désigné. Ici, on ne peut pas comprendre « enfonce tes griffes dans le dragon » à cause du pronom explétif lui. On attend donc, par exemple, enfonce-lui tes griffes dans la poitrine.

(o) T : Comment le dragon s'est laissé prendre à la poitrine ? — Coquille : le pronom de reprise est obligatoire pour formuler l'interrogation complexe, comment le dragon s'est-il laissé prendre ? — Évidemment, le mécanisme n'existe pas en castillan, mais il serait abusif de parler ici d'hispanisme. D'autant qu'on trouve toujours correctement exprimés les pronoms de rappel. Par exemple :

3.5 (P 1869, p. 181: 1) Comment les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-même se refuse le premier à s'y astreindre ?

(p) Le renversement produit une proposition qui reste parfaitement claire, mais la syntaxe en devient fautive, car pousser n'est jamais transitif. Le feuillage touffu de la malédiction a poussé sur cette terre > sur cette terre, la malédiction a fait pousser (sens actif) ou a vu pousser (passif) son feuillage touffu. — Bien entendu, tous les traducteurs corrigent soit littéralement, ha hecho brotar (a fait pousser), soit en substituant à brotar un verbe synonyme transitif, semer (Alonso), étendre (Méndez).


3. Notes

      Contrairement aux deux premières strophes de ce troisième chant, Isidore Ducasse ne s'inspire d'aucun texte pour rédiger celle-ci. Il invente de toutes pièces un nouvel épisode de son épopée des faits et gestes de Maldoror. Bien entendu, l'invention n'est pas gratuite, au contraire. On va le voir tout de suite, elle s'appuie sur l'ouverture de la Divine Comédie de Dante, premier moteur d'inspiration de son oeuvre.

      — Je me permets de signaler que les deux anecdotes biographiques qu'on rapproche souvent de cette strophe n'ont aucune pertinence, parce qu'elles n'ont d'elles-mêmes aucun sens et le texte ne leur en donne pas non plus. La première « anecdote » ne tient qu'à un nom propre. Un condisciple du lycée de Tarbe aurait été un inséparable ami d'Isidore Ducasse. Il se nommait Edmond Dragon de Gomiécourt, qu'on aurait surnommé de son nom, le Dragon (J.-J. Lefrère, Ducasse, 196-199). La seconde est bien ce qu'on appelle une anecdote. Un professeur du lycée de Pau, un M. Puyalet, aurait sanctionné ses élèves avec la formule suivante : « Vous irez à la retenue jusqu'à nouvel ordre; c'est moi qui vous le dis, et je me nomme l'Espérance » (J. Lefrère, le Visage de Lautréamont, p. 137; mais l'auteur ne reprend pas l'anecdote dans son Isidore Ducasse). — Cette seconde anecdote est rapportée par Vastin Lespy en 1890 dans sa préface de l'Histoire du lycée de Pau par J. Delfour.

(1) Le lecteur ne peut manquer d'être surpris que Tremdall espère que le Dragon remporte la victoire sur l'aigle (p. 158: 25) pour la bizarre raison que, comme il le dit ici (p. 158: 28), il en irait de son intérêt. Cela tient à un brouillage de la perspective narrative : contrairement à Tremdall, le narrateur (c'est le comte de Lautréamont, je le rappelle, le narrateur de la strophe) connaît, lui, le mot écrit dans une « langue symbolique » sur le front du dragon, son nom écrit en « signes hiéroglyphiques ». Et le plus curieux est évidemment que c'est ce même Tremdall qui traduira finalement, de manière impromptue, le mot qu'on trouvait au front du Dragon. Cf. n. (2).

      Or, ce n'est qu'un exemple de la double perspective narrative. La strophe présente ce qu'on doit appeler une « délégation de la narration » : Lautréamont cède beaucoup plus que la parole à Tremdall; étant donné la longueur de sa réplique, il lui cède la narration. Mais on peut facilement voir que Lautréamont continue de la contrôler dans le fait qu'il prête au narrateur second des sentiments que celui-ci ne saurait avoir. Lesquels ? La jouissance devant la cruauté qui tourne ici au sadisme : « Je vais éprouver de grandes émotions [...]. Je suis dans des transes mortelles » (p. 158: 25 — 159: 1). Plus loin : « L'aspect de toutes ces blessures béantes m'enivre » (p. 159: 16). Tout ces passages, comme les excitations à la cruauté, ne saurait être le fait de Tremdall, comme on peut le lire de manière catégorique à la dernière phrase de la strophe : la carrière du mal n'est pas la sienne.

      Pour le roman réaliste, sociopsychologique, qui produit ses chefs-d'oeuvre en France à la même époque, notre roman classique, ce serait une faute grossière, celle des mauvais romans, que de prêter à un personnage les sentiments de son narrateur. Mais justement, nous ne sommes pas dans un tel roman et aucun lecteur des Chants ne sera choqué de ce brouillage de la perspective narrative. Au contraire, il pourra remarquer que les trois « personnages » se nourrissent de cette même ambivalence, Lautréamont, Tremdall, mais également Maldoror : comment donc, celui qui fuit la race des hommes, parce qu'il la juge pire que celle des crocodiles, réussit-il à emprunter la voie du mal ? La réponse est simple : exactement de la même manière que Tremdall, qui choisit l'autre voie, a pu éprouver tant de jouissance au combat de son ami contre le dragon.

(2) Un mot suffit à expliquer le déroulement de la strophe et J.-L. Steinmetz a enfin repris le rapprochement (fait plusieurs fois par la critique) à sa troisième édition (Pléiade II), mais sans en tirer les conséquences.

      Voici en effet l'inscription qu'on lit sur la porte de l'Enfer, terrible imprécation propre à faire chanceler Dante au seuil de son oeuvre et des enfers. Le troisième Chant s'ouvre en effet sur une inscription de trois tercets en capitales, dont le dernier vers est LASCIATE OGNI ESPERENZA, VOI CH'INTRATE, « Vous qui entrez, laissez toute espérance » (Longnon, Mesnard). Et c'est ainsi qu'en terrassant le Dragon Espérance, Maldoror entre en Enfer, sur le sentier du mal. S'ensuit, évidemment, la contradictoire, la désespérance (mot qui ne vient jamais dans les Chants), le désespoir


4. Faurissonneries

      Selon son habitude, Robert Faurisson réécrit toute la strophe sur le ton de la farce. Maldoror devient un matamore et Tremdall, un M. Prudhomme. Il fait remarquer de quelques points d'exclamation qu'un tigre ne beugle pas et qu'on peut difficilement porter à la fois des guêtres et des sandales. Et tout cela se fait bien entendu à coup de citations, sans aucune analyse digne de ce nom.

      Ce qui, paradoxalement, n'empêche nullement les fautes d'analyse ! Il ouvre son commentaire en disant que le récit de... Maldoror est mis dans la bouche d'un ami : « Notre matamore aime à invoquer ainsi le témoignage de ses amis » (p. 108). Sur le modèle du Pèlerinage de Childe-Harold, il arrive que Ducasse fasse glisser la narration de son narrateur, Lautréamont, à son personnage, Maldoror. Tel n'est pas le cas dans cette strophe où les personnages (Tremdall, Maldoror et le dragon) et les narrateurs (Lautréamont, puis Tremdall) sont nettement identifiés. Et c'est précisément pour cette raison que la focalisation ou la perspective narrative en est brouillée, comme je l'explique à la note (1). En lisant « Tremdall m'a touché la main pour la dernière fois, moi qui m'absente volontairement », etc., il est clair que Robert Faurisson change radicalement le sens de la strophe ou, si l'on veut, qu'il ne l'a pas comprise. Surtout qu'il faut alors imaginer que c'est Maldoror qui donne la parole à Tremdall pour qu'il décrive (en narration simultanée !) son propre combat, ce qui rend toute la strophe ridicule, bien entendu. Or, c'est précisément l'objectif de Robert Faurisson : prouver qu'Isidore Ducasse s'est amusé de la « grandeur maldororesque » (p. 108).

      N'importe, il faut au moins dire la vérité : faire une telle faute d'analyse sans faire la moindre analyse, ce n'est pas à la portée de tous.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe