Corrections justifiées
Les seize corrections dont la liste suit sont
bien peu nombreuses en regard de la longueur de la strophe. Mais
elles sont aussi parcimonieuses par rapport à celles qui
s'imposeraient pour rendre parfaitement justice au texte. Je m'en
tiens à huit corrections de la ponctuation, seulement trois
changements du temps des verbes (alors que de très nombreux
autres s'imposeraient si l'on passait de la grammaire au style),
deux
corrections portent sur des prépositions et deux autres sur
des adverbes; et finalement une correction typographique qui
change
une minuscule en majuscule. Je pense qu'il faudrait tout un
puriste
de la « lettre » du texte pour contester l'une
ou l'autre de ces seize interventions. Or, il s'en trouvera
probablement. On attend qu'ils interviennent, s'agissant ici d'une
édition interactive.
1) 166: 23 jusqu'à ce
qu'il
sortît > en
sortît du sang — Voir la n. (i).
2) 167: 6 J'allai >
J'allais descendre du pont, quand je vis... —
Le lapsus est commenté n. (k).
3) 169: 20 des
pustules
envenimées, qui... —
J'ajoute la virgule. Cf. n. (n).
4) 170: 18 J'ai vu la
membrane
des > de ces
dernières se contracter. — Cf. n. (p).
5) 171: 10 un
jeune
homme, qui — J'ajoute la virgule. La
même faute de ponctuation que
ci-dessus, v. (3).
6) 173: 1 son
ancienne
splendeur; > , qu'il lavait... — Le point-virgule
séparait plus haut les propositions d'une longue
énumération (il disait que...; que...; etc.,
p. 171: 27), tandis qu'on a ici une
séparation
fautive de deux propositions subordonnées juxtaposées
devant la principale.
7) 173: 28 personne n'y
entre >
personne n'y entre plus. Cf.
n. (ad).
8) 174: 23 ...
afin que
la
nuit couvre tes pas... je > Je ne t'ai pas oublié... — Il
est
évident qu'une nouvelle série de propositions, une
nouvelle phrase, un nouveau développement suit les points de
suspension. La correction va de soi.
9) 175: 22 corps
reste nu
devant leur
innocence; > , châtiment mémorable de la
vertu
abandonnée.
10) 176: 1 attirées,
comme
un
aimant > comme par un aimant —
Cf. n. (al).
11) 177:
2 écrasant avec le
pied les renoncules et les lilas; >
, devenues folles d'indignation...
— Contrairement au point-virgule précédent qui
sépare deux propositions à l'indicatif (ne
retrouvent; rodent), celui-ci isole deux participiales qui
dépendent d'une proposition principale (elles rodent,
gesticulant, devenues folles).
12) 177: 13
Ô
cheveu, tu le
vois toi-même; > : de tous les côtés, je suis
assailli par le sentiment déchaîné de ma
dépravation ! — Même remarque qu'à
la
correction précédente, mais cette fois-ci le
point-virgule
isolait une proposition qui est objectivement la
complétive de la précédente (tu vois
que
je suis assailli). Je le remplace donc par les deux-points.
13) 177: 25 qu'il préférait > préférerait porter la main sur
le sein d'une jeune fille... — Cf. n. (an).
14) 178: 18 que
la nuit
couvre tes
pas. > ...
— Dans ses deux transcriptions précédentes, le
refrain se termine non par un point, mais par les points de
suspension.
15) 180: 8 ... la
marée
montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils n'ignorent pas son
passé... > la marée montante, avec ses
embruns, et son approche dangereuse lui raconteront
qu'ils n'ignorent pas son passé... — Il faut en effet
déplacer la virgule, car le sujet des verbes au pluriel
(raconter et ne pas ignorer) est la marée et son
approche.
16) 182: 2 pendant bien
de temps > longtemps. — Cf. n. (ax).
(a) « Lanterne
rouge » est proche d'un mot composé (les autres
lanternes n'ont pas de couleur !). C'est le signal
du bordel dans le Paris du XIXe siècle, un lieu commun
du
roman populaire (mais il faut se méfier, car elle peut aussi
annoncer un bureau de tabac ou... un commissariat de police !
Voir les 29 occurrences du TLF). En voici une illustration
métaphorique dans la Cousine Bette de Balzac, en
1848 : « Une vraie courtisane [...] porte dans la
franchise de sa situation un avertissement aussi lumineux que la
lanterne rouge de la Prostitution » (Paris, Furne,
p. 129, lu au TLF).
(b) Sentir la cuisse humaine
(et, même pas, sentir la cuisse !). L'expression est
originale, inattendue. Les traducteurs reprennent
littéralement le mot (cuixa, coscia, thigh), mais pas en
espagnol (muslo), où, surpris, ils donnent plutôt des
« synonymes » : la jambe (pierna,
Gómez), la fesse (nalga, Álverez), la chair (carne,
Alonso) ou l'entrejambe (entrepierna, Méndez).
(c) Le participe passé
au féminin singulier se rapporte à muraille, ce qui
paraît à première vue contradictoire avec le
sens
de la proposition, puisque la muraille ne devrait pas se trouver
à l'ouest du préau qu'elle entoure. Il suit
que
le participe devrait se rapporter aux ouvertures et devrait
être au pluriel. — Il apparaît plutôt
qu'il
s'agit d'une faute de formulation : l'expression ne
désigne pas une « muraille qui servait d'enceinte
au préau », mais bien l'un(e) des quatre
« mur(aille)s*i
d'enceinte » du préau, celui/celle de l'ouest.
On en sera convaincu à la fin de la
strophe, lorsqu'on pourra établir l'ensemble de la
topographie
situant le vieux couvent, avec le soleil couchant que le
témoin aura devant lui, alors qu'il fait face
à
cette muraille dans le préau. La porte massive s'ouvre sur
la façade du couvent qui donne sur le sud; on ne sera pas
surpris de lire que le soleil éclaire (!) les
paupières de l'observateur
(p. 181: 8); le couvent se
trouve au nord de la ville où se rencontrent successivement,
depuis le centre, ses faubourgs, puis un pont qui enjambe le
fossé de ceinture de la ville, pont très haut qui
domine la plaine où se trouve le couvent, avec au loin de
hautes montagnes, où le soleil se couchera pour finir. On
peut préciser que le couvent se trouve à l'ouest du
pont, puisque le témoin voit les ouvertures de ses
fenêtres du côté ouest du préau. Cette
muraille d'enceinte, en effet, désigne ce mur du
préau, où l'on parvient par un long corridor
pratiqué depuis la façade du couvent, les autres
bâtiments se trouvant à l'arrière et à
l'est. Ce qu'observe le témoin, depuis le pont, et
où
il se rendra, c'est la façade interne du « corps
du
logis » (soit la partie principale du couvent) où
se trouve une succession de cellules où logeaient à
l'origine des nones et qui sont occupées maintenant par des
prostituées.
Voilà comment se justifie l'accord du
participe passé sur une formulation incorrecte ou
imprécise.
(d) Situé du
côté de l'ouest. Au lieu de cette formule
explétive, on dit, plutôt, à l'ouest (ou du
côté ouest).
(e) Des ouvertures
étaient (= avaient été) pratiquées
parcimonieusement. La formule est ambiguë. Il faut
comprendre
non pas que les ouvertures sont peu nombreuses, mais qu'elles ne
sont
pas grandes.
(f) Peu importe la nature des
« guichets »*v, ces
ouvertures ne peuvent être que des fenêtres,
étant
donné la topographie qui vient d'être décrite.
Il est toutefois curieux qu'elles ne soient jamais
désignées comme telles. Cela dit, il suit que chaque
cellule a une porte qui donne sur un corridor à
l'intérieur du couvent. Le détail a son importance,
car il en découle que les clients, une fois franchie la
porte
d'entrée qui conduit au préau, accèdent
difficilement, mais directement, clandestinement aux
prostituées.
(g) Servir comme demeure de
toutes ces femmes. Les prépositions attendues sont, servir
de demeure à toutes ces femmes.
« Servir comme » mis pour « servir
de » est du niveau de la langue parlée. Les
expressions et tournures de la langue parlée sont
très
fréquentes dans cette strophe : parler tout bas
= à voix basse (171: 20),
une
intelligence de génie = un génie (176: 24), pour ne pas dire plus =
c'est
le moins que l'on puisse dire (177:
17) et tétons = seins (178:
23) en sont de bons exemples; or, dans tous ces cas, leur
utilisation n'est pas justifiée. C'est la plus grande
difficulté du bilinguisme : la juste évaluation
des effets des niveaux de langue.
(h) Se porter au
dehors :
ce serait s'y diriger avec empressement, agilité,
rapidité et, le plus souvent, pour se mettre au service
d'autrui. Par exemple, on se porte à la défense de
quelqu'un. Pourtant la structure pronominale de forme
réfléchie montre qu'il s'agit non pas d'un hispanisme
lexical (tous les traducteurs traduisent ! salía
(fuera), sortait (dehors), par exemple), mais morphologique, se
porter = se transporter, tournure que le français tend
à éviter, contrairement au castillan qui les
multiplie.
(i) T : jusqu'à ce
qu'il
sortît du sang. La correction s'impose car l'article
partitif
du exige le pronom adverbial en (que j'ajoute) :
comparer, jusqu'à ce que le sang sortît et
jusqu'à ce que du sang en sortît.
(j) Pour essuyer ses*s jambes.
En français, on dit : pour s'essuyer les jambes. C'est
la
tournure espagnole, para secar, enjugar, enjuagar sus piernas,
comme
le transcrivent littéralement la plupart des traducteurs.
La
traduction limpiarse las piernas (Saad, Alonso) est exceptionnelle.
On a déjà lu l'hispanisme une fois plus haut dans
cette strophe, mais comme le sujet n'était pas
exprimé,
la tournure était moins surprenante : allait tremper
ses
mains = allait se tremper les mains, p. 166: 11; et on la retrouvera plus
loin : il lavait ses mains = il se lavait les mains (p. 173: 2). Voir plus loin la n. (r)
(k) T : J'allai. Le
passé simple est mis pour l'imparfait : la faute est
évidente parce que l'imparfait entre en corrélation
avec le passé simple qui lui donne le sens du conditionnel,
soit : je serais descendu immédiatement,
à
ce moment, si je n'avais pas vu... De la même
manière, je corrigerai le lapsus qu'on trouvait plus
loin : si la mer voudrait (p. 178:
8), sans même le commenter (comme toutes les coquilles
dont
j'ai fait la liste dans les règles d'établissement du
texte).
(l) N'y allez pas
[...]
le crime y séjourne. On attendrait, bien entendu,
n'allez pas dans cette maison où le crime séjourne
avec
le vice, comme n'importe quel lecteur le comprend avant d'avoir
achevé la lecture des deux phrases de l'inscription
(d'où les reformulations de tous les traducteurs :
n'allez pas dans cette maison, à cet endroit, n'allez pas
plus
loin, arrêtez-vous, etc., à la seule exception de Paul
Knight, do not go in there). Cela signifie qu'on n'a pas
là,
à proprement parler, le texte d'une inscription, mais
la suite de la narration sous la forme d'une inscription :
c'est l'auteur de l'inscription qui prend la relève du
narrateur, qui était jusqu'ici le témoin, sur le
pont,
pour le mettre en garde contre son désir d'aller plus loin,
de pénétrer lui aussi dans l'ancien couvent —
ce
que le narrateur de la strophe ne pourrait évidemment faire
de lui-même.
Cela dit, si la logique narrative explique une
formulation syntaxique aberrante (c'est la poursuite de la
narration
sous la forme d'une inscription), la faute syntaxique est
significative d'un trait narratif beaucoup plus important encore,
la
narration automatique, celle de l'histoire rêvée. Le
moindre romancier populaire nous présenterait de
manière réaliste et crédible une inscription
placée sur l'entablement d'un pilier, tandis qu'ici, c'est
un
nouvel événement qui apparaît
inopinément,
des objurgations anonymes, mais fort bien informées,
à
laquelle le témoin passe outre, pour se retrouver ensuite
dans
le préau. Située dans cette perspective,
l'inscription, pourtant en caractère hébreux, n'est
pas
lu par le personnage qui la voit, elle lui parle, s'adressant
personnellement à lui. Trait proprement onirique.
Incidemment, dans la suite du texte, on verra
qu'il ne s'agit pas d'une inscription, mais bien d'un graffito
(effacé et réécrit). Et qu'y a-t-il de plus
courant que les formulations inattendues dans les
griffonnages ?
Finalement, l'inscription improvisée et fort mal
rédigée est d'un étrange réalisme
linguistique.
(m) Regarder dans
l'intérieur, pour, regarder à l'intérieur
(comme
en castillan, mirar al interior), probablement une reformulation
de,
mirar hacia dentro (Saad), regarder vers l'intérieur.
(n) T : des pustules
envenimées qui... La virgule manque. Il faut en effet
ajouter
la première des deux virgules qui encadrent la proposition
relative : la faute de ponctuation est d'autant plus
évidente que la proposition infinitive forme un tout avec sa
principale (« sentir des pustules entourer ma
racine » et non « sentir des pustules, entourer ma racine »).
(o) Comme on a pu le
pressentir
à l'expression étudiée à la note
précédente, les figures deviennent de plus en plus
inattendues. On peut croire ici qu'il s'agit d'un pur
résultat de l'écriture automatique : qu'est-ce
que cette boue sur un front ? et qu'est-ce que marcher sur un
front avec un talon plein de poussière ?
(p) T : J'ai vu la membrane
des dernières se contracter. On dit : du
premier, mais : de ce dernier, le démonstratif
marquant la proximité. L'usage est le même en
espagnol.
(q) Lui, ni elle. En
français, il faudrait que l'accord du verbe soit au
singulier
(lui, ni elle, ne faisait attention). Autrement, il faut redoubler
l'adverbe de négation : ni lui, ni elle, ne faisaient
attention. En plus, la tournure est une construction hispanique*h qui n'exprime pas le pronom sujet
(él no prestaba atención a = lui, il ne
prêtait aucune attention à).
(r) Ses bras. Plus bas (p.
171: 5), on a aussi : ses
muscles;
plus loin encore (p. 176:
28) :
leur sommeil. Tous ces emplois sont propres à l'espagnol.
Le français préfère utiliser l'article chaque
fois que la possession est évidente (pour désigner
les
parties du corps, en particulier).
(s) Le sens du verbe change
avec la préposition : appeler de la cellule voisine,
c'est faire venir le jeune homme, tandis qu'appeler dans, c'est
s'adresser à lui dans cette cellule.
(t) Comme l'auteur a
déjà écrit, strophe 3.3, à peine
a-t-il
vu venir l'ennemi p. 158:
16), on attendrait ici, de même, à peine le jeune
homme fut-il à portée de sa main, que..., mais
le pronom de reprise n'est pas obligatoire, comme l'illustre
Grevisse
(par. 1017, rem.). De même, on écrit aussi bien
à portée de qu'à la portée de
(Petit Robert).
Par ailleurs, J.-L. Steinmetz (LdP et
Pléiade II) croit que le second (le troisième)
« que » devrait être supprimé. En
réalité, on a trois occurrences de la conjonction
dans
l'imbrication de deux formulations : d'abord la mise en relief
« ce que je sais, c'est que... » et ensuite la
locution corrélation conjonctive « à
peine...
que ». Une rédaction allégée
serait,
simplement, je sais seulement que le jeune homme fut à peine
à porté de sa main, que des lambeaux de chair
tombèrent au pied du lit.
(u) Une force plus grande.
L'ellipse, plus grande que la sienne, est sans
ambiguïté, mais il y a tant de façon d'exprimer
le comparatif de supériorité que l'expression en
paraît ici bien maladroite, sinon fautive. En tout cas, tous
les traducteurs « corrigent » sans
hésiter !
(v) Explétisme : des
pieds jusqu'à la tête = des pieds à la
tête
(comme en castillan, de pies a cabeza, de los piez a la cabeza),
plus
couramment, en français, de la tête aux pieds.
(w) Une fois
éloigné, je... Une fois qu'il fut
éloigné, je... : dans les langues romanes,
contrairement à la participiale latine, il faut exprimer le
sujet de la subordonnée s'il n'est pas le même que
celui
de la principale et, dans ce cas où les sujets sont
différents, son expression est obligatoire dans la
participiale s'ils sont de même genre et de même
nombre,
comme ici.
(x) Cette longue
traînée de sang, sur la terre imbibée. Bien
sûr, on comprend : imbibant, qui imbibait la terre. On
trouve des transferts de style artiste qui sont de purs jeux de
mot,
comme : être enfermé dans une chambre
claquemurée (p. 169:
26); ou encore d'incontestables réussites :
sentir
avec des narines effrontées (p. 170: 17) ou pleurer en silence >
pleurer des larmes silencieuses (p. 175: 7), la bave de son crachat >
son
crachat baveux (p. 178: 1).
Mais dans le cas présent, la figure tombe à plat pour
la bonne raison que le participe n'est pas une
épithète
et qu'on lui cherche donc son sujet et son complément.
(y) Explétisme : des
bruits qui s'entrechoquaient entre eux = qui s'entrechoquaient. Si
l'emploi du verbe est surprenant, c'est que le contexte (le
réveil des nonnes) n'implique pas la cacophonie mais la
multiplication et l'amplification des bruits.
(z) Explétisme :
après le temps d'une nuit = après une nuit.
(aa) Quand mis pour lorsque
est un trait de langue parlée. L'ellipse paraît au
contraire très littéraire : les prières
que l'on chante lorsque quelqu'un...
Tout le contraire du pluriel, agonies, dans la phrase qui suit, une
réussite littéraire remarquable, que trois
traducteurs seulement conservent en espagnol (Saad, Serrat et
Alonso), les autres y voyant une incorrection, Méndez
réécrivant même très scolairement, sus
pesares, ses peines.
(ab) Explétisme :
depuis le moment de sa disparition = depuis sa disparition.
(ac) Le couvercle de la
tombe. De leur tombe : même si la possession
est
évidente, le français l'exprimerait explicitement,
notamment parce que chaque nonne doit avoir sa tombe.
(ad) T : personne n'y
entre.
J'ajoute la forclusion : n'y entre plus. On verra en
tête de l'analyse des locutions et tournures syntaxiques,
à l'entrée adverbes de
négation que, si Ducasse évite la tournure
« ne... plus » (no... ya), il l'emploie
toujours
correctement, contrairement aux morphèmes de négation
« ne... pas » (qu'on ne trouve pas en
espagnol),
responsables de nombreux hispanismes. On a ici un simple
lapsus.
(ae) Par je ne sais quel
instinct d'avertissement. Bel exemple d'un renversement
automatique
dont la réussite, ou le comique, est d'être
parfaitement
insignifiant : par l'avertissement de je ne sais quel
instinct.
(af) De crainte de se faire
entendre. L'expression est incorrecte en français (alors
qu'elle rejoint les nombreuses formulations castillanes
correspondantes du français, temor a/de que la oyeran, de
crainte qu'on l'entende) : on veut se faire entendre, mais on
craint d'être entendu.
(ag) Ce moment : correspond
implicitement à mon départ.
(ah) En principe, les
commentaires se limitent ici à l'analyse linguistique, dont
on tire parfois les conclusions stylistiques. Mais on peut se
permettre une analyse strictement stylistique pour opposer deux
réalisations opposées, soit une proposition des plus
alambiquées, probablement volontaire, et une expression
d'ordre philosophique d'une rare pertinence et d'une remarquable
efficacité. Soit, d'abord, se communiquer tout bas des
pensées qui redoutaient en moi quelque changement; Carlos
Méndez réécrit magnifiquement : entre
susurros, intercambiaban pensamientos, temerosos de alguna
insólita mudanzan en mi persona; évidemment, ce
n'est
plus du ducassien, comme la reformulation française stricte
qu'on pourrait en tirer : en murmurant, ils
échangeaient
leurs idées sur la crainte que j'aie changé. La
rédaction de l'auteur consiste à isoler et à
animer les « pensées ». Ensuite, le
fait
de devenir inférieur à son identité, surtout
s'agissant du Créateur, est une réalisation originale
parce qu'elle joue sur les deux sens de l'identité, le fait,
pour deux choses, ici deux individus, d'être comparables, et
le fait d'être soi-même comme individu (on a sa carte
d'identité, par exemple). Voilà donc la situation
inouïe de n'être plus comparable à
soi-même !
Bien entendu, Ducasse n'est pas nourri de Hegel
et ne préfigure nullement Heidegger ou Sartre, mais le
poète n'en exprime pas moins de manière saisissante,
comme ces philosophes, une pensée existentielle fondamentale
(n'être plus (digne de) ce que l'on est, ce que l'on
était ou devrait être). Et c'est probablement parce
qu'elle vient après une proposition alambiquée,
qu'elle
reprend simplement et magistralement, que l'expression soit si
belle.
(ai) Rosaces : les taches
au
front du Créateur sont comparées aux rosaces qu'on
voit
aux frontons des cathédrales (je le signale parce que je ne
m'explique pas pourquoi j'ai mis beaucoup de temps à
comprendre une comparaison aussi simple).
(aj) Après les
membranes de l'espace de la strophe 3.1, cf. n. (3), en voici les halliers. La création
s'explique du fait que l'espace désigne aussi la distance,
la
portée de la vue et par conséquent la rase campagne,
les champs et leurs halliers.
On a déjà rencontré dans
la strophe 2.12, dans une addition rédigée
après
la présente strophe 3.5, une tournure de style artiste assez
proche de celle-ci, soit « suspendre qqch » aux
« broussailles du néant ». Cf. la
n. (g) de cette strophe. J'ai
l'impression que ces deux images pourraient être
inspirées d'une formulation de Milton, dans le Paradis
perdu, mais je n'en trouve pas trace dans la traduction de
Chateaubriand.
(ak) Être bouche
bée > peuples béants =
stupéfaits.
(al) T : attirées,
comme un aimant. J'ai beaucoup hésité avant de
proposer la correction, parce que l'ellipse s'explique pour des
raisons euphoniques évidentes (par... par...; la formulation
attendue serait, plutôt, attirées comme par un
aimant dans la bouche). Je m'y suis résolu en
trouvant
l'expression correcte en 1.13 : puisqu'il te plaît de
venir à moi, comme attiré par un aimant, je ne
m'y opposerai pas (p. 53:
20).
(am) Sans être un
hispanisme, la formulation est moins surprenante en castillan qu'en
français : no se hablan (Gómez, Saad et Serrat;
Pellegrini corrige : no hablan; de même Álvarez
et
Pariente : sin hablar). En français, le pronom n'est
pas
senti comme explétif (pour, elles ne parlent pas), de sorte
qu'on ne comprend pas que les nonnes restent silencieuses, mais
plutôt qu'elles ne s'adressent pas la parole.
(an) T : qu'il
préférait porter la main sur le sein d'une jeune
fille
[...], que de cracher sur ma figure. — L'imparfait, dans un
discours de style indirect, équivaudrait à un
présent et, par conséquent, à un projet ou du
moins une éventualité réellement
envisagée. Il est clair que ce n'est pas dans la logique du
discours édifiant de Satan et qu'il s'agit d'une faute ou
d'une coquille.
(ao) Faire justice
sévère sur moi-même. Faire justice, hacer
justicia : si la formule (faire justice, faire retour, etc.)
était jadis courante et si elle est souvent utilisée
pour donner aux textes un vernis ancien, on remarquera qu'elle se
lit
ici dans un contexte juridique où elle est tout à
fait
appropriée.
(ap) Humides joncs
(húmedos juncos). Les joncs humides : la place de
l'adjectif est beaucoup plus libre en espagnol qu'en
français,
de sorte qu'il n'est pas trop surprenant de rencontrer des
déplacements inattendus dans les Chants. C'est le cas un
peu
plus loin : les troupeaux immenses des buffles, pour les
immenses troupeaux de buffles.
(aq) L'homme
créé de sable : croisement original (je n'en trouve
aucun autre exemple en français) des deux matériaux
bibliques, l'argile et la poussière. Pourtant, Ducasse a
déjà désigné le corps humain sous le
nom
« romantique » convenu d'argile en fermant le
chant précédent, 2.16 (p. 139: 24).
(ar) Les vents
d'équinoxe : il ne s'agit pas d'une incorrection, mais il
est
difficile de comprendre le sens de la formule surréaliste,
puisque l'équinoxe désigne non pas un espace ou un
point cardinal (comme le vent du nord), mais un temps, ce moment
où deux fois par année la durée du jour et
celle
de la nuit sont égales.
(as) Les champs
ombragés > l'ombre des champs.
(at) Explétisme :
vos
fils s'inclinent devant leurs parents = devant vous.
(au) Se retirer des ravins,
pour dans les ravins de la montagne.
(av) Le narrateur reprend
à son compte le refrain du Créateur
(désigné ici par le pronom
« il »).
Il ne s'agit pas d'une faute d'accord pronominale. Mais,
curieusement, quelques traducteurs (Pellegrini, Álvarez et
Serrat) réécrivent la proposition à la
première personne, reprenant le début du refrain tel
qu'il se lisait jusqu'ici.
(aw) Comme la
première
— cf. n. (l) —, cette
seconde
« inscription » est une narration, donnant la
parole au « personnage », alors qu'il est
maintenant le narrateur. Et la forme et le contenu du graffito
sont
de l'ordre de l'événement aléatoire des
récits oniriques. La preuve en est qu'on aura oublié
que la première inscription était en
hébreux...
(ax) T : pendant bien de
temps. La lecture suggérée par Jean-Luc Steinmetz,
pendant combien de temps, est d'autant moins probable
qu'elle
contredit le contexte souligné par la parenthèse
« (l'éternité est longue) ». La
lecture littérale du décalque de l'espagnol, durante
mucho tiempo, serait, simplement, pendant longtemps. Toutefois,
pour
rester le plus près possible de la lettre du texte, je
choisis
de laisser l'adverbe d'intensité : pendant bien
longtemps.
(1) La première phrase
lance la strophe sous le signe de Baudelaire et de Dante. Avec un
petit syntagme, les « quatre vents »,
emprunté à Milton, le poète qui sera sa source
d'inspiration principale.
Voici les quelques vers qui décrivent
la
dernière métamorphose de la femme vampire, redevenant
squelette après avoir sucé le sang de son compagnon
d'une
nuit (« Les anges impuissants se damneraient pour
moi ! ») : « ... des
débris de squelette, / Qui d'eux-mêmes rendaient le
cri
d'une girouette / Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
/ Que balance le vent pendant les nuits d'hiver »,
Baudelaire (Les Fleurs du mal « Les
métamorphoses du vampire », 1864, Paris, Garnier,
1961, p. 173). Le rapprochement est de Jean-Luc Steinmetz (GF et
LdP), qui rappelle que Ducasse s'est fait venir le
Complément aux Fleurs du mal (édition de Michel
Lévy, Bruxelles, imprimerie J. H. Briard, 1869,
32 p.) le 21 février 1870, après la
rédaction de cette strophe, ce qui ne l'empêchait pas
de connaître la sixième et dernière des
pièces condamnées du recueil parue en 1857. En
vérité, le rapprochement en fait la preuve, puisque
ce
sont ces vers du poème qui inspirent la présentation
de la lanterne rouge annonçant la maison de prostitution.
À remarquer qu'il s'agit, dans le poème de
Baudelaire,
d'une simple comparaison et, en effet, le contenu du poème
n'est pas une source d'inspiration de la strophe.
Un seul mot, en revanche, la porte, annonce
une
source d'inspiration (et qui est active depuis l'ouverture des
Chants) : la porte vermoulue, au-dessus de laquelle se trouve
une enseigne, reproduit la porte de l'enfer de Dante, comme plus
loin, on va le voir, l'inscription en hébreu, reprise de
l'inscription au front du dragon à l'avant-dernière
strophe, 3.3, n. (2). Ce n'est
plus
ici l'utilisation stylistique d'une réminiscence (celle du
poème de Baudelaire), mais la préfiguration ou
l'annonce du contenu et du sens même de la strophe :
voici un témoin qui s'approche de l'enfer — et ce
n'est
pas Satan qu'il y trouvera !
Enfin, les quatre vents ne sont pas loin de
former un mot composé qu'on trouve dans de très
nombreuses expressions : ouvert aux quatre vents, regarder
aux
quatre vents ou les quatre vents cardinaux. Paris a même sa
rue des Quatre-Vents (VIe, carrefour de l'Odéon). En tout
cas, Isidore Ducasse a lu l'expression dans le Paradis
perdu
de Milton, dans la traduction de Chateaubriand, qui l'inspire
depuis
le début des Chants et qu'il évoquera explicitement
au
cours de la présente strophe. Au sortir de l'enfer, Satan
ordonne d'annoncer de la trompette la fin d'un concile :
« aux quatre vents, quatre rapides
chérubins
approchent de leur bouche le bruyant métal »
(Milton, p. 80). Le jugement dernier :
« aussitôt des quatre vents les Vivants
appelés, de tous les siècles passés les Morts
ajournés, se hâteront à la sentence
générale... » (p. 104).
En ce qui concerne les sources, allusions et
références, ajoutons que tous ceux qui voient dans le
cheveu, l'un des plus grand personnages des Chants sinon de tous
les
temps, le cheveu géant perdu par le Créateur, le
moindre rapport avec la parole évangélique de
Jésus, ont non seulement beaucoup d'imagination, mais
surtout
une culture chrétienne étrangère à
Isidore Ducasse. Certes, le rapprochement est tentant, mais
d'autant
plus original qu'il est tout simplement saugrenu. Ne craignez pas
les persécutions : « Ne vend-on pas deux
passereaux pour un sou ? Cependant, il n'en tombe pas un
à terre sans la volonté de votre Père. Et
même les cheveux de votre tête sont tous
comptés.
Ne craignez donc rien... », car vous valez plus que les
passereaux et les cheveux (Matthieu, 10: 29-30, cf. Luc, 12: 7 et
21:
18). Si Ducasse avait eu un tel passage en tête, il est
évident qu'on le lirait dans la strophe, tandis que le
présupposer est un parfait contresens. Jamais ni d'aucune
manière l'auteur ne se moque des Évangiles ou des
textes bibliques dans les Chants. Ils ne les évoquent
même nulle part.
(2) « Sans
doute » : il ne faudra pas oublier, dans la suite de la
strophe, qu'il s'agit là du point de vue de celui qui
découvre le bâtiment. C'est la focalisation interne,
le narrateur étant un personnage de l'histoire, comme on va
le voir bientôt. Il suit que la narration au passé
n'est pas ultérieure, mais se présente comme
simultanée, ce qui est une figure narrative courante les
Chants.
(3) La cité n'est pas
identifiée et le fossé est indéterminé.
Mais ce détail pourrait désigner implicitement Paris
(ou une ville imaginée sur ce modèle), car la
ceinture
désigne le chemin de fer qui entoure la ville depuis 1852
(voir Jean-Luc Steinmetz, GF et Pléiade).
(4) Dans la topographie
présentée pour expliquer l'expression bizarre d'une
muraille qui sert d'enceinte à un préau et qu'on
situe
du même mouvement du côté ouest (b), on a vu que les ruelles du faubourg se
trouvaient
au sud du pont qui relie donc le faubourg à la campagne
où se trouve le couvent. Il suit que le narrateur et le
client devraient s'être croisés sur le pont, ce dont
il
n'est pas dit un mot. Cela illustre toute la différence
entre
le vocabulaire du roman réaliste (les guichets
grillés
ou les grilles des guichets, ou ici le couvent, le fossé de
ceinture, le pont et les ruelles faubouriennes) qui imprègne
toute la strophe, tandis que la narration ou l'histoire ne
correspondent nullement à celles du roman
réaliste.
La structure narrative
est
celle de l'histoire rêvée ou de la narration
automatique, qu'on a illustrée plusieurs fois
déjà. L'indépendance des séquences
événementielles et actantielles est une des
propriétés essentielles de cette forme de
récit. Ces séquences se suivent
aléatoirement, de sorte que l'histoire qu'on lit
se trouve réorganisée avec chaque nouvelle
séquence.
C'est la rétroaction de l'histoire en acte
du récit de rêve qui se présente comme un
emboîtement d'histoires. Voici la liste des premières
séquences (Sq) de la strophe.
Sq1a Le narrateur décrit un ancien couvent et il
apparaît bientôt qu'il le fait du haut d'un pont qui le
surplombe.
Sq2a Une pratique sort de la fenêtre d'une des
cellules
de ce qui est maintenant un bordel, se lave les mains et quitte
honteusement les lieux.
Sq2b La prostituée suit le chemin de son client avec
l'intention de se nettoyer l'entrejambe, mais elle est assaillie
par
des volailles qui lavent les lèvres de son vagin à
grands coups de bec. Elle retourne dans sa cellule sans avoir
besoin
de se laver.
Sq1b Le narrateur, avant de se rendre au couvent, voit une
inscription sur l'entablement d'un pilier du pont... — cf.
n. (l) et (ax).
Sq1 : A = le narrateur;
Sq2 : A = un homme et une prostituée.
Sq1 est en mode ponctuel (ce qui est vu une seule fois);
Sq2 est en mode itératif : ce qui se produit plusieurs fois
(« quelquefois... »).
On a donc quatre séquences événementielles qui
seraient indépendantes, si ce n'était les
configurations actantielles (A). Jamais une narration
réaliste n'enchaînerait de telles séquences
(événementielles et actantielles) sans vouloir
créer un suspense que l'histoire expliquerait par la
suite. Ici, le cas est patent : jamais on n'entendra plus
parler de ce client et de sa prostituée et il ne sera jamais
dit que le client a franchi le pont, s'il a rencontré ou non
le narrateur, etc. Ces questions ne se posent même pas, dans
la logique d'une narration automatique. Nous sommes dans la
dynamique d'un récit de rêve. On l'illustrera encore
n. (8).
(5) Aucune ironie dans cette
remarque. Au XIXe siècle, l'air de la ville n'est pas
moins
pur que celui de la campagne; en revanche, les grandes
cités
et les faubourgs des villes sont considérés comme
malpropres (et non polluées). George Sand, dans
l'Histoire de ma vie (1855), au moment de décrire La
Châtre, fait la morale à ses contemporains à ce
propos.
(6) Dante, au
troisième
chant de la Divine Comédie, on l'a déjà
dit plusieurs fois, lit une longue inscription au-dessus de la
porte
d'entrée de l'enfer, six vers en caractères
majuscules
(où
l'enfer se présente comme la création de la toute
puissante justice de Dieu) qui se terminent par cette
objurgation : « Lasciate ogni speranza, voi
ch'intrate », abandonnez toute espérance, vous qui
entrez. Dante a besoin des encouragements de Virgile pour
continuer.
Il va pénétrer dans l'enfer.
Pierre-Olivier Walzer a rapproché
toute
l'ouverture de cette strophe, sur le mode parodique, de The
Garden
of Love de William Blake, dans « Songs of
Experience » : le poème décrit une
chapelle au milieu d'un cimetière, avec l'inscription
« Tu ne dois pas » au-dessus de sa porte. On
ne
trouve toutefois aucun rapport textuel avec la présente
strophe (mais avec la strophe 1: 12 où les tombes sont
comparées à des fleurs), de sorte qu'il serait
très surprenant que Ducasse pense à ce poème
en
écrivant la présente strophe (cf. la n. (9) de la strophe 1.12). L'allusion
à
Dante, en revanche, est incontestable, même si la strophe
n'en
porte pas non plus de marques textuelles.
Philippe Sellier
(« Lautréamont
et la bible : introduction à une recherche »,
RHLF, mai-juin 1974, p. 402-418, p. 404, n. 6)
propose
ici le seul rapprochement textuel de son étude. Il y voit
une
référence à un verset des Lamentations de
Jérémie (1: 12). Mais il s'agit en fait d'une simple
rencontre de hasard : l'interdiction de franchir un pont ou de
s'approcher d'un lupanar n'a pas de rapport avec l'adresse de
Jérémie à ceux qui passent près de lui,
« À vous qui passez par le chemin »,
cite
Philippe Sellier, « o vos omnes qui transitis per
viam », donne la Vulgate, « vous qui passez par
ici ». Tout ce qui reste du rapprochement, c'est
l'apostrophe. Ce sont les caractères hébreux
de l'inscription qui amènent le critique à y chercher
une source « hébraïque », en accord
avec son sujet. Les textes et les contextes ne concordent pas. Il
faut en profiter pour rappeler — cf. n. (1) — qu'au contraire jamais les textes
bibliques
ne sont le moindrement évoqués dans les Chants
—
et notamment dans la présente strophe, alors que la
thématique « religieuse » en est une
dimension essentielle. Dieu, satan et les légions
d'anges ne viennent évidemment pas de la Bible, mais du
« petit catéchisme » de l'histoire
sainte
de l'Église catholique vivifié par les
épopées de Dante et, surtout, de Milton. Et le coup
de génie a consisté à traiter ces personnages
sur le même modèle que les dieux d'Homère dans
l'Iliade et l'Odyssée, les vidant de toute
forme
de spiritualité, et même de tout caractère
proprement religieux.
En ce qui concerne les caractères
« hébreux » de l'inscription que le
narrateur lit couramment, et qu'il remplacera à la fin par
un
texte tout français, on admirera la logique du
récit de rêve, puisque cela n'a besoin, dans la
strophe,
d'aucune explication.
(7) Voilà une notation
réaliste difficile à comprendre. Bien sûr, on
peut croire que le soleil éclaire alors du sud-ouest,
même s'il ne va pas tarder à disparaître. Et
selon la topographie de l'ensemble de la strophe, l'observateur
verra
bientôt beaucoup mieux l'intérieur de la cellule
lorsque
le soleil sera derrière le corps du logis, à
l'ouest ! Si ce n'est pas impossible (l'éclat du
soleil
peut empêcher de bien voir l'intérieur de la cellule),
c'est pour le moins inattendu.
Cela dit, la proposition relative n'est
peut-être
pas une notation sur la clarté (qui irait en
diminuant), mais simplement d'ordre chronologique : le
témoin va mieux voir (l'intérieur de la cellule)
« grâce aux rayons du soleil »,
même si celui-ci « diminuait sa
lumière
et allait bientôt disparaître à
l'horizon », soit, avant de disparaître,
sans
plus, de sorte qu'il éclairera toute la scène
jusqu'à la fin de la strophe.
(8) Le bâton n'est pas
jaune, mais blond, adjectif qui s'applique aux cheveux. Il suit
que,
si la narration est automatique, la rédaction, elle, ne
l'est
pas. Comme on le verra confirmé à la note suivante,
l'auteur sait depuis de début où il nous conduira.
La
composition d'une « narration
improvisée », comme celle des récits de
rêve, n'en est pas moins très remarquable. En effet,
on assistera à la métamorphose onirique organisant
une
série de rétroactions sur ce personnage :
1. - Un bâton articulé qui sautille;
2. - il s'agit en fait d'un cheveu (géant);
3. - un cheveu laissé dans la chambre par une pratique de la
prostituée;
4. - c'est le cheveu abandonné par le Créateur.
(9) « Pendant que
la
nature entière sommeillait dans sa chasteté,
lui... » correspond à « [tout] se
baignai[t] dans la sainteté de la fatigue » (en
style prosaïque : pendant que la nature entière
sommeillait dans une sainte fatigue, lui...). Cette formulation
reprend tout le début de la strophe
précédente,
ce qui montre bien qu'elle y trouve sa source. Après avoir
saoulé le Créateur, dans une strophe très
courte
qui a le style de la « fable », l'auteur
l'envoie
maintenant au lupanar, dans une très longue strophe de style
« réaliste » cette fois, qui va fermer
le
troisième chant.
C'est la dynamique qui conduit au centre et au
sommet de l'oeuvre. La genèse inscrite dans la composition
de la strophe : Isidore Ducasse connaissait son
« sujet » avant de commencer sa
rédaction.
Cet indice, une simple couleur, permet d'assurer le sens des
premières lignes de la strophe et les allusions à
Dante
(la porte du couvent et l'inscription sur le pont) : c'est
l'enfer que l'auteur entend représenter par la maison de
prostitution où le Créateur aura
séjourné. Un enfer tout
« créaturel » comme l'aurait
caractérisé Erich Auerbach.
Pierre Capretz a pensé que
l'idée
de présenter le Créateur s'adonnant à la
débauche « dans le plus répugnant des
lupanars » (p. 57) aurait pu être inspiré
à Ducasse par « Le Dieu et la
bayadère » de Goethe, nouvelle indienne
traduite par Gérard de Nerval en appendice aux Faust
édités chez Michel Lévy en 1868. Comme toutes
les suggestions de Pierre Capretz, celle-ci est d'autant plus
séduisante qu'Isidore Ducasse s'est déjà
inspiré du « Roi des Aulnes » (à
la strophe 1.11, cf. n. (4)) qu'on
trouve dans le même recueil de « Poésies
allemandes », section « Goethe » (p.
320-342, la nouvelle p. 328-330, édition Garnier de
1877,
sur Gallica). En réalité, la nouvelle de Goethe n'a
rien à voir avec la strophe de Ducasse, ni pour sa forme et
encore moins pour son contenu. Pierre Capretz, emporté par
sa recherche des sources, fausse le texte de Goethe lorsqu'il
écrit que « l'idée d'un dieu
débauché a pu lui être suggérée
par
la lecture d'une ballade [sic] de Goethe [...]. Un dieu indien
passe
une nuit avec une bayadère... par simple curiosité
d'inspecteur des moeurs d'ailleurs » (p. 57). La
nouvelle présente en réalité un jeune dieu,
Mahadoeh, venu en effet inspecter la terre dont il est le
maître. Au sortir d'une ville, une bayadère tente de
séduire le jeune homme; la danseuse de mauvaise vie se
révèle une âme sensible et c'est finalement le
jeune dieu qui la séduit et lui fait souffrir toute une nuit
les affres de l'amour. Au matin, elle le trouve mort. Comme les
prêtres lui refusent d'approcher le bûcher où
l'on
va brûler la dépouille, elle réussit à
se
jeter dans les flammes afin de mêler ses cendres à
celles de son « époux », selon la
coutume
indienne. Le jeune dieu ressuscite, se lève et amène
la jeune femme au ciel. Le jeune Mahadoeh n'a rien à voir,
même de très loin, avec notre fameux Créateur
— qui est bien celui de la strophe précédente,
alors ivre mort !
(10) Son ardeur.
Rédaction, composition : ce déterminant
possessif
(pour l'ardeur de mon maître), comme aussi le pronom sujet de
la phrase suivante (« ils »), montre que la
réplique du cheveu a d'abord été écrite
ici d'une seule traite, avant que le refrain du narrateur n'y soit
intercalé. Tout porte à croire que c'est à la
quatrième apparition du refrain (p. 171: 3), dans la version
définitive ou imprimée de la strophe, que le texte en
avait été composé : à ce moment,
un nouveau personnage entre en scène, le jeune homme qui
sera
écorché vif, et pour la première fois la suite
du texte paraît composée en fonction de cette
réplique (du niveau de l'incise) : on lit alors
« cette femme » et non simplement le pronom
« la » (de la respirer). En tout cas,
à partir d'ici, l'apparition des deux refrains (celui du
narrateur, puis celui du Créateur sur lequel on reviendra,
n. (12), marquera chaque fois une nouvelle
séquence narrative et non plus une simple division du texte.
Les trois premières occurrences du refrain, dont on vient de
lire la deuxième, sont donc ajoutées après
coup,
à ce moment. Du point de vue de l'organisation
sémantique du texte, on remarquera en effet que la
composition
de ce qui devient le refrain interroge les tout premiers mots de la
réplique du cheveu : « Mon maître m'a
oublié dans cette chambre... » (p. 168: 20), au moment où celui-ci
évoque sa nature par rapport à celle de la
femme
(« deux êtres, dont un abîme incommensurable
séparait les natures diverses... »). Voici donc
le
refrain composé et mis en place; Isidore Ducasse poursuit
sa
rédaction; à la fin de la nouvelle séquence,
il le reprend, mais en y introduisant une variante importante,
parce
qu'elle est insignifiante et par conséquent
fautive : au lieu d'écrire, « Et mon oeil se
recollait à la grille avec plus
d'énergie !... », il transcrit au pluriel,
« Et mes yeux se recollaient à la grille
avec
plus d'énergie !... » (172: 18). Le refrain sera encore
répété deux fois sous cette forme fautive (173: 15; 174: 12).
La dynamique du refrain
étant en place, un second scandera sur le même
modèle la deuxième moitié de la strophe. On
le
trouvera à l'ouverture de la réplique du
Créateur : « Ne fais pas de pareils
bonds ! Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un
t'entendait !
je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le
soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes
pas.... » (p. 174:
19), puis au centre (176: 6) et
à la fin de sa réplique (178: 14). Or, pour finir, non
seulement
ce refrain est repris à son compte par le narrateur, mais il
commande la rédaction de son texte. La dernière
proposition du refrain est en effet reformulée, pour
conclure
l'histoire du cheveu et de son maître au lupanar :
« Et, maintenant que le soleil est couché à
l'horizon, vieillard cynique et cheveu doux, rampez, tous les deux,
vers l'éloignement du lupanar, pendant que la nuit,
étendant son ombre sur le couvent, couvre l'allongement de
vos
pas furtifs dans la plaine... » (181: 12).
Par leur composition et leur agencement les
refrains sont liés à la rédaction de la
strophe;
ils en constituent un découpage textuel, une analyse des
séquences narratives et pour finir un mécanisme de
rédaction. Si le texte présente ces traces de sa
composition, c'est donc qu'il a été peu
retravaillé, après une première
rédaction. Écrite d'une traite, en peu de
séances, très rapidement, vu sa longueur, la strophe
a été improvisée, à partir de la
précédente, avec la méthode de la narration
automatique, d'où sa parenté avec la forme du
récit de rêve.
(11) « Et je me
demandais qui pouvait être son
maître » :
il est difficile de savoir à quel point précis du
texte
le lecteur doit avoir compris qu'il s'agissait du Créateur,
puisque le jeu discursif consiste à le laisser deviner peu
à peu. Il est significatif que ce soit ici, avec le
vocabulaire de Milton, que son identification s'impose, plus encore
qu'avec ces ailes qui auraient été cachées
(dans
une tunique qu'il vient de revêtir en se rhabillant !).
Si l'on fait l'expérience de poser que le maître est
Satan, on trouve ici, avec les légions des anges et les
jardins de l'harmonie, le premier contexte où la fausse
association devient impossible. L'identification du
Créateur
au maître se fait explicite avec sa première
réplique, tout de suite après la dernière
occurrence du refrain qui suit.
En ce qui concerne l'improvisation de la
rédaction, si je puis dire, il est clair que la narration
automatique est déjà de rigueur depuis longtemps
maintenant. Après les métamorphoses du bâton,
n. (8), on le voit aux configurations
actantielles aléatoires, ces personnages qui apparaissent et
disparaissent abruptement, comme dans les récits de
rêve. D'abord l'écorché vif. Ensuite les
nones.
Et le pou à la toute fin.
(12) Rédaction : la
petite coquille typographique, v. (8),
montre
qu'encore une fois, cf. n. (10), la
première
occurrence du second refrain est ajoutée après coup.
Certes, toutes les répliques de style direct s'ouvrent par
la
majuscule dans les Chants, mais il est probable que ce soit
là
une réalisation des typographes. La
coquille indiquerait plutôt que les
répliques de style direct s'ouvraient par la minuscule dans
le manuscrit. La preuve des deux phénomènes (de la
minuscule en tête des répliques et de la
rédaction rétrospective du refrain) en est d'ailleurs
que le dernier segment du refrain (« laisse d'abord le
soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes
pas... ») fait double emploi avec ce qui était
à l'origine l'ouverture de la première
réplique
du Créateur (« je ne t'ai pas oublié;
mais,
on t'aurait vu sortir, et j'aurais été
compromis »).
En revanche, si l'on inverse les deux
fragments,
ils forment au contraire un tout. Ils ont donc été
composés dans cet ordre. Il suit que le refrain n'a pas
été rédigé au fil de la plume et qu'il
est une création ultérieure au premier jet. Ducasse
utilise donc le « second fragment », le premier
qu'il avait composé, et le déplace pour en faire la
conclusion de sa réplique. Et c'est ensuite seulement qu'il
compose le premier des trois fragments du refrain (« Ne
fais pas de pareils bonds ! Tais-toi... tais-toi... si
quelqu'un
t'entendait ! »). Cette ouverture du refrain
résume les deux grandes sections de la première
partie
de la strophe, qui ne sont plus d'actualité, surtout dans
une
réplique du Créateur puisqu'il n'était pas
encore entré en scène à ce moment : les
sauts du bâton d'une part et la plainte du cheveu de
l'autre.
Enfin, étant donné la logique
narrative rigoureuse des insertions de ce second refrain (au
contraire des premières occurrences du premier), il
apparaît qu'il dû être créé au
moment
de la rédaction qui correspond à sa seconde
occurrence.
L'auteur revient alors ici pour créer son refrain,
d'où
le caractère abrupt de cette première occurrence
(parce
que, paradoxalement, elle est créée « en
contexte »), alors que les autres seront très
manifestement mécaniques. Sauf la dernière, bien
entendu, puisque c'est le refrain qui inspire alors la conclusion
de
la strophe, on l'a vu.
(13) Le grand ennemi : la
formulation est reprise littéralement de John Milton. Elle
vient avec la source d'inspiration, puisque le discours de Satan
qu'on va lire ici correspond à ceux du Paradis perdu.
Le caractère grandiose de Satan et la puissante
éloquence de ses discours constituent l'une des grandes
réussites de l'oeuvre. Voici à l'ouverture du
poème la présentation de Béelzébuth et
surtout de Satan, avec l'explication de son nom (satan,
ha-shâtân,
« adversaire en justice,
accusateur », Petit Robert des noms propres). Or, c'est
également l'introduction au premier discours de
Satan :
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