El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 5, strophe 2 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 



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      Je voyais, devant moi, un objet debout (a) sur un tertre.
Je ne distinguais pas clairement sa tête; mais,
déjà, je devinais qu'elle n'était pas d'une forme ordinaire,
sans, néanmoins, préciser(b) la proportion exacte
de ses contours. Je n'osais m'approcher de cette colonne
immobile; et, quand même j'aurais eu à ma disposition
les pattes ambulatoires de plus de trois mille
crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à
la préhension et à la mastication des aliments) (01), je
serais encore resté à la même place, si un événement,
très futile par lui-même, n'eût prélevé un lourd tribut
sur ma curiosité, qui (c) faisait craquer ses digues.
Un scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules
et ses antennes (02), une boule, dont les principaux éléments
étaient composés de matières excrémentielles,
s'avançait, d'un pas rapide, vers le tertre
désigné, s'appliquant à mettre bien en évidence la
volonté qu'il avait de prendre cette direction. Cet
animal articulé (03) n'était pas de beaucoup (d) plus grand
qu'une vache ! Si l'on doute de ce que je dis, que l'on
vienne à moi, et je satisferai les plus incrédules par
le témoignage de bons témoins. Je le suivis de loin,
ostensiblement*i intrigué. Que voulait-il faire de cette
grosse boule noire ? Ô lecteur, toi qui te vantes sans
cesse de ta perspicacité (et non à tort), serais-tu capable
de me le dire ? (1). Mais, je ne veux pas soumettre
à une rude épreuve ta passion connue pour les
énigmes. Qu'il te suffise de savoir que, la plus douce
punition que je puisse t'infliger, est encore de te faire
observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera
révélé) que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu
entameras des discussions philosophiques avec l'agonie
sur le bord de ton chevet*i... et peut-être même à
la fin de cette strophe. Le scarabée était arrivé au
bas du tertre. J'avais emboîté*f mon (e) pas sur ses traces,
et j'étais encore à une grande distance du lieu de la
scène; car, de même que les stercoraires, oiseaux
inquiets comme s'ils étaient toujours affamés, se
plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles,
et n'avancent qu'accidentellement dans les zones
tempérées (2), ainsi je n'étais pas tranquille, et je portais
mes jambes en avant*d avec beaucoup de lenteur.
Mais qu'était-ce donc que la substance corporelle (04)
vers laquelle j'avançais ? Je savais que la famille des
pélécaninés comprend quatre genres distincts : le
fou, le pélican, le cormoran, la frégate (3). La forme
grisâtre qui m'apparaissait n'était pas un fou. Le bloc
plastique (f) que j'apercevais n'était pas une frégate.
La chair cristallisée que j'observais n'était pas un
cormoran. Je le voyais maintenant, l'homme à l'encéphale
dépourvu de protubérance annulaire ! (05). Je
recherchais vaguement, dans les replis de ma mémoire,
dans quelle contrée torride ou glacée, j'avais
déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en
voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très
crochue à son extrémité; ces bords dentelés, droits;
cette mandibule inférieure, à branches séparées jusqu'auprès
de la pointe; cet intervalle rempli par une
peau membraneuse; cette large poche, jaune et sacciforme,
occupant toute la gorge et pouvant se distendre
considérablement; et ces narines très étroites,
longitudinales, presque imperceptibles, creusées
dans un sillon basal ! (4). Si cet être vivant, à respiration
pulmonaire et simple, à corps garni de poils,
avait été un oiseau entier jusqu'à la plante des pieds,
et non plus seulement jusqu'aux épaules, il ne
m'aurait pas alors été si difficile de le reconnaître :
chose très facile à faire, comme vous allez le voir
vous-même. Seulement, cette fois, je m'en dispense;
pour la clarté de ma démonstration, j'aurais besoin
qu'un de ces oiseaux fût placé sur ma table de travail,
quand même il ne serait qu'empaillé. Or, je ne
suis pas assez riche pour m'en procurer. Suivant pas
à pas une hypothèse antérieure, j'aurais de suite*i assigné
sa véritable nature et trouvé une place, dans
les cadres d'histoire naturelle, à celui dont j'admirais
la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction
de n'être pas tout à fait ignorant sur les secrets de
son double organisme, et quelle avidité d'en savoir
davantage, je le contemplais dans sa métamorphose
durable*i ! Quoiqu'il ne possédât pas un visage humain, il
me paraissait beau comme (5) les deux longs filaments
tentaculiformes d'un insecte; ou plutôt, comme une
inhumation précipitée; ou encore, comme la loi de la
reconstitution des organes mutilés; et surtout, comme
un liquide éminemment putrescible ! Mais, ne prêtant
aucune attention à ce qui se passait aux alentours,
l'étranger regardait toujours devant lui, avec
sa tête de pélican ! Un autre jour, je reprendrai la fin
de cette histoire. Cependant, je continuerai ma narration
avec un morne empressement; car, si, de votre
côté, il vous tarde de savoir où mon imagination veut
en venir (plût au ciel qu'en effet, ce ne fût là que de
l'imagination !), du mien, j'ai pris la résolution de
terminer en une seule fois (et non en deux !) ce que
j'avais à vous dire (g). Quoique cependant personne n'ait
le droit de m'accuser de manquer de courage. Mais,
quand on se trouve en présence*s de pareilles circonstances,
plus d'un sent battre contre la paume de sa
main les pulsations de son coeur (6). Il vient de mourir,
presque inconnu, dans un petit port de Bretagne, un
maître caboteur, vieux marin, qui fut le héros d'une
terrible histoire. Il était alors capitaine au long
cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo.
Or, après une absence de treize mois, il arriva au
foyer conjugal, au moment où sa femme, encore alitée,
venait de lui donner un héritier, à la reconnaissance
duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le
capitaine ne fit rien paraître de sa surprise et de sa
colère; il pria froidement sa femme de s'habiller, et
de l'accompagner à une promenade, sur les remparts
de la ville. On était en janvier. Les remparts de
Saint-Malo sont élevés, et, lorsque souffle le vent du
nord, les plus intrépides reculent. La malheureuse
obéit, calme et résignée; en rentrant, elle délira. Elle
expira dans la nuit. Mais, ce n'était qu'une femme.
Tandis que moi, qui suis un homme, en présence*s d'un
drame non moins grand, je ne sais si je conserverai (h)
assez d'empire sur moi-même, pour que les muscles
de ma figure restassent immobiles ! Dès que le scarabée
fut arrivé au bas du tertre, l'homme leva son
bras vers l'ouest (précisément, dans cette direction,
un vautour des agneaux (i) et un grand-duc de Virginie
avaient engagé un combat dans les airs), essuya sur
son bec une longue larme qui présentait un système
de coloration diamantée (06), et dit au scarabée (j) : « Malheureuse
boule ! ne l'as-tu pas fait rouler assez longtemps ?
Ta vengeance n'est pas encore assouvie; et,
déjà, cette femme, dont tu avais attaché, avec des
colliers de perles, les jambes et les bras, de manière
à réaliser un polyèdre amorphe (07), afin de la traîner,
avec tes tarses (08), à travers les vallées et les chemins,
sur les ronces et les pierres (laisse-moi m'approcher
pour voir si c'est encore elle !), a vu ses os se creuser
de blessures, ses membres se polir par la loi mécanique
du frottement rotatoire, se confondre dans
l'unité de la coagulation, et son corps présenter, au
lieu des linéaments primordiaux*i et des courbes naturelles,
l'apparence monotone d'un seul tout homogène
qui ne ressemble que trop, par la confusion de
ses divers éléments broyés, à la masse d'une sphère ! (09).
Il y a longtemps qu'elle est morte; laisse ces dépouilles
à la terre, et prends garde d'augmenter,
dans d'irréparables proportions, la rage qui te consume :
ce n'est plus de la justice; car, l'égoïsme,
caché dans les téguments (01a) de ton front, soulève lentement,
comme un fantôme, la draperie qui le recouvre ».
Le vautour des agneaux et le grand-duc de
Virginie, portés insensiblement par les péripéties de
leur lutte, s'étaient rapprochés de nous. Le scarabée
trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui,
dans une autre occasion, aurait été un mouvement
insignifiant, devint, cette fois, la marque distinctive
d'une fureur qui ne connaissait plus de bornes; car,
il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre
le bord des élytres (02a), en faisant entendre un bruit
aigu : « Qui es-tu, donc, toi; être pusillanime ? Il paraît
que (k) tu as oublié certains développements*f étranges
des temps passés; tu ne les retiens pas dans ta
mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l'un
après l'autre. Toi le premier, moi le second. Il me
semble que cette injure ne doit pas (ne doit pas !) disparaître
du souvenir si facilement. Si facilement !
Toi, ta nature magnanime te permet de pardonner.
Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des
atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin*v (il
n'est pas maintenant question de savoir si l'on ne
croirait pas, à la première investigation*i, que ce corps
ait été augmenté d'une quantité notable de densité
plutôt par l'engrenage de deux fortes roues (l) que par
les effets de ma passion fougueuse), elle n'existe pas
encore ? Tais-toi, et permets que je me venge ». Il
reprit son manège, et s'éloigna, la boule poussée devant
lui (m). Quand il se fut éloigné, le pélican s'écria :
« Cette femme, par son pouvoir magique, m'a donné
une tête de palmipède, et a changé mon frère en scarabée :
peut-être qu'elle mérite même de pires traitements
que ceux que je viens d'énumérer (n) ». Et moi,
qui n'étais pas certain de ne pas rêver, devinant, par
ce que j'avais entendu, la nature des relations hostiles
qui unissaient, au-dessus de moi, dans un combat
sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc
de Virginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête
en arrière, afin de donner, au jeu de mes poumons,
l'aisance et l'élasticité susceptibles*i, et je leur criai,
en dirigeant mes yeux vers le haut*d : « Vous autres,
cessez votre discorde. Vous avez raison tous les deux;
car, à chacun elle avait promis son amour; par conséquent,
elle vous a trompés ensemble. Mais, vous
n'êtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de
votre forme humaine, se faisant un jeu cruel de vos
plus saintes douleurs. Et, vous hésiteriez à me croire !
D'ailleurs elle est morte; et le scarabée lui a fait subir
un châtiment d'ineffaçable*f empreinte (o), malgré la
pitié du premier trahi ». À ces mots, ils mirent fin à
leur querelle, et ne s'arrachèrent plus les plumes, ni
les lambeaux (p) de chair : ils avaient raison d'agir
ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire
sur la courbe que décrit un chien en courant
après son maître (7), s'enfonça dans les crevasses d'un
couvent en ruines. Le vautour des agneaux, beau
comme la loi de l'arrêt de développement de la poitrine
chez les adultes dont la propension à la croissance
n'est pas en rapport avec la quantité de molécules
que leur organisme s'assimile (8), se perdit dans
les hautes couches de l'atmosphère. Le pélican, dont
le généreux pardon m'avait causé beaucoup d'impression,
parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenant
sur son tertre l'impassibilité majestueuse
d'un phare, comme pour avertir les navigateurs humains
de faire (q) attention à son exemple, et de préserver
leur sort de l'amour des magiciennes sombres,
regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau
comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme (9),
disparaissait à l'horizon. Quatre existences de plus
que l'on pouvait rayer du livre de vie. Je m'arrachai
un muscle (r) entier dans le bras gauche, car je ne savais
plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému devant
cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que
c'étaient des matières excrémentielles (10). Grande bête
que je suis, va.


1. Variantes

Correction justifiée

1) 240: 18  Le capitaine ne fit rien paraître de sa surprise et de sa colère; il pria froidement sa femme de s'habiller, et de l'accompagner à une promenade, sur les remparts de la ville. [...]. La malheureuse obéit, calme et résignée; en entrant > rentrant, elle délira. Elle expira dans la nuit. — Si je signale la coquille, c'est qu'elle n'est pas tout à fait insignifiante.

2) 240: 21 je ne sais si je conservai > conserverai assez d'empire sur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassent immobiles ! Cf. n. (h).

3) 241: 24 Le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portés insensiblement, par les péripéties de leur lutte, s'étaient rapprochés de nous. — Il faut soustraire la virgule qui sépare le participe passé passif de son complément d'agent, ce que Ducasse ne fait jamais nulle part.


2. Commentaires linguistiques

(a) Objet debout. Un objet peut se dresser, être dressé. Il ne peut « être debout ». Et il n'a évidemment pas de tête. Après la « colonne », ce sera finalement l'inoubliable homme à tête de pélican. Il est difficile d'expliquer pourquoi on peut nous présenter ici un « objet ». Traduisant objet par bulto, Pariente fait oeuvre de création remarquable, où se dessine, après le poids, le volume, la taille..., une silhouette (bulto).

(b) Préciser. On doit comprendre, évidemment, pouvoir préciser. Mais je crois qu'il ne s'agit pas d'une faute, mais d'un hispanisme. En effet, les trois premiers traducteurs en espagnol (Gómez, Álvarez et Sierrat) transcrivent littéralement, sin precisar; tandis que les trois derniers précisent (!), sin poder precisar (Pariente), aunque no podría (Alonso), aún no lograra (Méndez) precisar.

(c) Je serais porté à croire que le sujet de la relative n'est pas la curiosité, mais bien l'événement, de sorte qu'on devrait avoir une proposition coordonnée et non relative : et faisait craquer ses digues. Comme ma conviction relève de la logique et non de la grammaire, je ne peux l'imposer au texte en le corrigeant.

(d) On appréciera la nuance qui sépare n'être pas beaucoup et de beaucoup plus grand que. Car elle existe : de beaucoup indique une grande différence, négativement, une toute petite. Normalement, on n'emploie pas l'expression dans le système comparatif, mais on a la preuve ici que rien n'empêche de le faire. Le comique de l'expression morphologique n'est pas de beaucoup plus surprenant que le sens de la proposition exclamative, les dimensions vachement imposantes du scarabée.

(e) Emboîter mon pas. Le possessif est un hispanisme*s.

(f) Le bloc plastique. Comme dans « arts plastiques », qui désigne notamment la sculpture, ce que l'adjectif pourrait aussi désigner ici. Mais, toujours dans ce contexte, l'épithète désigne encore la beauté. On peut donc comprendre, beau bloc sculptural, à la lumière de ce qui suit. D'où la variation objet > colonne > bloc (artistique).

(g) Il faut comprendre, en une seule strophe. La précision est caractéristique de la rédaction, toute anodine qu'elle soit. Cependant, composition conviendrait mieux que narration, puisque celle-ci sera justement interrompue par le « fait divers », qui fait justement partie de la composition, « ce que j'avais à vous dire ».

(h) T : conservai. Le passé simple est mis pour le futur, conserverai. La preuve grammaticale suit immédiatement, dans la concordance des temps, car le passé commanderait le subjonctif passé, pour que mes muscles soient restés immobiles. Par ailleurs, la narration implique la suite de l'histoire, et donc le futur.

(i) Contrairement au grand duc, le vautour des agneaux, le gypaète, ne se trouve pas dans nos dictionnaires courants. Les commentateurs renvoient à Buffon. On le trouvera probablement dans l'Encyclopédie de J.-C. Chenu.

(j) Et dit au scarabée, pour, et lui dit. Dès que scarabée fut arrivé, l'homme lui dit.

(k) L'impersonnel est inattendu et il ne vient pas d'une tournure hispanique, car quatre des sept traducteurs en castillan reformulent : tu parais avoir oublié...

(l) Puisque la parenthèse est un développement périphrastique, il est difficile de savoir exactement de quelles roues du moulin il s'agit. À première vue, on pense aux roues à aubes qui transmettent l'énergie aux meules; mais on peut penser aussi que ces deux fortes roues désignent les deux meules d'un moulin à farine, d'où la production de la « pâte à pétrin*v ».

(m) La boule (étant) poussée devant lui. La participiale est manifestement mise pour, poussant la boule devant lui. Et la construction passive n'a rien à voir avec un hispanisme, car tous les traducteurs corrigent, empujando la bola hacia adelante, ou, ante sí.

(n) Que je viens d'énumérer. On attendrait plutôt, ceux que j'ai énumérés, étant donné le laps de temps écoulé depuis cette énumération (p. 241: 3-16).

(o) Ineffable empreinte. Ce n'est pas le vocabulaire, mais la syntaxe qui brouille ici l'expression. D'abord l'inversion, ensuite l'emploi du syntagme comme complément déterminatif absolu au singulier. On comprend qu'il s'agit d'un châtiment qui a laissé des empreintes (des traces, des marques, etc.). D'ailleurs, la dernière proposition de la phrase n'est pas non plus une réussite : malgré la pitié du premier trahi ! Heureusement qu'on sait déjà tout cela...

(p) Les plumes et les, pour, et des lambeaux de chair. Hispanisme : en castillan, l'expression est lourde, mais recevable (Gómez, Alonso).

(q) Évidente incorrection pour « prêter » attention. Tous les traducteurs corrigent. Il s'agit d'un trait de langue populaire (faire attention = être attentif = bien regarder).

(r) « Je m'arrachai un muscle entier dans (sic) mon bras gauche... ». Arrancarse un musculo, ce n'est pas plus une expression convenue que s'arracher un muscle en français. Il faut parfois s'en tenir à son incapacité d'expliquer une expression qui, du reste, est assez claire. Mais avec Ducasse, on ne s'y résout jamais.


3. Notes

Note préliminaire

Note préliinaire

      Voici l'occasion de comparer la « critique génétique » et l'étude de la rédaction, ou plus largement la CGMM et la brouillonnologie. En effet, Michel Pierssens a proposé une très originale « critique génétique » de la présente strophe dans les Cahiers Lautréamont (« Le champ des sciences », nos 31-32, 1994, p. 175-189). M. Pierssens propose d'abord de soustraire toutes des citations encyclopédiques (supposées), les emprunts et les collages pour... reconstituer le manuscrit original de la strophe ! Ensuite, il rédige (c'est-à-dire invente) le textes de ces emprunts (même dans les cas où ils sont connus !), puis étudie ces « insertions » ou « greffes textuelles » dans... la « rédaction du texte de base » !

      Tout cela mené avec le vocabulaire hallucinant de la CGMM : texte biffé, surcharge, réécriture, etc. Et le moins comique n'est pas de voir notre critique analyser la transformation supposée par Ducasse de texte qu'il invente, par exemple la réécriture d'un texte à supposés déterminants indéfinis, alors qu'il s'agit, à l'origine, d'une description anatomique en mode parataxique — voir la n. (4).

      Mais l'important pour nous est précisément illustré par cette étude fantaisiste de CGMM. Et c'est une question élémentaire de rédaction. On doit toujours présupposer que les notations encyclopédiques, les emprunts et les collages se font en cours de rédaction. Et il n'est pas difficile de voir que plusieurs de ces citations constituent justement des moteurs de la rédaction, relancée par le collage. Tout au contraire, on doit toujours faire la preuve d'une adjonction à une rédaction antérieuse, comme on a pu le montrer pour la strophe 2.12. On en a trouvé un exemple encore plus net à la strophe 4.2, voir sa n. (3), qui implique la nature du brouillon manuscrit et permet d'en reconstruire une page. Bref, nous sommes ici en brouillonnologie, la science du brouillon qui implique la rédaction, et non en CGMM.

Les notations encyclopédiques

      Voici d'abord les notations encyclopédiques qui parsèment la strophe, entre les emprunts et les collages. Bien entendu, les trois figures sont de même nature, s'agissant de « citations », mais les « notations » sont des reformulations savantes de réalités généralement toutes simples. Des désignations comiques. Des « synonymes ». Contrairement aux collages et aux emprunts, il ne nous vient pas à l'idée d'en chercher l'origine, car celle-ci ne nous intéresse pas. Tous les collégiens se livrent à cet exercice qui consiste à insérer des désignations savantes ou spécialisées en lieu et place des vocables les plus prosaïques. Ils n'ont pas tous le génie de Ducasse dans cette strophe, mais le même mécanisme est à l'oeuvre.

(01) Les pattes ambulatoires de plus de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à la préhension et à la mastication des aliments). Emprunt non identifié, bien entendu, s'agissant d'une notation encyclopédique. Il faut dire qu'il se limite à décrire les pattes des crabes, de sorte que sa source importe peu.

(02) Les mandibules et les antennes du scarabée : la notation n'est pas très savante, mais notation tout de même, puisqu'il suffisait de dire que l'insecte poussait une boule.

(03) Animal articulé. S'applique aux insectes de l'ordre des coléoptères, comme le scarabée. Ce qui signifie qu'ils ont des articulations externes, et particulièrement... des pattes ! Tous les manuels, traités et encyclopédies précisent que la femelle enterre ses oeufs dans... des boules d'excréments bien rondes ! Cf. n. (1).

(04) Substance corporelle. Le narrateur s'avance vers un corps. L'expression s'emploie surtout dans le domaine médico-légal, où l'on prélève la substance corporelle d'un individu pour fin d'analyse. Le corps en question sera tout de suite désigné comme une « forme grisâtre » (banal), un « bloc plastique », cf. n. (f), et de la « chair cristallisée » (recherché).

(05) Je le voyais maintenant, l'homme à l'encéphale dépourvu de protubérance annulaire ! La petite notation spécialisée indique simplement que cet homme sera à tête d'oiseau, plus précisément de cormoran. En effet, la protubérance annulaire, qu'on nomme aussi en anatomie le pont de Varole, est la partie centrale du tronc cérébral qui prolonge la moelle épinière des mammifères. Elle ne se trouve pas dans l'encéphale des oiseaux. Bien entendu, la précision ne sort pas de la tête de l'auteur, comme on dit, mais d'un manuel. En cherchant bien, on pourrait la trouver dans l'Encyclopédie de Jean-Charles Chenu. Mais comme il s'agit d'une notation, sa source importe peu.

(06) Un système de coloration diamantée. Une larme présente les reflets du diamant; elle en a la coloration. Le système de coloration désigne les principes et les diverses formules et techniques de coloration.

(07) Un polyèdre amorphe. Le polyèdre désigne en géométrie la figure d'un solide, quelle qu'elle soit, mais fermée par des polygones sur toutes ses faces. Amorphe : d'abord parce que la sorcière a été attachée; ensuite parce qu'elle est morte !

(08) Les tarses. Les os du pied et donc, ici, les pieds.

(09) Depuis « la loi mécanique du frottement rotatoire », la confusion dans « l'unité de la coagulation », la perte des « linéaments primordiaux » (= les traits caractéristiques primitifs), etc., c'est en termes pseudo-savants la transformation d'un polyèdre en une sphère.

(01a) Dans les téguments de ton front. L'enveloppe, la peau de ton front. Bref, dans ta tête ! Certainement la plus amusante notation encyclopédique de la strophe (vocabulaire de l'anatomie). — Le tout doublé de l'image narrative du fantôme qui se dévoile (!) en soulevant le drap qui le recouvre, l'égoïsme. Il faut croire que la rage du scarabée dénoterait de l'égoïsme, selon l'homme à tête de pélican : de l'amour-propre, de l'égocentrisme, une fixation maladive à sa personne ? La caractéristique s'explique mal.

(02a) Le scarabée frotte ses cuisses (sic) postérieures contre le bord des élytres, ce qui produit un cri aigu (il s'agit d'une incise ouvrant une réplique !). Les élytres sont les ailes antérieures, à carapace, qui protègent au repos les ailes postérieures diaphanes du scarabée. En principe, la stridulation des insectes se fait en frottant deux élytres, droit et gauche, l'un contre l'autre, ou contre le ventre. Il serait surprenant qu'on puisse attribuer des cuisses aux six pattes de l'insecte, même en s'en tenant aux pattes postérieures. Voilà toutefois une précision qui pourrait permettre d'identifier la source de la notation.

      Ces onze notations donnent à la strophe un caractère inconnu jusqu'ici, d'autant qu'elles s'ajoutent à trois emprunts et six collages, soit au total une vingtaine de passages dénotant des expressions savantes, encyclopédiques. Or, ce vocabulaire, ce style vraiment inattendu, avec ses nombreux « beaux comme... », redouble une histoire, un déroulement événementiel et actantiel, tout aussi surprenant (voir la n. (1)) sur la structure narrative). Or, ces deux dimensions en développent une troisième, et c'est la thématique, l'univers imaginaire des Chants, qui prend ainsi un essor nouveau et, je dirais définitif, car les strophes suivantes du Chant 5 vont reprendre, développer et accentuer ce que nous connaissons déjà.

Notes

(1) Tout ce passage, qui propose une « énigme » au lecteur, est symptomatique de la narration improvisée. Mais le point de départ de l'énigme se trouve dans la description du scarabée et de la grosse boule qu'il pousse devant lui — cf. n. (03). Bien entendu, cette information d'histoire naturelle peut venir de bien des manuels ou articles de cet ordre. Mais Ducasse pourrait avoir lu celle que l'on trouve au no 145 (du 6 octobre 1866) de l'hebdomadaire très populaire, publié par Hachette sous la direction de notre fameux J.-C. Chenu, les Trois Règnes de la nature : lectures d'histoire naturelle. La revue de vulgarisation présente dans ce numéro « Les insectes sacrés des Égyptiens », dont le scarabée sacrée:

Le scarabée sacré (ateuchus sacer, Linné) est répandu sur tous les rivages de la Méditerranée; il est assez grand, un peu aplati en dessus, entièrement noir, uni, avec le bord antérieur de la tête fortement dentelé ainsi que les jambes de devant, qui n'ont jamais de tarses; si son aspect prévient médiocrement en sa faveur, ses moeurs méritent tout l'intérêt des naturalistes. En effet, ces insectes sont continuellement occupés à confectionner, avec les matières excrémentielles, des boules assez grosses qui sont généralement destinées à assurer la nourriture de leurs larves.

les Trois Règnes de la nature, dir. J.-C. Chenu, no 145, 1866, p. 314.

Il ne s'agit nullement de présenter ce texte comme une source de Ducasse (à remarquer, par exemple, que le scarabée des Chants aura, lui, des tarses) ! Cela dit, ce texte ou n'importe quel autre aura été une des deux sources d'information à l'origine de la strophe.

      En effet, si Isidore Ducasse nous présente, avant de recopier ses « emprunts », le scarabée poussant apparemment une boule d'excrément, il a déjà inventé son personnage principal, l'homme à la tête de pélican. Le tiers de l'histoire que racontera la strophe est donc en place. Mais il est évident que Ducasse n'a aucune idée de ce qu'il racontera au lecteur sur son lit de mort... et peut-être à la fin de la strophe ! Et tout l'intérêt est de le voir mettre en scène l'improvisation de sa narration. Voilà d'abord un lecteur pourtant génial incapable de résoudre cette « énigme », ce « mystère »; voici ensuite le narrateur qui interrompra son récit avant d'improviser la suite, suite que son lecteur ne saurait donc deviner, pour la bonne raison qu'elle n'existe pas (encore).

      J'ai expliqué assez souvent comment se développe la structure événementielle du récit de rêve dans les Chants pour ne pas y revenir explicitement ici. Je noterai toutefois que l'accumulation des configurations actantielles est remarquablement bien illustrée dans cette strophe; voir la Grammaire narrative, p. 140, point (6), Hr = f(A1 (+A2... (+Ai))). Soit,
A1 = l'objet, qui sera l'homme à tête de pélican;
A2 = l'homme à tête de pélican et le scarabée;
A3 = apparition sans explication du Vautour et du Duc;
A4 = l'homme et son frère, le scarabée, et la sorcière;
A5 = personnage du narrateur, le Vautour et le Duc;
A6 = les quatre victimes de la sorcière.

(2) Avec ce premier des trois « emprunts » à l'Encyclopédie de Jean-Charles Chenu dans cette strophe, nous sommes à la frontière de l'emprunt et du collage, s'agissant de la première partie d'une comparaison. Mais je les désignerai tous trois comme des emprunts, parce que nous sommes dans le corps d'une narration où rien n'indique le collage, comme c'est précisément sa caractéristique. Les « beaux comme... », dont ce sera ici la première des trois strophes caractéristiques du jeu des quatre comparaisons successives, cf. n. (5), désignent le collage, contrairement à l'emprunt.

      Voici donc ce premier emprunt trouvé par Maurice Viroux (p. 638).

      [Les uns, tels que les labbes ou] > de même que les stercoraires, [plus voraces encore que les autres et] inquiets comme s'ils étaient toujours affamés [...]. Ils se plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles, et n'avancent qu'accidentellement dans les zones tempérées.

—— J.-C. Chenu, Encyclopédie, « Oiseaux », vol. 6, 1854, p. 271.

      Les passages entre crochets sont soustraits.

      Le labbe ne se trouve pas dans nos dictionnaires courants, mais avec le stercoraire qu'on y trouve, il s'apparente au goéland et à la mouette. Comme on vient de le lire, ces oiseaux se trouvent dans les régions arctiques.

(3) Second emprunt à l'Encyclopédie de J.-C. Chenu. Cf. M. Viroux (p. 638).

Pélécaninés ou pélicans

      Cette famille n'est que la reproduction de celle des pélicans de Cuvier et Lesson, qui y comprenaient les genres : 1er Fou... 2e Pélican... 3e Cormoran... 4e Frégate...

—— Ibid., p. 261.

      Ducasse désigne la famille et énumère ses quatre genres.

(4) Troisième emprunt à l'Encyclopédie de J.-C. Chenu. Cf. M. Viroux (p. 638).

2e genre. Pélican.
Caractères génériques.

      Bec très long, large, convexe, en voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité; [ces] bords dentelés, droits; [cette] mandibule inférieure à branches séparées jusqu'auprès de la pointe, et [= cet] l'intervalle rempli par une membrane...
      ... intervalle des branches de la mandibule inférieure rempli par une beau membraneuse...
      Une large membrane dilatable, sacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se distendre considérablement.
      Narines très étroites, longitudinales, presque imperceptibles, et creusées dans un sillon basal.

—— Ibid., p. 262-263.

      L'emprunt, avec son énumération parataxique propre à l'histoire naturelle, est articulé de trois démonstratifs (ici ajoutés entre crochets) et très légèrement resserré. L'objectif de la réécriture est d'intégrer le texte à la narration et non d'en effacer la source, comme le font tout naturellement les plagiaires.

      Évidemment, la phrase qui suit immédiatement l'emprunt est également « empruntée » : « être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à corps garni de poils... ». La petite notation doit se trouver également dans l'Encyclopédie de J.-C. Chenu.

(5) Après le premier collage désigné par le « beau comme... » de la strophe 4.5, cf. n. (2), voici la strophe qui les multiplie. Il faut toutefois préciser et même souligner que les comparaisons opérant des collages de cadavres exquis se trouvent bien avant l'apparition de l'embrayeur « beau comme ». Voyez, par exemple, le collage du « pareil aux arêtes » (strophe 1.8) signalé à la première entrée des gallicismes (arête).

      Mais on trouve ici le premier des trois collages « quadruplés » (les deux autres viendront aux strophes 6.3 et 6.6). Voilà donc établie la formule « beau comme..., ou encore..., ou plutôt... et surtout... ». Or, la strophe va encore présenter trois autres « beau comme... » isolés. C'est donc de la présente strophe 5.2 que naît l'idée que la figure, somme toute peu fréquente, serait représentative de la rhétorique des Chants. On y ajoute même une toute innocente comparaison qui n'a aucun rapport avec le collage de cadavre exquis (le « visage, beau comme la fleur du cactus », 3.1, P 1869, p. 147: 22-23).

      Examinons la cascade des quatre comparaisons en cause ici.

      (1) « Les deux longs filaments tentaculiformes d'un insecte ». La majorité des insectes sont en effet pourvus de tentacules, qui servent au toucher ou à la préhension. Il s'agit d'un organe généralement très fin, très mince, un filament. Ces tentacules se trouvent à l'opposé des antennes, à la tête de l'animal, et donc en queue. S'il n'y en a qu'un, on l'appelle la trompe. Autrement, il s'en trouve deux ou trois. Il suit que le « collage » n'est pas celui d'un fragment de texte, mais plus probablement d'une recomposition. Même si l'adjectif « tentaculiformes » est bien attesté en histoire naturelle: on voit mal comment le syntagme produit ici pourrait s'insérer dans une description de cette nature. Cela dit, peut-être trouvera-t-on la « source » textuelle de ce collage.

      (2) En revanche, l'« inhumation précipitée » est le titre d'un tableau d'Antoine Wiertz de 1854 (musée Wiertz, Ixelles, en Belgique). Il faudrait trouver où Ducasse a pu lire un article sur ce peintre et sur ce tableau, mais ils sont tellement célèbres que cela n'en vaut pas la peine.
      À remarquer qu'on trouve un mémoire d'Étienne Gabriel Hilaine Pineau (1736-1807) intitulé le Danger des inhumations précipitées (1776), mais les exposés sur le phénomène seront innombrables du XVIIe au début du XXe siècle, jusqu'à la popularité de l'encéphalogramme. À noter également le merveilleux conte bien ultérieur d'Allan Edgar Poe sur le macabre sujet : Baudelaire n'a pas traduit ce conte (qui le sera par Félix Rabbe, Derniers Contes, Savine, 1887, p. 197-226) sous le titre recopié de l'anglais, The premature burial, 1845, « L'ensevelissement prématuré ».
      Je n'ai pu lire encore l'article de J.-P. Lassalle, « Comme une inhumation précipitée », Cahier Lautréamont, nos 17-18 (1991), p. 87-90. Il ne se trouve dans aucune bibliothèque de Montréal. Et je déplore que ces cahiers ne soient pas encore accessibles aujourd'hui, en 2020, sur l'internet.

      (3) « La loi de la reconstitution des organes mutilés » : si l'on n'a pas encore trouvé l'énoncé de cette fameuse « loi », en revanche les études à ce sujet sont alors d'actualité. Par exemple, trois ans après la publication des Chants, on pourra lire « Les régénérations et les greffes animales d'après les dernières expériences des physiologistes » par Fernand Papillon dans la Revue des deux mondes (2e période, tome 102, 1872, p. 949-967). Les travaux présentés dans cet articles illustrent le nombre important de recherches et d'expériences dans ce domaine depuis le début du siècle. La formulation de notre loi pourrait se trouver dans l'un des ouvrages cités ici. Celui de Claude Bernard est alors tout récent : l'Appropriation des parties organiques (1866), mais notre loi ne s'y trouve pas.
      En fait, une requête de Jean-Pierre Goldenstein sur Recherche de livre de Google (Piège) nous rapproche de la source d'information de Ducasse. Il s'agit du Rapport sur les progrès récents des sciences zoologiques en France d'Alphonse Milne Edwards (Paris, Imprimerie impériale, 1867). L'auteur y fait état des travaux de Jean-Marie Philippeaux (1809-1892) sur la « reconstitution des organes mutilés » (cf. p. 61-62). C'est donc certainement lui qui est la source de cette « loi », mais le mot ne vient pas ici et les deux travaux de Philippeaux cités par Milne sont beaucoup trop spécialisés pour que Ducasse les ait eu sous les yeux. La source d'information reste donc à trouver.

      (4) « Un liquide éminemment putrescible ». On dira, avec raison, que le syntagme n'a rien à voir avec un « collage » au sens où, s'il s'agit d'un « découpage », il peut évidemment se trouver n'importe où. Oui, cela fait partie de la nature de la figure. Ducasse invente ici un syntagme amusant, en contraste avec la « beauté », qui peut rappeler la potion de la fin de la strophe précédente.

      Comparaison. La figure rapproche un comparé ou un thème, ce dont il s'agit, et un (ou, ici, quatre !) comparant ou phore, ce qu'on en dit. Le collage de cadavre exquis consiste à produire très explicitement (notamment avec l'embrayeur « beau comme ») une dislocation arbitraire entre les deux parties de la figure. C'est le collage. Bien sûr, de Reverdy aux surréalistes, cela pourra être un fabuleux mécanisme de création poétique, d'ailleurs emprunté aux Chants de Maldoror; mais cela peut être aussi tout simplement un amusant jeu discursif.

(6) Ces deux phrases ne se comprennent pas avant d'en venir au « fait divers » qui suit et qui va interrompre la narration. On comprend alors que ces deux phrases doivent être interverties : (1) en présence de circonstances épouvantables [ce sera le « fait divers », qui vient], on peut sentir battre son coeur, (2) quoique personne ne puisse m'accuser de manquer de courage.

      Suit le « fait divers » : vient de mourir un capitaine au long cours qui avait tué sa femme pour cause d'infidélité. Comme la strophe comprend de nombreux emprunts, on imagine que tel est encore le cas ici. Les auteurs d'éditions commentées en sont persuadés (Steinmetz, GF, LdP et Pléiade II; Besnier), qui imaginent une découpure dans un journal quotidien. Le bon sens s'oppose d'abord à une telle hypothèse, tant le supposé extrait est ridicule. Imagine-t-on une pauvre femme, après une promenade sur les remparts d'un bord de mer, prise de froid, délirer et mourir dans la nuit ? Un mari qui l'aurait ainsi fait mourir et dont on apprendrait le fait... (le « fait divers »), dans un journal, au moment de sa mort ? Et pourtant, il y a un indice tout simple qui milite en faveur de cette hypothèse : sur près de vingt lignes, on ne trouve aucun hispanisme, aucune incorrection grammaticale ou lexicale, ni aucune construction syntaxique inadéquate.

      Sans compter que « la reconnaissance [dont] il ne se reconnaissait aucun droit » (p. 240: 10) est une inadvertance et non un jeu de mot, que Ducasse n'aurait pas manqué de mettre en relief. De même pour la lourde corrélation entre le fait de prier froidement sa femme de l'accompagner à une promenade, dans le froid de janvier dont elle mourra.

      Et pour finir, le raccordement de la narration incise ou enchâssée avec la suite du texte montre bien qu'on sort d'un emprunt tant elle est maladroite. « Mais ce n'était qu'une femme » (p. 240: 19). La phrase n'a aucun sens en regard du « fait divers », tandis que la première proposition de la phrase suivante (« moi, qui suis un homme ») construit une opposition qui n'a tout simplement pas lieu : la pauvre femme est morte, tandis que moi, un homme, je me demande bien si je pourrai vous raconter calmement la suite de l'histoire (plus épouvantable encore que la sienne)... Il est préférable de ne pas qualifier ces raccordements, l'ouverture et la fermeture de l'insertion du « fait divers ».

      Cela dit, il faut bien admettre que l'insertion en question est ingénieuse du point de vue narratif, dans l'ordre de la rédaction. Il apparaît, après cet intermède, que Ducasse va improviser la suite et la fin de sa narration.

      Je laisse en place l'analyse menée jusqu'ici parce qu'elle débouche sur la conclusion suivante : oui, il s'agit bel et bien d'un emprunt, l'emprunt d'un fait divers, comme de nombreux analystes l'avaient supposé, et comme le confirmait mon analyse. Jean-Jacques Lefrère avait déjà trouvé l'origine du fait divers (Cahiers Lautréamont, Wordpress, 17 août 2014), qui est du journaliste Émile Blavet (1838-1924) dans le Figaro :

   Il vient de mourir, presque inconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieux marin, qui fut le héros d'une terrible histoire.
    Il était alors capitaine au long cours et voyageait pour un amateur [sic] de Saint-Malo.
    Or, après une absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal au moment où sa femme, encore alitée, venait de lui donner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne se reconnaissait aucun droit.
    Le capitaine ne fit rien paraître de sa surprise et de sa colère; il pria froidement sa femme de s'habiller et de l'accompagner à une promenade sur les remparts de la ville.
    On était en janvier. Les remparts de Saint-Malo sont élevés, et lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides reculent.
    La malheureuse obéit, calme et résignée; en rentrant, elle délirait, elle expira dans la nuit.

—— Émile Blavet, « Faits divers », le Figaro du 12 septembre 1868, p. 3.

(7) Premier des trois derniers collages isolés de la strophe. « Un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître ». Le phore, pour s'amuser à parler en termes savants (s'agissant du comparant du comparé !), est véritablement un mémoire. Jean-Jacques Lefrère a trouvé celui dont il s'agit, de Jean-Marie-Joseph Du Boisaymé (1779-1846), qui porte bien ce titre : De la courbe que décrit un chien en courant après son maître (Paris, Firmin-Didot, s.d. [1811], 21 p. — L'opuscule se trouve à la BNF, cote VP-3117). Voir le tout premier Cahier Lautréamont, 1987, nos 1-2, p. 29-31. Il s'agit d'un exercice de mathématique conjoignant deux trajets et deux vitesses. À remarquer que les travaux ont été depuis très nombreux, en mathématique, sur le calcul de cette « courbe de poursuite ».

(8) « La loi de l'arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s'assimile ». L'origine de ce long collage, pris d'un journal médical, est toujours inconnue.

(9) « Le tremblement des mains dans l'alcoolisme ». Voilà au moins un collage dont il est inutile de chercher la source !

(10) Pour s'amuser, on lira la note sur la « coquille » qu'on trouve ici dans l'édition originale.


4. Faurissonneries

      Dès son résumé et tout au long de son commentaire de la strophe, Robert Faurisson fait une faute de lecture vraiment bizarre qui prive toute l'histoire de son sens le plus élémentaire. Pour lui, la magicienne qui a métamorphosé ses quatre amoureux, qu'elle avait trompés à tour de rôle, était leur mère ! Et ce n'est pas un lapsus, car il le répète cinq fois. C'est évidemment une « mère indigne » (p. 134), une « mère dénaturée » (p. 136), et même, c'est le comble de l'humour blanc, une « mère de famille » ! (p. 136). Pourtant le texte est parfaitement clair, puisque c'est la morale de l'histoire : dressé comme un phare qui détournerait les navigateurs des écueils, l'homme à tête de pélican paraît leur dire « de préserver leur sort de l'amour des magiciennes » (p. 244: 3).

      Évidemment, le persiflage habituel se retourne contre le professeur.

      Mais il est tout de même un trait d'analyse significatif qui doit être souligné. Il tient au fait de prendre au sérieux et au premier degré les derniers mots de la strophe qui joue de l'« énigme » (cf. n. (1)). R. Faurisson nous présente un « homme de science » (sic) qui a pris « pour compagne une attentive modération » (4.7, p. 217: 23). Le commentateur traite les Chants comme s'il s'agissait d'un roman, d'un roman réaliste, où le narrateur serait constant, le même, de strophe en strophe. Il ne faut pourtant pas une grande fréquentation de l'oeuvre pour voir que tel n'est pas le cas. Le narrateur de la présente strophe 5.2 n'a pas grand-chose à voir avec celui de la strophe 4.7. L'exception à cette règle du « discordement » se retrouvera dans la strophe suivante (5.3) : il s'agit du narrateur qui se présente comme un « personnage », le personnage issu du Manfred de Byron.

      Bref, on ne peut pas compter sur l'ouvrage du professeur pour nous aider à comprendre cette strophe. D'ailleurs, cela n'est encore jamais arrivé. Lisant son gros pensum, après en avoir édité et analysé le texte d'une strophe, l'une après l'autre, il ne m'est encore jamais arrivé d'y trouver quoi que ce soit permettant de corriger ou de compléter mon travail. C'est chaque fois, et depuis le début, désolant.

      Et le plus extraordinaire est de trouver des Ducassologues pour dire qu'on a dénigré ce travail pour de mauvaises raisons. Seraient-ils capables de nous expliquer en quoi nous pourrions y trouver le moindre intérêt ? Bien sûr que non. Strophe après strophe, on voit au contraire qu'il n'y a rien, absolument rien à tirer de ce balourd commentaire.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe