Corrections justifiées
1) 258: 19 ... j'aurai >
j'aurais trop de souvenirs à
débrouiller,
si... Cf. n. (k).
2) 259: 7 [mes parties génitales :
personne] ne
peut soutenir (et combien ne s'en ont-ils > sont-ils
pas approchés !) qu'il les a vues à
l'état de
tranquillité normale... — J'ai classé
approcher comme
une coquille pour s'approcher,
dans les règles d'établissement. Je ne
pense pas que
la correction ait à être justifiée.
Cette strophe comprend plusieurs phrases et
plusieurs propositions qui sont de compréhension très
difficile, voire parfois incompréhensibles. J'en fais un
bref exposé ci-dessous, à la note (b). Il faut
le signaler, car cela est vraiment exceptionnel. Tellement que
j'ai pu penser, comme on va le lire, que cela pouvait être
volontaire et s'expliquer comme parade aux réactions que ne
manquera pas de susciter le sujet même de la strophe,
lancé par son premier mot, qui paraîtra outrageusement
outrancier, car il ne fait pas de doute que l'auteur veut qu'on
sache bien qu'il cherche le scandale, qu'il ne manquera pas
d'ailleurs de provoquer !
(a) Ô pédérastes
incompréhensibles ! Dès qu'on voit que
l'adjectif
incompréhensible est un lapsus ou une incorrection pour
incompris, on ne peut plus lire
« littéralement » cette première
phrase pourtant
célèbre. Il faut
convenir que la
correction devrait s'imposer. Les pédérastes sont
incompris,
tout le monde
en conviendra !
Or, aussi extraordinaire que cela puisse
paraître, ils sont bel et bien
« incompréhensibles » ! C'est
Jean-Pierre Goldenstein, dans son article « D'un
piège à rats perpétuel » (2012) qui
a fait le rapprochement suivant, grâce à Recherche de
livres de Google. Il s'agit d'un passage de la source
d'inspiration bien cachée de la présente strophe qui
sera présentée à la note (3), soit l'ouvrage d'Ambroise Tardieu où on
lit « Je ne prétends pas faire comprendre ce qui
est incompréhensible et pénétrer les
causes de la pédérastie. Il est cependant permis de
se demander... » (p. 186). Je ne pense pas qu'il
puisse s'agir d'une rencontre de hasard, bien au contraire.
Cette proposition se trouve dans un long
chapitre où Tardieu entend présenter les conditions
sociales dans lesquelles s'exercent la pédérastie et
la sodomie (p. 175 et suiv.) et il en vient ainsi à la
section « De la prostitution
pédéraste » (p. 178-190). On trouve
là les plus belles pages de son essai, au moment où
le médecin légiste va nous transcrire la confession
d'un pédéraste pour quatre de ses amours successifs
(p. 187-189). Ambroise Tardieu est évidemment un
honnête homme du XIXe siècle et il est manifestement
bouleversé par le témoignage intitulé
« Ma confession » (début 1845), produit
dans un procès pour chantage. Il faut comprendre que la
pédérastie doublée de pédophilie sera
toujours un crime épouvantable qu'on ne peut s'expliquer.
Pourtant, le témoignage de ces quatre passions est tellement
beau qu'on sera tous d'accord avec Tardieu : « il
n'est pas question de faire comprendre », et donc de
justifier, « ce qui est
incompréhensible », mais voici les faits.
Bien entendu, le lecteur des Chants, et de la
présente strophe, n'a aucune idée de ce qu'a
été le raisonnement très ponctuel du
médecin légiste dans son ouvrage. En bonne logique,
si l'on s'en tient à la strophe 5.5, son ouverture,
« Ô pédérastes
incompréhensibles ! », est
incompréhensible, parfaitement saugrenue.
(b) Cette phrase est de
compréhension très
difficile, ce qui s'explique, me semble-t-il, par le
caractère manifestement
provocateur de l'ouverture de la strophe et, en particulier, celui
de la phrase
précédente (« législateurs
d'institutions stupides,
inventeurs d'une morale étroite »). D'abord, il
faut comprendre
que le « moi aussi » signifie implicitement
« moi
aussi comme vous »; ensuite, la vengeance ne peut
être que le fait
de s'en prendre à son pédophile (car la
pédérastie est
alors une agression, dans la logique de l'ouvrage d'A. Tardieu
— voir la
n. (3); enfin, « la couronne de
blessures au flanc
de l'humanité » est vraiment difficile à
comprendre :
blessures devrait correspondre à vengeance; couronne, au
nombre important
des blessures; l'humanité, aux hommes*v; de
sorte que flanc aurait son sens littéral; bref, est-ce que
ces beaux jeunes
adolescents seraient accusés d'infliger de nombreuses
blessures tout autour
de la taille des pédérastes ?
(c) Seconde phrase
incompréhensible.
L'humanité paraît reprise pronominalement au sens
strict (mais ce peut
être encore les hommes); et les adolescents deviennent ses ou
leurs fils, se
prostituant à qui mieux mieux. Les penseurs, la
sensibilité
exagérée de ces adolescents et la femme
« elle-même »
stupéfaite : je ne vois pas quel sens on peut donner
à cette
seconde proposition de la phrase (sauf à comprendre que ces
adolescents
seraient plus sensibles que les femmes).
En fait, il existe une solution toute simple
au fait que cette
phrase et la précédente soient
incompréhensibles, puisqu'elles
sont exceptionnelles dans la stylistique, la rhétorique et
la logique des
Chants : c'était précisément l'objectif
de l'auteur,
ici, de mettre sous la plume de son narrateur, deux phrases
qu'aucun lecteur ne
pourrait jamais comprendre, tandis qu'il en devinera le
sujet d'autant plus
provocateur qu'il n'est pas exprimé. Mais il y a une
réserve
importante à cette explication, c'est qu'elle ne peut
s'appliquer aux autres
fragments inexplicables de la strophe — cf. n. (f) et
(h) — et surtout à la phrase du
même genre
qu'on évaluera n. (j).
(d) Représenter pour (se)
(re)présenter ? Dans les Chants, le vocable (se)
présenter
signifie toujours correctement (se) montrer. Par ailleurs, les
deux autres
occurrences de représenter ont le sens de
« représenter » ! Il ne s'agit
évidemment
pas d'un hispanisme, car toutes les traductions en castillan
donnent des synonymes
toujours différents, ce qui se produit rarement.
D'ailleurs, c'est le cas
de toutes les traductions. Il faut dire toutefois que la
traduction italienne
d'Ivos Margoni et celle en catalan de Ricard Ripoll proposent
l'hypothèse
la plus vraisemblable : la chose la plus importante à
vous
rappeler... Ce qui n'a évidemment aucun rapport avec
représenter.
Comme on le voit, il ne s'agit pas d'une
incorrection (que je
ne porte donc pas aux glossaires à ce titre), mais d'une
aberration. Deux
traducteurs en castillan réécrivent heureusement la
parenthèse : cosa de la meyor importancía
(Gómez), algo
que tener en cuenta (Alonso), « chose de la plus grande
importance, qui
doit être prise en compte »).
(e) Que le pénis ensanglante le
sphincter annal,
cela fait évidemment partie des descriptions qu'on trouvera
dans l'ouvrage
d'Ambroise Tardieu, n. (3). Mais imaginer
qu'il fracasse les
parois du bassin, c'est beaucoup lui demander. Bref, nous sommes
dans l'hyperbole.
Du moins en français où le mot désigne
couramment les hanches
(distinction qu'on trouve chez A. Tardieu : petit bassin et
bassin large).
En effet, pelvis désigne en anatomie le « petit
bassin », soit l'ensemble osseux sous l'abdomen. Voir
l'hispanisme qui
suit, bassin*h.
(f) Souffler des dunes entières
de sable mouvant
sur ses yeux aveuglés, cela paraît une
inversion de la formule
passive, ses yeux ont été aveuglés par ce
sable. Sans cet
aveuglement, j'aurais découvert... En revanche, la
dernière
proposition de la phrase se comprend mal : qu'est ce que cet
océan ainsi caché où son sperme aurait
pu se
déverser ?
(g) Accomplissement ultérieur :
nouvel
explétisme.
(h) Celles qui portent de longs cheveux.
Le pronom
semble bien désigner les femmes. Est-ce que les femmes
porteraient les
cheveux plus courts que les hommes au XIXe siècle ? Ou
le pronom
désignerait-il les femmes ou celles d'entre elles qui
portent les cheveux
aussi longs que
lui ? À remarquer qu'à la strophe 5.7 Maldoror aura de long
cheveux noirs bouclés (p. 270: 4). Par ailleurs, la
même nature que « la
mienne » est mis pour la même nature que
« moi ».
(i) Salive saumâtre : l'expression
se trouvait
déjà strophe 2.13. Voir sa note (9).
(j) Encore une phrase que je n'arrive
pas à
m'expliquer. Maldoror, le narrateur, s'adresse à son
lecteur (vous) afin
qu'il garde pour lui-même les confidences qu'il vient de lui
faire (la
régurgitation du sang sous forme de salive saumâtre et
par
conséquent le danger qu'il y a à fréquenter
son lit). Or, ce
n'est pas que Maldoror veuille protéger sa
réputation, c'est pour
lui, son lecteur, et les autres, qu'il doit garder cela
secret (secret
prestigieux), afin que ceux (les autres ?) qui seraient
tenté
de l'imiter... ne l'imitent pas ! Ce qu'on va comprendre aux
phrases qui
suivent immédiatement, c'est que Maldoror cache et tient
à cacher ses
sentiments aux adolescents qu'il veut séduire et que ce doit
être
là le sens de la présente phrase qui n'a pas de
sens !
(k) T : ... j'aurai trop de souvenirs
à
débrouiller, si l'obligation m'était imposée
de faire passer
devant vos yeux les événements qui pourraient
affermir de leur
témoignage la véracité de ma douloureuse
affirmation. Le
futur j'aurai est mis pour l'imparfait du système
hypothétique,
j'aurais. Le futur envisagerait la
possibilité
que cela puisse se produire (l'obligation), ce que dément
justement le
texte. Inutile d'ajouter que tous les traducteurs corrigent dans
toutes les
langues.
(l) Pourquoi frémissez-vous de
peur, adolescent
qui me lisez ? La « faute d'accord »
n'est pas
grammaticale, mais narrative. Supposant son lecteur adolescent, il
vient de le
tutoyer, « serre-moi contre toi » (p. 258: 9). On pourrait croire qu'on ne passe pas
ici au
vouvoiement, mais au pluriel (adolescents); toutefois l'adjectif,
beau, au
singulier ne permet pas cette interprétation. Il s'agit
donc d'un trait de
narration improvisée.
(m) Pour accomplir de long voyage. Cet
emploi du verbe
n'est certes pas une incorrection, mais ce n'est pas le mot juste,
puisque
étymologiquement il implique une fin, un but, un objectif
à
réaliser, ce qui n'est évidemment pas le cas ici, au
contraire. Il
s'agit d'entreprendre un long voyage dont personne ne connaît
le terme, comme
le rendent correctement tous nos traducteurs (à l'exception
de Saad,
cumplir, et Álverez, realizar).
(n) La parenthèse est encore
inattendue, en plus
d'être évidemment boiteuse d'un explétisme, se
cacher
secrètement ! Afin d'alimenter leur ardeur : la
proposition
subordonnée finale de la parenthèse s'explique par la
suite de la
phrase même où elle se trouve et le carnage longuement
décrit
ensuite. Mais à première vue, au moment où le
lecteur l'a
sous les yeux, elle n'a aucun sens.
Il s'agit d'un trait de rédaction
automatique.
L'auteur vient d'imaginer le grand combat lamartinien qui va suivre
et annonce
abruptement qu'il l'a alimenté, comme si son lecteur
pouvait, lui, avoir
deviné quoi que ce soit de ce dont on ne lui a encore rien
dit...
(o) De chaque côté. Ils se
mettent trois
cent milles de chaque côté, c'est-à-dire, face
à face.
La réécriture de Gabriel Saad, toute simple,
correspond
évidemment à la rédaction attendue : se
divisen en dos
bandos de trescientos mil integrantes cada uno..., ils se
rassemblent en deux
troupes de 300 000 partisans chacunes (ou de chaque
côté).
(p) La lune, son croissant lumineux : me
montrant du
doigt un espace de plusieurs lieues... Montrer du doigt, on le
voit, est un
syntagme figé qui s'emploie assez automatiquement pour,
désigner.
Tous les dictionnaires enregistrent l'expression, aussi bien
à montrer
qu'à señalar. Cela dit, la lune est ici tellement
personnalisée qu'aucun lecteur ne s'avisera du sens premier.
D'autant que
c'est silencieusement qu'elle ordonne la
méditation par ce
geste.
(q) Entraîner, après lui.
L'explétisme est une incorrection en français qu'on
doit souvent
corriger à l'école ou dans les petites classes du
collège.
On traîne ou entraîne nécessairement quelque
chose ou quelqu'un
après soi. Toutefois, les correspondant arrastrar et
acarrear paraissent
accepter le complément, tras (de) sí (Pellegrini,
Álverez et
Alonso). En revanche, au sens figuré, tel que le verbe est
employé
ici, c'est le complément, avec lui, qui est attendu, et qui
s'emploie aussi
bien en castillan, consigo (Gómez, Saad, Pariente), de sorte
que c'est
probablement ce que « traduit » incorrectement
Ducasse.
(r) La solution de l'énigme est
certainement que
le sperme, qui devrait profiter au développement de
l'humanité, est
l'instrument de sa perte, de la part de Maldoror.
(1) Pédéraste, au sens
strict,
étymologiquement (en grec ancien), signifie « qui
aime les
enfants », soit l'homosexuel (adulte) qui cherche les
jeunes
(adolescents). Et c'est bien le sens du mot au coeur de la
strophe, où
Maldoror (ce sera pour nous le narrateur de la strophe) veut que
son partenaire
pense qu'il n'a que trente ans, alors que lui ne doit pas avoir
quinze ans
(p. 256: 24). Mais dans le langage
courant, qui
enregistre le triste mépris généralisé
de
l'homosexualité, le mot prend le sens d'homosexuel, avec ses
dérivés vulgaires, pédé,
pédale.
Or, sur ce point, le texte de la strophe est
ambigu,
dès cette première occurrence, où le sens
populaire du mot est
évident, comme ce sera, contradictoirement, le sens de sa
dernière
occurrence, au dernier mot de la strophe, lorsque le
Créateur
(pédéraste) ouvre sa porte pour faire entrer un...
pédéraste (soit, bien entendu, un adolescent
homosexuel).
(2) Que l'homosexualité soit une
« dégradation », qu'elle soit
accompagnée du
« châtiment » des « maladies
honteuses » et... presque
« incurables », cette
manière de voir est très répandue, et
perdurera encore durant
presque tout le XXe siècle en Occident. Mais dans le cas de
la
présente strophe, elle tient à la « source
d'information » de Ducasse, comme on le verra à la
note
suivante.
(3) Ici, avec cet anus infundibuliforme,
il faut non
seulement reprendre et préciser la note
encyclopédique des
éditions courantes, mais il faut la développer,
s'agissant de la
source d'informations de Ducasse.
Oui, c'est exact, l'adjectif
déterminatif vient des
sciences naturelles. On en trouvera l'illustration dans
l'Encyclopédie de Jean-Pierre Chenu, volume
« Botanique » (2e partie, Marescq, 1850) qui
présente
les périantes infundibuliformes de nombreuses fleurs,
c'est-à-dire
l'enveloppe de ses organes reproducteurs, qui ont la forme de
l'« entonnoir ». C'est le cas des fleurs
d'arbres aux fruits
aromatiques ou comestibles, comme l'hyduora african ou aphyteia
(p. 80), de
l'oxybaphus (p. 119), d'un arbrisseau d'ornement, le
struthiola (p. 99),
voire de la simple fleur d'un tubercule comestible (p. 98).
Or, ce n'est pas
là que Ducasse aurait pris le vocable pour l'appliquer de
manière
surréaliste à l'anus de ses
pédérastes.
Et en effet, plusieurs ont fait le lien avec
la
désignation médicale de l'anus en entonnoir,
généralement pour nous renvoyer à...
Verlaine ! (Steve
Murphy, « Ducasse satyrique », Europe,
nos 700-701,
1987, p. 60-67 [je n'ai pas encore pu consulter cet article]);
Jean-Luc
Steinmetz, dans ses trois éditions, 1990, 2001 et 2009;
Patrick Besnier en
1992; et Jean-Pierre Goldenstein, dans son lexique, 1992,
p. 420). Ce dernier
est le seul à signaler l'emploi du syntagme par Ambroise
Tardieu dans son
Étude médico légale sur les attentats aux
moeurs
(1857). Et cette précision est essentielle, car c'est de
cet ouvrage que
Ducasse a pris le bel adjectif venant de la botanique des sciences
naturelles.
On doit constater d'abord que le mot
infundibuliforme ne se
trouve dans aucun ouvrage français répertorié
au TLF avant
les Chants de Maldoror et ne se rencontre ensuite que chez
Huysmans (1887)
et... Samuel Beckett ! L'ouvrage d'Ambroise Tardieu a
été
extrêmement populaire, étant sans cesse
réédité
et développé jusqu'à sa septième
édition en 1878
(toujours chez l'éditeur Baillière, à Paris),
passant de trois
à cinq planches, au fil des rééditions, dont
la
dernière, à la toute fin du livre, finit par
illustrer la
déformation infundibuliforme de l'anus. Cela dit, il faut
comprendre que
l'ouvrage s'adresse (en principe) à des médecins. Du
point de vue
scientifique, il se situe entre une première activité
savante
exceptionnelle et une grande réalisation très
populaire, soit un
deuxième succès de librairie dans la veine
(involontaire) de
l'érotisme pornographique. Le premier savant est un
humaniste, Michel
Cullerier (1858-1827), qui va consacrer sa pratique de la
médecine aux
patients atteints de maladies vénériennes, de sorte
qu'il sera le
premier à décrire ce qu'il désignera comme
l'anus
infundibuliforme des adeptes ou des victimes, hommes ou femmes, de
la sodomie.
Plus tard, l'anonyme docteur Jacobus travaillera longtemps dans les
pays orientaux,
d'où il rapportera son premier livre, l'Amour aux
colonies :
singularités physiologiques et passionnelles,
observées durant trente
années de séjour dans les colonies
françaises... (Paris,
Lisieux, 1893). Pourquoi prendre la peine de situer le livre
d'Ambroise Tardieu
entre les deux autres ? D'abord pour montrer que la
désignation de
l'anus infundibuliforme n'a a priori
rien de médico-légal, comme la majorité des
éditeurs
de la présente strophe le disent, mais ensuite pour
préciser que
l'ouvrage d'Ambroise Tardieu est bel et bien, lui, un traité
et même
un manuel d'analyse de cet ordre. Le docteur et professeur Tardieu
est en effet,
comme le dit le titre de son livre, un spécialiste des
« attentats
aux moeurs », c'est-à-dire des crimes de nature
sexuelle, et c'est
dans le cadre de ses témoignages d'expert en la
matière, pour les
policiers et les tribunaux, que son ouvrage se caractérise,
d'une part par
ses statistiques (à partir des dossiers criminels qu'il a
étudiés) et, d'autre part, par ses anecdotes,
dirais-je, puisque le
dernier chapitre de l'ouvrage décrit une longue série
de crimes et
de méfaits à partir de ces dossiers.
Il ne fait pas de doute qu'Isidore Ducasse a
consulté
et probablement lu l'ouvrage, mais on n'en verra aucune autre trace
textuelle que
l'adjectif que l'on trouve à la fin de la première
phrase de la
strophe. Pourtant, on trouvera plus loin, note (7), un
indice fort probant, mais donné involontairement par
l'auteur, de cette
lecture. En dépit du sujet provocateur de sa strophe,
Ducasse n'avait aucun
intérêt à se présenter comme un lecteur
de cet ouvrage,
qu'il n'utilise d'ailleurs nullement — et pour cause. On
aura
déjà compris qu'il n'y a que deux raisons de
s'intéresser
à l'ouvrage, la première est d'ordre rigoureusement
scientifique et
la lecture en sera recommandée aux médecins, tandis
que la seconde
est de l'ordre de la perversion, sans compter, on le devinera, que
ce livre n'a
rien de ragoûtant. Il suffit de constater qu'il faut bien
écarter les
fesses du patient pour enregistrer la forme de son anus, ce qui se
décline
en de nombreuses prescriptions pour bien réaliser
l'auscultation... Rien
à voir avec les Chants de Maldoror.
(4) Il faut lire la suite du texte,
quelques lignes,
jusqu'à « ses fils », pour comprendre
que le narrateur
n'a pas changé de sujet, en remplaçant les
jeunes adolescents
par des jeunes filles.
À première vue, on pourrait
croire à une figure, la reprise, qui ne se
trouve presque
jamais dans les Chants. Jean-Luc Steinmetz a proposé (dans
ses trois
éditions) d'expliquer que la correction ou la reprise, qui
se comprend mal
en français, se faisait à la faveur d'un hispanisme,
soit la
désignation de l'homosexuel sous le nom de marisca ou
mariscon; les deux
vocables sont masculins et très vulgaires, correspondant en
français
à pédé et pédale, qu'on pourrait rendre
approximativement en traduction littérale par
« "un" petite
Marie » ou qu'on adapterait (au Québec) par un
vulgaire
« fif-fille » pour désigner l'homosexuel
efféminée (fif, abréviation de fifi,
désigne
péjorativement l'homosexuel).
Bien sûr, le syntagme jeune fille est
employé ici
positivement pour désigner la beauté délicate
des très
jeunes adolescents.
Tout cela est bien beau, mais l'explication,
cachée, tout comme celle des pédérastes
« incompréhensibles », se trouve dans
l'ouvrage de Tardieu : « plus souvent des jeunes
gens ont revêtu des habits de femme pour tromper la
surveillance des agents, ou dissimuler les honteuses
préférences des hommes qui les recherchaient et les
emmenaient avec eux. [...] La métamorphose est parfois si
complète, que l'on dit d'un jeune pédéraste,
connu sous le nom de la fille à la mode... »
(p. 164-165). Le rapprochement est de Naruhiko Teramoto,
« Beau comme l'infundibulum anatomique : Ducasse,
lecteur du médecin légiste Tardieu »,
les Cahiers Lautréamont, nos 81-84 (2007),
p. 37-40.
Il faut évidemment en conclure
qu'Isidore Ducasse a intériorisé sa lecture
d'Ambroise Tardieu au point de ne pas comprendre... qu'on ne peut
pas le comprendre !
(5) Vampire. La
dénégation commence avec
la salive saumâtre, infecte. « Je ne sais pas
pourquoi ». « Je sais ce que
c'est ». Puis la
parenthèse définissant les vampires comme des morts,
alors que lui,
Maldoror, est vivant
À la strophe 1.11, Vampire était
le surnom
ignominieux qu'on avait donné à Maldoror dans sa
jeunesse (p. 38: 11). Sa dignité en avait
été
blessée au point d'en faire un ennemi de l'humanité
et un
héros du mal.
Comme cela a été le cas pour
tout le XXe
siècle, le vampire est aujourd'hui celui du Dracula
de Bram Stoker
(1897). Pour Isidore Ducasse, le mythe est encore un amalgame
confus, multiforme,
qu'on trouve ici et là dans la littérature populaire,
dans quelques
romans et notamment au théâtre, mais également
en
poésie, notamment chez Baudelaire, dans ses Fleurs du
mal
(« Le vampire », « La
métamorphose du
Vampire », 1868), où la vampire est la femme
mourant, morte,
décomposée, un squelette repoussant. Ici, la
représentation
est celle du légendaire héros du mal, le
« mort »
qui sort de son cercueil pour vivre du sang des vivants.
The Vampyre
(1819), la nouvelle de J. W. Polidori a connu un très grand
succès
en France, avec la suite composée par Charles Nodier,
Lord Ruthwen ou les
Vampires (Paris, Ladvocat, 1820, 2 vol.), sous le
pseudonyme de
« Jean Sbodat et Thérèse
Aubert »; Nodier en
fera un drame (mélodrame en trois actes, 1820) qui aura
également un
succès considérable. Or, cette nouvelle se trouve
dans les
traductions des oeuvres complètes de... Lord Byron !
(au 6e vol. de la
traduction d'Amédée Pichot par exemple).
L'attribution de la
nouvelle à G. G. Byron tient de l'anecdote : Byron
aurait
racontée l'histoire qu'il projetait d'écrire à
son
secrétaire Polidori, au cours du voyage où il
l'accompagnait; de
retour à Londres, Polidori rédige la nouvelle qui
paraît...
sous le nom de Byron ! Les dénégations des deux
hommes ne
changeront jamais rien à la désignation de la
nouvelle sous leur deux
noms, l'anecdote en assurant justement le succès. Il y a
donc deux raisons
de croire que Ducasse a connu la nouvelle de Polidori, d'abord son
succès
considérable en France durant tout le XIXe siècle,
ensuite son
attribution à Byron et le fait qu'on la trouve dans ses
oeuvres
complètes fréquentées de près par notre
auteur.
Cela dit la nouvelle n'est évidemment
pas la
« source » d'une parenthèse de moins de
trois lignes
dans un petit développement de douze lignes, bien entendu.
Il s'agit
simplement d'expliquer qu'il est tout à fait naturel, du
point de vue
culturel, de retrouver ici la seconde allusion à la
légende
populaire dans les Chants et, en conséquence, qu'il est
intempestif de
ranger les Chants de Maldoror parmi les oeuvres fantastiques
du vampirisme,
comme on le lit pourtant partout. Même remarque au sujet de
l'araignée « vampire » de la strophe
5.7. Les amateurs de sensations
fortes n'ont
probablement jamais lu les Chants.
(6) Il s'agit manifestement d'une
inversion des
rôles. Ici, comme au tout dernier mot de la strophe,
pédéraste
est mis pour homosexuel ou, plus précisément, le
jeune adolescent qui
se prête à ses « caprices*i ».
(7) Le décrotteur deviendra au
XXe siècle
le cireur de chaussure. Mais du point de vue social, les deux
ouvriers ou les deux
fonctions n'ont aucune commune mesure. Au XIXe siècle, la
fonction se
répartit en trois catégories, le décrotteur de
rue (c'est le
petit cireur que l'on trouve de nos jours dans les pays
d'Amérique du Sud),
le décrotteur du coin et le décrotteur d'un tel,
attitré
à monsieur ou madame. Ducasse nous présente donc le
décrotteur de Maldoror, qui vient périodiquement chez
lui pour
nettoyer ses bottes et ses chaussures.
Or, le décrotteur, au sens propre comme
au sens
figuré, désigne le menu fretin, les gens vils, de
très basse
condition. Et c'est en ce sens que le vocable est employé
ici. Il
désigne donc un adolescent qui, dans un moment de
« délire », s'en est pris au
pédéraste qui
le soumettait (l'ingrat, dit le narrateur). Il se trouve que cela
concorde
parfaitement bien avec les crimes décrits dans l'ouvrage
d'Ambroise
Tardieu : « les assassinats commis sur des
pédérastes
par leur compagnon de débauche » (p. 226).
Non, on n'y
trouve pas de décrotteurs, mais de nombreux domestiques, des
apprentis et
autres jeunes subalternes qui s'en prennent à leurs
maîtres. Suit un
procès ou des instructions policières où le
pédéraste est accusé d'« attentat
aux
moeurs » et de « crime contre
nature ».
Que cela s'inverse, du pédéraste
à son
« compagnon », et puisse conduire au meurtre,
le
pédéraste jetant le cadavre dans un puits (6),
il ne fallait pas beaucoup d'imagination au lecteur d'Ambroise
Tardieu pour
affabuler un tel forfait de la part de Maldoror.
(8) Marius-François Guyard, dans
l'article
déjà cité à la strophe 2.5, repris par
P.-O. Walzer,
a montré que ce combat est inspiré d'un passage des
Préludes de Lamartine, dans ses Nouvelles
Méditations
poétiques (1823). En fait, l'inspiration dont il s'agit
concerne
d'abord le sujet, le tableau d'un combat de deux armées,
mais ensuite des
réminiscences, qui ne sont pas textuelles ou
littérales, mais qui
sont assez nombreuses et concordantes avec le tableau de Ducasse
pour qu'on n'ait
aucun doute sur leur provenance. Pourtant, Guyard reste
très prudent, car,
écrit-il, « le rapprochement peut ne pas
convaincre, car tout est
cliché dans ces récits, involontairement chez
Lamartine qui croit
faire sublime, à dessein chez Lautréamont qui
pastiche le ton
épique traditionnel » (p. 29, cité par
Walzer,
Pléiade, p. 1136). Il est évident que l'auteur
s'amuse en
présentant ce tableau fantaisiste, dans un contexte aussi
prosaïque,
celui d'un combat universel au sujet du sperme de Maldoror; en
revanche, ce texte
ne vise pas Lamartine (car seul un spécialiste du
poète comme Guyard
pouvait faire ce rapprochement, contrairement à la fameuse
« Lampe
du temple » où Ducasse se moquait ouvertement de
Lamartine,
à la strophe 2.11); enfin, il y a trop peu de traces de la
poésie
épique dans les Chants pour croire que l'auteur s'en moque
ici; au
contraire, ses sources d'inspiration de cet ordre (Milton
notamment), comme ses
réminiscences (scolaires, jusqu'à preuve du
contraire)
d'Homère sont toujours utilisées positivement.
Je pense plutôt que Ducasse se livre
à un
exercice de réécriture ou plutôt s'amuse
à
recréer (et c'est une récréation) le tableau
de Lamartine
à partir du souvenir tout de même assez précis
qu'il en a
gardé, comme on va le voir aux rapprochements suivants. Par
contre, ces
rapprochements, dans leur désordre même, prouvent que
non seulement
Ducasse n'a pas le texte de Lamartine sous les yeux, mais qu'il ne
l'a pas non plus
mémorisé.
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