El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 5, strophe 6 >>
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      Silence ! il passe un cortège funéraire*i à côté de
vous. Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre
et entonnez un chant d'outre-tombe. (Si vous considérez
mes paroles plutôt comme une simple forme
impérative (a), que comme un ordre formel qui n'est pas
à sa place
, vous montrerez de l'esprit et du meilleur.)
Il est possible que vous parveniez de la sorte à réjouir
extrêmement l'âme du mort, qui va se reposer
de la vie dans une fosse. Même (b) le fait est, pour moi,
certain. Remarquez que je ne dis pas que votre opinion*h
ne puisse jusqu'à un certain point être contraire
à la mienne; mais, ce qu'il (c) importe avant tout, c'est
de posséder des notions justes sur les bases de la
morale, de telle manière que chacun doive se pénétrer
du principe qui commande de faire à autrui ce que
l'on voudrait peut-être qui fût fait à soi-même (1). Le
prêtre des religions (d) ouvre le premier la marche, en
tenant à la main (e) un drapeau blanc, signe de la paix,
et de l'autre un emblème d'or qui représente les
parties de l'homme et de la femme, comme pour indiquer
que ces membres charnels sont la plupart du
temps, abstraction faite de toute métaphore, des instruments
très dangereux entre les mains de ceux qui
s'en servent, quand ils les manipulent aveuglément
pour des buts divers qui se querellent entre eux (f), au
lieu d'engendrer une opportune réaction contre la
passion connue qui cause presque tous nos maux. Au
bas de son dos est attachée (artificiellement, bien
entendu) une queue*g de cheval, aux crins épais, qui
balaie la poussière du sol. Elle signifie de prendre
garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au
rang des animaux. Le cercueil connaît sa route et
marche après (g) la tunique flottante du consolateur.
Les parents et les amis du défunt, par la manifestation
de leur position, ont résolu de fermer la marche
du cortège. Celui-ci s'avance avec majesté, comme
un vaisseau qui fend la pleine mer, et ne craint pas
le phénomène de l'enfoncement; car, au moment actuel,
les tempêtes et les écueils ne se font pas remarquer
par quelque chose de moins (h) que leur explicable
absence. Les grillons et les crapauds suivent à quelques
pas la fête mortuaire; eux, aussi, n'ignorent
pas que leur modeste présence aux funérailles de
quiconque leur sera un jour comptée. Ils s'entretiennent
à voix basse dans leur pittoresque langage
(ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moi de
vous donner ce conseil non intéressé, pour croire que
vous seul possédez la précieuse faculté de traduire
les sentiments de votre pensée (i)) de celui (2) qu'ils regardèrent
plus d'une fois courir à travers les prairies
verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres
dans les bleuâtres vagues des golfes arénacés.
D'abord, la vie parut lui sourire sans arrière-pensée;
et, magnifiquement, le couronna de fleurs; mais,
puisque votre intelligence elle-même s'aperçoit ou
plutôt devine qu'il s'est arrêté aux limites de l'enfance,
je n'ai pas besoin, jusqu'à l'apparition d'une
rétractation véritablement nécessaire, de continuer
les prolégomènes de ma rigoureuse démonstration.
Dix ans. Nombre exactement calqué, à s'y méprendre,
sur celui des doigts de la main (j). C'est peu et c'est
beaucoup. Dans le cas qui nous préoccupe, cependant,
je m'appuierai sur votre amour envers (k) la vérité,
pour que vous prononciez (l), avec moi, sans tarder
une seconde de plus, que c'est peu. Et, quand je réfléchis
sommairement à ces ténébreux mystères par
lesquels un être humain disparaît de la terre, aussi
facilement qu'une mouche ou une libellule, sans conserver
l'espérance d'y revenir, je me surprends à
couver le vif regret de ne pas probablement pouvoir
vivre assez longtemps pour vous bien expliquer ce
que je n'ai pas la prétention de comprendre moi-même.
Mais, puisqu'il est prouvé que, par un hasard extraordinaire,
je n'ai pas encore perdu la vie depuis ce
temps lointain où je commençai, plein de terreur, la
phrase précédente, je calcule mentalement qu'il ne
sera pas inutile, ici, de construire l'aveu complet de
mon impuissance radicale, quand il s'agit surtout,
comme à présent, de cette imposante et inabordable
question (m). C'est, généralement parlant, une chose
singulière que la tendance attractive qui nous porte
à rechercher (pour ensuite les exprimer) les ressemblances
et les différences que recèlent, dans leurs
naturelles propriétés, les objets les plus opposés
entre eux, et quelquefois les moins aptes, en apparence,
à se prêter à ce genre de combinaisons sympathiquement
curieuses, et qui, ma parole d'honneur,
donnent gracieusement au style (3) de l'écrivain, qui se
paie cette personnelle satisfaction, l'impassible (n) et
inoubliable aspect d'un hibou sérieux jusqu'à l'éternité.
Suivons en conséquence le courant qui nous
entraîne. Le milan royal a les ailes proportionnellement
plus longues que les buses, et le vol bien plus
aisé : aussi passe-t-il sa vie dans l'air. Il ne se repose
presque jamais et parcourt chaque jour des espaces
immenses; et ce grand mouvement n'est point un
exercice de chasse, ni poursuite de proie, ni même de
découverte; car, il ne chasse pas; mais, il semble
que le vol soit son état naturel, sa favorite situation.
L'on ne peut s'empêcher d'admirer la manière dont
il l'exécute. Ses ailes longues et étroites paraissent
immobiles; c'est la queue qui croit diriger toutes les
évolutions, et la queue ne se trompe pas : elle agit
sans cesse. Il s'élève sans effort; il s'abaisse comme
s'il glissait sur un plan incliné; il semble plutôt
nager que voler; il précipite sa course, il la ralentit,
s'arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même
place, pendant des heures entières. L'on ne peut
s'apercevoir d'aucun mouvement dans ses ailes (4) : vous
ouvririez les yeux comme la porte d'un four, que ce
serait d'autant (o) inutile. Chacun a le bon sens de confesser
sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise
grâce) qu'il ne s'aperçoit pas, au premier abord,
du rapport, si lointain qu'il soit, que je signale entre
la beauté du vol du milan royal, et celle de la figure
de l'enfant, s'élevant doucement, au-dessus du cercueil
découvert (p), comme un nénuphar qui perce la
surface*s des eaux; et voilà précisément en quoi consiste
l'impardonnable faute qu'entraîne l'inamovible
situation d'un manque de repentir, touchant l'ignorance
volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport
de calme majesté entre les deux termes de ma
narquoise comparaison n'est déjà que trop commun,
et d'un symbole (q) assez compréhensible, pour que je
m'étonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme
seule excuse, que ce même caractère de vulgarité qui
fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est
atteint, un profond sentiment d'indifférence injuste.
Comme si ce qui se voit quotidiennement n'en devrait
pas moins réveiller l'attention de notre admiration ! (5).
Arrivé à l'entrée du cimetière (6), le cortège s'empresse
de s'arrêter; son intention n'est pas d'aller plus loin.
Le fossoyeur achève le creusement de la fosse; l'on y
dépose le cercueil avec toutes les précautions prises
en pareil cas; quelques pelletées de terre inattendues
viennent recouvrir le corps de l'enfant. Le prêtre
des religions, au milieu de l'assistance émue, prononce
quelques paroles pour bien enterrer le mort,
davantage, dans l'imagination des assistants (7). Il dit
qu'il s'étonne beaucoup de ce que l'on verse ainsi
tant de pleurs, pour un acte d'une telle insignifiance.
Textuel. Mais il craint de ne pas qualifier suffisamment
ce qu'il prétend, lui, être un incontestable
bonheur. S'il avait cru que la mort était (r) aussi peu
sympathique dans sa naïveté*i, il aurait renoncé à son
mandat, pour ne pas augmenter la légitime douleur
des nombreux parents et amis du défunt; mais, une
secrète voix l'avertit*h de leur donner quelques consolations,
qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle
qui ferait entrevoir l'espoir d'une prochaine rencontre
dans les cieux entre celui qui mourut et ceux qui
survécurent. Maldoror s'enfuyait au grand galop,
en paraissant diriger sa course vers les murailles du
cimetière (8). Les sabots de son coursier élevaient autour
de son maître une fausse couronne de poussière
épaisse. « Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom
de ce cavalier; mais, moi, je le sais » (s). Il s'approchait
de plus en plus; sa figure de platine commençait à
devenir perceptible, quoique le bas en fût entièrement
enveloppé d'un manteau que le lecteur s'est
gardé d'ôter de sa mémoire et qui ne laissait apercevoir
que les yeux (t). Au milieu de son discours, le
prêtre des religions devient subitement pâle, car son
oreille reconnaît le galop irrégulier de ce célèbre
cheval blanc qui n'abandonna jamais son maître.
« Oui, ajouta-t-il de nouveau (u), ma confiance est grande
dans cette prochaine rencontre; alors, on comprendra,
mieux qu'auparavant, quel sens il fallait attacher
à la séparation temporaire de l'âme et du corps.
Tel qui croit vivre sur cette terre se berce d'une illusion
dont il importerait d'accélérer l'évaporation ».
Le bruit du galop s'accroissait de plus en plus; et,
comme le cavalier, étreignant la ligne d'horizon (v), paraissait
en vue, dans le champ d'optique qu'embrassait
le portail du cimetière, rapide comme un cyclone
giratoire, le prêtre des religions, plus gravement, reprit :
« Vous ne semblez pas vous douter que celui-ci,
que la maladie força de ne connaître que les premières
phases de la vie, et que la fosse vient de recevoir
dans son sein, est l'indubitable vivant; mais,
sachez, au moins, que celui-là, dont vous apercevez
la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux,
et sur lequel je vous conseille de fixer le plus
tôt possible les yeux, car il n'est plus qu'un point, et
va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu'il ait
beaucoup vécu, est le seul véritable mort ».


1. Variantes

Corrections justifiées

Ponctuation

1) Elle doit être refaite sur le passage suivant : « Et, quand je réfléchis sommairement à ces ténébreux mystères, par lesquels, un être humain disparaît de la terre... » je crains de ne « pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je n'ai pas la prétention de comprendre moi-même » (p. 263: 16-23). Je soustrais les trois virgules.

2) ... je calcule mentalement qu'il ne sera pas inutile ici, de construire l'aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s'agit surtout, comme à présent, de cette imposante et inabordable question (p. 263: 27 - 264: 3). J'ajoute une virgule pour encadrer l'adverbe « ici ».

3) ... le prêtre des religions, plus gravement, reprit... (p. 267: 15). — C'est pour respecter la logique de la ponctuation dans les Chants qu'il faut ajouter ces deux virgules.

Corrections

1) 261: 16  ... mais, ce qu'il > qui importe avant tout... Cf. n. (c).

2)  264: 12 ... l'impossible > impassible et inoubliable aspect d'un hibou sérieux jusqu'à l'éternité. Cf. n. (n).

3) 266: 6-19  La réplique de style indirect est malencontreusement encadrée de guillemets. « Il dit qu'il s'étonne...et ceux qui survécurent ». La soustraction de ces guillemets s'impose.

4) 266: 11  S'il avait cru que la mort est > était aussi peu sympathique... Cf. n. (r).

5) 266: 23  « Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier; mais, moi, je le sais ». J'ajoute les guillemets à cette phrase. Cf. n. (s).


2. Commentaires linguistiques

      « Silence ! il passe un cortège funéraire à côté de vous ». L'ouverture de la strophe n'est pas un hispanisme (c'est-à-dire qu'elle n'est pas incorrecte ni même surprenante), mais sa formulation est typiquement espagnole. En français, il ne fait pas de doute qu'on écrirait, un cortège funéraire passe à côté de vous.

(a) La restriction pourrait paraître curieuse, puisque l'adjectif (la forme impérative) exprime un ordre ou un commandement catégorique, un « ordre formel ». Or, il faut comprendre que la parenthèse est un commentaire grammatical qui porte sur le « mode » impératif, qui peut exprimer un ordre, mais bien plus souvent une exhortation, une invitation ou un souhait.

      Une bonne partie de la strophe consistera, comme ici, en analyses grammaticales, stylistiques, rhétoriques et discursives de son... texte. Le narrateur produit, en quelque sorte, un texte et son explication, l'« explicitation de texte ». Je ne suis pas certain que le professeur Hinstin aurait apprécié, mais comme on va le voir, ce sera un régal.

(b) Après des tournures recherchées (la binarité, chant d'outre-tombe) et alambiquées (note précédente), voilà un trait de langue parlée populaire, qui, en plus, abrège les expressions, et même, même que.

(c) T : ... mais, ce qu'il > qui importe avant tout, c'est de posséder des notions justes... — Les emplois de (ce) qui et (ce) qu'il, qui ne se distinguent généralement pas à l'oral, sont difficiles à gérer parce que cela dépend souvent du sens. Mais il y a des cas où, comme ici, la langue ne laisse pas le choix de la forme : avec le verbe impersonnel, importer, la construction dite personnelle est obligatoire. À la toute fin de la phrase, les deux formes sont possibles, qu'il fût, qui fût fait, mais Ducasse a choisi la construction attendue comme reprise de ce que. Voir Grevisse, par. 548.

(d) Le prêtre des religions. Audacieuse et originale figure de style artiste, pour désigner un religieux et, donc, bien entendu... un prêtre ! L'effet produit par le complément déterminatif, au pluriel, implique un pluriel potentiel du vocable prêtre. Prêtres de quoi donc, si ce n'est des religions ? À remarquer que le mot n'a pas de correspondant en castillan (son équivalent est sacerdote), d'où peut-être l'attention particulière portée ici au vocable français.

      L'expression aura quatre occurrences dans la strophe et se retrouvera dans une comparaison à la strophe 6.8. Le vocable n'avait été employé que deux fois jusqu'ici, dans une comparaison (strophe 1.5) et au sens strict, à l'ouverture de la strophe 1.10.

(e) Explétisme : ouvrir le premier la marche, suivi d'une légère incorrection : tenir à la main (= d'une main)... et de l'autre.

(f) [S'en servir] pour [= dans] des buts divers qui se querellent entre eux. Parmi une série d'allusions plus ou moins limpides (dont celle parfaitement claire, elle, évoquant la masturbation), cette formulation alambiquée surprend. S'en servir à diverses fins, oui, mais des fins qui « se querellent » entre elles ? Il faut probablement comprendre qu'il s'agit de buts qui s'opposent, des buts antagonistes; mais en quoi s'opposent-ils et, encore, contre quelle « passion connue » devraient-ils s'unir ? Bref, ce qu'évoque peut-être (!) l'emblême est pour le moins obscur..., tandis que sa représentation est parfaitement intelligible, s'agissant des parties génitales humaines.

      Bien sûr, il est évident que Ducasse se moque ici des symboles religieux, celui qui est en cause tenant méchamment la place du crucifix ! tandis que les deux autres, le drapeau blanc et la queue, sont absurdes. Et comiques.

(g) Le cercueil marche après le consolateur ? La formule de langue parlée est doublement fautive, de sorte que l'expression est inacceptable (évidemment, le bilingue ne se doute pas qu'elle est déplacée). D'abord le cercueil ne marche pas, mais avance; ensuite, il ne marche ni n'avance après, mais bien derrière. En fait, en bon français, il suit le prêtre.

(h) Les tempêtes et les écueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins que leur explicable absence. Il faut évidemment comprendre, de plus, et même, rien de plus que. Je ne peux évidemment pas réécrire le texte, comme le font tous les traducteurs. Je dirais, autrement que par, mais la meilleure réécriture est celle de Manuel Serrat Crespo, qui ne manque pas d'humour (surtout si l'on connaît la formulation française fautive) : ni plus ni moins ! Pues en la actualidad las tempestades y los escollos se hacen notar ni más ni menos que por su explicable ausencia.

(i) Le renversement de style artiste est assez net, même s'il se retourne mal en français : il s'agit de traduire les pensées de votre manière de sentir (le renversement est plus net en espagnol : pensamiento, lo que sentio vuestro pensamiento, Gómez, Serrat; el sentir de vuestro pensamiento, Méndez).

(j) Le premier et le dernier des traducteurs en castillan précisent qu'il s'agit des doigts des deux mains ! (Gómez et Méndez). Curieux, j'ai vu que les traductions en catalan et celle en italien laissent les doigts de la main de Ducasse en place. Or, surprise, c'est en anglais qu'on trouve le chef-d'oeuvre d'adaptation. Certes, l'un des traducteurs (Knight) multiplie les mains par deux, mais les deux autres ont l'idée géniale de présenter exactement la bonne arithmétique : dix ans, comme si on les avait compté sur les doigts ! (respectivement calculated upon the fingers, upon the hand'digits, Wernham et Lykiard).

(k) Votre amour envers (= de) la vérité, hispanisme*s pour, a la verdad.

(l) Pour que vous prononciez, avec moi [...] que c'est peu. Comme les traducteurs en castillan remplacent le verbe (sauf Alonso qui le conserve) par proclamer ou simplement dire, il ne s'agit pas d'un hispanisme. Toutefois, l'incorrection n'est pas lexicale, mais morpho-syntaxique, car le verbe est attendu à la forme pronominale. En effet, il faudrait lire ici, pour que vous vous prononciez avec moi pour dire que c'est peu.

(m) La question de la mort, car pour le sens la phrase répète purement et simplement la précédente. Je précise cette évidence parce qu'il faut l'avoir bien à l'esprit pour comprendre que, contre toute attente, la phrase et le développement (ce sera la fabuleuse comparaison avec le milan royal) qui suivent n'ont aucun rapport avec la question en question. Il s'agit d'une radicale rupture de construction, avant le retour brutal à la description du cortège. Cf. n. (2).

(n) T : ... l'impossible > impassible et inoubliable aspect d'un hibou sérieux jusqu'à l'éternité. — Il s'agit évidemment d'une simple coquille, mais sa correction doit être justifiée parce que le résultat n'est pas insignifiant, comme c'est généralement le cas des coquilles ! Ici, l'adjectif doit s'« accorder » au mot auquel il se rapporte. Un aspect ne peut être impossible. Il s'agit d'un aspect impassible inoubliable.

(o) Que ce serait d'autant inutile. L'adverbe n'a pas sa place ici et on comprend mal ce que Ducasse voulait exprimer. Peut-être tout autant ? Tous les traducteurs donnent en espagnol, également, qui n'est qu'un succédané, bel effort pour rendre le sens, mais non la lettre du texte. Comme il le fait très souvent, Méndez réécrit le texte (pero será del todo inútil, mais ce serait tout à fait inutile). Somme toute, c'est Álverez qui a trouvé la meilleure « interprétation » : il soustrait l'adverbe, ajoutant aunque, même si, en tête de la proposition : même si vous ouvriez les yeux comme la porte d'un four, ce serait inutile.

(p) La figure de l'enfant, s'élevant doucement, au-dessus du cercueil découvert : la remarque peut paraître très curieuse, mais l'observation est au contraire fort juste. Lorsqu'on soulève le couvercle du cercueil, pour regarder une dernière fois le défunt, le visage paraît s'élever.

(q) D'un symbole, mis pour d'un symbolisme.

(r) T : S'il avait cru que la mort est > était aussi peu sympathique dans sa naïveté... — La concordance des temps exige ici la subordonnée à l'imparfait (parce que l'accent n'est pas mis sur cette subordonnée, mais sur la principale). Exemple : « j'ai dit que le peuple anglais n'était pas un peuple logicien » (Mauriac, Grevisse, par. 1049, 2e, a).

(s) T : «Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier; mais, moi, je le sais ». — J'ajoute les guillemets qui manquent à cette phrase. Le prêtre a vu et reconnu Maldoror, il sera terrifié ensuite d'entendre approcher le galop irrégulier de son cheval; ce petit anachronisme ne surprendra pas le lecteur des Chants.

      Le narrateur vient d'identifier Maldoror; la phrase ne s'adresse donc pas au lecteur. Il apparaît en effet qu'il s'agit d'une déclaration du prêtre. Elle doit donc venir entre guillemets. Manifestement, les guillemets que je viens de soustraite, cf. v. (3), avaient été malencontreusement déplacés et mal placés par le typographe.

(t) Les notations sont si peu nombreuses, que le lecteur n'aura rien retenu du manteau de Maldoror. Strophe 1.13, on voyait Maldoror « pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis qu'il porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir » (p. 55: 11-14). Rappelé en deux mots au chant suivant, strophe 2.11, « l'homme au manteau » (p. 109: 14).

      Il s'agit en fait d'une figure du roman populaire, que le lecteur aura à l'esprit, celle qui fait ici « du héros l'analogue d'un traître ou d'un conjuré, [correspondant] à l'expression espagnole typique, embozado » (Steimetz, GF). Embozarse, cacher une partie de sa figure avec le col de son manteau (ici, son manteau), avec sa cape.

(u) Ajouter de nouveau, explétisme, mais on devrait plutôt lire, répéta-t-il.

(v) Étreignant la ligne d'horizon. En anglais, en italien, en catalan et dans la plupart des traductions en castillan, on interprète « enlaçant » (la ligne d'horizon). Si l'on suit la trajectoire de Maldoror, n. (8), cette phrase est vraiment énigmatique, car le bruit du galop se rapproche, tandis le cavalier « étreint » la ligne d'horizon, horizon vers lequel il va se diriger. On devrait comprendre que Maldoror se détache sur la ligne d'horizon (l'étreignant, l'embrassant, s'y découpant), au point culminant de l'asymptote, devant le portail du cimetière, au moment précis où il va se lancer vers... l'horizon.


3. Notes

(1) Bien entendu, le principe moral est évangélique, généralement traduit en français par le précepte « ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux » (Luc, 6: 31, repris par Matthieu, 7: 12, qui en fait un renversement de la loi du talion, 5: 38-48). Nous sommes, dans cette strophe, en domaine religieux.

      Mais il faut faire attention que Ducasse est très éloigné ici de la lettre du texte évangélique; que la fameuse « règle d'or » est millénaire (voyez André Couture, Université Laval, « La règle d'or, ou "Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fasse" », < enseigner-ecr.org >; et, surtout, qu'il s'agit d'un adage de la morale populaire. Bref, l'ouverture de la strophe qui va décrire un « cortège funéraire » est un exposé plaisant qui ne fait, évidemment, ni ne comporte aucune référence évangélique, comme les éditions commentées en donnent l'impression. Cela doit donc être corrigé.

      Du point de vue discursif, cf. n. (a), le commentaire moral pose que le chant qui réjouira le défunt (c'est certain) nous vaudra (peut-être) qu'on chante aussi pour nous (pour nous réjouir, ce qui n'a pas l'air d'être trop certain).

(2) Rien depuis le début de la strophe ne laissait croire aux obsèques d'un jeune enfant de dix ans, bien au contraire. Et cela est évidemment exceptionnel en rédaction, surtout dans une oeuvre explicitement littéraire, poétique : l'auteur l'imagine manifestement, ici, à la suite de sa parenthèse. Il s'agit d'un trait de la structure événementielle du récit de rêve. J'en expose un autre n. (m).

(3) Isidore Ducasse vient d'exposer et va maintenant illustrer ce que Pierre Reverdy présentera ainsi, citation reprise du Premier Manifeste du surréalisme (1924) d'André Breton (Manifestes, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 34) :

      « L'image est une création pure de l'esprit.
      « Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
      « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte — plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique... etc. ».

      Le « etc. » est significatif, car il s'agit des trois premiers alinéas de l'article intitulé « L'image » paru en tête de la revue Nord-Sud (no 13, 1er mars 1918), revue fondée et dirigée par P. Reverdy (1917-1918). L'article, qui ne doit manifestement rien aux Chants de Maldoror, est une suite de notes ou de réflexions découlant des trois alinéas qu'on vient de lire, sur trois pages (les trois premières du numéro, accompgnées d'un dessin de Georges Braque). On peut en retenir l'affirmation suivante : « on crée [...] une forte image neuve pour l'esprit, en rapprochant sans comparaison deux réalités distantes dont l'esprit seul a saisi les rapports », et encore, « Une image sera forte parce que [...] l'association des idées est lointaine et juste. / Le résultat obtenu contrôle immédiatement la justesse de l'association ».

      En revanche, si André Breton reprend l'enseignement de Pierre Reverdy, il va l'ajuster plus loin, dans son premier manifeste, avec des exemples pris des Chants de Maldoror (p. 54). Et il en tirera sa théorie de l'image surréaliste. Exactement celle qu'expose ici Isidore Ducasse, en 1869.

(4) Nouvel emprunt, après les trois de la strophe 5.2, n. (2), à l'Encyclopédie de Jean-Charles Chenu, très nettement intégrée au texte de la strophe (avec la réécriture de la finale de l'emprunt). Je recopie l'« introduction » du texte emprunté, comme l'avait fait Maurice Viroux (p. 639), d'abord parce que J.-C. Chenu reconnaît son emprunt à Buffon, comme l'a lu Ducasse, mais ensuite et surtout parce qu'il qualifie l'extrait emprunté par notre auteur, l'attribuant à « l'élégant écrivain ».

      Aussi les ornithologistes ont-ils plus varié dans le mode de composition des milvinés que pour aucune autre famille : le seul caractère vraiment remarquable chez celle-ci, et dont les éléments soient uniformes, étant le développement considérable de leurs ailes, qui ne manqua pas de frapper l'oeil et l'imagination de Buffon, car ses réflexions à cet égard sur le vol du milan royal peuvent s'appliquer à toute la famille. « Il a, dit l'élégant écrivain, les ailes proportionnellement plus longues que les buses, et le vol bien plus aisé : aussi passe-t-il sa vie dans l'air. Il ne se repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces immenses; et ce grand mouvement n'est point un exercice de chasse, ni poursuite de proie, ni même de découverte; car, il ne chasse pas; mais, il semble que le vol soit son état naturel, sa favorite situation (va). L'on ne peut s'empêcher d'admirer la manière dont il l'exécute. Ses ailes longues et étroites paraissent immobiles; c'est la queue qui croit (vb) diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas : elle agit sans cesse. Il s'élève sans effort; il s'abaisse comme s'il glissait sur un plan incliné; il semble plutôt nager que voler; il précipite sa course, il la ralentit, s'arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant des heures entières, sans qu'on puisse (vc) s'apercevoir d'aucun mouvement dans ses ailes.

      —— J.-C. Chenu. Encyclopédie, « Oiseaux », vol. 6, 1854, p. 87.

(va) Inversion de Ducasse : sa situation favorite > favorite situation.

(vb) p. 264: 25-27 ... c'est la queue qui semble > croit diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas, [et] elle agit sans cesse...

(vc) Troisième variante, pour intégrer le texte de l'Encyclopédie au déroulement de la strophe : ... des heures entières sans qu'on puisse... > des heures entières. L'on ne peut... Suivra le plus pur style de Ducasse, l'ouverture des yeux aussi grande que la porte d'un four !

Comme on le voit, Ducasse se moque un peu de l'« élégant écrivain », s'amusant à personnifier la queue du volatile !

(5) Au sujet les deux termes de sa narquoise comparaison, ce dernier mot a ici le même « double sens » que dans la comparaison de Pierre Reverdy citée plus haut (3). En effet, l'image surréaliste peut bien être une « comparaison » (ce sera le cas des beaux comme dont Breton donnera justement un exemple), mais ce ne sera pas celle de la rhétorique classique, dont Ducasse vient justement de nous servir l'exemple des montées comparables de la figure de l'enfant et du nénuphar !

      À remarquer que la conclusion, en dépit du comique, qu'en tire Ducasse, est déjà celle de Reverdy, aux derniers mots de la citation ci-dessus, la puissance de la réalité poétique, celle du langage poétique qui transfigure les « objets et spectacles » les plus quotidiens, vulgaires même.

(6) Rédaction : pourquoi le cortège s'arrête-t-il à l'entrée du cimetière ? Pourquoi la fosse a-t-elle été creusée au seuil du cimetière ? Je crois que cela s'explique par la trajectoire que suivra Maldoror sur son cheval (voir la n. qui suivra). Ainsi l'auteur a déjà imaginé, à ce point de sa composition, le fait d'entremêler l'oraison du prêtre avec l'apparition et la disparition de son héros du mal.

(7) Ducasse va reprendre maintenant les « phrases multicolores » qui présidaient, dans les murailles du cimetière, à l'inhumation des poux (strophe 2.9) « sur l'immortalité de l'âme, sur le néant de la vie, sur la volonté inexplicable de la Providence » (p. 92: 25 - 93: 2).

(8) La trajectoire de Maldoror va décrire une courbe asymptotique, de telle sorte que le lecteur sait que, venant de loin, il s'approche de plus en plus des murailles du cimetière; le prêtre va également entendre de mieux en mieux le bruit de la course, jusqu'à reconnaître le pas irrégulier du galop du cheval; puis au point de se trouver devant le portail du cimetière, c'est de là qu'il s'éloignera vers l'horizon, où il sera bientôt sur le point de disparaître dans la bruyère.

      Cette analyse se heurte toutefois au verbe étreindre (la ligne d'horizon). Voir la n. (v).


4. Faurissonneries

      La « lecture » de cette strophe par Robert Faurisson est tellement fautive qu'il me faudra tenter d'expliquer comment il a pu en venir à ces aberrations.

1. La désignation de la strophe comprend un [sic] mal placé : « Silence ! il passe un cortège [sic] funéraire à côté de vous... » (p. 141). Et cela sera répété dans le corps de l'analyse. C'est évidemment l'adjectif funéraire qui devait se mériter ce [sic], certainement pas le cortège, puisque « cortège funèbre » est presque un syntagme figé. Mais cette faute d'analyse lexicale ne compte pour rien en regard des aberrations de l'analyse narrative.

2. Mais c'est d'abord le supposé résumé qui surprend beaucoup plus que d'habitude : « Résumé : pendant que le prêtre des religions prononçait quelques paroles sur la tombe d'un enfant de dix ans [...], je vins à passer sur mon cheval blanc avec ma figure de platine » (p. 141). Le narrateur de la strophe précédente, 5.5, est Maldoror, cela ne fait aucun doute, même s'il ne se nomme jamais. Mais ici, en 5.6, le narrateur ne peut pas être Maldoror, c'est impossible, puisqu'il nomme Maldoror, un personnage de son récit. Il s'agit donc du narrateur hétérodiégétique qu'on désigne par convention sous le nom du comte de Lautréamont.

      D'ailleurs, comment Maldoror se décrirait-il lui-même comme un homme « à la figure de platine » ? Puisque c'est impossible, on voit tout de suite le renversement de la narration. R. Faurisson, lui, ne l'a pas vu.

      S'agenouiller, « telle est l'invite de Maldoror »; le prêtre « aperçu par Maldoror »; la comparaison avec le vol du milan : « Maldoror a pris soin de la préparer de longue main » (p. 142), etc.

3. Et l'analyse de se terminer sur l'aberration absolue : « Vint à passer Maldoror » ! (p. 143). Et d'en conclure : mais « le lecteur s'avise que si Maldoror ne fait que passer au galop, on comprend mal comment il a pu "textuellement" [allusion au « textuel ! » (p. 266: 9)] rapporter le discours que le prêtre tenait avant sa venue. Mais ce ne sont là que mesquineries ». Bien entendu, R. Faurisson, lui, ne s'est pas avisé qu'il inventait un problème qui n'existe pas, ce qu'il aurait dû comprendre par cette conclusion même.

4. La grossière faute d'analyse s'explique pourtant. Le parti pris et la « thèse » du professeur le conduisent à reconstruire le personnage de Maldoror totalement, différent de celui mis en place par l'auteur des Chants. D'où les deux mouvements contradictoires complémentaires : R. Faurisson dénigre et ridiculise la composition, la rédaction et la narration de la strophe (sans tenir aucun compte de son sens et de sa valeur littéraire); il pose ensuite que tout cela est l'oeuvre de Maldoror; le Maldoror de Ducasse se moque donc de son lecteur et il donne même un nom à ce narrateur qu'il s'invente : « monsieur Prud'homme » !

5. À cela s'ajoute la faute de lecture littérale. Soit la parenthèse qui ouvre la strophe, précisant que sa première phrase n'est pas un ordre formel, mais un souhait en mode impératif. « On se demande, écrit R. Faurisson, si dans toute l'histoire de notre littérature un ordre de ce genre a jamais été donné au lecteur » (textuel ! p. 141). Suit une mauvaise explication de l'« explication de texte » exposée par le narrateur, le professeur ne comprenant pas le sens de « simple forme impérative ». — Cf. n. (a).

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe