El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 5, strophe 7 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

P. 268
 

 
5
 



10




15


 

20


 

25

 

P. 269



5




10


 
 
15




20
 
 


25

 
 
P. 270
 

 
5



 
10
 


 
15

 

 
20
 



25



P. 271
 

 
5
 
 


10
 



15

 


20
 

 

25


 
P. 272
 
 

5




10




15




20
 



25


 
P. 273
 


5
 



10




15
 

 
 
20
 
 
 
 
25


 
P. 274

 

5
 



10



 
15

 


20

 


25

 
 
P. 275
 
 

5
 



10




15



 
20




25



P. 276

 

5
 



10




15




20

 


25



P. 277


 
5
 
 


10

 


15

 


20



 
25



P. 278

 

5




10

 
 
 
15


 

20


 
 
25



P. 279



5
 
 
 

10
 

 

15
 
 


20
 



25
      « Chaque nuit, à l'heure où le sommeil est parvenu
à son plus grand degré d'intensité (a), une vieille
araignée de la grande espèce (1) sort lentement sa (b) tête
d'un trou placé*i sur le sol, à l'une des intersections
des angles
de la chambre. Elle écoute attentivement
si quelque bruissement*g remue encore ses mandibules
dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte,
elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter
de brillantes personnifications les trésors de la
littérature, que d'attribuer des mandibules au bruissement*g (c).
Quand elle s'est assurée que le silence règne
aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs
de son nid, sans le secours de la méditation (d),
les diverses parties de son corps, et s'avance à pas
comptés vers ma couche. Chose remarquable ! moi
qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me
sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand
elle grimpe le long des pieds d'ébène de mon lit de
satin*i. Elle m'étreint la gorge avec les pattes, et me
suce le sang avec son ventre (2). Tout simplement ! Combien
de litres d'une liqueur pourprée, dont vous
n'ignorez pas le nom, n'a-t-elle pas bus, depuis
qu'elle accomplit le même manège avec une persistance
digne d'une meilleure cause ! Je ne sais pas ce
que je lui ai fait, pour qu'elle se conduise de la sorte
à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par inattention ?
Lui ai-je enlevé ses petits ? Ces deux hypothèses,
sujettes à caution, ne sont pas capables de soutenir
un sérieux examen; elles n'ont même pas de la
peine à provoquer un haussement dans mes épaules
et un sourire sur mes lèvres, quoique l'on ne doive se
moquer de personne (e). Prends garde à toi, tarentule
noire (3); si ta conduite n'a pas pour excuse un irréfutable
syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut,
par un dernier effort de ma volonté agonisante,
je romprai le charme avec lequel tu retiens mes
membres dans l'immobilité, et je t'écraserai entre
les os*s de mes doigts, comme un morceau de matière
mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que
je t'ai donné la permission de laisser tes pattes
grimper sur l'éclosion*i de la (f) poitrine, et de là jusqu'à
la peau*s qui recouvre mon visage; que par conséquent,
je n'ai pas le droit de te contraindre*i. Oh ! qui
démêlera mes souvenirs confus ! Je lui donne pour
récompense ce qui reste de mon sang : en comptant
la dernière goutte inclusivement, il y en a pour
remplir au moins la moitié d'une coupe d'orgie ». Il
parle, et il ne cesse de se déshabiller (g). Il appuie une
jambe sur le matelas, et de l'autre, pressant le parquet
de saphir afin de s'enlever, il se trouve étendu
dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas
fermer les yeux, afin d'attendre son ennemi de pied
ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la même résolution,
et n'est-elle pas toujours détruite par
l'inexplicable image*i de sa promesse fatale ? Il ne dit
plus rien, et se résigne avec douleur*i; car, pour lui le
serment est sacré. Il s'enveloppe majestueusement
dans les replis (h) de la soie, dédaigne d'entrelacer les
glands d'or de ses rideaux, et, appuyant les boucles
ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges
du coussin de velours, il tâte, avec la main, la large
blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris
l'habitude de se loger, comme dans un deuxième
nid, tandis que son visage respire la satisfaction. Il
espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui !)
verra la dernière représentation (i) de la succion immense;
car, son unique voeu serait que le bourreau
en finît avec son existence : la mort, et il sera content.
Regardez cette vieille araignée de la grande
espèce, qui sort lentement sa tête d'un trou placé*i sur
le sol, à l'une des intersections des angles*h de la
chambre. Nous ne sommes plus dans la narration (4).
Elle écoute attentivement si quelque bruissement*g
remue encore ses mandibules dans l'atmosphère.
Hélas ! nous sommes maintenant arrivés*h dans le réel,
quant à ce qui regarde la tarentule, et, quoique l'on
puisse*r mettre un point d'exclamation à la fin de
chaque phrase, ce n'est peut-être pas une raison pour
s'en dispenser ! Elle s'est assurée que le silence règne
aux alentours; la voilà qui retire successivement
des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation,
les diverses parties de son corps, et s'avance
à pas comptés vers la couche de l'homme solitaire.
Un instant elle s'arrête; mais il est court, ce moment
d'hésitation. Elle se dit qu'il n'est pas temps encore
de cesser de torturer, et qu'il faut auparavant donner
au condamné les plausibles raisons qui déterminèrent
la perpétualité *i du supplice. Elle a grimpé à
côté de l'oreille de l'endormi. Si vous voulez ne pas
perdre une seule parole de ce qu'elle va dire, faites
abstraction des occupations étrangères qui obstruent
le portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant
de l'intérêt que je vous porte, en faisant
assister votre présence*s aux scènes théâtrales qui me
paraissent dignes d'exciter une véritable attention de
votre part; car, qui m'empêcherait de garder, pour
moi seul, les événements que je raconte ? « Réveille-
toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelette
décharné. Le temps est venu d'arrêter la main de la
justice (j). Nous ne te ferons pas attendre longtemps
l'explication que tu souhaites. Tu nous écoutes,
n'est-ce pas ? Mais ne remue pas tes membres; tu es
encore aujourd'hui sous notre magnétique pouvoir,
et l'atonie encéphalique persiste : c'est pour la dernière
fois. Quelle impression la figure d'Elsseneur
fait-elle dans ton imagination ? Tu l'as oublié ! Et ce
Réginald, à la démarche fière, as-tu gravé ses traits
dans ton cerveau fidèle ? Regarde-le caché dans les
replis des rideaux; sa bouche est penchée vers ton
front; mais il n'ose te parler, car il est plus timide
que moi. Je vais te raconter un épisode de ta jeunesse (k),
et te remettre dans (l) le chemin de la mémoire... ».
Il y avait longtemps que l'araignée avait
ouvert son ventre, d'où s'étaient élancés deux adolescents,
à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant
à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit,
comme pour garder désormais le sanctuaire du sommeil.
« Celui-ci, qui n'a pas encore cessé de te regarder,
car il t'aima beaucoup, fut le premier de nous
deux auquel tu donnas ton amour. Mais tu le fis
souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère.
Lui, il ne cessait d'employer ses efforts à n'engendrer
de ta part aucun sujet de plainte contre lui :
un ange n'aurait pas réussi. Tu lui demandas, un
jour, s'il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage
de la mer. Tous les deux, comme deux cygnes,
vous vous élançâtes en même temps d'une roche à
pic. Plongeurs éminents, vous glissâtes dans la
masse aqueuse, les bras étendus entre la tête, et se
réunissant aux mains (m). Pendant quelques minutes,
vous nageâtes entre deux courants. Vous reparûtes
à une grande distance, vos cheveux entremêlés entre
eux (n), et ruisselant du liquide salé. Mais quel mystère
s'était-il donc passé sous l'eau, pour qu'une longue
trace (o) de sang s'aperçût à travers les vagues ? Revenus
à la surface, toi, tu continuais de nager, et tu
faisais semblant de ne pas remarquer la faiblesse
croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement
ses forces, et tu n'en poussais pas moins tes larges
brassées vers l'horizon brumeux, qui s'estompait devant
toi. Le blessé poussa des cris de détresse, et tu
fis le sourd. Réginald frappa trois fois l'écho des syllabes
de ton nom, et trois fois tu répondis par un cri
de volupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y
revenir, et s'efforçait en vain de suivre les sillons de
ton passage, afin de t'atteindre*i, et reposer un instant
sa main sur ton épaule (p). La chasse négative (q) se
prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces,
et, toi, sentant croître les tiennes. Désespérant
d'égaler ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur
pour lui recommander son âme, se plaça sur le dos
comme quand on fait la planche, de telle manière
qu'on apercevait le coeur battre violemment sous sa
poitrine, et attendit que la mort arrivât, afin de ne
plus attendre. En cet instant, tes membres vigoureux
étaient à perte de vue*f, et s'éloignaient encore,
rapides comme une sonde qu'on laisse filer. Une
barque, qui revenait de placer ses filets au large,
passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginald
pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans
leur embarcation. On constata la présence*s d'une
blessure au flanc droit; chacun de ces matelots expérimentés
émit l'opinion*h qu'aucune pointe d'écueil
ou fragment de rocher n'était susceptible de percer
un trou si microscopique et en même temps si profond.
Une arme tranchante, comme le serait un stylet
des plus aigus, pouvait seule s'arroger des droits
à la paternité d'une si fine blessure. Lui, ne voulut
jamais raconter les diverses phases du plongeon, à
travers les entrailles des flots, et ce secret, il l'a
gardé jusqu'à présent. Des larmes coulent maintenant
sur ses joues un peu décolorées, et tombent sur
tes draps : le souvenir est quelquefois plus amer que
la chose (r) (5). Mais moi, je ne ressentirai pas de (s) pitié :
ce serait te montrer trop d'estime. Ne roule pas dans
leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt.
Tu sais que tu ne peux pas bouger. D'ailleurs, je
je n'ai pas terminé mon récit. — Relève ton glaive,
Réginald, et n'oublie pas si facilement la vengeance.
Qui sait ? peut-être un jour elle viendrait te faire des
reproches. — Plus tard, tu conçus des remords dont
l'existence*s devait être éphémère; tu résolus de racheter
ta faute par le choix d'un autre ami, afin de le
bénir et de l'honorer. Par ce moyen expiatoire, tu
effaçais les taches du passé, et tu faisais retomber
sur celui qui devint la deuxième victime, la sympathie
que tu n'avais pas su montrer à l'autre. Vain
espoir; le caractère ne se modifie pas d'un jour à
l'autre, et ta volonté resta pareille à elle-même.
Moi, Elsseneur, je te vis pour la première fois, et,
dès ce moment, je ne pus t'oublier. Nous nous regardâmes
pendant quelques instants, et tu te mis à sourire.
Je baissais les yeux, parce que je vis dans les
tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais si,
à l'aide*i d'une nuit obscure, tu t'étais laissé choir
secrètement jusqu'à nous de la surface*s de quelque
étoile; car, je le confesse, aujourd'hui qu'il n'est pas
nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux
marcassins de l'humanité*v; mais une auréole*s de
rayons étincelants enveloppait la périphérie de ton
front. J'aurais désiré lier des relations intimes avec
toi; ma présence*s n'osait approcher devant la frappante
nouveauté de cette étrange noblesse, et une
tenace terreur rôdait autour de moi. Pourquoi n'ai-je
pas écouté ces avertissements de la conscience ?
Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation,
tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis
courageusement ma main dans la tienne, et, après
cette action, je me sentis plus fort; désormais (t) un
souffle de ton intelligence était passé dans moi (u). Les
cheveux au vent et respirant les haleines des brises,
nous marchâmes quelques instants devant nous (v), à
travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins,
de grenadiers et d'orangers (6), dont les senteurs
nous enivraient. Un sanglier frôla nos habits (w) à toute
course
, et une larme tomba de son oeil, quand il me
vit avec toi : je ne m'expliquais pas sa conduite.
Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les
portes d'une cité populeuse. Les profils des dômes,
les flèches des minarets et les boules de marbre des
belvédères découpaient vigoureusement leurs dentelures (7),
à travers les ténèbres, sur le bleu intense du
ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en (x) cet endroit,
quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmes
le bas des fortifications externes, comme des
chacals nocturnes; nous évitâmes la rencontre des
sentinelles aux aguets; et nous parvînmes à nous
éloigner, par la porte opposée, de cette réunion solennelle
d'animaux raisonnables, civilisés comme
les castors. Le vol du fulgore porte-lanterne (8), le
craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents
de quelque loup lointain accompagnaient
l'obscurité de notre marche incertaine, à travers la
campagne. Quels étaient donc tes valables motifs*h
pour fuir les ruches humaines ? Je me posais cette
question avec un certain trouble; mes jambes d'ailleurs
commençaient à me refuser un service trop
longtemps prolongé. Nous atteignîmes enfin la lisière
d'un bois épais, dont les arbres étaient entrelacés
entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables,
de plantes parasites, et de cactus à épines
monstrueuses (9). Tu t'arrêtas devant un bouleau (10). Tu
me dis de m'agenouiller pour me préparer à mourir;
tu m'accordais un quart d'heure pour sortir de cette
terre (y). Quelques regards furtifs, pendant notre longue
course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne
t'observais pas, certains gestes dont j'avais remarqué
l'irrégularité de mesure et de mouvement se
présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les
pages ouvertes d'un livre (z). Mes soupçons étaient confirmés.
Trop faible pour lutter contre toi, tu me
renversas à terre, comme l'ouragan abat la feuille du
tremble. Un de tes genoux sur ma poitrine, et
l'autre appuyé sur l'herbe humide, tandis qu'une de
tes mains arrêtait la binarité de mes bras dans son
étau, je vis l'autre sortir un couteau, de la gaine appendue*v
à ta ceinture. Ma résistance était presque
nulle, et je fermai les yeux : les trépignements d'un
troupeau de boeufs s'entendirent à quelque distance,
apportés par le vent. Il s'avançait comme une locomotive,
harcelé par le bâton d'un pâtre et les mâchoires (aa)
d'un chien. Il n'y avait pas de temps à
perdre, et c'est ce que tu compris; craignant de ne
pas parvenir à tes fins, car l'approche d'un secours
inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et
t'apercevant que tu ne pouvais rendre immobile (ab)
qu'un de mes bras à la fois, tu te contentas, par un
rapide mouvement imprimé à la lame d'acier, de me
couper le poignet*i droit. Le morceau, exactement détaché,
tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que
j'étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas
comment le pâtre vint à mon secours, ni combien de
temps devint nécessaire à ma guérison. Qu'il te suffise
de savoir que cette trahison, à laquelle je ne
m'attendais pas, me donna l'envie de rechercher la
mort. Je portai ma présence*s dans les combats, afin
d'offrir ma poitrine aux coups. J'acquis de la gloire
dans (ac) les champs de bataille; mon nom était devenu
redoutable même aux plus intrépides, tant mon artificielle
main de fer répandait le carnage et la destruction
dans les rangs ennemis. Cependant, un jour
que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu'à l'ordinaire,
et que les escadrons, enlevés de leur base,
tourbillonnaient, comme des pailles, sous l'influence
du cyclone de la mort, un cavalier, à la démarche
hardie, s'avança devant moi, pour me disputer la
palme de la victoire. Les deux armées s'arrêtèrent,
immobiles, pour nous contempler en silence (11). Nous
combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les
casques brisés. D'un commun accord, nous cessâmes
la lutte, afin de nous reposer, et la reprendre ensuite
avec plus d'énergie. Plein d'admiration pour son adversaire,
chacun lève sa propre (ad) visière : « Elsseneur !... »,
« Réginald !... », telles furent les simples
paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en
même temps (12). Ce dernier, tombé dans le désespoir
d'une tristesse inconsolable, avait pris, comme moi,
la carrière des armes, et les balles l'avaient épargné.
Dans quelles circonstances nous nous retrouvions !
Mais ton nom ne fut pas prononcé ! Lui et moi, nous
nous jurâmes une amitié éternelle; mais, certes, différente
des deux premières dans lesquelles tu avais
été le principal acteur ! Un archange, descendu du
ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous
changer en une araignée unique, et de venir chaque
nuit te sucer la gorge, jusqu'à ce qu'un commandement
venu d'en haut arrêtât le cours du châtiment.
Pendant près de dix ans, nous avons hanté ta couche.
Dès aujourd'hui (ae), tu es délivré de notre persécution.
La promesse vague dont tu parlais, ce n'est pas à
nous que tu la fis, mais bien à l'Être qui est plus
fort que toi : tu comprenais toi-même (af) qu'il valait
mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-
toi, Maldoror ! Le charme magnétique qui a pesé sur
ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux
lustres, s'évapore ». Il se réveille comme il lui a été
ordonné, et voit deux formes célestes disparaître
dans les airs, les bras entrelacés*i. Il n'essaie pas de
se rendormir. Il sort lentement, l'un après l'autre,
ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa
peau*s glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique.
Sa chemise seule recouvre son corps. Il
cherche des yeux la carafe de cristal afin d'humecter
son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la
fenêtre. Il s'appuie sur le rebord. Il contemple la
lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons
extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des
atomes d'argent d'une douceur ineffable (ag). Il attend
que le crépuscule du matin vienne apporter, par le
changement de décor, un dérisoire soulagement
à son coeur bouleversé.

FIN DU CINQUIÈME CHANT


1. Variantes

Corrections justifiées

0) 270 : 21 ... quoique l'on pourrait > puisse mettre un point d'exclamation à la fin de chaque phrase, ce n'est peut-être pas une raison pour s'en dispenser !

      La correction n'a pas à être justifiée : elle est portée comme une faute corrigée d'office dans les règles d'établissement. Philippe Sellier est le seul à l'avoir signalée (en tête de son édition critique, p. 8), quoique son analyse ne soit pas correcte : Ducasse ne présente aucune « indifférence au "bien dire" »; il s'agit d'un parfait bilingue qui ne contrôle pas bien l'une de ses deux langues (sans compter qu'ici, on va le voir, il s'agit d'une bourde, non d'une faute).

      Quoique. La conjonction se trouve 40 fois dans les chants; six fois seulement elle n'implique pas le système verbal à un mode personnel; dans le cas contraire, c'est 34 fois, quoique commande toujours le subjonctif, à une exception près, celle-ci. Or, il s'agit d'une simple distraction, car l'emploi du conditionnnel avec quoique en langue parlée populaire ne sera pas fréquent avant le XXe siècle. Sur les 909 occurrences de quoique, au TLF de 1860 à 1870, la seule cooccurrence avec le conditionnel « pourrait » est celle de Ducasse qu'on trouve ici.

1) 272 : 21 ... vos cheveux entremêlés entre eux, et ruisselants > ruisselant du liquide salé...

      La faute anodine que je comptais enregistrer dans les évidentes coquilles, doit être corrigée et la correction justifiée, parce que tous les éditeurs, sans exception, la répète, sans jamais la commenter. On ne peut pas le leur reprocher, car la distinction du participe présent et de l'adjectif verbal n'est pas toujours facile et qu'en cas de doute, on laisse à l'auteur son bénéfice (Grevisse, par. 772; Haase, art. « participe passé »). Or, ici, il n'y a pas de doute possible, ruisselant n'est pas un adjectif verbal, mais un participe présent et il ne doit pas s'accorder. Il signifie « les cheveux entremêlés qui ruisselaient de l'eau de mer ». On en fait la démonstration en appliquant la translation scolaire (en changeant le déterminé masculin par un féminin) : les cheveux entremêlés et la chevelure ruisselant d'eau de mer.

2) 272 : 21 Mais quel mystère s'était > s'était-t-il donc passé sous l'eau... ?

      Même remarque qu'à la correction justifiée précédente : les éditeurs, en reproduisant l'interrogative sans sa narque formelle, contreviennent au style de Ducasse qui l'utilise toujours et partout, des centaines de fois.

3) 274 : 6 Mais moi, je ne ressentirai pas de la > de pitié : ce serait te montrer trop d'estime; cf. n. (s).


2. Commentaires linguistiques

      Cette dernière strophe de l'épopée est improvisée, à tous les niveaux, surtout au niveau narratif, le narrateur décrivant une situation inexplicable et rapportant vaguement de vagues permissions et promesses de son personnage, pour en improviser finalement des explications et des révélations à la toute fin de la strophe, après le récit de deux histoires (qui vont finalement se nouer) que rien ne laissait prévoir.

      Mais c'est le niveau linguistique qui nous importe ici : on ne peut probablement pas dire que cette strophe est la plus mal rédigée depuis le début, mais disons qu'elle laisse, pour finir, une très mauvaise impression. On pourra penser que mes commentaires critiques sont très nombreux, mais en réalité je n'ai relevé que les incorrections, approximations et glissements morphologiques (très souvent dûs à l'hispanisme) qui faisaient la preuve sans conteste d'une rédaction française défectueuse. J'ai laissé de côté tout ce qui pouvait porter à discussion ou paraître bien secondaire (surtout si la défectuosité ou la faiblesse est évidente), car il n'était pas nécessaire d'en rajouter, puisque toutes les phrases de la strophe devraient être « reprises » une à une (inversion de propositions dans la phrase, désarticulations ou mauvaises articulations syntaxiques, inversions inadéquates en français de l'adjectif et du substantif, concordance des temps qui laisse à désirer, mauvaise utilisation des adverbes de négation, approximations lexicales souvent proches du charabia; et je n'ai relevé que quelques exemples de l'utilisation inadéquate des prépositions, généralement dues à l'hispanisme). Comme je l'ai souvent écrit, c'était probablement le prix à payer pour la réalisation de figures et de phrases de toute beauté, mais disons que dans cette strophe, on l'aura payé cher ! En revanche, ces commentaires linguistiques de la strophe ne devraient plus permettre d'ignorer qu'à la veille d'achever ses Chants, Isidore Ducasse était encore très loin de maîtriser la rédaction française. Il suit que les linguistes et les lexicologues devraient hésiter avant d'enregistrer ses barbarismes dans le dictionnaire du Trésor de la langue française : la perpétualité !

(a) Il faudrait plutôt écrire, à sa plus grande intensité. « Degré*h » n'a pas sa place ici. Autrement, ce serait son plus haut degré.

(b) Sa (= la) tête. Hispanisme morphologique*s.

(c) Notons que l'araignée n'est pas un insecte (elle a huit pattes, et non six) et qu'elle n'a pas de mandibules. On s'amusera de cela n. (2), pour en faire l'analyse narrative.

      Le narrateur (c'est ici Maldoror) n'a pas attribué de mandibules au bruissement (les mandibules du bruissement), ce qu'il affirme pourtant (en interprétant ainsi la figure), mais au contraire du bruissement au mandibules (= le bruissement des [= qui agite les] mandibules). L'image, absurde, est un retournement de style artiste incongrue : le bruissement agitant les mandibules de l'araignée, de sorte que ce serait là les mandibules du bruissement. — À remarquer que cette araignée est effectivement passée parmi les trésors de la littérature à cause de ce fabuleux bruissement.

(d) Sans le secours de la méditation. On comprend, sans réfléchir. Mais la notation ne s'explique pas, car rien dans le contexte ne la justifie. Au contraire, puisque l'araignée s'avance « à pas comptés », donc prudemment.

(e) Ce petit développement comprend un grand nombre de « fautes ». Se sentir paralysé dans la totalité de mon corps (= mon corps est totalement paralysé, je suis totalement paralysé, etc.); mon lit de satin*i; pour qu'elle se conduise de la sorte à mon égard (= ainsi); n'avoir pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules (= haussement d'épaules) ni même un sourire, quoique l'on ne doive se moquer de personne (= rien, s'agissant d'hypothèses). Mes parenthèses ne sont pas des corrections, mais indiquent les faiblesses du texte. D'où le contresens des traductions en espagnol (sauf Serrat et Alonso) où on lit que les deux hypothèses ne méritent pas un haussement d'épaule ou un sourire, qu'elles n'ont même pas la force de les provoquer, alors que le texte exprime lourdement le contraire.

(f) La, pour ma, poitrine. La faute est curieuse parce que le castillan abuse du possessif pour désigner les parties du corps.

(g) La lourdeur inattendue est corrigée par tous les traducteurs : il parle, sans cesser de se déshabiller (on dirait mieux, en se déshabillant).

(h) Le texte porte, au singulier, le replis. On peut hésiter à y voir une coquille et à la corriger, comme je le fais pourtant, car la figure conviendrait aux draps pour la description « poétique » du luxueux lit, dans un décor gothique. Mais, réflexion faite, cela ne concorde pas avec le style d'Isidore Ducasse. Plus loin, Réginald se cachera prosaïquement dans les replis des rideaux (p. 271: 25)

(i) On comprend qu'on doit tous espérer que ce soit la dernière réalisation, la dernière fois que la formidable succion aura lieu. Mais le vocable, représentation, n'a rien d'une incorrection ou d'une approximation : nous sommes ici au théâtre (espectáculo, Pelligrini) et nous allons assister au dernier acte (Pariente).

(j) La main de la justice ? On dit plutôt le bras de la justice. Mais rien n'empêche de traduire cela littéralement dans toutes les langues. Après tout, ce n'est ni une faute, ni une incorrection, ni un hispanisme, mais une toute petite originalité. Un seul et unique traducteur, mon frère, pinaille, avec une modeste généralisation, la acción de la justicia (Ángel Pariente).

(k) Un épisode de ta jeunesse. Comme toutes les traductions en castillan reprennent littéralement la formule, j'ai pensé que ce pouvait être un hispanisme, pour, histoire de jeunesse : raconter, rappeler une histoire de ta jeunesse. Mais je n'ai pu confirmer cette intuition. Au contraire, puisqu'on trouve l'expression française courante à la strophe 4.8, une histoire de ma jeunesse (p. 227: 1-2), toujours traduite littéralement, una historia de mi juventud.

(l) Dans, hispanisme pour, sur : en el camino. Remettre sur le chemin de la mémoire (rappeler) : la formule (de style artiste) est d'autant plus belle qu'on ne peut la translater facilement.

(m) Le plongeon : les bras étendus entre la tête, et se réunissant aux mains. Aucun plongeur ne peut comprendre une remarque aussi saugrenue. Tous les traducteurs ont compris, évidemment, que le saut se faisait « la main dans la main », mais il a fallu attendre Carlos R. Méndez pour que le lapsus soit corrigé : les bras, évidemment, ne sont pas entre... la tête, mais la tête entre les bras !

(n) Les cheveux entremêlés entre eux. Explétisme

(o) Une longue trace, c'est une traînée de sang.

(p) La phrase se lirait mieux ainsi : il se trouvait trop loin du rivage [= de la rive] pour y revenir [= parvenir], et s'efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin de t'atteindre [= te rejoindre], et reposer [= de poser] un instant sa main sur ton épaule. Revenir au rivage s'accorde mal au début de l'épisode, où l'on a plongé d'un rocher.

(q) Même si, à la toute fin de l'épopée, on a l'habitude des formules de style artiste, la chasse négative surprend par son caractère prosaïque. La figure (amusante ?) se comprend parfaitement bien, mais ne se justifie pas. — Surtout lorsqu'on vient de lire une phrase aussi belle sur l'« écho des syllabes de ton nom »... et qu'on lira ensuite « attendre la mort, afin de ne plus attendre » !

(r) La chose (rappelée) : on attend, plus amer que (ne fut) la réalité.

(s) T : Mais moi, je ne ressentirai pas de la > de pitié : ce serait te montrer trop d'estime. — La faute est injustifiable, l'article partitif s'impose.

(t) Incorrection : désormais = dès lors.

(u) Hispanisme*s : dans moi (en mí) = en moi. Faute de construction narrative : « Un jour, les cheveux aux vents... », la transition temporelle manque.

(v) Nous marchâmes devant nous = nous avançâmes.

(w) Frôla nos habits = nous frôla. Explétisme de style artiste, comme plusieurs exemples*s en ont déjà été enregistrés.

(x) En = à, cet endroit. Cf. n. (l).

(y) Sortir de cette terre. Le verbe est mis pour, quitter. Les traductions en castillan donnent plutôt, abandonner, mais leurs synonymes sont nombreux. Aucune ne donne, sortir.

(z) Cette phrase se comprend parfaitement bien, mais le lecteur doit en reformuler au moins quelques syntagmes. D'abord, le verbe observer ne convient pas, puisqu'on doit comprendre « quand je ne te regardais pas (ou que tu le croyais, alors qu'en fait je t'observais) »; ensuite, le formulation de style artiste au sujet de gestes à « l'irrégularité de mesure et de mouvement » est difficile à comprendre (des gestes démesurés et des mouvements irréguliers ?). Sans compter l'hispanisme auquel Ducasse nous a habitués : se présentèrent à ma (= la) mémoire.

(aa) Pour désigner la gueule du chien, en français, on dirait ici, au singulier, sa mâchoire, contrairement au castillan qui dit, nécessairement, las quijadas de un perro. On dira les mâchoires du chien pour en parler d'un point de vue anatomique; s'il est question de sa dentition, par exemple, on distinguera ses mâchoires supérieure et inférieure. Après l'analyse des sept occurrences du vocable dans les Chants et les emplois relativement fréquents du mot au pluriel en ce sens « singulier » en français (nos dictionnaires ne faisant jamais la distinction), je renonce à l'enregistrer au glossaire des hispanismes.

(ab) Rendre immobile, mis pour, immobiliser.

(ac) Dans (= sur) les champs de batailles, hispanisme*s déjà signalé plus haut, n. (l).

(ad) Sa propre visière. Inutile explétisme.

(ae) Dès aujourd'hui, c'est la traduction littérale de, desde hoy, dès maintenant. Mais on ne peut pas qualifier l'expression d'hispanisme. D'ailleurs, dans ce contexte, on dirait plutôt, à partir d'aujourd'hui, de maintenant.

(af) Tu comprenais toi-même. Nouvel explétisme injustifié.

(ag) S'agissant de la dernière figure de style de l'épopée, on peut se permettre de signaler cette remarquable comparaison (d'une rare beauté) inversant (apparemment) le comparant et le comparé, jusqu'à ce que l'on comprenne qu'il n'y a pas là de phalènes ! mais bien... des atomes d'argent.


3. Notes

(1) L'araignée de la grande espèce. Oubliez la mygale. Oubliez également l'araignée « vampire » et, plus généralement, le folklore sur le vampirisme, sauf évidemment la littérature populaire, très populaire, à ce sujet. — Voir la strophe 5.5, n. (5).

    Voici plutôt un exposé autobiographique propre à illustrer la culture sud-américaine d'Isidore Ducasse. Après quelques semaines en Argentine, dans mon chalet de Martín Coronado, je lis les Fictions de Borges, bien étendu sur la canapé de la salle de séjour. Je suis dans la pénombre, seul mon livre est éclairé par une petite lampe. Je crois voir un mouvement de lumière au plafond. Après une page, je ne suis plus dans la fiction, mais dans la réalité : je vois bel et bien un animal qui sort tranquillement des solives du plafond et qui écoute attentivement si quelque bruissement ne remuerait pas ses mandibules. Nord-Américain, je panique, évidemment. Car je vois bien, finalement, qu'il s'agit d'une araignée. Monstrueuse. J'ai mon fils de quatre ans, qui dort dans notre chambre, tout à côté. Je dois absolument tuer ce monstre. L'idée fort simple d'utiliser l'aspirateur que je viens tout juste d'acquérir me vient à l'esprit et, très précautionneusement, je le branche et j'approche la longue tige du monstre. Toc, toc, toc ! J'en ai aspiré souvent par la suite. Quelques mois plus tard, revenant de je ne sais où, ramenant mon fils gardé par des amis, ouvrant la porte, horreur, je vois sur le plancher une armée de dix ou quinze de ces araignées en train de manger les mouches tuées au début de la soirée. Sans moustiquaires, les mouches envahissent mon petit chalet, et le soir, les volets fermés, j'en tue quelques-unes qui passeront à l'aspirateur le lendemain matin. Erreur. Les araignées s'en régalent durant la nuit, laissant leurs corps dévidés sur place.

      Je ne connais pas le nom de ces araignées. Mes propriétaires, mes voisins, mes amis, mes collègues de Buenos Aires m'ont tous dit qu'il s'agissait de leurs « araignées domestiques »; elles sont sans danger, même si elles sont monstrueuses; dans mon souvenir de nord-américain, elles sont grosses comme le poing, un poing avec huit doigts, comme je l'ai illustré des centaines de fois pour impressionner mes interlocuteurs.

      Ce sont les araignées qui ont fréquenté Isidore Ducasse en Uruguay, durant toute sa petite enfance. À Tarbe, à Pau, puis à Paris, en région tempérée, notre poète n'a jamais vu que nos chétives et ridicules araignées domestiques, la tête plus petite qu'un pois, avec huit très longues pattes (il a dû, comme tous les enfants, leur arracher une patte pour la voir s'agiter assez longtemps dans le creux de sa main).

      L'« araignée de la grande espère » n'a aucune origine littéraire et pas grand-chose à voir avec le vampirisme, sauf le rappel anodin des légendes populaires, utilisées ici avec un sarcasme « réaliste » amusant. J'y reviens note suivante.

(2) Si Ducasse est un amateur des vulgarisations de sciences naturelles, il est clair qu'il n'a pas de connaissances précises sur les araignées. Or, ce constat est important pour l'analyse du « genre littéraire » de la présente strophe. Il apparaît que cette première des trois parties de la strophe, première partie dédoublée, ne relève nullement du récit d'aventures fantastiques, le genre correspondant notamment au vampirisme, ce qu'on a déjà établi à la strophe 5.5, comme je viens de le rappeler à la note précédente.

      Bien au contraire, le comique tient ici au caractère ultra-réaliste de la narration, d'autant que nous sommes maintenant dans la « réalité ».

      Or, il suffit de relire attentivement le texte pour voir que l'araignée de la grande espèce, la tarentule noire, la tarentule, est la personnification d'un arthropode, sans aucun rapport avec la réalité, comme le prouve la désinvolture de Ducasse : son araignée suce le sang avec son ventre ? oui, « tout simplement ! » (p. 268: 20). On me permettra de l'illustrer lourdement, pour en venir à la réalité narrative. L'araignée a huit pattes et son corps s'analyse anatomiquement en deux parties, un corps ou un thorax fortement caparaçonné et un abdomen. Rien ne lui permet de « sucer » quoi que ce soit avec ce ventre. Au contraire, c'est son système buccal (sa bouche, ses crocs et l'équivalent des mandibules des insectes, car l'araignée, qui n'est pas un insecte, n'a pas de mandibules !) qui lui est essentiel, puisqu'elle passe sa vie à chasser ses proies et à les manger. Soit dit en passant, même la tarentule ne boit pas de sang (le sang doit être « digéré » avant d'être « ingéré », ce qui caractérise la nutrition des araignées).

      Il suit que la narration, ici, n'est ni fantastique, ni réaliste, mais fantaisiste. Et là se trouve son impact considérable. On peut prétendre, en exagérant un peu, que toutes les strophes des Chants génèrent chacune son genre littéraire, son mode de narration. Mais il est certain que cette dernière strophe de l'épopée s'ouvre sur une première partie d'un genre narratif original, disons un réalisme fantasmagorique.

      Vont suivre deux récits d'aventures (évidemment réalistes, le réalisme du roman d'aventure romantique), encadrés et baignés d'une atmosphère fantastique, sous le thème de la métamorphose.

(3) La tarentule est bien une araignée (une grosse araignée), mais elle n'est pas particulièrement noire et n'est pas qualifiée comme telle, contrairement à la très dangereuse veuve qui est noire, la « veuve noire ». En France, elle se trouve en Corse et sur les pourtours de la Méditerranée.

(4) Narration. Le terme scolaire désigne le récit, qui peut être une « fiction ». Dans cette dernière strophe de l'épopée, nous avons encore droit à une remarquable analyse littéraire, narrative cette fois (après l'analyse poétique de la rhétorique de l'image à la strophe précédente).

      Il faudra attendre longtemps après Ducasse, sauf erreur, pour voir confronter la fiction et la réalité du discours narratif. Bien sûr, on oppose naturellement le « roman » et l'« histoire », tandis qu'on connaît bien le roman historique et l'histoire romancée. Mais André Gide, avec les Faux Monnayeurs, sera probablement le premier romancier moderne à jouer, dans la fiction, sur les deux tableaux, comme le fait ici Ducasse (notamment avec le « Journal » d'Édouard).

      À remarquer que le jeu consiste à opposer deux modes narratifs, la dramatisation (le discours de Maldoror) par le narrateur, et le récit (le discours de ce narrateur)... qui répétera celui de son personnage ! On pourrait penser qu'il s'agit d'une amusante plaisanterie, mais il s'agit en fait d'une très efficace illustration de ce que l'on appelle la « focalisation ». Maldoror ne peut raconter que de son point de vue, et, en fait, la question ne se pose pas, puisqu'il ne peut produire que sa version des faits; le narrateur, lui, raconte (ici) de son point de vue; il est donc « objectif », de sorte que l'araignée est forcément plus terrible... Nous ne sommes plus ici dans la « narration » !

(5) Le souvenir est quelquefois plus amer que la chose. Philippe Sellier, avec raison, rapproche cette proposition d'un passage célèbre du poème également fort connu d'Alfred de Musset, « Souvenir ». Il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste de l'enseignement de la littérature française moderne, vers les années 1860, dans les lycées, pour imaginer que le poème de Musset y est commenté pour les collégiens auxquels on a déjà présenté « Le lac » de Lamartine. Ce rappel de la dynamique du « souvenir » serait donc un souvenir de collège.

      Je me permets de résumer le contenu du poème et l'épisode biographique du « vieux » Musset (car c'est ainsi qu'il se présente, à trente ans, dans son poème). Il revient à Paris d'un séjour où il est retourné dans la forêt de Fontainebleau qu'il avait jadis parcouru avec George Sand, son premier et très grand amour. Or, le hasard veut qu'il croise son ancienne amoureuse au théâtre. Et c'est le contraire du coup de foudre : il accepte douloureusement d'enterrer (dans son coeur) ce beau souvenir de jeunesse. La simplicité du poème participe d'une expérience humaine universelle.

      Voici donc le contexte des vers qui sont vaguement restés dans la mémoire d'Isodore ducasse.

Dante (na), pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
          Cette offense au malheur ?

En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
          Est-ce toi qui l'as dit ?

Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton coeur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
          Plus vrai que le bonheur.

—— Alfred de Musset, « Souvenir » (1841), OEuvres, Paris, Charpentier, 1867, p. 122b-124a, p. 123a.

(na) Il s'agit de la pensée que Dante prête à Françoise de Rimini au Chant 5 de l'Enfer : « Et elle à moi : "Il n'est plus grande douleur / que de se ressouvenir des temps heureux / dans la misère... » (trad. J.-C. Vegliante).

Ducasse inverse l'inversion de Musset : son souvenir étant quelquefois plus douloureux que n'a été le malheur lui-même.

(6) « À travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et d'orangers... ». La proposition est recopiée de l'alinéa suivant d'un récit de voyage en Tunisie.

      Dans le mois de juin, de juillet et d'août, le thermomètre se soutient à l'ombre depuis 24 jusqu'à 30 degrés. Un grand nombre d'habitants [de Tunis] se retirent à la campagne : ils y vont respirer un air plus pur et plus frais dans leurs jardins, sous des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et d'orangers.

—— Jean-André Peyssonnel, « Premier fragment d'un voyage dans les royaumes de Tunis et d'Alger... », Nouvelles annales des voyages, de la géographie et de l'histoire..., vol. 46, 1830, tome 2, p. 202. Reproduit textuellement dans J.-A. Peyssonnel et René Louiche Desfontaines, Voyages dans les régences de Tunis et d'Alger, éd. Dureau de la Malle, Paris, De Gide, 1858, 2 vol., vol. 2, p. 18. Les deux publications populaires sont du même éditeur, De Gide.

(7) « [...] une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des minarets et les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement leurs dentelures... ». Ce fragment est vraisemblablement un autre collage, mais il ne vient pas des textes (ni des collections de textes) cités à la note précédente. La description peut convenir à de très nombreuses villes orientales d'architecture musulmane, mais la logique géographique (si l'on peut parler de logique dans les Chants de Maldoror !), voudrait que ce soit une ville de Tunisie. Je ne sais pas si La Goulette, port d'entrée de la Tunisie, pouvait correspondre à cette description au début du XIXe siècle. Je prends cet exemple parce que c'est dans cette ville balnéaire que les habitants de Tunis ont leurs résidences d'été et leurs jardins évoqués à la note précédente.

(8) Le fulgore porte-lanterne, du genre des hémiptères collirostres, est un insecte très répandu à travers le monde; en revanche, son nom, lui, n'est pas très connu, ni en France, ni en Uruguay. Mais cet insecte de grande taille a donné lieu à de nombreuses descriptions contradictoires, notamment sur sa luminosité (qui est un mythe). Il est donc probable que ce nom ait pour Ducasse une origine livresque.

      Or, il se trouve un ouvrage populaire où le nom de l'insecte est donné au féminin, comme l'écrivait Ducasse, « le vol de la fulgore porte-lanterne », variation ici corrigée d'office. Cette curiosité a été remarquée par Jean-Pierre Lassalle (« Revenir à Archimède », Cahiers Lautréamont, nos 85-88, 2008), qui croit que cette variation de genre pourrait indiquer et l'origine de la notation de Ducasse et l'hypothèse de la lecture ou de la consultation de l'ouvrage. Il s'agit de l'Univers : les infiniment grands et les infiniment petits de Félix-Archimède Pouchet (Paris, Faguet, 1865). « Tout le monde connaît le lampyre ver luisant, qui, à l'automne, donne à nos gazons l'apparence d'un ciel constellé. Mais, dans l'Amérique tropicale, il existe des insectes phosphorescents bien autrement éclatants. La [sic] Fulgore porte-lanterne peut suppléer une lampe, par sa lumière vive dont resplendit sa tête monstrueuse. Sybille de Mérian rapporte qu'à Surinam elle lisait parfois les gazettes à l'aide d'un seul de ces hémiptères » (3e éd., Hachette, 1872, p. 116-117).

      Voilà pour la trouvaille de Jean-Pierre Lassalle, qui nous en amène une autre. En effet, il est plus probable que Ducasse ait retenu la note que le même auteur avait rédigée sur l'insecte qu'il désignait déjà au féminin dans le deuxième tome de sa Zoologie classique, un ouvrage encyclopédique celui-là, que notre auteur avait déjà « utilisé » dès l'ouverture de ses Chants (1.1, notes) :

Fulgores. Front monstruosement dilaté. Antennes insérées sous les yeux.
    Ces Hexapodes résident dans les deux continents; on les trouvent sur les arbres. Leur proéminence frontale est tantôt vésiculeuse, tantôt diversement taillée. Chez plusieurs espèces elle brille, dit-on, d'une lumière phosphorique pendant les ténèbres. La [sic] Fulgore, nommée à cause de cela Porte-lanterne, paraît une de celles où ce phénomène a été le mieux constaté. Mlle de Mérian dit que l'un de ces Hémiptères lui permit de lire une gazette à l'aide de la clarté qu'il produisait; mais le botaniste Richard et Handcok nient cette assertion, et rapportent qu'elle a été inventée par les Français de la Guyanne mus par le désir d'expliquer la fonction de l'appendice diaphane, et semblable à une lanterne de corne qui se trouve au devant de la tête. Cet insecte est indigène de Cayenne et de la Guadeloupe.

—— Félix-Archimède Pachet, Zoologie classique ou Histoire naturelle du règne animal, tome 2, Paris, Roret, 1841, p. 116.

(9) «[...] bois épais, dont les arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites, et de cactus à épines monstrueuses ». Cette désignation de « plantes parasites » est ici très curieuse, entre les lianes et les cactus. Même chose pour la précision au sujet des cactus « à épines monstrueuses », qui peut paraître une pure invention ou addition stylistique, très prosaïque.

      Or, on trouve tous les ingrédients de cette description dans un fragment de l'Empire du Brésil de V.-L. Baril, Paris, Sartorius, 1862, p. 154. C'est au chapitre XI, « Richesses végétales naturelles ». Voici cet alinéa qui ouvre le chapitre : « Les vastes forêts vierges du Brésil produisent une innombrable quantité de végétaux. Les arbres y sont très élevés et entremêlés de lianes si serrés qu'elles forment un tissu ou plutôt un mur de verdure. En outre, ils sont couverts de plantes grasses aux feuilles et aux fleurs variées, qui semblent former avec l'arbre un seul et même végétal. Ces plantes parasites appartiennent à diverses familles; on trouve communément des cactus... ».

      Cela dit, les cooccurrences « arbres + lianes + plantes parasites + cactus » sont nombreuses sur Recherche de livres de Google et sur Gallica. Si l'extrait de V.-L. Baril me paraît le plus proche du texte de Ducasse, la fréquences des cooccurrences interdit pour l'instant de le déclarer comme sa « source d'inspiration ». Justement, le rapprochement devrait au moins montrer que cette phrase de Ducasse n'est pas un collage, mais bien une réécriture.

(10) Un bouleau. Amusante marque d'improvisation, car le bouleau ne se trouve pas dans la végétation tropicale, décrite à la phrase précédente.

(11) On passe abruptement des guerres du roman d'aventure moderne, avec ses obus et ses escadrons, au roman d'aventure médiéval, avec son fameux combat singulier.

(12) Évidemment, on ne savait pas que les deux personnages se connaissaient. Dans un récit de « conte merveilleux », la reconnaissance n'a pas besoin d'être justifiée.


4. Faurissonneries

      Sa lecture de cette dernière strophe de l'épopée illustre encore ce qu'on pourra nommer l'aplatissement des Chants par Robert Faurisson. Son objectif est d'imposer aux Chants une interprétation tenant du réalisme romanesque, celui du « roman d'aventure », qui ne peut évidemment convenir, et de voir dans cette discordance une faiblesse de rédaction. On a déjà rencontré de telles incongruités dans les analyses proposées par R. Faurisson. Ici, toute la première partie de la strophe repose sur les nuits de sommeil de Maldoror, ce qui est scandaleusement contradictoire avec le fait qu'on a déjà lu que notre héros ne dormait jamais (!) pour ne pas livrer sa conscience au Céleste Bandit ! — Et il n'y a pas trois strophes de cela (5.3). Ce commentaire est ridicule et ne mérite pas d'être discuté ? Bien entendu, mais il faut jouer jusqu'au bout le jeu des faurissonneries. Nous en sommes à la fin de l'épopée et R. Faurisson n'a pas encore compris deux caractéristiques complémentaires des Chants, d'abord la très grande autonomie de rédaction de chacune des strophes et ensuite (et en conséquence) les variations constantes des portraits de Maldoror, comme de la « personne » du narrateur, sans compter Dieu ou le Créateur qui passe de méchants quarts d'heure sous plusieurs formes.

      Un deuxième trait de la lecture incongrue du professeur est de prendre le texte au sens strict, comme on le fait en analysant un roman réaliste, ceux de Balzac ou de Flaubert, et à plus forte raison des romans d'aventures comme ceux d'Alexandre Dumas. Ici, nous assistons à la course d'un sanglier qui passe à toute vitesse près de Maldoror et d'Elsseneur. Mais alors, comment donc Maldoror a-t-il pu voir une larme couler de son oeil alors que l'animal a passé si vite ? se demande notre critique.

      R. Faurisson ne fait pas mieux lorsqu'il passe au détail de l'analyse lexicale. « Ce mot d'"appendue", soit dit en passant, rappelle opportunément que Maldoror a le souci du bien-dire » (p. 145). C'est une façon de faire comprendre que l'emploi de ce verbe relève de la préciosité. Et, en effet, le vocable est vieilli, sorti de l'usage courant, et présente une connotation très littéraire : appendre = « suspendre des drapeaux, des ex-voto, etc » (Larousse, qui classe le vocable comme littéraire). Et pour nous, en effet, voir Maldoror « sortir un couteau, de la gaine appendue à (sa) ceinture » (p. 277: 4) est surprenant. Or, tel n'était pas le cas pour les lecteurs d'Isidore Ducasse en 1869, car le mot est encore d'usage courant au XIXe siècle, et jusqu'en 1900, précisément. Le dépouillement des occurrences du TLF en fait la preuve en quelques secondes. Ensuite, il est important de comprendre que le premier vocable du doublet, pendre et appendre, pendu et appendu, ne saurait convenir ici, car pour notre bilingue cela correspond au doublet, pender et colgar. Et, dans le contexte, on ne trouvera pas de meilleur équivalent de colgar (au XIXe siècle, aujourd'hui attaché), qui n'a pas de correspondant en français (la vaina colgada de tu cinturón — appendu n'a bien entendu rien d'un hispanisme, puisque c'est le mot qui convenait parfaitement bien ici en français). Disons qu'il fait partie du vocabulaire spécifique des Chants, appartenant à leur époque.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe