Corrections justifiées
1) 283: 2 ... et je
devais à
moi-même... > et je me
devais, à moi-même,...
Bien entendu, le complément, à
moi-même,
est explétif, une fois la correction faite, soit je
me devais.
Toutefois, la soustraction de l'explétisme serait une
réécriture et non plus seulement une correction.
L'explétisme
doit donc rester en place, encadré de virgules.
2) 283: 20 ... cela est si
vrai qu'il n'y a
que quelques minutes seulement, que
j'exprimai le voeu
ardent que vous fussiez emprisonné dans les glandes
sudoripares de ma peau.
Soustraction de la conjonction. — Voir la n. (i).
(a) Faciès (face, figure,
aspect), le mot latin,
au point d'avoir gardé sa forme latine, ne se trouve plus en
espagnol au
XIXe siècle qu'au sens strictement médical (Garnier).
Si le
dictionnaire de l'Académie espagnole le conserve pieusement,
il y a bien
longtemps qu'il ne se trouve plus dans les dictionnaires courants.
En revanche,
non seulement le français le conserve aux sens
spécialisés
(médecine, anthropologie, etc.), mais les romanciers du XIXe
siècle
l'utilise souvent et le vocable se trouve toujours dans nos
dictionnaires. Sous
la plume d'Isidore Ducasse, à l'ouverture du Chant 6,
il s'agit donc
d'un mot aussi français que recherché, d'autant plus
qu'il est
employé avec l'article défini (et non le possessif,
comme on
l'attendrait de l'hispanophone).
(b) « Prétendriez-vous
[...] que [...]
ma mission fût complète ? ».
L'adjectif est
mis pour accomplie, comme le prouve la périphrase qui
suit :
« la partie la plus importante de mon travail n'en
subsiste pas moins,
comme tâche qui reste à faire ». La faute
est surprenante,
parce que l'auteur écrira très correctement plus
loin, à la
strophe 6.8, il « ne se cachait pas qu'il avait une
mission difficile
à accomplir » (p. 316: 10). Or, il
s'agit d'une
simple distraction, Ducasse ayant déjà en tête
une idée
qu'il formulera quelques lignes plus loin, soit une partie de mon
« oeuvre est complète »
(p. 283: 8).
(c) L'hispanisme ne saurait être
plus
approprié pour décrire des marionnettes, même
si paradoxalement
les trois personnages n'en seront plus. Voir les n. suivantes.
(d) La poitrine en arrêt. Le
vocable, poitrine,
dénote l'hispanisme, opposant bomber le torse et
sacard el
pecho. En revanche, « en arrêt »
paraît une
belle construction bien française dans le contexte.
(e) Ces personnages poseront
« devant votre
visage, placés seulement à quelques pas de
vous ». Il ne
s'agit plus ici d'explétismes, mais de lourdes redondances
amusantes.
Devant votre visage = devant vous + à quelques pas
de vous.
Devant le visage (= en face) et la distance (de quelques pas)
ridiculisent la
réalisme romanesque, comme c'est le cas de tout le passage,
mais la
caricature s'exprime ici syntaxiquement.
(f) Des anathèmes, des
personnages maudits. Il
faut reprendre depuis le début, depuis les personnages qui
ont
été « insultés », pour
comprendre la
périphrase qui les dit « possesseurs de la
spécialité de provoquer le rire » :
ces
« personnalités fictives »
étaient de comiques
caricatures; le trait suivant, qui les présente
comme
extraordinaires et cauchemardesques, paraît
tout le contraire
d'une périphrase (c'est la litote ou l'antiphrase),
jusqu'à les
désigner comme des cauchemars.
(g) Les cinq premiers récits,
pour les cinq
premiers chants. Après les personnages, les genres
littéraires.
Toute la suite de la strophe a créé beaucoup de
confusion chez les
commentateurs et les critiques littéraires. Or, la faute en
est au
narrateur (ici l'« auteur » des Chants) dont le
discours est
à ce point embrouillé qu'on n'arrive plus à
prendre au sens
premier ses mots les plus simples, soit récit pour chant,
ces cinq
récits pour le frontispice de l'ouvrage, puis analytique et
synthétique, enfin préface et roman. Il est
possible, comme on l'a
dit, que l'auteur (c'est Isidore Ducasse) ne sache pas trop ce
qu'il écrira
par la suite, de sorte qu'on peut être tenté
d'analyser ce qu'il dit
vouloir faire à la lumière de ce qu'il fera. Mais je
pense que ce
n'est pas de bonne méthode. La strophe doit au contraire se
lire
littéralement, soit la description de ce qu'il a
déjà fait
(c'est le passé des cinq premiers chants,
l'épopée maintenant
achevée), en regard de ce qu'il compte écrire
dorénavant, qui sera
du genre romanesque (un roman, de petits romans, des strophes
romanesques), dont
il écrit ici la préface.
(h) « ... dont la fin de ce
jour verra le
premier développement ». Cette finale de la
phrase paraît
contradictoire, puisque précisément la partie
synthétique,
celle des cinq premiers chants, ne sera pas
développée. En fait le
mot est mal choisi, car le « premier
développement » annoncé est celui de
la partie
analytique, la suite des chants, que leur auteur se propose
d'entreprendre
dès aujourd'hui. Voir
la n. (4).
(i) « ... cela est si vrai
qu'il n'y a que
quelques minutes seulement, que
j'exprimai le voeu
ardent que vous fussiez emprisonné dans les glandes
sudoripares de ma
peau ». Jean-Luc Steinmetz note que ce
« deuxième » que « n'a pas
lieu
d'être ». Je le soustrais donc (cf. v. 2).
Mais en fait nous sommes devant une cascade de conjonctions parce
que la tournure
« il n'y a que » fait double emploi avec
l'adverbe
« seulement » : il y a quelques minutes
seulement = il
n'y a que quelques minutes. Or, cela se trouve dans une
proposition surperlative
ouverte par « cela est si vrai que », elle
même suivie
de la complétive « j'exprimai le voeu
que ».
Mais il n'y a pas que la syntaxe qui
prête à
confusion, car le contenu de la phrase est faux. Jamais le
narrateur n'a
présenté son anatomie, mais bien celle de ses
personnages, dont la
sienne, si l'on veut, mais celle du personnage qu'il est par
ailleurs; et jamais
il n'a voulu « emprisonner » son lecteur dans
les
« ramifications » de nerfs et de muqueuses
qu'il s'est
contenté de lui présenter. Bon, d'accord, dans un
roman populaire
(nous y sommes déjà), on ne prend pas tout au pied de
la lettre...
(j) « Espérant voir
promptement, un
jour ou l'autre, la consécration de mes
théories
acceptée par telle ou telle forme
littéraire ». Il
ne s'agit pas ici d'explétisme, mais de redondance. Une
théorie
consacrée est évidemment acceptée. Mais on
peut comprendre
l'inverse, c'est-à-dire que la théorie sera
acceptée
si elle est consacrée par..., et ce sera par le
roman !
À remarquer que si l'adverbe
promptement est induit de pronto que Ducasse doit avoir à
l'esprit, sa bonne traduction serait ici bientôt, sinon
l'adverbe entre en contradiction avec l'expression, un jour ou
l'autre, qui ne peut être promptement, mais pourrait
être bientôt.
(k) « En effet, il
m'était impossible
de faire moins, malgré ma bonne
volonté... ». Il
découle de l'analyse de la n. (5), de
notre point de
vue, qu'il faudrait lire, de faire mieux ! mais ce
n'est pas
évidemment ce qu'a voulu exprimer Ducasse, puisqu'il veut au
contraire
justifier son exposé « hybride ».
Serait-ce un lapsus
pour, faire plus ? (faire encore plus confus pour
stupéfier
davantage le lecteur). Trois traducteurs (Gómez, Pellegrini
et Pariente)
corrigent très judicieusement, sans s'engager
davantage : il
m'était impossible de faire autrement (otra cosa).
Si l'on voulait lire dans l'ordre de leur
composition les deux strohes qui forment ensemble la préface
du « roman » constituant le Chant 6, il
faudrait lire d'abord la strophe 6.2.
(1) Appareil circulatoire. Depuis le
début de
la phrase et jusqu'à la désignation des branches de
l'aorte et des
capsules surrénales (cf. n. (3)), le
vocabulaire de
tout ce passage est
pris d'un manuel ou d'un traité d'anatomie. Mais on verra
(note suivante)
que son inspiration est beaucoup plus précise et
incisive.
(2) La désignation, par
contraste, de
« l'organisme corporel » et du
« principe spirituel
qui préside aux fonctions physiologiques de la
chair », n'est plus
d'ordre anatomique. Ces deux propositions, comme plus loin
l'insertion des
« sentiments » dans l'anatomie, se situent dans
un vaste
débat sur une question très précise, la place
de
l'« âme » dans le corps. Il s'agit,
évidemment,
du rapport du corps et de l'âme, de la matière et du
spirituel, mais
aussi, littéralement, de la place précise qu'occupe
l'âme dans
la configuration anatomique. Le savant philosophe sur ces
questions est alors
Rudolf Hermann Lotze (1817-1881) et son livre le plus
représentatif à
ce sujet paraîtra en français six ans après
les Chants de
Maldoror (1870), soit en 1876 : les Principes
généraux
de psychologie physiologique (trad. d'Auguste Penjon, Paris,
Germer
Baillière, coll. « Bibliothèque de
philosophie »,
1876, rééd. 1881). Les trois chapitres de l'ouvrage
discutent
« De l'existence de l'âme »,
« Du
mécanisme physico-psychique » et « De
la nature et de
la destinée de l'âme ». Tout au long de
l'ouvrage, on
retrouve le vocabulaire qu'utilise ici Ducasse. En voici un tout
petit extrait du
début du livre : « nous pouvons accorder
dès
maintenant aux partisans de ces théories [ceux qui croient
que tout
élément matériel a par ailleurs une vie
intérieure] que
dans cette complète dissemblance entre les
phénomènes
physiologiques et les phénomènes psychologiques, il
n'y a absolument
pas une raison suffisante de les ramener à deux genres
différents de substance, la matière et
l'âme »
(p. 6).
Il est parfois question des publications de R.
H. Lotze dans
la Revue des
deux mondes, mais je n'y ai trouvé aucun article assez
précis
pour avoir inspiré ces lignes de Ducasse. Cela dit, les
publications de
Lotze sur l'âme participent d'un mouvement
général qui a ses
représentants en France (Charles Tzaunt Waddington, De
l'âme
humaine, 1862, par exemple). L'important pour nous, question
« débat », est que le petit
développement
d'Isidore Ducasse présente exactement la pensée de
l'école de
Lotze et non celle des
« matérialistes », pour qui
l'âme serait un pur produit de la matière (du cerveau,
et ce sera
l'esprit), voire de l'imagination.
(3) « Vous toucherez avec vos
mains des
branches ascendantes d'aorte et des capsules surrénales; et
puis des
sentiments ! ». Les branches d'aorte comme les
capsules
surrénales, cela fait partie du vocabulaire très
ordinaire de
l'anatomie du système circulatoire. Mais évidemment
pas... les
sentiments, les sentiments qu'on toucherait avec ses mains !
Cela concerne
(sur le mode humoristique) les débats évoqués
à la note
précédente.
(4) Imprimés, chacun des chants
a en moyenne
cinquante pages. Le manuscrit de chacun d'eux, dans les feuilles
ou les cahiers
qu'utilise
Ducasse, devrait donc correspondre à ces trente pages. Il
suit que le
premier roman que se propose d'écrire l'auteur
correspondra bien au
Chant 6. Malheureusement, ce sera le seul ! (même
si la
dernière phrase de la strophe en annonce à nouveaux
plusieurs :
« lorsque quelques romans auront paru »).
En revanche, les strophes de 14 ou 15
lignes,
dénigrées à l'ouverture de la
présente strophe
(p. 281: 4-5), ne mesurent rien de la
rédaction
de Ducasse, s'agissant de celle des élèves de
quatrième.
C'est le contenu et non la forme qui était alors
visé.
Même remarque en ce qui concerne le
temps de
rédaction. Si « la fin de ce jour »
(p. 283: 16) verra la rédaction du
« premier
développement » de cette partie analytique que
sera le roman, cela
concerne tout le Chant 6 (ce qu'on comprendra mieux lorsqu'on
saura que les strophes 6.1 et 6.2 ont été
rédigées dans l'ordre inverse).
Pour l'instant, il faut s'en tenir à la lettre du texte,
à partir d'aujourd'hui je
vais fabriquer un
petit roman ou je vais entreprendre de le fabriquer.
(5) « Cette préface
hybride... ». Ce développement alambiqué
qui achève
la strophe sur la « bonne volonté » de
l'auteur est
remarquable par sa dénégation, la prétention
d'avoir fait
volontairement ce dont précisément on s'accuse et
s'excuse. En
clair, l'auteur s'excuse d'être assez difficile à
suivre, ce que les
auteurs de littérature populaire tiennent à
éviter par-dessus
tout, mais lui, il l'a fait volontairement (faisant tous ses
efforts pour
« surprendre » et
« stupéfier » son
lecteur) et, d'ailleurs, il ne pouvait faire mieux ! À
l'ouverture du
dernier chant, la fanfaronnade correspond exactement à
l'aveu lucide qui
terminait le premier chant : « ne soyez pas trop
sévère pour celui qui ne fait encore qu'essayer sa
lyre ».
(6) Le « renégat,
à la figure
fuligineuse ». La rupture narrative est volontairement
surprenante.
C'est Maldoror qui est présenté (ou se
présente) comme
l'auteur de cette préface, l'auteur de la présente
strophe.
Je pense qu'aucun lecteur ne peut être
dupe de ce que
j'appellerais, pour m'amuser, la romancification de l'aveu
présenté
à la n. précédente. Ce fion signifie
clairement
« d'ailleurs, ce n'est pas moi, le comte de
Lautréamont, qui vous
a rédigé cette préface hybride, c'est
Maldoror » !
Après l'édition de chacune des
strophes, ce fut
de moins en moins une surprise de lire son commentaire par Robert
Faurisson.
Pourtant, encore aujourd'hui, après l'édition de la
strophe 6.1, je
me surprends à être tout attentif à le lire, en
quête
d'un fait ou d'un trait qui m'aurait échappé. Je
viens donc d'ouvrir
son livre, pour lire son long commentaire de trois pages.
On vient de voir que l'identification du
narrateur, de
l'« auteur » de la strophe, à Maldoror
tenait aux tout
derniers mots et qu'aucun lecteur ne pouvait adhérer
à cette
pirouette. Erreur. Pour Robert Faurisson, c'est bel et bien
Maldoror qui
rédige cette strophe, ce qui lui donne un sens vraiment
curieux :
« Maldoror » ne renie pas ses idées,
« Maldoror » nous assure que..., se mettre dans
la peau de
« Maldoror », etc. « Isidore Ducasse
[...] met dans
la bouche de Maldoror... » (p. 147, n. 1).
En fait, toute la strophe est
présentée comme
une rédaction de Maldoror, dont le nom ne revient pas moins
de dix fois.
Le contresens est évident.
Et, par conséquent, tout le contenu de
la strophe
échappe au « commentaire », de sorte
qu'il est
parfaitement inutile ou, pour bien dire, vide. Ces trois pages du
commentateur ne
correspondent en rien au texte de la strophe 6.1. Je rappelle
méchamment
que le titre du livre de Robert Faurisson est « A-t-on
lu
Lautréamont ? ». Lui, en tout cas, on le
voit, ne l'a pas
lu du tout.
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