À remarquer que le piège
« perpétuel » s'oppose au piège
« simple », ce qui distingue deux types de
cages-pièges,
attrapant les rongeurs vivant. Je ne le signale pas à
l'intention des
défenseurs de l'environnement et des animaux, mais pour
expliquer qu'il
s'agit d'une désignation courante au XIXe siècle.
(4) « Comme la
rencontre fortuite
sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un
parapluie ».
Il s'agit du plus célèbre des
« beau
comme » des Chants de Maldoror, une
réussite aussi
surprenante qu'inexplicable, à première vue,
s'agissant d'une
rencontre pour le moins « fortuite ». En ce
qui concerne
l'explication de la
comparaison, personne n'a
trouvé mieux à ce jour que Pierre Capretz :
« cette
gratuité dans le choix des expressions est très nette
dans la fameuse
"rencontre fortuite, sur une table de dissection, d'une machine
à coudre et
d'un parapluie". Il semble que l'étrange association de ces
divers objets
résulte de leur présence sur une même feuille
publicitaire de
quelque journal » (p. 172). Comme le collage
précédent vient d'une publicité
illustrée d'une figure,
il est donc fort possible que cet amalgame (la table de dissection
+ la machine
à coudre + le parapluie) vienne bien d'une page
publicitaire.
Mais dans ce cas, il ne s'agit ni d'une notation
encyclopédique, comme en
(1), ni d'une réécriture, comme en (2), ni non plus
d'un collage,
comme en (3), mais d'une véritable création
poétique
surréaliste.
On ne peut écarter toutefois les images
publicitaires de la
presse et des revues, car le syntagme « table de
dissection »
ne se trouve que 10 fois dans les 3 500 oeuvres de
littérature
française du TLF; mais « machine à
coudre », 88
fois. Et on pense bien que l'amalgame ne se trouvera pas dans un
ouvrage
médical ! On s'explique donc la création de
l'image de la
manière suivante. L'auteur retient la machine à
coudre et le
parapluie, dont les publicités ne manquent pas dans la
presse, et les
imagine sur une table. Rien de plus simple pour une
« rencontre fortuite » (que n'importe qui peut
d'ailleurs imaginer dans
une vitrine de la rue Vivienne !). Le coup de génie de
Ducasse, tout
simple, consiste à transformer la table en une table de
dissection.
(6) Mervyn. Le nom du héros
vient du roman
d'Emma Robinson, Whitefriar, traduit par Édouard
Scheffter en 1858.
Ducasse y a « piqué » la fameuse
embardée du pied
glissant sur une grenouille ! à l'ouverture de la
strophe 4.1. S'agissant d'une
« citation »
textuelle, il n'y a pas lieu d'en chercher ici d'autres origines,
notamment en la
personne de Sir Arthur Mervyn, un ami auquel Guy Mannering
écrit, lui
demandant de saluer bien bas son épouse et sa fille
Julie..., la noble
famille habitant Mervyn-Hall (Walter Scott, Guy Mannering,
1815).
Et encore moins dans le Roman d'un jeune
pauvre d'Octave Feuillet (1881-1890), romancier très
prolifique dont Sylvain-Christian David nous assure qu'il est
certain que Ducasse l'a non seulement eu
« dans » les mains, mais qu'il l'a lu
(Cahiers Lautréamont, nos 89-92 (2009),
p. 80-95). La section que S.-C. David consacre à la
question fait d'elle-même la preuve irréfutable que
Ducasse n'a jamais connu ce roman. Mervyn est là le nom...
du chien de l'héroïne ! La démonstration
repose entièrement sur l'affirmation
répétée que « tout le
monde » a lu ce livre à l'époque. Et le
critique d'ajouter que, d'ailleurs, le Mervyn de Ducasse,
enfermé dans un sac, est présenté comme... un
chien (épisode inspiré d'El Matadero
d'Echevarría). Bref, S.-C. David a l'art d'improviser des
analyses au fil de la plume, études parfois remarquablement
pertinentes. Mais, forcément, il lui arrive de se tromper.
Le prénom Mervyn se trouve 420 fois sur RLG; dans combien
de roman le trouve-t-on ? Ducasse, lui, l'a lu dans
Whitefriar.
(7) « Il recule sur lui-même
[...] comme une
machine infernale ». Traduction littérale
(anglicisme) du
Paradis perdu de John Milton par Chateaubriand : ...
like a devilish
engine back recoils / upon himself (4: 15-18),
« comme une
machine infernale, il [Satan] recule sur lui-même »
(1836, 1990,
p. 205).
Le collage est présenté et
étudié
dans « Le Maldoror de
Milton ».
À remarquer qu'il s'agit du second
membre d'une
comparaison double, « comme... ou
plutôt... ». Le
premier élément, la seconde période du trajet
d'un boomerang
d'Australie, serait de l'ordre de la notation
encyclopédique, si elle
était le moindrement « savante ».
(8) Aussi facile pour le chat de
s'enfuir que pour
Mervyn de se retourner : le comique ne tient pas à la
comparaison
saugrenue, mais, évidemment, dans sa longueur. Comme les
nombreuses
comparaisons et série de comparaisons qui parsèment
la strophe, elle
a pour fonction de dire très clairement que le romancier (je
parle du
romancier populaire parodié ici) n'a strictement rien
à dire !
Mervyn rentre chez lui, après une leçon d'escrime, et
il est suivi
par Maldoror. Le mystère plane sur le quartier (une
originale
réussite romanesque !), mais certainement pas sur les
mauvaises
intentions du héros du mal. Or, ce sont les
« inutiles » comparaisons qui permettent de
rédiger toute une
strophe pour en dire si peu.
(9) Si Mervyn laisse derrière
lui
« le chemin
de fer de Strasbourg », c'est-à-dire la gare de
l'Est, il devrait
avoir quitté la rue du faubourg Saint-Denis pour s'engager
dans le
très cossu boulevard Magenta, pour s'y arrêter avant
de parvenir
à la rue Lafayette. — Mais comme le boulevard Magenta
n'est pas
nommé, on pense souvent que Mervyn
poursuit sa
route sur la rue du faubourg Saint-Denis, où l'on situe
l'immeuble au
portail élevé (Caradec, 1970, en a même
photographié
deux, p. 10/11, cf. p. 173-174). Or, les deux voies
ne sont pas
perpendiculaires et Mervyn longerait la gare qu'il aurait sur sa
droite et non
derrière lui.
Toutefois, on ne doit pas chipoter. On peut
en effet comprendre que Mervyn ne laisse pas derrière lui la
gare, mais sa façade (le personnage a l'impression toute
naturelle de laisser derrière lui la gare); arrivé
non loin de la rue Lafayette, il pourra avoir l'impression que le
boulevard et la rue se croisent
« perpendiculairement ». — Il s'agirait
évidemment des impressions que Ducasse prêterait
à son narrateur.
J'apporte cette restriction parce que
Gérard Touzeau situe le portail de la résidence de
Mervyn, comme Jean-Jacques Lefrère (et bien d'autres
commentateurs), rue du faubourg Saint-Denis. Mais avec G. Touzeau,
nous ne sommes plus en topographie, mais en... biographie !
J.-J. Lefrère, toujours lui, a trouvé deux
occurrences du nom de Louis Durcour, dédicataire des
Poésies I, dans la presse française, dans le
Gaulois et le Figaro (« Louis Durcour enfin
identifié ? », Cahiers
Lautréamont, Worldpress, 5 janvier 2013). Sur cette
piste, Gérard Touzeau a poursuivi l'enquête pour
découvrir qu'il s'agit du baron Louis-Joseph
Robert-d'Hurcourt
(1853-1920) qui correspond rigoureusement en 1868 aux
caractéristiques de base de... Mervyn (« Louis
d'Hurcourt, dédicataire des Poésies d'Isidore
Ducasse », Worldpress, 5 avril 2016). Si la question
biographique (évidemment passionnante) ne nous
intéresse pas ici, il y a trois éléments
factuels qui s'appliquent au texte de notre strophe. Les deux
premiers confirment seulement
l'« adéquation » de Louis d'Hurcour et
de
Mervyn : tous les deux ont exactement « seize ans
et quatre mois » (p. 289: 26) en
1868 et tous les deux suivent des
cours d'escrime (p. 290: 10), d'Hucourt
deviendra un professionnel en la
matière. Mais le plus important ici est le
troisième élément qui inspire le portrait de
Mervyn : il se trouve, en effet, que la maison familiale de
notre escrimeur en herbe se trouvait au 222 de la rue du faubourg
Saint-Denis (au-delà de la rue La Fayette, mais peu
importe). Les trois faits concordants permettent certainement
d'assurer une lecture correcte du texte : on peut conclure que
la villa luxueuse des Mervyn ne se trouve pas boulevard Magenta,
mais bien rue du faubourg Saint-Denis.
(10) Seconde
« énigme »
parodiant le roman feuilleton populaire — cf. 6.2, n. (3). Elle est rédigée
à la suite de
la toute dernière strophe, 6.10.
Malheureusement, Robert Faurisson est
débordé
par les « extravagantes inepties » et les
« bouffonneries (des) plus extravagantes »
qu'il trouve dans
les huit chapitres du roman au Chant VI. « Il
serait fastidieux
d'en relever plus de quelques exemples » (p. 150);
ces
bouffonneries « se multiplient à tel point qu'il
ne peut
même plus être question d'en prélever
quelques-unes à
titre d'exemples, comme nous le faisions jusqu'ici »
(p. 153). Quel
dommage ! Le roman sera donc traité en bloc en moins
de huit pages
(p. 150-157).
Nous en sommes à la fin des analyses,
une à une,
des strophes des Chants. Et ce sera le sommet
de l'amalgame
de l'auteur (Ducasse), du narrateur (Lautréamont) et du
héros
(Maldoror). Cet amalgame représente simplement mais
radicalement l'absence
d'analyse dans l'essai de Robert Faurisson.
En voici la meilleure illustration dans ces
pages.
« Maldoror reste fidèle à lui-même,
mais un trait de
son caractère s'accuse : la haute idée qu'il se
fait de son
talent d'écrivain » (p. 155). Maldoror est
l'auteur de ce
roman ? Il s'agit là, évidemment, d'une
grossière
sottise.
Encore, la suite de cette phrase :
« La
complaisance qu'il nourrit à l'endroit de sa propre personne
se trahit dans
ses confidences sur le caractère du héros, qui lui
semble doué
d'une prodigieuse vitalité, et dans ses indiscrétions
sur le
génie du narrateur [sic ! cette affirmation est
évidemment
incompréhensible]. Or, ce héros, c'est lui, et ce
narrateur, c'est
encore lui » (p. 155). Bien sûr, ces
affirmations
péremptoires sont toutes fausses (complaisance, doué
de
vitalité et indiscrétions), mais elles redoublent la
confusion des
instances (auteur, narrateur et héros). Qui donc a pu
prendre au
sérieux un tel salmigondis ? — En tout cas,
après mes
faurissonneries, je pense bien que ce ne sera plus possible.
À relire la phrase qui vient
d'être citée
en deux alinéas, on voit bien qu'elle n'a aucun rapport avec
le texte de la
strophe 6.3 édité ici, ni avec la suite du roman.
Maldoror
n'écrit rien; le narrateur s'amuse à jouer
l'« auteur » d'un roman populaire, certes, mais
il n'y a
là, évidemment, aucune forfanterie de sa part et, il
faut ajouter,
bien au contraire.
En revanche, la suffisance critique de Robert
Faurisson ne
fait, elle, aucun doute, proférant sans sourciller de telles
insanités. Mais qui donc parlait
d'« extravagantes
inepties » et de « bouffonneries (des) plus
extravagantes » ?
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