El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 6, strophe 5 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 




 
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III


      Mervyn est dans sa chambre; il a reçu une missive.
Qui donc lui écrit une lettre (a) ? Son trouble l'a
empêché de remercier l'agent postal (1). L'enveloppe a
les bordures noires (2), et les mots sont tracés d'une
écriture hâtive. Ira-t-il porter cette lettre à son père ?
Et si le signataire le lui défend (3) expressément ? Plein
d'angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs
de l'atmosphère (b); les rayons du soleil reflètent
leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise
et les rideaux de damas. Il jette la missive de
côté
, parmi les livres à tranche dorée et les albums à
couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé
qui recouvre la surface*s de son pupitre d'écolier. Il
ouvre son piano, et fait courir ses doigts effilés sur
les touches d'ivoire. Les cordes de laiton ne résonnèrent
point. Cet avertissement indirect l'engagea (c) à reprendre
le papier vélin; mais, celui-ci recula, comme
s'il avait été offensé de l'hésitation du destinataire.
Prise à ce piège, la curiosité de Mervyn s'accroît et
il ouvre le morceau de chiffon préparé*v. Il n'avait vu
jusqu'à ce moment que sa propre écriture. « Jeune
homme, je m'intéresse à vous; je veux faire votre
bonheur. Je vous prendrai pour compagnon, et nous
accomplirons de longues pérégrinations dans les îles
de l'Océanie. Mervyn, tu sais que je t'aime, et je n'ai
pas besoin de te le prouver. Tu m'accorderas ton
amitié, j'en suis persuadé. Quand tu me connaîtras
davantage, tu ne te repentiras pas de la confiance que
tu m'auras témoignée. Je te préserverai des périls
que courra ton inexpérience. Je serai pour toi un
frère, et les bons conseils ne te manqueront pas.
Pour de plus longues explications, trouve-toi, après-
demain matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel.
Si je ne suis pas arrivé, attends-moi; mais, j'espère
être rendu à l'heure juste. Toi, fais de même. Un
Anglais n'abandonnera pas facilement l'occasion de
voir clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue,
et à bientôt. Ne montre cette lettre à personne » (4).
— « Trois étoiles au lieu d'une signature, s'écrie*g
Mervyn; et une tache de sang au bas de la page ! ».
Des larmes abondantes coulent sur les curieuses
phrases que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à
son esprit le champ illimité des horizons incertains
et nouveaux. Il lui semble (ce n'est que depuis la lecture
qu'il vient de terminer)
que son père est un peu
sévère et sa mère trop majestueuse. Il possède des
raisons, qui ne sont pas parvenues à ma connaissance
et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre,
pour insinuer que ses frères ne lui conviennent
pas non plus. Il cache cette lettre dans sa poitrine.
Ses professeurs ont observé que ce jour-là il n'a pas
ressemblé à lui-même
; ses yeux se sont assombris
démesurément, et le voile de la réflexion (d) excessive
s'est abaissé sur la région péri-orbitaire. Chaque (e)
professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver à
la hauteur intellectuelle de son élève (5), et, cependant (f),
celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs
et n'a pas travaillé. Le soir, la famille s'est réunie
dans la salle à manger, décorée de portraits antiques.
Mervyn admire les plats chargés de viandes succulentes
et les fruits odoriférants, mais, il ne mange
pas; les polychromes ruissellements des vins du
Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssant
dans les étroites et hautes coupes de pierre de
Bohême (g) laissent même sa vue indifférente (h). Il appuie
son coude sur la table, et reste absorbé dans ses
pensées comme un somnambule. Le commodore, au
visage boucané par l'écume de la mer, se penche à
l'oreille de son épouse : « l'aîné a changé de caractère,
depuis le jour de la crise; il n'était déjà que
trop porté aux idées absurdes; aujourd'hui il rêvasse
encore plus de coutume. Mais enfin, je n'étais pas
comme cela, moi, lorsque j'avais son âge (i). Fais semblant
de ne t'apercevoir de rien. C'est ici qu'un remède
efficace, matériel ou moral, trouverait aisément
son emploi
. — Mervyn (j), toi qui goûtes la lecture des livres
de voyages et d'histoire naturelle, je vais te lire
un récit qui ne te déplaira pas. Qu'on m'écoute avec
attention; chacun y trouvera son profit, moi, le premier.
Et vous autres, enfants, apprenez, par l'attention
que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionner
le dessin (k) de votre style, et à vous rendre
compte des moindres intentions d'un auteur ». Comme
si cette nichée d'adorables moutards avait pu comprendre
ce que c'était (l) que la rhétorique ! Il dit, et,
sur un geste de sa main, un des frères se dirige vers
la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume
sous le bras (m). Pendant ce temps, le couvert et
l'argenterie sont enlevés (n), et le père prend le livre. À
ce nom (o) électrisant de voyages, Mervyn a relevé la
tête, et s'est efforcé de mettre un terme à ses méditations
hors de propos. Le livre est ouvert vers le milieu,
et la voix métallique du commodore prouve qu'il
est resté capable, comme dans les jours de sa glorieuse
jeunesse, de commander (p) à la fureur des hommes
et des tempêtes. Bien avant la fin de cette lecture,
Mervyn est retombé (q) sur son coude, dans l'impossibilité
de suivre plus longtemps le raisonné développement
des phrases passées à la filière et à la saponification (r)
des obligatoires métaphores (s). Le père s'écrie*g :
« ce n'est pas cela qui l'intéresse; lisons autre chose.
Lis, femme, tu seras plus heureuse que moi pour
chasser le chagrin des jours de notre fils ». La mère
ne conserve plus d'espoir; cependant, elle s'est emparée
d'un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano
retentit mélodieusement aux oreilles du produit
de sa conception. Mais, après quelques paroles,
le découragement l'envahit, et elle cesse d'elle-même
l'interprétation de l'oeuvre littéraire. Le premier-né
s'écrie*g : « je vais me coucher ». Il se retire, les yeux
baissés avec une fixité froide, et sans rien ajouter. Le
chien se met à pousser un lugubre aboiement (t), car il
ne trouve pas cette conduite naturelle, et le vent du
dehors (u), s'engouffrant inégalement dans la fissure
longitudinale de la fenêtre, fait vaciller la flamme,
rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la
lampe de bronze. La mère appuie ses (v) mains sur son
front, et le père relève (w) les yeux vers le ciel. Les enfants
jettent des regards effarés sur le vieux marin.
Mervyn ferme (x) la porte de sa chambre à double tour,
et sa main court rapidement sur le papier : « J'ai reçu
votre lettre à midi, et vous me pardonnerez si je vous
ai fait attendre la réponse. Je n'ai pas l'honneur de
vous connaître personnellement (y), et je ne savais pas
si je devais vous écrire (z). Mais, comme l'impolitesse
ne loge pas dans notre maison, j'ai résolu de prendre
la plume, et de vous remercier chaleureusement de
l'intérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu me
garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour
la sympathie dont vous me comblez. Je connais mes
imperfections, et je ne m'en montre pas plus fier (6).
Mais, s'il est convenable d'accepter l'amitié d'une
personne âgée, il l'est aussi de lui faire comprendre
que nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet,
vous paraissez être plus âgé que moi puisque vous
m'appelez jeune homme, et cependant je conserve
des doutes sur votre âge véritable. Car, comment
concilier la froideur*i de vos syllogismes avec la passion
qui s'en dégage ? Il est certain que je n'abandonnerai
pas le lieu qui m'a vu naître (7), pour vous accompagner
dans les (aa) contrées lointaines; ce qui ne serait
possible qu'à la condition de demander auparavant
aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment
attendue (8). Mais, comme vous m'avez enjoint de
garder le secret (dans le sens cubique (ab) du mot) sur
cette affaire spirituellement ténébreuse, je m'empresserai
d'obéir à votre sagesse incontestable. À ce qu'il
paraît, elle n'affronterait pas avec plaisir la clarté de
la lumière (ac). Puisque vous paraissez souhaiter que j'aie
de la confiance en votre propre personne (ad) (voeu qui
n'est pas déplacé, je me plais à le confesser), ayez la
bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une
confiance analogue, et de ne pas avoir la prétention
de croire que je serais tellement éloigné de votre avis,
qu'après-demain matin, à l'heure indiquée, je ne serais
pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur
de clôture*i du parc, car la grille*v sera fermée, et personne
ne sera témoin de mon départ. À parler avec
franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont l'inexplicable
attachement a su promptement se révéler à
mes yeux éblouis, surtout étonnés d'une telle preuve
de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me
serais pas attendu (ae) (9). Puisque je ne vous connaissais
pas. Maintenant je vous connais. N'oubliez pas la
promesse que vous m'avez faite de vous promener
sur le pont du Carrousel. Dans le cas que j'y passe,
j'ai une certitude, à nulle autre pareille, de vous y
rencontrer et de vous toucher la main (af), pourvu que
cette innocente manifestation d'un adolescent qui,
hier encore, s'inclinait devant l'autel de la pudeur,
ne doive pas vous offenser par sa respectueuse familiarité.
Or, la familiarité n'est-elle pas avouable dans
le cas d'une forte et ardente intimité, lorsque la
perdition
est sérieuse et convaincue ? Et quel mal y
aurait-il après tout, je vous le demande à vous-même (ag),
à ce que je vous dise adieu tout en passant (ah), lorsque
après-demain, qu'il pleuve ou non, cinq heures auront
sonné ? Vous apprécierez vous-même, gentleman, le
tact avec lequel j'ai conçu ma lettre; car, je ne me
permets pas dans une feuille volante, apte à s'égarer,
de vous en dire davantage. Votre adresse au bas de
la page est un rébus. Il m'a fallu près d'un quart
d'heure pour la déchiffrer. Je crois que vous avez
bien fait d'en tracer les mots d'une manière microscopique.
Je me dispense de signer et en cela je vous
imite : nous vivons dans un temps trop excentrique (ai),
pour s'étonner un instant de ce qui pourrait arriver.
Je serais curieux de savoir comment vous avez appris
l'endroit où demeure mon immobilité glaciale, entourée
d'une longue rangée (aj) de salles*h désertes, immondes
charniers de mes heures d'ennui. Comment dire cela ?
Quand je pense à vous, ma poitrine s'agite, retentissante
comme l'écroulement d'un empire en décadence;
car, l'ombre de votre amour accuse un sourire
qui, peut-être, n'existe pas : elle est si vague, et remue
ses écailles si tortueusement ! Entre vos mains, j'abandonne
mes sentiments impétueux, tables de marbre
toutes neuves, et vierges encore d'un contact mortel (ak).
Prenons patience jusqu'aux premières lueurs du crépuscule
matinal
, et, dans l'attente du moment qui me
jettera dans l'entrelacement*i hideux de vos bras pestiférés (10),
je m'incline humblement à vos genoux, que
je presse ». Après avoir écrit cette lettre coupable,
Mervyn la porta à la poste et revint se mettre au
lit. Ne comptez pas y trouver son ange gardien. La
queue de poisson ne volera que pendant trois jours,
c'est vrai; mais, hélas ! la poutre n'en sera pas moins
brûlée; et une balle cylindro-conique percera la
peau du rhinocéros, malgré la fille de neige et le mendiant !
C'est que le fou couronné aura dit la vérité
sur la fidélité des quatorze poignards (11).


1. Variantes

Corrections justifiées

1) 298: 25 Cet avertissement indirect l'engage à reprendre le papier vélin; mais , celui-ci recula... — J'ajoute la virgule. On lit quelques lignes plus loin, correctement ponctué, si je ne suis pas arrivé, attends-moi; mais, j'espère être rendu à l'heure juste (299: 17). On trouvera encore quatre fois la formule courante de Ducasse « ; conj./adv. + , ».

2) 298: 24 Cet avertissement indirect l'engage > engagea à reprendre le papier vélin... — Voir la n. (c).

3) 300: 2 Il possède des raisons, qui ne sont pas parvenues à ma connaissance et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer que ses frères ne lui conviennent pas non plus. — Il faut nécessairement ajouter une virgule après raisons, car la suite de la proposition se trouve à la toute fin de la phrase (des raisons pour insinuer que...), ce qui consiste à encadrer les deux relatives coordonnées.

4) 300: 17 ... les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssent dans les étroites et hautes coupes de pierre de Bohême , et [soustraction] laissent même sa vue indifférente. > ... les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssant dans les étroites et hautes coupes de pierre de Bohême laissent même sa vue indifférente. — Voir la n. (h).

5) 301: 3 Mervyn... > Mervyn... — Cf. n. (j).

6) 301: 26 ... le raisonné développement des phrases passées à la filière et à la saponification des obligatoires métaphores. — Il faut ajouter la seconde préposition. Voir la n. (s).

7) 302: 1 Lis, femme; > , tu seras plus heureuse que moi...

8) 302: 1 ... tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le chagrin des jours de notre fils ». — Il faut soustraire la virgule.


2. Commentaires linguistiques

(a) Il a reçu une missive. Qui donc lui écrit une lettre : redondance.

(b) Les senteurs de l'atmosphère. Figure de style artiste où atmosphère est mis pour air, tandis que senteurs est laissé à la discrétion du lecteur.

(c) T : Les cordes de laiton ne résonnèrent point. Cet avertissement indirect l'engage > engagea à reprendre le papier vélin; mais celui-ci recula, comme s'il avait été offensé de l'hésitation du destinataire.

     Faute d'inattention, car on ne peut avoir une proposition au présent, coordonnée à une proposition au passé, entre deux propositions au passé. J'ajoute aussi la virgule après l'adverbe mais. Voir la v. 1).

(d) La construction de style artiste ne brouille pas la lecture : la réflexion voile ses yeux qui se sont assombris et se trouvent maintenant cernés. En revanche, l'adjectif péri-orbitaire pour désigner l'orbite, la région ou le contour de l'oeil ainsi cerné, est inattendu, s'agissant d'un vocable spécialisé de l'anatomie; toutefois, il ne surprendra pas les lecteurs des Chants, d'autant que dans le contexte le vocable participe du style artiste.

(e) Chaque professeur. L'« adjectif » chaque est toujours employé correctement et correspond strictement à cada. Mais ici, il ne convient pas, après le déterminant possessif pluriel (ses professeurs). Il faudrait lire, tous ses professeurs (Pariente, Alonso) ou, à la rigueur, chacun de ses professeurs (Pellegrini, Álverez).

(f) Cependant : la conjonction paraît ici avoir un sens temporel, alors qu'il devrait s'agir de marquer l'opposition (soit sin ambargo, que Ducasse doit avoir à l'esprit), néanmoins, pourtant, alors que. Bref, ses professeurs se trompent et auraient dû s'en rendre compte.

(g) En pierre de Bohême. On dit en verre ou en cristal de Bohême. La pierre ou le grenat de Bohême sert à confectionner des bijoux, comme les colliers et les bracelets.

(h) T : Mervyn admire les plats chargés de viandes succulentes et les fruits odoriférants, mais, il ne mange pas; les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssent dans les étroites et hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente. — La syntaxe de la seconde phrase est défectueuse. Je réécris s'enchâssent en s'enchâssant et supprime le conjonction de coordination (avec la virgule qui la précède), et. Je ne pense pas qu'on puisse trouver de réécriture plus économique pour corriger le texte fautif.

(i) Lorsque j'avais son âge, explétisme pour, à son âge. Toutefois, si a su edad se dit tout aussi bien en castillan, tous les traducteurs donnent, comme Ducasse, cuando tenía su edad (ce qui est lourd, car ce n'est pas l'époque, mais l'âge qui est en cause).

(j) T : Mervyn... > Mervyn... — J'ajoute le tiret pour indiquer clairement le changement d'interlocuteur.

(k) Aucun traducteur ne sait comment rendre ce « dessin de votre style ». Manuel Serrat Crespo, repris par Ana Alonso, en fait un jeu de mot, el profil de vuestro estilo, correspondant au délié des lettres en calligraphie. Carlos Méndez, qui a l'art de régler tous les problèmes, traduit, las maneras de vostro estilo, soit, disons, vos manières d'écrire, votre style ! Il ne s'agit donc pas d'un hispanisme. Mais on ne saurait non plus y voir une incorrection. L'expression ne s'explique donc pas (au lecteur de l'interpréter). Accordons la meilleure note au premier traducteur, el dibujo, le dessin ! (Gómez de la Serna).

(l) Aurait pu comprendre ce que c'était que la rhétorique, pour avait pu comprendre ce que c'est (ou même, pouvait comprendre ce que c'est); l'imparfait ou le passé (lo que era) est plus naturel ici en castillan qu'en français, où pourtant on le trouve parfois dans les mêmes circonstances.

(m) Un geste de la main, explétisme; la bibliothèque paternelle, la précision paraît bizarre; revenir avec un livre sous le bras, voilà une précision aussi curieuse qu'inutile.

(n) Pendant ce temps, le couvert et l'argenterie sont (= ont été) enlevés, et le père prend le livre. — C'est la suite des deux propositions qui ne convient pas. Ou bien on devrait avoir le surcomposé (ont été enlevés), ou bien encore, à tout le moins, un adverbe ou une locution conjonctive qui marquerait la consécution (puis, ensuite, et ensuite le père prend le livre).

(o) À ce nom, mis pour, à ce mot. Pourtant, la distinction est aussi nette en français qu'en castillan, où l'on distingue le mot (palabra) et le nom (nombre). Tous les traducteurs corrigent (sauf Ana Alonso).

(p) ... commander à la fureur des hommes et des tempêtes. — Aucun traducteur ne reprend ce verbe qui ne convient pas (on commande à des hommes, mais pas à leur fureur, et encore moins aux tempêtes !), sauf à considérer qu'il s'agit d'une figure de style. La plupart traduisent dominer, une réussite que seuls les traducteurs peuvent se permettre (la voix du commodore, commandant à ses hommes, dans les tempêtes, dominait leurs fureurs).

(q) Retomber sur son coude. L'expression se comprend très bien, mais n'est pas correcte. Sauf Pellegrini et Álverez, tous les traducteurs corrigent : il s'appuie à nouveau sur son coude.

(r) Saponification. Il s'agit d'un terme de chimie, dont le sens étymologique est « la fabrication du savon », soit la transformation de matière grasse en savon. Le vocable peut se trouver en biologie ou en médecine, mais il s'agit non seulement d'un terme de la chimie, mais plus précisément de la chimie industrielle.

      J'ai beaucoup cherché, mais je n'ai trouvé nulle part un emploi métaphorique du mot, tel qu'on le trouve ici, ni en français, ni en espagnol. Le mot, il est vrai, se comprend mieux en castillan (ou jabon signifie « savon »), mais cela ne saurait expliquer la création du néologisme qui est donné pour un synonyme de « passer à la filière » ! soit, tout bonnement, transformer. Il s'agit d'une réussite peu commune et le plus extraordinaire est que, pour l'instant, elle ne s'explique pas.

(s) T : ... le raisonné développement des phrases passées à la filière et à la saponification des obligatoires métaphores. Il faut ajouter la seconde préposition, car la saponification n'est pas mise en corrélation avec le développement (des phrases), mais bien avec la filière.

(t) Le chien se met à pousser un lugubre aboiement... Pousser est un verbe duratif, aboyer est ponctuel. Aboiement ne convient donc pas. Il faut comprendre mugissement, hurlement, comme le corrige Carlos Méndez (aullilo).

(u) Le vent du dehors. Explétisme.

(v) Ses mains, pour les mains (hispanisme*s), d'autant qu'on lit les yeux à la proposition suivante.

(w) Relever, pour lever (incorrection). Le père lève les yeux au ciel, et non vers le ciel.

(x) On barre une porte à double tour, l'action portant sur la serrure de la porte. Tous les traducteurs corrigent, dans toutes les langues.

(y) Connaître personnellement. L'explétisme est d'autant plus malvenu qu'il tient au sujet des deux lettres, celle de Maldoror et la réponse de Mervyn. Mais on sent ici une rédaction convenue, sans justification psychologique.

(z) Écrire, pour, répondre.

(aa) Les contrées lointaines, pour des contrées.

(ab) Le sens cubique du mot. J.-L. Steinmetz (Flammarion et Ldp, mais pas dans Pléiade II) y voit un superlatif, un « secret élevé à la puissance trois », « un très grand secret ».

(ac) La clarté de la lumière, pour, la clarté ou la lumière du jour.

(ad) Avoir de la confiance en votre personne. Explétisme et faute de rédaction*s. Avoir confiance en vous.

(ae) ... une telle preuve de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pas attendu. Cette phrase, avec la répétition du pronom et ses deux négations, n'a aucun sens. Voir la n. (9).

(af) Malgré quelques traductions littérales (tocar la mano), toucher la main ne paraît pas un hispanisme et se dit en français, pour serrer la main, saluer. On trouve l'expression chez Molière.

(ag) Je vous le demande à vous-même. L'explétisme est d'autant plus curieux que « je vous le demande » est un syntagme figé qui signifie... qu'on n'a pas à le demander (c'est le renforcement d'une affirmation, dont on n'attend pas de réponse).

(ah) Tout en passant, pour, en passant. Mais il faut dire que le développement de Mervyn s'accorde bien avec cette précisions inattendue, que ce soit de la part de Maldoror qui se « promènerait » sur le pont du Carrousel, ou de Mervyn, qui pose une hypothèse vraiment bizarre : « dans le cas que j'y passe », d'où le « tout en passant ».

(ai) ... nous vivons dans un temps trop excentrique pour s'étonner un instant de ce qui pourrait arriver. J'ai d'abord enregistré l'adjectif comme un hispanisme. Excentrique = extravagant (excéntrico), car tous les traducteurs donnent excéntrico (sauf Ángel Pariente, raro). En français, le mot ne s'applique au sens figuré qu'à des personnes; mais sous l'influence de l'anglais, on l'a associé parfois aux attributs des personnes (comportements, vêtements, coiffures, etc.). Au XIXe siècle, en français, le vocable est considéré en ce sens comme un anglicisme. Et j'ai trouvé un bon exemple à l'appui de l'hypothèse de l'hispanisme dans los Vecinos de Frederica Bremer : « Me asombró el discurso de la señora de P... y especialmente las palabras "nuestra época excéntrica, pero..." » (traduit de l'allemand, Madrid, 1859, p. 87).

      Je crois toujours qu'il s'agit d'un hispanisme (même si Garnier le donne comme un... gallicisme !), mais je ne peux le confirmer. D'abord, toutes les traductions sont modernes, alors que le vocable est depuis longtemps passé avec ce sens dans toutes nos langues romanes. Ensuite, au TLF, si l'on ne trouve jamais les cooccurrences temps, époque, etc., excentrique (vers 1850-1870), on trouve tellement d'expression approchées que l'emploi est peut-être bel et bien français.

(aj) Entourée d'une longue rangée de salles... Rangée ne convient pas, surtout avec l'idée d'être entouré de ces salles. Il faut comprendre « se trouver (au milieu) » d'une longue suite, d'une succession de salles.

(ak) Sentiments impétueux. Quels sont ces sentiments qui doivent être abandonnés ? D'ailleurs, toute la phrase se veut ambiguë : « Entre vos mains, j'abandonne mes sentiments impétueux (?), tables de marbre (?) toutes neuves, et vierges encore d'un contact mortel (?) ».


3. Notes

(1) L'agent postal désigne un employé au service de la livraison spéciale de courriers (ce n'est pas un facteur, un cartero). Il n'y a là aucun problème lexical. Du point de vue narratif, en revanche, le texte n'explique pas comment Mervyn a pu recevoir la lettre (dans sa chambre !) à l'insu de ses parents.

(2) Enveloppe à bordures noires. Second élément totalement arbitraire. Pourquoi donc la lettre qu'on va lire serait-elle dans une enveloppe de faire-part d'un décès ? Les « explications » (celle annonçant le décès ou l'assassinat de Mervyn, par exemple) ne peuvent être qu'aussi arbitraires, voire amusantes.

(3) Ira-t-il porter cette lettre à son père ? Et si le signataire le lui défend expressément ? — En système hypothétique, on attend l'imparfait (le lui défendait). Mais encore une fois, la question grammaticale est bien secondaire en regard du déroulement narratif... incohérent ! Que viennent faire ici ces deux propositions que le style indirect libre suppose à l'esprit de Mervyn ? L'intervention du père d'un côté et une éventuelle interdiction du « signataire » (!) de l'autre.

(4) Cette lettre de Maldoror est évidemment remplie de lourdes fautes d'analyse psychologiques qui la rendent aussi invraisemblable que ridicule, de sorte que la réaction et la réponse de Mervyn feront le portrait d'un parfait imbécile.

      Autant la préface du chant 6 (6.1 et 6.2), avec son premier chapitre (6.3), constituait une remarquable analyse critique du roman (populaire), autant cette strophe 6.5, après la strophe 6.4, montre que l'auteur n'a manifestement aucun talent pour la rédaction romanesque. En tout cas, en deux strophes, il nous fait regretter qu'il n'ait pas eu l'idée de démarquer un roman de Victor Hugo...

      La lettre passe abruptement du vouvoiement au tutoiement, tutoiement qui sonne très mal, dans une lettre qui mélange l'amour (sic), l'amitié et un paternalisme suspect; une proposition comme « je t'aime et je n'ai pas besoin de te le prouver » est tout simplement stupide. Or, manifestement nous ne sommes pas ici devant une parodie, mais en face d'une totale méconnaissance de la psychologie la plus élémentaire. Tout le contenu de la lettre est saugrenu, surtout dans le cas d'une proposition de rendez-vous qu'elle ne justifie pas et qui n'est nullement justifiée. Cette évidente maladresse de narration, de composition et de rédaction va caractériser toute la strophe, certainement la pire réalisation des Chants. On verra comment Isidore Ducasse réussira miraculeusement à sauver la mise, d'abord avec la strophe suivante, qui nous ramène à la dynamique des Chants, puis avec la relance rocambolesque du roman, qui n'aura plus rien de « romanesque » (heureusement !).

      On n'oubliera pas les trois étoiles comme signature et... la tache de sang ! Car cela se passe de commentaire.

(5) Chaque professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève... : cette note psychologique est difficile à interpréter, dans le cours de la narration. On peut imaginer que si ses professeurs rougissent ainsi de crainte ou de peur devant ce qu'ils imagineraient comme la « hauteur intellectuelle » de Mervyn, c'est qu'ils ont pu penser que leur élève n'était pas perdu dans ses pensées, mais fort concentré... Cela dit, on peut encore penser, plus simplement, qu'il s'agit d'une lourde faute d'analyse de psychologie romanesque, comme celles signalées à la note précédente.

(6) Je connais mes imperfections, et je ne m'en montre pas plus fier. On ne relèvera pas ici la faute syntaxique (car la phrase n'a aucun sens), mais une nouvelle évidente faute d'analyse psychologique. C'est ce que l'on a déjà constaté à la n. (4).

(7) « Le fils de la blonde Angleterre » (6.3, 290: 8) est né à Paris ? Carlos Méndez, très attentif, lui fait dire qu'il n'abandonnera pas la casa paterna, la maison paternelle, ce qui règle le problème.

(8) Avant de suivre son interlocuteur dans les îles de l'Océanie, lui qui dit pourtant ne jamais vouloir quitter le lieu qui l'a vu naître, voilà qu'il lui faudrait... « demander auparavant aux auteurs de (ses) jours, une permission impatiemment attendue » ! Impatiemment attendue ? La proposition se passe de commentaire, aussi bien syntaxique que psychologique...

(9) ... une telle preuve de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais. — Cette suite de propositions et de phrases n'a évidemment aucune justification, comme toute la suite de la lettre d'ailleurs. Par ailleurs, le développement alambiqué ne peut cacher la totale invraisemblance des sentiments que... Mervyn se prête à l'égard de son correspondant et inversement, « votre sagesse incontestable » et la « confiance » réciproque, notamment. Et les choses ne s'arrangent pas avec l'« inexplicable attachement » qui ouvre cette phrase incompréhensible, comme le signale la n. (ae). À remarquer les deux phrases contradictoires qui suivent, et se suivent sans justification aucune : « Puisque je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais ».

      Et ainsi de suite ! Jusqu'à l'invraisemblable finale commentée à la note suivante.

(10) « ... Prenons patience jusqu'aux premières lueurs du crépuscule matinal, et, dans l'attente du moment qui me jettera dans l'entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m'incline humblement à vos genoux, que je presse ». Depuis les déclarations invraisemblables qui se sont accumulées à la suite du dernier commentaire, on se trouve avec cette finale dans la logique des Chants, au sommet surréaliste de la lettre de Mervyn. Mais il faut dire que le style des Chants s'est présenté peu à peu depuis quelques phrases, d'abord avec l'« immobilité glaciale », puis la « poitrine agitée », sans compter la description de l'improbable sourire de l'« ombre de l'amour » du correspondant, dans des phrases qui auraient surpris ce « correspondant » s'il ne s'agissait du Maldoror du comte de Lautréamont...

      Or, tout cela ne sera « justifié » qu'avec la strophe suivante, soit l'abandon de toute velléité de produire un roman psychologique populaire. Bref, cette lettre de Mervyn, sotte, s'achève sur une invraisemblable outrance. Or, la lettre est suivie de deux phrases qui prouvent hors de tout doute qu'elle ne recèle aucune ironie critique. Le narrateur est au contraire très sérieux.

      Il suit que l'auteur de la strophe, Isidore Ducasse, la rédige sans aucune distance critique. Il est manifestement aussi sérieux que son narrateur et n'est pas conscient de la piètre qualité de sa composition. S'il a finalement compris que son histoire romanesque tournait en une narration de plus en plus médiocre, il n'a pas eu le réflexe de refaire la présente strophe 6.5, encore moins de la supprimer (en la remplaçant par une simple transition entre les strophes 6.4 et 6.7).

(11) La queue de poisson... quatorze poignards. Les dernière lignes de la strophe sont une addition ultérieure à la rédaction de la strophe 6.10, c'est-à-dire de la toute fin de la rédaction des Chants.


4. Faurissonneries

      « Faut-il s'arrêter à l'"ombre" de l'amour de Maldoror pour Mervyn, cette "ombre" "qui remue ses écailles si tortueusement" (p. 305: 11) ? (on comprendra qu'elle ne peut faire moins si, précisément, ses écailles sont de tortue) » (p. 154). Avec cette parenthèse, Robert Faurisson aura fait preuve pour la première et dernière fois, dans tout son livre, de ce qu'il considère manifestement comme une plaisanterie. J'espère que vous la comprenez.

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe