Corrections justifiées
1) 310: 18-20 J'avais
acheté un
serin pour mes trois soeurs ; c'était pour mes trois
soeurs que j'avais
acheté un serin > : c'était pour elles
seules que je
l'avais acheté. — Il s'agit de la faute
typographique la plus
importante des Chants, puisqu'une proposition complète est
répétée sans raison. Je laisse la
répétition,
mais en l'affectant d'une transformation pronominale (soustrayant
donc la
répétition des trois soeurs et du serin) et j'ajoute
l'adjectif
adverbial, seules, pour tenter de justifier la
répétition, avec cette
précision.
2) 312: 27 [les trois
Marguerite]
s'étendirent sur la paille, l'une à côté
de l'autre; > , pendant
que la chienne
[...] les regardait faire avec étonnement. — Il n'y a
pas de raison
de séparer les deux propositions avec le point-virgule, car
cela ne fait pas
partie des habitudes de la ponctuation des Chants.
3) 314: 9 Telle est du moins
la
réflexion paradoxale qu'il cherche à introduire dans
son esprit;
mais, elle ne peut en chasser les
enseignements
importants de la grave expérience. — J'ajoute la
virgule qui se trouve
cinq fois après la conjonction dans cette seule strophe.
L'ouverture de la strophe accumule une
série de
vocables qui, sans être incorrects ou fautifs, sont aussi
surprenants
qu'inadéquats. Ils seront l'objet des premier
commentaires.
(a) Débouchant de la rue Rivoli.
La très
grande majorité des traducteurs réécrivent ce
qu'on devrait
lire en français : l'individu est arrivé de la
rue Rivoli.
Déboucher est ici inadéquat.
(b) Dévoiler ne convient pas non
plus. Ici
encore, les traducteurs s'accordent sur l'expression qui serait
attendue en
français : ses vêtements révèlent
l'indigence.
(c) Justement, le dénuement est
proche de
l'incorrection pour désigner manifestement la misère,
la privation
ou l'indigence.
(d) Appliquant sa tête contre le
banc. Appliquer
ne convient pas et seul Gómez de la Serna le reprend dans sa
traduction.
Pour conserver la tournure, les traducteurs proposent, appuyant
(apoyando) ou
plaçant (colocando) sa tête sur le banc. La
réécriture
de Méndez simplifie l'expression, se ha puesto de cabeza
sobre el banco, ce
qu'on exprimerait moins précisément en
français : (en) mettant sa
tête sur le banc...
(e) Situation. Le vocable ne convient
pas pour
désigner un fait. La meilleure alternative est certainement
le vocable
posture (Gómez, Pariente et Méndez). En revanche, le
vocable serait
justifié à la fin de la séquence (p. 309: 3) pour désigner le résultat
d'une suite
d'événements, où on lit le vocable
position ! Et deux
lignes plus haut, on lisait encore situation pour désigner
une position
« d'équilibre instable ».
(f) Les lois de la pesanteur. Il est
très
curieux de voir notre auteur, récemment collégien,
désigner
ainsi — et pour la seconde fois : cf. strophe 1.3,
n. (f) — les lois de la gravitation et
les forces
d'attraction qui en découlent. Le « centre de
gravité » en fait lexicalement la
preuve ! Cela dit,
il n'est pas le seul à faire cet amalgame qui pourrait se
mériter une
bonne note en étymologie, gravitation, du latin gravitas,
« pesanteur ». Il ne s'agit pas d'un
hispanisme, au contraire,
puisque, apparemment, l'expression est inconnue en espagnol,
où l'on
désignerait les deux lois sous le même nom, leyes de
la gravedad, de
la gravitación.
(g) Retomber sur la planche. La
désignation
matérielle du siège du banc est évidemment
tout à fait
inattendue, d'autant que le lecteur sait bien que le banc public a
pour base la
forme d'une planche. Tous les traducteurs corrigent, à
l'exception d'Ana
Alonso qui traduit joliment tablon (grosse planche, madrier).
(h) Qui contient, pour, où se
trouve (une salle
de café). Mais en réalité, question
topographie, la
description de François Caradec montre plutôt le
contraire :
c'est le café du Caveau qui comprenait une rotonde donnant
sur les jardins
du Palais-Royal; elle était destinée aux fumeurs qui
pouvaient y
lire de nombreux journaux (Table ronde, p. 176,
rééd. 10/18,
p. 257 : je rappelle qu'on doit se reporter à ces
pages pour bien
évaluer les itinéraires du Chant 6; ces
renseignements ne sont
pas repris dans les notes de la présente édition,
mais on en
trouvera l'essentiel dans les éditions commentées,
avec
références aux études à ce sujet).
(i) Sa vue, pour son regard. Mais cet
emploi se trouve
fréquemment dans la langue commune. Sans être un
hispanisme, l'emploi
est encore plus courant en castillan : dirigir la vista a,
diriger son regard
vers (Saturne).
(j) La préposition, avec, n'est
pas un
hispanisme : il s'agit plutôt d'une construction
artistique et
humoristique (elle est probablement produite pour éviter la
répétition, sur un banc sur lequel, mais le
résultat est
vraiment remarquable).
(k) La conjonction marquant l'opposition
et la
restriction manque : car rien, mais rien, rien pourtant, etc.,
car il s'agit
en fait d'une proposition complétive de la
« phrase »
précédente.
(l) Encore une faiblesse de liaison
syntaxique, quand
même je n'aurais (rien de vrai à vous faire entendre,
pour, à
vous raconter) : la proposition est mise pour, même si
je n'avais...
Isidore Ducasse rend mal ce qu'il a en tête, aunque no
tuviera.
(m) À remarquer que l'auteur
n'ose pas être
explicite et embrouille un peu son lecteur, car on devrait
évidemment lire,
votre crédulité !
(n) Il frappait indistinctement
tous les objets.
Le déterminant reste implicite, alors que le récit
sera partout
explétif : il avait (contracté) l'habitude
(p. 310: 8-9), courir les (comptoirs des) cabarets
(310: 11), son ressentiment contre l'(idée
du) devoir (310: 17), les (= ses) chants (de l'oiseau)
(310: 23), etc.
(o) T : J'avais acheté un serin
pour mes trois
soeurs; c'était pour mes trois soeurs que j'avais
acheté un serin.
— Je réécris la seconde proposition qui
répète
par inadvertance la première. Cf. v. (1).
(p) Chaque fois, pour, chaque fois
qu'ils passaient;
s'arrêtaient toujours (donnent cinq traductions). On devrait
lire qu'ils
s'arrêtaient à écouter, se paraban a escuchar
(Gómez).
Comme les passants... passent, la proposition devrait être
réécrite (par exemple : les passants
s'arrêtaient
souvent).
(q) Les trois propositions infinitives
s'accordent
très mal. On écoute les chants pluriel) de l'oiseau,
on admire sa
grâce (singulier, la grâce de l'oiseau) et on
étudie (sic) ses
formes savantes. Les formes de l'oiseau, car s'il s'agissait de
ses chants, on
lirait leurs formes, mais c'est évidemment ce qu'on doit
nécessairement comprendre. En ce qui concerne cette
dernière
proposition, Ana Alonso propose la bonne interprétation,
soit l'expression
que Ducasse devait avoir à l'esprit, sus modales
amaestrados, soit les
réalisations savantes ou magistrales d'un animal, ici du
serin.
(r) La seconde partie de la phrase est
si belle qu'on
peut regretter que le vocable, miroir (espejo), ne soit pas tout
à fait
approprié, ni en français ni en castillan, puisque
son emploi
figuré désigne une représentation
fidèle et juste de
la réalité et non, comme c'est le cas ici
(souligné d'ailleurs
par la restriction, « ne... que comme... ») son
reflet
(évocation, image affaiblie) ou son image
(représentation
concrète).
(s) Repousser à, pour, de
quelques pas. Mais
l'hispanisme, ici, n'est pas une translation de la
préposition, mais une
addition (fautive). En effet, en castillan, les verbes de
mouvement (apartar,
desplazar, empurar, rechazar, voire caminar ou retroceder) se
construisent avec un
complément absolu : rechazar unos pasos,
littéralement
« reculer [un objet] quelques pas ».
(t) Devant, pour au bas de l'escalier.
Il ne s'agit pas
d'un hispanisme, car les traducteurs en castillan corrigent (al
pie) ou
reformulent. En revanche, montrer sa tête, pour la
tête, est un
hispanisme morphologique*s qu'on lira
encore deux fois (p. 312:
11; et 313: 13).
(u) La phrase devrait être
« corrigée » sur trois points.
« Lécher avec la langue » est un
explétisme qui
pouvait être évité, en dépit de son
complément;
d'autant que l'adjectif de ce complément est une
incorrection,
stérile, mis pour, inutile; tandis que le singulier, pour
désigner
les robes des Marguerite, est fautif.
(v) Écouler, le verbe est ici une
incorrection,
et couler ne conviendrait pas non plus. Elles ne versèrent
aucune larme,
c'est la toute simple formulation attendue dans le contexte
(Gómez).
(w) Elles se sont traînées,
évidemment, à l'intérieur; pourtant, la
locution adverbiale,
jusqu'à l'intérieur, n'est pas un explétisme,
car elle exprime
la difficulté et la lenteur du déplacement.
(x) Coins est mis pour recoins. Tous
les traducteurs
corrigent.
(y) Apercevoir est mis pour trouver.
Les traducteurs
rivalisent de synonymes à saveur littéraire (sans les
découvrir, les rencontrer), sauf Julio Gómez, aussi
prosaïque
qu'Isidore Ducasse : sin verlas, sans les voir.
(z) S'abaissa, mis pour, se baissa. Je
laisse la
coquille, parce qu'elle participe à l'inflexion inattendue
de toute la
phrase en français. Voir la note suivante.
(aa) La phrase peut paraître
très
inattendue, en français, d'autant qu'Aghone désigne
sa mère
avec l'expression, cette femme. Il ne s'agit pas tout à
fait d'une phrase
de structure hispanique, mais si on la lit en espagnol, elle est
tout simplement
touchante. Voici, pour ceux qui pourront la goûter, dans le
contexte, la
traduction littérale de Julio Gómez : aquella
mujer se
inclinó asomando su cabeza por la puerta/entrada [de la
perrera/casilla].
(ab) Explétisme :
entrelacées*i ensemble. Les traducteurs
improvisent ce qu'on
pourrait lire en français, à la place de l'adverbe
(pour en
édulcorer l'explétisme !), les trois, toutes les
trois, l'une
à l'autre, entre elles. Il suffit pourtant de soustraire
l'adverbe.
(ac) Roi des intelligences. Plusieurs
traducteurs,
dans toutes les langues, mettent le déterminatif,
intelligences, au
singulier. Ils comprennent sûrement, le champion de
l'intelligence, le plus
intelligent. On couronne un roi, mais le passage aux intelligences
ne se comprend
pas. Le vocable est employé souvent dans les Chants, mais
une seule fois
pour désigner une personne intelligente ou l'intelligence de
cette
personne : « ... je m'inclinai, comme dans un
rêve,
devant une noble et infortunée
intelligence ! », soit
l'amphibie (4.7, p. 226:
10).
(ad) Sa place ordinaire.
Explétisme, pour sa
place.
(ae) Alors le fou recula [...],
mais
bientôt les lignes du bonheur se peignirent sur son
visage... — Par
inadvertance, la liaison d'opposition entre les deux propositions
n'est pas
formulée (mais ensuite, mais bientôt, mais... ou
pourtant... [suivi
d'une restriction], etc.). — On l'oubliera en
appréciant la figure,
les lignes du bonheur se peignant sur un visage, une
réussite toute simple
qui n'est pas de « style artiste », car elle se
comprend
immédiatement.
(af) Humiliation, mis pour,
humilité. Le
vocable n'est pas ici fautif (Ana Alonso le reprend), mais il
inverse manifestement
la perspective : on peut croire qu'Aghone ne s'humilie pas
(actif), mais
qu'il manifeste son humilité (passif). Tous les autres
traducteurs
corrigent.
(ag) Retomber, pour tomber.
(ah) Bizarrement, on trouve ici ce qui
paraît
tout le contraire d'un hispanisme. Les traducteurs donnent presque
tous ce que
Ducasse a en tête, un acontecimiento. Cela ne désigne
pas un
événement (suceso), mais plutôt un incident, un
incident
correspondant à un « événement
important »
(il s'agit justement d'une des deux catégories du fait
divers, celui de
l'événement extraordinaire, l'autre catégorie
correspondant
à une histoire (encore) inexpliquée).
(1) Cette ouverture, mais ce sera le cas
de toute la strophe, renoue très
efficacement avec l'épopée des cinq premiers chants,
la doublant des
caractéristiques essentielles du roman (populaire). Sur la
topographie de
la place du Palais-Royal, trait du romanesque, on trouvera toutes
les informations
dans les éditions commentées, notamment la
dernière
édition de Jean-Luc Steinmetz (Pléiade II).
À remarquer que cette ouverture est
rédigée au passé composé (et non au
prétérit), pour tourner abruptement au
présent. L'ouverture
proprement dite, sa première, ses deux premières
phrases, est
caractéristique de l'ouverture de l'histoire
rêvée :
un individu est venu s'asseoir sur « ce »
banc, cela ne
constitue pas la « situation initiale » (Si)
d'une histoire,
mais bien une « situation de départ »
(Sd). Comme dans
nos rêves, à l'ouverture de cette strophe, l'histoire
est
déjà commencée.
Et, bien entendu, les
« événements » qui se bousculent
dans cette
ouverture constituent une suite parfaitement aléatoire,
aucun
événement n'étant la cause du suivant et
chaque
événement réécrit tous les
précédents.
(2) Encore un trait
caractéristique de la structure narrative de l'histoire
rêvée, l'apparition abrupte d'un nouveau personnage
ou, plus
précisément, d'une nouvelle configuration
actantielle, soit une
seconde séquence de l'histoire. La troisième sera
l'interaction des
deux personnages. Le caractère aléatoire de la suite
des trois
configurations est mis en relief par le fait que les motivations
(des actions) des
personnages ne viennent qu'après coup (la folie d'Aghone,
puis son
exploitation par Maldoror, qu'on ne lit qu'aux dernières
lignes de la
strophe).
(3) La phrase humoristique, de style
contourné, est très surprenante,
parce qu'il faut lire la proposition suivante pour comprendre que
le premier
personnage est fou, ce qui rend compte de son comportement. Mais
même
à ce moment, on se demande comment Maldoror, lui, l'a
compris (alors que le
lecteur devait le deviner). C'est encore la dynamique du
récit de
rêve.
(4) Il est plus que probable que cette
phrase, notamment parce qu'elle s'ouvre
après d'inopinés points de suspension, soit une
addition
ultérieure. Elle aurait été ajoutée
après la
composition du récit d'Aghone, mais peut-être aussi
après la
rédaction de toute la strophe, sur l'habitude d'ajouter en
fin de strophe
une annonce prise de strophes suivantes (ce qu'on ne trouvera pas
ici, strophe 6.7,
exceptionnellement).
L'apparition abrupte des actants, les
Marguerite et le canari
(ce sera un serin), concorde avec le
« collage » de l'axe
du bulbe oculaire, proposition découpée et
reformulée d'un
ouvrage d'anatomie et d'autant plus absurde qu'on ne ronge pas...
un axe !
Voici un découpage que je fais au hasard sur RLG :
« Le
globe oculaire, maintenu sur le godet aponévrotique de
Tenon, roulera sur
lui-même autour de son axe transversal... » (compte
rendu de
l'Accommodation de l'oeil de M. Liégard,
Académie des sciences
de Caen, dans l'Association scientifique de France, bulletin
no 47,
déc. 1867, p. 364).
(5) Il faut admettre que ce portrait est
peu vraisemblable, ce qui confirme,
après la strophe 6.5, qu'Isidore Ducasse n'était pas
très
doué pour l'analyse psychologique. En revanche, pour cette
raison
même, le comportement du menuisier dans les lignes qui
suivent sera
proprement surréaliste. Comme quoi la rédaction
automatique peut
défier les lois et les observations les plus
élémentaires de
la psychologie.
(6) Les trois Marguerite. Comme le fait
remarquer Jean-Luc Steinmetz,
« on est surpris par le prénom identique des trois
soeurs » (Pléiade, II, p. 657). Les
« trois
marguerite » est une expression qui revient souvent en
joaillerie (motif
de bagues, de bracelets, de pendentifs, etc.), mais aussi en
tapisserie et en
peinture; dans ces cas, le rapport avec les soeurs d'Aghone serait
d'ordre
« étymologique », la marguerite
désignant la
perle et la fleur de marguerite, l'or. En histoire, les trois
Marguerite
désignent les trois Marguerite de Valois, la
troisième ayant
été la première et scandaleuse femme
d'Henri IV (cf.
David Lévi Alvarez, Histoire classique des reines et
régentes de
France, Selbstvert., 1847, dans son chapitre
« Marguerite de Valois,
femme d'Henri IV », p. 183-189, qui
présente le tableau
généalogique des trois Marguerite, p. 189).
Mais curieusement, le rapprochement le plus
satisfaisant avec
les trois Marguerite d'Aghone est celui d'un conte pour enfants
d'Eugénie
Foa (1796-1852 ou 1798-1853) qui porte ce titre, « Les
trois Marguerite,
XIIIe siècle » (s. d., avant 1853), dans son
recueil (ou
repris dans ce recueil) de Contes historiques pour jeunes
filles (Paris,
Librairie nationale d'éducation et de
récréation,
rééd. de 1903, 232 p., p. 21-30). Il
s'agit du
deuxième conte du recueil (qui se lit sur Gallica). La
romancière
nous présente ses trois Marguerite, la Blonde, la Brune et
la Blanche. Il
s'agit d'un conte qui n'a rien d'historique, à proprement
parler, sans
rapport avec les Marguerite de Valois, le prétexte
étant le choix de
son épouse par Louis IX, Marguerite la Blanche (Marguerite
de Provence), la
moins belle des trois cousines. Or, l'atmosphère du conte
(mièvre
et moralisateur) conviendrait pour avoir inspiré (par
ironie) le
récit mélodramatique de la mort des soeurs, d'autant
qu'il ne serait
pas surprenant, de la part de notre auteur, qu'il ait par
distraction omis de
caractériser les « trois »
prénoms. Il va sans
dire qu'il n'existe pas le moindre indice qu'Isidore Ducasse ait
jamais eu
connaissance de ce conte pour jeunes filles ! (le fait que les
trois
Marguerite d'Eugénie Foa s'enlaçent et se tiennent
étroitement
par la main, en s'enfuyant, n'est évidemment pas
probant).
(7) Instrument. Le vocable serait une
« incorrection »,
c'est-à-dire
un hispanisme, s'il ne s'agissait aussi d'une évidente faute
de narration. Pourquoi donc Aghone courrait-il dans toutes les
« chambres » de la maison ? Et dans ces
pièces,
on ne trouvera évidemment aucun outil (instrument, pour
herramienta). Il
suit que le personnage court partout, éperdu, dans
l'atelier. Il
heurte donc des outils ou divers instruments de travail. Et c'est
là
seulement qu'il peut observer ses soeurs, la chienne et sa
mère qui s'y
trouvent. Il suffit d'ailleurs de soustraire cette phrase pour
voir qu'elle n'a
pas sa place dans le récit.
(8) Inadvertance : Aghone, comme tous
les autres personnages, est
déjà dans l'atelier où le père a
écrasé
la cage et où se trouve la niche de la chienne, au pied de
l'escalier.
(9) « Il l'amène dans un
restaurant, et ils mangent à la
même table ». Cette phrase ne présente
aucun
problème linguistique. En revanche, si Maldoror
amène Aghone manger
au restaurant, il serait très surprenant qu'ils ne mangent
pas... à
la même table. La suite des deux propositions est donc
impertinente,
absurde. On devrait lire, tout simplement, « il
l'amène manger
dans un restaurant ». Or, toutes les traductions en
espagnol
reproduisent la phrase littéralement : le lleva a un
restaurante y
comen en la misma mesa. J'en ai donc conclu, c'est logique, qu'il
s'agissait d'un
hispanisme ou du moins d'une formulation acceptable en espagnol.
C'est lorsque
j'ai eu l'idée de voir comment la phrase était
traduite dans les
autres langues que j'ai compris que tel n'était pas le cas.
On la traduit
littéralement sans surprise en catalan; mais c'est plus
surprenant en
italien; et c'est finalement incroyable... en anglais !
Puisque la phrase de deux propositions est
toute simple, on
la comprend « littéralement ». Mais si
on ne la corrige
pas, c'est, je suppose, qu'on veut comprendre la seconde
proposition au sens
« second »; Maldoror invite un fou,
désorganisé
et mal habillé encore, « à sa
table », il sera
son hôte, son invité, c'est donc une faveur qu'il
ferait au pauvre
homme. — Ce n'est pourtant pas du tout ce qui est
écrit. S'agissant
manifestement d'une maladresse de rédaction, on pourra la
justifier ainsi.
Car si le rédacteur avait voulu faire dire à son
narrateur que
Maldoror se livrait à une complaisance dédaigneuse,
soit il l'aurait
écrit, soit il devait l'écrire, ce qui n'était
pas trop
difficile : il l'invite à manger dans un
restaurant (comme il
l'inviterait à sa table).
(10) Tous les commentateurs signalent
qu'Aghone n'est pas un nom propre, ni
même un mot français. Il revient à Jean-Pierre
Lassalle d'en
avoir trouvé l'origine et de l'avoir expliqué. Je
n'ai pu lire ses
deux articles dans les Cahiers de la Grande Loge provinciale
d'Occitanie,
« Recherche d'Aghone », I et II (en 1989 et
1990), qui sont
introuvables à Montréal. Voir toutefois sa note sur
Aghone dans son
compte rendu de Steinmetz (LdP), Persée
(vol. 44, no 1,
2001, 210-214, sur la note 2 de la p. 335).
Aghone est pris d'un des pseudonymes de Louise
Justine Augusta
Philippe Lacroix, Justine Lacroix (1823-1897), qui signe ses
nombreux romans
populaires, souvent pour enfants, de deux pseudonymes, soit
(Louise) Lardin et Mie
d'Aghonne (avec deux « n »). On a vu plus
haut, note (6), que
l'idée des trois Marguerite pouvait provenir d'un roman
populaire
d'Eugénie Foa; or, il se trouve que Lardin et Mie d'Aghonne
« publient » (pluriel) le Premier Amour
d'une jeune
fille (1862) chez le même éditeur, la
Bibliothèque
d'éducation et de récréation, et dans la
même
collection, « J. Hetzel ».
Justine Lacroix en est à son
cinquième roman en
1870, mais elle a également publié en feuilleton dans
la presse.
Toutefois, la question n'est pas de savoir comment Isidore Ducasse
a connu son nom
ou s'il a pu lire un de ses livres, car le nom Aghone, qui ne se
trouve nulle part
en français, il faut le répéter, vient
nécessairement
du « pseudonyme » de la romancière. Ce
n'est
malheureusement pas le lieu ici de faire sa
généalogie et de raconter
son histoire passionnante (qui finit très mal). L'important
est que son nom
de famille, Mie, lui vient, comme celui de son frère
(né aussi de
parents inconnus) de leur oncle Auguste Mie, qui les a
adoptés. Selon Jean-Pierre
Lassalle, le nom de lieu qu'elle ajoute à son nom, est celui
du
« nom de terre de sa grand-mère
maternelle ». Il s'agit
aujourd'hui du vignoble d'Aghione, au centre de la Corse, à
l'opposé
de la capitale, Ajaccio, qui se trouve sur la côte ouest, le
vignoble
étant situé sur la côte est de l'île.
— Isidore
Ducasse ne savait certainement pas que le mot corse correspond
probablement
à l'italien agio qui signifie
« aise » (le loisir,
le temps qu'on prend à son aise). L'effet recherché,
et bien
produit, était celui de la surprise. Et on remarquera que
cet effet est
tout le contraire du nom de « Maldoror » et de
tous ceux de ces
« êtres imaginaires » rappelés
à
l'ouverture de la strophe 3.1. En effet, Aghone n'évoque
absolument rien
en français et les rapprochements avec Agnone,
« celui qui
ne connaît pas » (Steinmetz, LdP, p. 335) ou
agone,
« sans angle » (Goldenstein, p. 408) sont
tellement
invraisemblables qu'ils prouvent au contraire la réussite de
Ducasse.
« J'avais acheté un serin
pour mes trois
soeurs; c'était pour mes trois soeurs que j'avais
acheté un
serin ». On a vu, v. (1), qu'il
s'agissait d'une
très évidente coquille, un lapsus tout à fait
exceptionnel
dans les Chants. Robert Faurisson monte la petite affaire en
psychodrame et en
propose bel et bien une analyse psychologique : il s'agit,
à son avis,
d'une « trouvaille, digne de Joseph Prudhomme en
personne » ! (p. 154).
Malheureusement, Robert Faurisson ne consacre
aucun autre
passage de son pensum à cette strophe 6.7. Quel dommage.
Il nous aurait
fait rire encore un peu.
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