El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 6, strophe 10 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

P. 325

VIII

 
 
 
5



 
10
 



15

 


20




25
P. 326


 
5

 
 
 
10




15




20
 


 
25


 
P. 327

 
 
5
 

 

10

 


15
 


 
20


 
 
25
 

 
P. 328


 
5
 

 

10


 

15


 

20
 
 


25



P. 329

 
 
5


 

10
 
 


15



 
20
 


 
5

 

P. 330

 
 
5
 
 
 
 
10


 

15

 


20

 

 
25
 
 

P. 331
 
 

5




10

 


15
 

 
 
20
 



25


 
P. 332



5




10



 
15
 

 
 
20





25
      Pour construire mécaniquement la cervelle d'un
conte somnifère (a), il ne suffit pas de disséquer des bêtises
et d'abrutir puissamment à doses renouvelées l'intelligence
du lecteur (b), de manière à rendre ses facultés
paralytiques (c) pour le reste de sa vie, par la loi infaillible
de la fatigue (1); il faut, en outre, avec du bon
fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans
l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le
forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par
la fixité des vôtres. Je veux dire, afin de ne pas me
faire mieux comprendre, mais seulement pour développer
ma pensée qui intéresse et agace en même
temps par une harmonie des plus pénétrantes, que je
ne crois pas qu'il soit nécessaire, pour arriver au
but que l'on se propose, d'inventer une poésie tout à
fait en dehors de la marche ordinaire de la nature*d, et
dont le souffle pernicieux semble bouleverser même
les vérités absolues; mais, amener un pareil résultat
(conforme, du reste, aux règles de l'esthétique, si l'on
y réfléchit bien), cela n'est pas aussi facile qu'on le
pense : voilà ce que je voulais dire (d). C'est pourquoi
je ferai tous mes efforts pour y parvenir ! Si la mort
arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de
mes épaules, employés à l'écrasement lugubre de mon
gypse*v littéraire (e), je veux au moins que le lecteur en
deuil puisse se dire : « il faut lui rendre justice. Il
m'a beaucoup crétinisé. Que n'aurait-il pas fait, s'il
eût pu vivre davantage ! C'est le meilleur professeur (f)
d'hypnotisme (2) que je connaisse ! (g) ». On gravera ces
quelques mots touchants sur le marbre de ma tombe,
et mes mânes seront satisfaits ! — Je continue ! (3). Il y
avait une queue de poisson*g qui remuait au fond d'un
trou, à côté d'une botte éculée. Il n'était pas naturel
de se demander : « où est le poisson ? je ne vois que
la queue qui remue »; car, puisque, précisément,
l'on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson,
c'est qu'en réalité il n'y était pas. La pluie avait
laissé quelques gouttes d'eau au fond de cet entonnoir,
creusé dans le sable. Quant à la botte éculée,
quelques-uns ont pensé depuis qu'elle provenait de
quelque abandon volontaire. Le crabe tourteau, par
la puissance divine, devait renaître de ses atomes résolus (h).
Il retira du puits la queue de poisson et lui
promit de la rattacher à son corps perdu, si elle annonçait
au Créateur l'impuissance de son mandataire
à dominer les vagues en fureur de la mer maldororienne.
Il lui prêta deux ailes d'albatros, et la queue
de poisson prit son essor. Mais elle s'envola vers la
demeure du renégat, pour lui raconter ce qui se passait (4)
et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le
projet de l'espion (i), et, avant que le troisième jour fût
parvenu à sa fin (j), il perça la queue de poisson d'une
flèche envenimée. Le gosier de l'espion poussa une
faible exclamation, qui rendit le dernier soupir avant
de toucher la (k) terre. Alors, une poutre (5) séculaire,
placée*i sur le comble*i d'un château, se releva de toute
sa hauteur, en bondissant sur elle-même*i, et demanda
vengeance à grands cris. Mais le Tout-Puissant,
changé en rhinocéros, lui apprit que cette mort était
méritée. La poutre s'apaisa, alla se placer*i au fond
du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela
les araignées effarouchées, afin qu'elles continuassent,
comme par le passé, à tisser leur toile à ses coins.
L'homme aux lèvres de soufre apprit la faiblesse de
son alliée (l); c'est pourquoi, il commanda au fou couronné
de brûler la poutre et de la réduire en cendres.
Aghone exécuta cet ordre sévère. « Puisque,
d'après vous, le moment est venu, s'écria-t-il, j'ai été
reprendre l'anneau que j'avais enterré (m) sous la pierre (6),
et je l'ai attaché à un des bouts du câble. Voici le
paquet ». Et il présenta une corde épaisse, enroulée
sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son
maître lui demanda ce que faisaient les quatorze
poignards (7). Il répondit qu'ils restaient fidèles et se
tenaient prêts à tout événement, si c'était nécessaire.
Le forçat inclina la tête en signe de satisfaction. Il
montra de la surprise, et même de l'inquiétude,
quand Aghone ajouta qu'il avait vu un coq fendre
avec son bec un candélabre en deux, plonger tour à
tour le regard dans chacune des parties (8), et s'écrier,
en battant ses ailes (n) d'un mouvement frénétique : « il
n'y a pas si loin qu'on le pense depuis la rue de la
Paix (9) jusqu'à la place du Panthéon. Bientôt, on en
verra la preuve lamentable ! ». Le crabe tourteau,
monté sur un cheval fougueux, courait à toute bride
vers la direction (o) de l'écueil, le témoin du lancement
du bâton par un bras tatoué, l'asile du premier jour
de sa descente sur la terre (p). Une caravane de pèlerins
était en marche pour visiter cet endroit, désormais
consacré par une mort (10) auguste. Il espérait l'atteindre*i,
pour lui demander des secours pressants contre
la trame qui se préparait, et dont il avait eu connaissance.
Vous verrez quelques lignes plus loin, à l'aide
de mon silence glacial, qu'il n'arriva pas à temps,
pour leur raconter ce que lui avait rapporté un
chiffonnier, caché derrière l'échafaudage voisin
d'une maison en construction, le jour où le pont du
Carrousel, encore empreint de l'humide rosée de la
nuit, aperçut avec horreur l'horizon de sa pensée
s'élargir confusément en cercles concentriques, à
l'apparition matinale du rythmique pétrissage d'un
sac icosaèdre, contre son parapet calcaire ! (11). Avant
qu
'il stimule leur compassion, par le souvenir de cet
épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence
de l'espoir...
Pour rompre votre paresse,
mettez en usage les ressources d'une bonne volonté,
marchez à côté de moi et ne perdez pas de vue ce
fou, la tête surmontée d'un vase de nuit, qui pousse,
devant lui, la main armée d'un bâton, celui que vous
auriez de la peine à reconnaître, si je ne prenais soin
de vous avertir*h, et de rappeler à votre oreille le mot
qui se prononce Mervyn. Comme il est changé ! Les
mains liées derrière le dos, il marche devant lui (q),
comme s'il allait à l'échafaud, et, cependant, il n'est
coupable d'aucun forfait. Ils sont arrivés dans l'enceinte
circulaire de la place Vendôme. Sur l'entablement
de la colonne massive, appuyé contre la balustrade
carrée, à plus de cinquante mètres de hauteur
du sol (r), un homme a lancé et déroulé un câble, qui
tombe jusqu'à terre, à quelques pas d'Aghone. Avec
de l'habitude, on fait vite une chose; mais, je puis
dire que celui-ci n'employa pas beaucoup de temps
pour attacher les pieds de Mervyn à l'extrémité de la
corde. Le rhinocéros avait appris ce qui allait arriver.
Couvert de sueur, il apparut haletant, au coin
de la rue Castiglione. Il n'eut même pas la satisfaction
d'entreprendre le combat. L'individu, qui examinait
les alentours du haut de la colonne, arma son
revolver, visa avec soin et pressa la détente. Le commodore
qui mendiait par les rues depuis le jour où
avait commencé ce qu'il croyait être la folie de son
fils et la (s) mère, qu'on avait appelée la fille de neige, à
cause de son extrême pâleur (12), portèrent en avant*d leur
poitrine pour protéger le rhinocéros. Inutile soin.
La balle troua sa peau, comme une vrille; l'on aurait
pu croire, avec une apparence de logique, que la
mort devait infailliblement apparaître. Mais nous
savions que, dans ce pachyderme, s'était introduite
la substance du Seigneur. Il se retira avec chagrin (t).
S'il n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop bon
pour une de ses créatures
, je plaindrais l'homme de
la colonne ! Celui-ci, d'un coup sec de poignet (u), ramène
à soi la corde ainsi lestée (13). Placée*i hors de la normale,
ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde
le bas (v). Il saisit vivement, avec ses mains (w), une
longue guirlande d'immortelles, qui réunit deux angles
consécutifs de la base, contre laquelle il cogne
son front (x). Il emporte avec lui, dans les airs, ce qui
n'était pas un point fixe. Après avoir amoncelé à ses
pieds, sous forme d'ellipses superposées, une grande
partie du câble, de manière que Mervyn reste suspendu
à moitié hauteur (y) de l'obélisque de bronze, le
forçat évadé fait prendre, de la main droite, à l'adolescent,
un mouvement accéléré de rotation uniforme,
dans un plan parallèle à l'axe de la colonne,
et ramasse, de la main gauche, les enroulements
serpentins du cordage, qui gisent à ses pieds. La
fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit
partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge,
toujours gardant sa position mobile et équidistante,
dans une circonférence aérienne, indépendante
de la matière (z). Le sauvage civilisé lâche peu à
peu, jusqu'à l'autre bout, qu'il retient avec un métacarpe
ferme, ce qui ressemble à tort à une barre
d'acier. Il se met à courir autour de la balustrade,
en se tenant à la rampe (14) par une main. Cette manoeuvre
a pour effet de changer le plan primitif de la
révolution du câble, et d'augmenter sa force de tension,
déjà si considérable. Dorénavant, il tourne
majestueusement dans un plan horizontal, après
avoir successivement passé, par une marche insensible,
à travers plusieurs plans obliques. L'angle
droit formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés
égaux ! (aa). Le bras du renégat et l'instrument meurtrier
sont confondus dans l'unité linéaire, comme les éléments
atomistiques*v d'un rayon de lumière pénétrant
dans la chambre noire. Les théorèmes de la mécanique
me permettent de parler ainsi; hélas ! on sait
qu'une force, ajoutée à une autre force, engendre
une résultante composée des deux forces primitives !
Qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se
serait déjà rompu, sans la vigueur de l'athlète, sans
la bonne qualité du chanvre ? (ab). Le corsaire aux cheveux
d'or, brusquement et en même temps, arrête sa
vitesse acquise (ac), ouvre la main et lâche le câble. Le
contrecoup de cette opération, si contraire aux précédentes,
fait craquer la balustrade dans ses joints.
Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une comète
traînant après elle (ad) sa queue flamboyante. L'anneau
de fer du noeud coulant (ae), miroitant aux rayons du
soleil, engage à compléter soi-même l'illusion. Dans
le parcours de sa parabole, le condamné à mort fend
l'atmosphère, jusqu'à la rive gauche, la dépasse en
vertu de la force d'impulsion que je suppose infinie,
et son corps va frapper le dôme du Panthéon, tandis
que la corde étreint, en partie, de ses replis, la paroi
supérieure de l'immense coupole. C'est sur sa superficie
sphérique et convexe, qui ne ressemble à une
orange que pour la forme (15), qu'on voit, à toute heure
du jour, un squelette desséché, resté suspendu (16).
Quand le vent le balance, l'on raconte que les étudiants
du quartier Latin, dans la crainte d'un pareil
sort, font une courte prière : ce sont des bruits insignifiants
auxquels on n'est point tenu de croire, et
propres seulement à faire peur aux petits enfants. Il
tient, entre ses mains crispées, comme un grand ruban
de vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de
la distance, et nul ne peut affirmer, malgré l'attestation
de sa bonne vue, que ce soient là, réellement,
ces immortelles dont je vous ai parlé, et qu'une lutte
inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacher
d'un piédestal grandiose. Il n'en est pas moins vrai
que les draperies en forme de croissant de lune n'y
reçoivent plus l'expression de leur symétrie définitive (af)
dans le nombre quaternaire : allez-y voir vous-même,
si vous ne voulez pas me croire (17).

FIN DU SIXIÈME CHANT


1. Variantes

Corrections justifiées

1) 325: 4  Pour construire mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et d'abrutir puissamment à doses renouvelées l'intelligence du lecteur... — J'ajoute la préposition.

2) 326: 4  Que n'aurait-il pas fait, s'il eût pu vivre davantage ! c'est > C'est le meilleur professeur d'hypnotisme que je connaisse !

3) 326: 10-13  Il n'était pas naturel de se demander : « où est le poisson ? Je > je ne vois que la queue qui remue ». Car > ; car, puisque, précisément, l'on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, c'est qu'en réalité il n'y était pas.

      Je refais la ponctuation de tout le fragment pour n'en faire qu'une seule phrase, qui se comprendra à première lecture. Je ferais mieux en transformant le segment de style direct en style indirect, mais il faudrait alors ajouter la négation et opérer une transformation à la première personne (il n'était pas naturel de me demander où... j'avouais...). Je limite mon intervention au minimum.

4) 326: 28  Celui-ci devina le projet de l'espion [la queue de poisson], et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, il perça la queue du > de poisson d'une flèche envenimée.

5) 329: 24  ... la mère, qu'on avait appelée la fille de neige, à cause de son extrême pâleur... — Je soustrais l'italique, car ni l'italique, ni les guillemets n'ont leur place ici dans les Chants.

      Il s'agit en revanche d'une importante indication de genèse, l'italique désignant ici le titre d'un conte folklorique russe. Voir la note (12).

6) 330: 6  S'il n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindrais l'homme de la colonne ! celui-ci > Celui-ci, d'un coup sec de poignet, ramène à soi la corde ainsi lestée.

7) 332: 14  Il tient, entre ses mains crispées, comme un grand ruban de vieilles fleurs jaunes. — J'ajoute la virgule pour encadrer le complément circonstanciel et ne pas séparer le verbe de son objet direct.


2. Commentaires linguistiques

(a) Une lecture, un livre, et par conséquent, un conte somnifère, s'entend aujourd'hui dans le langage courant, probablement par contamination avec le cachet, le somnifère. La banque du TLF (40 occurrences seulement) prouve qu'il s'agit d'un vocable rare et recherché. On l'a rencontré deux fois déjà dans les Chants, dont la première dans une utilisation bizarre*i — la seconde, de style artiste, en 5.3 (p. 245: 20), pour désigner ce qui est relatif au sommeil.

      Le mot courant, employé ici par tous les traducteurs en castillan, est précisément celui qui est attendu en français : soporifique (vocable qui ne vient jamais dans les Chants). Il s'agit probablement d'une hypercorrection, l'auteur rejetant le mot courant dans sa « langue maternelle », par crainte de l'hispanisme.

(b) Abrutir l'intelligence du lecteur, explétisme pour, abrutir le lecteur, tandis que l'emploi de dose est au contraire elliptique, pour dose de sottises (ou n'importe quel synonyme de bêtises).

(c) Paralytique est généralement un nom; comme adjectif, il ne s'applique qu'à des personnes, jamais à des noms communs. « Rendre ses facultés paralytiques » est probablement une figure de style artiste pour, paralyser ses facultés, mais le résultat n'est pas recevable en français (sur les 593 emplois du vocable au TLF, je ne trouve aucun exemple comparable). Si l'on paralyse les facultés d'une personne, ses facultés seront paralysées et non paralytiques.

(d) Je veux dire [...] : voilà ce que je voulais dire. Le comique de cette phrase alambiquée est redoublé du fait qu'elle n'a aucun rapport avec la première phrase, dont elle ne développe rien du tout. Par contre, le contenu de cette digression, qui contredit radicalement l'esthétique des Chants, annonce les Poésies. Et leur style !

      Toutefois, comme le montrent les phrases suivantes, le rédacteur n'a pas perdu le fil de sa pensée, s'agissant d'assommer ou d'hypnotiser son lecteur.

(e) Emboîtement de figures de style artiste. Les bras des épaules, expression d'un réalisme comique; deux bras longs, inversion de l'adjectif; l'écrasement du gypse, pour désigner l'écriture; leurs deux attributs fortement déterminatifs, lugubre et littéraire; sans compter l'encadrement de ces figures par le thème de la mort arrêtant cette écriture. La puissance thématique de cette proposition conditionnelle est mise en relief par le caractère prosaïque de sa principale, comme des phrases qui achèvent le prologue de la strophe.

      Ou l'inverse, car on peut penser que ce sont ces derniers mots qui sont ainsi mis en relief. N'y a-t-il pas quelque chose d'inquiétant à voir annoncer ainsi sans raison sa mort, sa tombe et l'inscription de sa pierre tombale ?

(f) Professeur ? Le narrateur/auteur n'a évidemment rien d'un professeur d'hypnotisme. La désignation est amenée par les ouvrages et articles sur le phénomène, car son enseignement est très répandu.

(g) La concordance des temps est trop fautive pour être rétablie : c'est / c'était / ce fut [...] le meilleur [...] que je connus / j'ai connu / j'aie connu.

(h) Ses atomes résolus. Il n'y a pas de raison de présenter ce participe comme un emploi particulier, s'agissant du simple participe passé de résoudre, dont le sens premier est de « transformer [quelque chose] en ses éléments ou [les] faire disparaître » (Robert). L'emploi est peut-être rare, mais nullement recherché. D'ailleurs l'adjectif avait exactement ce sens étymologique aux XVe et XVIe siècles, avant de se limiter au sens de « décidé », « déterminé ». Ce n'est pas un hispanisme, car son emploi est aussi rare en espagnol qu'en français (comme le trahissent les réécritures : disociado ou dividido, et même disgregación), mais aussi ordinaire qu'en français, resuelto (Pariente, Alonso).

(i) Cet espion n'a rien de tel, s'agissant d'un traître, ce qui illustre la caractère arbitraire de ces désignations. Renégat, et maintenant, espion, sont des substantifs qualificatifs, de « faux indéfinis », marques du roman feuilleton, comme on les trouvait nombreux à la strophe précédente. Cf. sa n. (b). Mais la présente strophe ne sera pas en reste : l'homme aux lèvres de soufre (p. 327: 12); le forçat (p. 327: 24); un homme [du haut de la place Vendôme] (p. 329: 11); l'individu [idem] (p. 329: 19); l'homme de la colonne (p. 330: 5); le forçat évadé (p. 330: 17); le sauvage civilisé (p. 330: 26); le renégat (p. 331: 10); l'athlète (p. 331: 18); le corsaire aux cheveux d'or (p. 331: 19, cf. strophe 6.9, n. (1)); et, finalement, le condamné à mort (p. 331: 28).

(j) Avant que le troisième jour [ne] fût parvenu à sa fin. L'adverbe de négation explétif que j'ajoute entre crochets n'est pas nécessaire, sauf si le verbe exprime une crainte, ce qui n'est pas le cas ici (cf. DDLF, art. « ne »). Lourdeur. On devrait lire, parmi de nombreuses formulations possibles, moins de trois jours plus tard.

(k) Toucher la terre, pour, toucher terre. Il ne s'agit pas d'un hispanisme (on dit tocar tierra, Pellegrini, Pariente et Alonso), mais pas tout à fait d'une incorrection, même si le texte se mérite ici la réécriture de Serrat (tomber au sol) et de Méndez (s'écraser, desplomarse, sur la terre). À remarquer que l'antécédent du relatif, qui, est la queue de poisson, mais le raccourci syntaxique ne porte pas à conséquence (le soupir passant par son gosier !).

(l) La phrase doit être relue pour être comprise, car on cherche d'abord quelle est cette alliée, dont Maldoror déplore la faiblesse. C'est la poutre qui devra être brûlée par Aghone. Bien entendu, puisque c'est ce qu'on lit; pourtant, la poutre n'a jamais été une alliée de Maldoror et l'a encore moins trahi...

(m) Enterré sous la pierre. Il s'agit d'un évident lapsus pour, caché sous (une) pierre. Or, Ducasse va le corriger, mais seulement dans l'annonce énigmatique qu'il ajoutera à la strophe 6.3 : « l'anneau de fer caché sous la pierre ». J'ai hésité, mais j'ai décidé de ne pas corriger le texte, car un lapsus n'est pas tout à fait une faute et caractérise la rédaction.

(n) En battant ses ailes, hispanisme pour, en battant des ailes.

(o) Vers la direction de. Explétisme, incorrection : on court vers, ou, en direction de.

(p) Sur la terre, pour, sur terre. Cf. n. (k).

(q) Il marche devant lui. Explétisme : il marche, avance*d.

(r) De hauteur du sol. Nouvel explétisme, produisant une incorrection, pour, à cinquante mètres de haut.

(s) La mère. L'hispanisme, la madre, désigne la mère de Mervyn. Mais en français, ce serait évidemment sa mère; autrement, il s'agirait de l'épouse du commodore, son épouse. Il est impossible de corriger l'inadvertance (dûe à l'hispanisme) sans refaire le syntagme, ce qui d'ailleurs n'est pas possible sans réécrire la phrase.

(t) Avec chagrin. On attendrait un adverbe, tristement, ou encore un attribut, peiné, chagriné (ce qui semble être la règle en castillan : apenado, afligido, etc.).

(u) Un coup de poignet, hispanisme (golpe de muñeca), pour, un coup du poignet.

(v) Mervyn, dont la tête regarde le bas. La formulation maladroite et fautive ne se veut manifestement pas amusante. Il ne s'agit pas d'un hispanisme, mais il est intéressant de voir, exceptionnellement, ce qu'en font les traducteurs en castillan. Mervyn, cuya cabeza está (Gómez) / mira (Pariente, Alonso, Méndez) / con la cabeza hacia abajo (Pellegrini, Álvarez). En français, il faudrait réécrire la traduction toute simple, Mervyn que cuelga cabeza abajo (Serrat), qui pend la tête en bas.

(w) Le pronom il, pour celui-ci. Saisir vivement avec les mains. Périphrase, pour agripper. Mais on comprendra pour finir que Mervyn a tenté de s'y agripper, lors de cette lutte inégale.

(x) Hispanisme*s pour, il se cogne le front, choca su frente. Autrement, on produit un explétisme, se choca su frente.

(y) À moitié hauteur : a media altura (Serrat, Alonso, Méndez). Il faudrait lire en français, à la moitié de la hauteur, à mi-hauteur de l'obélisque.

(z) Indépendante de la matière : dans le contexte, il faut comprendre que la circonférence, parallèle à la colonne, décrite par l'adolescent, est libérée de l'attraction terrestre. Les « lois de la mécanique », qui seront évoquées maintenant, sont celles qui s'enseignent au collège ou au lycée. Il est seulement comique de les voir appliquer aux très prosaïques trajectoires suivies par le pauvre Mervyn.

(aa) Á remarquer, pour s'amuser, qu'un angle n'a pas de « côté » et que « ceux-ci » ne se mesurent pas (s'agissant de demi-droites). Ce que l'auteur décrit, c'est un triangle rectangle isocèle de 44 mètres de côté (la hauteur de la colonne Vendôme, déclarée ici de 50 mètres). Il ne peut donc pas avoir relâché jusqu'à l'autre bout (probablement pour « jusqu'au bout, l'autre bout de ») son câble de 60 mètres.

(ab) Après les plans d'une circonférence et la description approximative d'un simple triangle isocèle rectangle, le rédacteur accumule « les éléments atomistiques d'un rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire » et « les théorèmes de la mécanique », dont celui qui voudrait « qu'une force, ajoutée à une autre force, engendre une résultante composée des deux forces primitives » (sic ! un plus un égale deux : on aura vu analyses vectorielles plus subtiles), toutes notions de collégiens ou de lycéens fort approximatives, d'où découlerait une proposition aussi absurde que simpliste : « qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjà rompu, sans la vigueur de l'athlète, sans la bonne qualité du chanvre ? ».

(ac) Arrêter sa vitesse acquise, c'est une tournure de style artiste, mais le complément prolonge le jeu du vocabulaire pseudo-scientifique exposé à la note précédente. Et ce jeu se poursuivra, avec le « parcours de la parabole », puis « la force d'impulsion que je suppose infinie » et la « superficie sphérique et convexe ». Et je crois que le mot « jeu » est ici approprié, car si l'on assiste allègrement à cette mise à mort de Mervyn, c'est, bien sûr, parce que cette apothéose du roman feuilleton « réaliste » est parfaitement invraisemblable, mais également parce que le déroulement détaillé de la description des événements, surtout avec ce vocabulaire nettement comique, nous fait adhérer à l'action du point de vue du narrateur, qui est celui de Maldoror. Le lecteur ne s'inquiétera en rien de Mervyn, pas plus que ses parents... Et le vocabulaire de la narration y est pour beaucoup.

(ad) Une comète traînant (après elle) sa queue : explétisme.

(ae) L'anneau de fer du noeud coulant : il est très difficile de comprendre cette désignation. À quelle extrémité du câble l'anneau est-il attaché ? Jusqu'ici, on pouvait croire que l'anneau permettait à Maldoror de tenir le câble à bout de bras, lorsqu'il était complètement déroulé, et c'est bien ainsi que l'anneau pourrait miroiter tout au bout du câble traîné par Mervyn. Mais voilà qu'il se présente maintenant comme une partie ou formant le noeud coulant, ce qui signifie qu'il serait à l'autre bout du câble pour former le noeud enserrant les deux pieds de Mervyn.

(af) Définitive. Une énigme lexicale, car on devrait plutôt lire, primitive. Si l'on comprend qu'il ne s'agit plus d'une dernière symétrie (et qui devrait le rester et, négation, ne le restera pas), on désigne donc la symétrie primitive, celle des quatre faces du socle de la colonne Vendôme. Sur les murs, tout autour du Panthéon, à la hauteur des colonnes de sa façade, on voit des séries de trois demi-lunes (« des draperies en forme de croissant de lune »), représentant des immortelles. Bref, si l'on ne verra pas sur la coupole du Panthéon le ruban des immortelles de la colonne Vendôme, retenu par la mains crispée du cadavre de Mervyn, si vous y allez, vous en verrez en revanche beaucoup plus. « En revanche », si l'on détache la dernière phrase des prédédentes, l'adverbe de lieu, « y », n'y a plus le même sens, désignant non le Panthéon, mais le socle de la colonne Vandôme, comme le comprend François Caradec (1970, p. 178; 1975, p. 259) : il y manquerait maintenant l'une de ses quatre guirlandes d'immortelles. Or, peu importe ! Il est seulement significatif que la toute dernière phrase des chants nous laisse, réflexion faite, dans la plus parfaite confusion.


3. Notes

      L'analyse de la structure narrative de la strophe, celle de la bande dessinée, se trouve en éditorial.

(1) Hispanisme(s) ! Cette ouverture, dont la première phrase s'achève ici sur un point-virgule, est très célèbre chez les critiques littéraires. Lue dans les traductions en espagnol, sans ses six hispanismes lexicaux (!), elle est assez ordinaire et même très prosaïque. En revanche, dans sa formulation « française », qui se déroule sur de longues phrases, son effet est prodigieux. À tel point qu'on n'en saisit pas la cruelle autocritique. Car les désinvoltes sarcasmes, évidemment, s'entendent au premier degré : le fameux roman du Chant 6 devient un conte somnifère qui, finalement, aura crétinisé le lecteur...

      Relu au sens strict, ce prologue de la dernière strophe reprend en effet la toute fin de la strophe précédente, la strophe 6.9, qui faisait assez piètrement suite à la plus faible de l'oeuvre, la strophe de la « séduction » (6.5), avec ses deux lettres indigestes. Isidore Ducasse est assez intelligent pour comprendre, à ces résultats de son entreprise, qu'il n'a vraiment aucun talent de feuilletoniste (et, en particulier, aucune disposition pour l'analyse psychologique).

      S'il charge son narrateur de renverser la situation en sa faveur, je pense qu'aucun lecteur averti (par moi !) n'en sera dupe. Mais ce renversement relève du génie de l'auteur et il est certain que le moins piètre romancier n'aurait jamais le talent de cette extraordinaire pirouette. Son contenu est parfaitement juste. Nous en sommes à la dernière strophe d'un chef-d'oeuvre. Certes, on peut l'admettre, son dernier chant présente d'importantes faiblesses et, surtout, au moins deux évidentes mauvaises strophes. Y a-t-il de nombreux lecteurs, rendus là (avec la certitude d'achever de lire un chef-d'oeuvre), qui cesseront leur lecture ? Bien sûr que non : les voilà proprement crétinisés par un fameux « professeur d'hypnotisme », particulièrement dans cette ultime strophe.

(2) Hypnotisme. Le vocable indique très précisément l'état des connaissances de l'auteur sur le phénomène. Isidore Ducasse en est encore, naturellement, au niveau des théories (fumeuses) sur le « magnétisme (animal) » et ce vocable, hypnotisme, retarde de près d'un demi-siècle sur les recherches qui ont évolué très vite. Le vocable courant est devenu depuis longtemps déjà, l'hypnose. Mais on va voir également que sa compréhension du phénomène trahit ici la culture populaire, c'est-à-dire le folklore du spectacle et du music-hall.

      Le « magnétisme » aura exercé en France une fascination qu'on ne trouvera nulle part ailleurs. Aussi bien dans les milieux populaires que scientifiques. Et cela se voit dans les Chants de Maldoror, comme cela se voit et se verra chez de très nombreux écrivains français. On trouve le phénomène désigné pas moins de cinq fois jusqu'ici dans les Chants, mais toujours très superficiellement, contrairement à ce qu'on lit ici, à la strophe 6.10. C'est le magnétisme, sans plus. Voici ces cinq occurrences commentées.

— (1) 2.15 (P 1869, p. 137: 14-17) [Le nageur]. ... je me suis écarté du rivage, jusqu'à le perdre de ma vue perçante; et, les crampes hideuses avec leur magnétisme paralysant, rôdaient autour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvements robustes, sans oser approcher.

      La transe hypnotique peut avoir deux effets, dont le premier peut être le prélude du suivant, soit l'atonie ou la catalepsie et l'hystérie. Je n'ai trouvé nulle part, on s'en doute, la moindre corrélation entre la crampe musculaire et le magnétisme. Il s'agit certainement d'une extraordinaire création poétique, de toute beauté, où le style artiste personnalise les crampes qui guettent le nageur, mais n'osent s'en approcher. On doit admettre que, du point de vue thématique, le rapprochement est fort bien trouvé.

— (2) 4.6 (P 1869, p. 213: 6-13) [Le naufragé sur un radeau depuis plusieurs jours enfin sauvé]. ... Je crois que ce naufragé devinera mieux encore à quel degré fut porté l'assoupissement de mes sens. Le magnétisme et le chloroforme, quand ils s'en donnent la peine, savent quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies léthargiques. Elles n'ont aucune ressemblance avec la mort : ce serait un grand mensonge de le dire.

      Voir la note (3) de la strophe, où je rapproche ce passage de quelques lignes du dernier chapitre des Marchands de miracles : histoire de la superstition humaine (1864) d'Alfred de Caston. Évidemment, il ne s'agit pas d'une source, mais d'une rencontre; toutefois, elle n'en est pas moins littérale et textuelle, les deux auteurs exprimant exactement la même idée, soit celle de la « mort qui n'en est pas une », dans l'état léthargique provoqué par le magnétisme ou le chloroforme. Le rapprochement, soit du point de vue expérimental, soit du point de vue médical, est courant à la fin du XIXe siècle, sur ces « catalepsies léthargiques ».

— (3) 5.3 (P 1869, p. 248: 16-25) [Le sommeil]. Quelquefois, s'efforçant inutilement de vaincre les imperfections de l'organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnétisé s'aperçoit avec étonnement qu'il n'est plus qu'un bloc de sépulture [...] : « sortir de cette couche [se dit-il] est un problème plus difficile qu'on ne le pense. [...] Chose curieuse, mon bras inerte s'est assimilé savamment la raideur de la couche.

      Simple description de la léthargie du sommeil, mais elle est désignée comme une « magnétisation » des sens.

— (4) 5.7 (P 1869, p. 271: 17-21; et 279: 5-9) [Elsseneur et Réginald, sous la forme de l'araignée]. Tu nous écoutes, n'est-ce pas ? Mais ne remue pas tes membres; tu es encore aujourd'hui sous notre magnétique pouvoir, et l'atonie encéphalique persiste : c'est pour la dernière fois. [...] Réveille-toi, Maldoror ! Le charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, s'évapore ». Il se réveille comme il lui a été ordonné...

      Le magnétisme, ici, induit un sommeil artificiel, assez proche du somnambulisme, mais celui-ci n'est pas désigné.

— (5) 6.2 (P 1869, p. 286: 10-15) Il n'y a que celui-là : c'était Maldoror ! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait. État d'autant plus dangereux qu'il n'est pas soupçonné.

      Cette fois, l'hypnotisme est évoqué par ses effets, l'atonie musculaire ou la léthargie et l'inconscience du patient, comme le fait qu'il ne se souvient de rien au sortir de cet état. Bref, dans cette ouverture du Chant 6, nous sommes toujours dans le contexte du magnétisme animal, avec ses fluides, mais nous nous approchons de l'hypnotisme qui ouvre la dernière strophe du chant qui nous occupe ici.

      Hypnotisme, hypnose. Rien de mieux que le lexique pour dater un phénomène. On voit au TLF que Ducasse, avec Alphonse Daudet, en 1869, est le premier à utiliser le vocable hypnotisme dans une oeuvre littéraire (au TLF, hypnose n'apparaît qu'en 1888, chez Bergson). Le vocable a été adopté et popularisé par le médecin Jaimes Braid (1795-1860) dans son ouvrage paru en 1843, Neurypnologie : traité du sommeil nerveux ou hypnotisme (mais l'ouvrage n'est traduit en français qu'en 1883). Si les nombreuses publications de Braid sont vite connues des spécialistes, il faudra quelques décennies avant que ces travaux soient repris et développés. Avant cela, Isidore Ducasse a pu lire de très nombreuses vulgarisations de ce sujet, dont, par exemple, l'historique fort bien informé d'Alfred Maury, « Des études nouvelles sur le somnambulisme naturel et l'hypnotisme [je souligne] » (Revue des deux mondes, vol. 25, no 3, 1er février 1860, p. 689-710).

      Après le « mesmérisme », l'ouvrage de Braid sera déterminant dans l'étude du phénomène qui se développera surtout en France. Le premier à poursuivre le travail du médecin anglais est Ambroise-Auguste Liébeault, à Nancy, en 1866 déjà, mais ses travaux restent inconnus jusqu'à sa rencontre avec Hippolyte Bernheim; ensemble, ils fonderont l'école de Nancy en 1884; et c'est à eux qu'on doit nos analyses modernes de l'hypnose, fondées sur la notions de « suggestion », qui implique la psychologie, la physiologie et très bientôt la psychanalyse (même si l'on ne connaît toujours pas la nature de cet état de conscience). Mais Freud a d'abord été disciple d'une école beaucoup plus « spectaculaire » sur ce point, celle de Charcot à la Salpêtrière de Paris, qui mettra dix ou vingt ans à être discréditée, en dépit de ses très importantes recherches.

      C'est le mot que j'ai mis entre guillemets dans la phrase précédente qui va nous intéresser maintenant. Si les cours de Jean-Martin Charcot auront tant de répercussion, c'est précisément parce qu'ils sont très spectaculaires, très proches du spectacle, celui dont se sont emparé depuis longtemps les « prestidigitateurs » qui vont vite hypnotiser, sur scène, les yeux dans les yeux, des « patients », souvent des spectateurs, pour les plonger, debout (!), dans des états somnambuliques, où ils agiront comme médium. Or, c'est exactement et précisément le « spectacle » qui se trouve décrit ici, où le narrateur prétend hypnotiser son lecteur « le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des [siens] ».

      Ducasse ne s'en doute pas, mais il fait pour nous la preuve que ses informations sur la séance d'hypnose tiennent du spectacle. En effet, on ne trouve qu'un amateur éclairé, José Custódio de Faria (dit l'abbé Faria, 1756-1819), qui prétendait endormir ses patients par la fixité du regard, avec l'impératif, « dormez ! », ce qui est très improbable, mais qui est vite passé dans le folklore des scènes de théâtre. La vérité, bien connue aujourd'hui, est toute contraire. L'hypnotisme exige deux opérations consécutives, peu importe l'objectif du médecin et de son patient (qui doit nécessairement être consentant et en parfaite confiance). La première est d'établir le calme absolu de l'hypnotisé, étendu ou assis; la seconde est de fixer son attention sur un objet (de préférence brillant) ou une ou un groupe d'idées. Suit, nécessairement, une étape d'atonie (et on peut en rester là), puis, généralement, un contact verbal avec le patient. La suite dépend évidemment des objectifs que se sont fixés l'hypnotisé et l'hypnotiseur.

      Voilà. Cet exposé permet de situer exactement notre auteur en regard de l'histoire de l'étude et de l'exploitation d'un phénomène qui, manifestement, le fascine, comme la plupart de ses contemporains. D'un côté, les connaissances d'Isidore Ducasse datent d'un demi-siècle en 1869, tandis que ses informations sur sa pratique viennent du spectacle, comme le montre l'ouverture de cette strophe 6.10. Cela ne l'empêche pas, on le voit, d'utiliser de manière très judicieuse ces connaissances dépassées et ces informations folkloriques.

(3) Après la fermeture métanarrative de la strophe précédente et l'ouverture de celle-ci, du même niveau, où le discours porte sur la narration elle-même, ouverture qui s'achève par le tiret qui vaut pour un alinéa, on attendrait plutôt « Je reprends ! » et non « Je continue ! ». En fait, si le narrateur-auteur continue de rédiger son roman, il ne continue ni ne reprend rien, il relance l'histoire, rien de plus.

      Dès les premières lignes, on voit apparaître la queue de poisson qui deviendra un personnage de l'histoire, mais qui n'en est pas encore un, tandis que le premier personnage de la strophe est le crabe tourteau que Dieu fait « renaître de ses atomes résolus ». C'est la résurrection d'une métamorphose ! puisque revoilà l'archange, envoyé de Dieu, sous sa forme de crabe tourteau. Or, les personnages de la dernière strophe, outre qu'ils s'accumuleront en grand nombre (de onze à seize, selon qu'on retient ceux qui sont plus ou moins actifs), correspondront à deux catégories, comme ces deux premiers, soit la réapparition de personnages tirés des strophes antérieures (du Chant 6, sauf dans le cas de la poutre), comme le crabe, soit encore de pures créations imaginées inimaginables, comme la queue de poisson. Mais la première catégorie de personnages sera aussi invraisemblable que la seconde, s'agissant en quelque sorte de résurrections et de métamorphoses renouvelées, en particulier les héros de la strophes, Maldoror et Mervyn. En réalité, toutefois, tel n'est pas le cas du point de vue narratif, car quand l'auteur reprend des personnages de strophes antérieures du roman, c'est sans aucun égard pour la situation où la rédaction les avait laissés.

      Cela est patent pour le crabe, le premier personnage rappelé de la strophe 6.8. On l'a laissé sous la forme d'un cadavre placé sur une enclume, elle-même portée sur le dos de Maldoror qui se change ainsi/aussi en cygne noir. Et il est bien désigné à ce moment comme un cadavre (p. 320: 13) — tandis que dans une addition ultérieure, à la toute fin de la strophe 6.4, toujours sur l'enclume portée sur le dos du cygne noir, il deviendra un « cadavre en putréfaction » (p. 298: 5). Le voir maintenant ressuscité de ses atomes révolus, on veut bien admettre que c'est un miracle de la puissance divine, mais il s'agit surtout d'un miracle narratif. Car cela n'a aucun sens du point de vue romanesque. Aucun autre romancier qu'Isidore Ducasse ne saurait faire fi à ce point de son propre travail de création, sans se discréditer irrémédiablement. Un romancier peut-il oublier complètement l'histoire racontée dans la strophe 6.8 pour en ramener le personnage principal, d'une phrase anodine ? Oui ! mais il s'agit nécessairement d'Isidore Ducasse.

      Et c'est ainsi, on va le voir, que s'expliquent la rédaction, unique, exceptionnelle, de la dernière strophe des Chants, et la création de son contenu éblouissant, qu'on ne saurait trouver, et aujourd'hui seulement, que dans la bande dessinée moderne (soit un siècle après Ducasse).

(4) Rédaction. Il n'y a rien à raconter, puisqu'il ne se passe encore rien (l'archange tente inutilement d'envoyer un message au Créateur, rien de plus). Mais la faute de rédaction est très significative, car elle prouve que l'auteur, lui, sait dès maintenant ce qu'il va composer. Et on aura la preuve de ce qui n'est ici qu'un indice, avec l'entrée en scène de la poutre.

(5) La poutre : le « personnage » vient, comme on le sait depuis la strophe 2.5, n. (4), de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. La rhétorique du roman avait déjà « personnifié » la poutre en question.

  — À sac ! répétait les argotiers. Mais ils n'osaient approcher. Ils regardaient l'église, ils regardaient le madrier. Le madrier ne bougeait pas. L'édifice [la cathédrale] conservait son air calme et désert, mais quelque chose glaçait les truands.
  — À l'oeuvre donc, les hutins ! (*), cria Trouillefou. Qu'on force la porte.
  Personne ne fit un pas.
  — Barbe et ventre ! dit Clopin, voilà des homme qui ont peur d'une solive.
  Un vieux hutin lui adressa la parole.
  — Capitaine, ce n'est pas la solive qui nous ennuie, c'est la porte qui est toute cousue de barres de fer. Les pinces n'y peuvent rien.
  — Que vous faudrait-il donc pour l'enfoncer ? demanda Clopin.
  — Ah ! il nous faudrait un bélier.
  Le roi de Thunes courut bravement au formidable madrier et mit le pied dessus. — En voilà un, cria-t-il; ce sont les chanoines qui vous l'envoient. — Et faisant un salut dérisoire du côté de l'église : — Merci chanoines !
  Cette bravade fit bon effet, le charme du madrier était rompu. Les truands reprirent courage; bientôt la lourde poutre enlevée comme une plume par deux cent bras vigoureux, vint se jeter avec furie sur la grande porte qu'on avait déjà essayé [en vain] d'ébranler. À voir ainsi, dans le demi-jour, que les rares torches des truands répandaient sur la place, ce long madrier porté par cette foule d'homme qui le précipitaient en courant sur l'église, on eût cru voir une monstrueuse bête à mille pieds attaquant tête baissée la géante de pierre.

—— Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831, texte de 1832, livre 9. chap. 4, « Un maladroit ami », éd. S. de Sacy, Paris, Gallimard (coll. « Le livre de poche »), 1966, p. 525-526.

(*) Hutin, querelleur, batailleur. De l'ancien français, hustiner (d'origine inconnue), faire du bruit, disputer, se quereller; d'où, hustin, tapage, querelle. Le vocable n'a pas été conservé en français classique et ne se trouve pas même aux dictionnaires d'argot. Le Robert enregistre hutinet, petit maillet. On se reportera aux éditions critiques de Notre-Dame de Paris, qui doivent analyser le vocable.

      Comme à la strophe précédente, Isidore Ducasse sait exactement où il veut en venir depuis le tout début de la rédaction. C'était à l'abattoir, c'est maintenant à la fronde humaine. Cela n'empêche pas, évidemment, la rédaction automatique, mais elle est, pour ces deux dernières strophes, d'un genre particulier. Si l'auteur a un but précis, il ne sait manifestement pas comment il y parviendra ! Relue dans cette perspective, cette toute dernière strophe, d'une rédaction époustouflante, est tout à fait digne de fermer le roman du Chant 6 et de faire oublier ses faiblesses, tout comme elle fermera l'oeuvre de manière magistrale.

(6) Aghone va « reprendre l'anneau qu'[il avait] enterré sous la pierre ». Voilà un fait très curieux, car il n'a aucun antécédent depuis l'apparition d'Aghone à la strophe 6.7. On a l'habitude de ces objets sortis de nulle part, mais l'« enterrement » de cet anneau est un incident rapporté au passé qui ne correspond à aucun événement narratif.

      Or, le plus extraordinaire n'est pas là. Car c'est après la rédaction de la présente strophe, après avoir achevé la rédaction du Chant 6, que cet incident sans antécédent (jamais raconté) va devenir une « annonce énigmatique », ajoutée à la toute fin de la strophe 6.3 (le premier chapitre du roman) :

6.3 (P 1869, p. 292: 23) « Savez-vous que, lorsque je songe à l'anneau de fer caché sous la pierre par la main d'un maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux ? ».

Bien entendu, cela ne s'est pas fait par inadvertance. On comprend, au contraire, qu'avec cette seconde annonce (la première se trouve à la toute fin du prologue, strophe 6.2, voir la n. (3)), sur laquelle s'achève le premier chapitre du roman, Ducasse s'est amusé à inventer un non-événement, un anneau qui n'aura jamais été caché sous aucune pierre, mais qui sera dit tel... puisque le narrateur le prédira, l'aura prédit !

      Et cela va se répéter plusieurs fois, avec d'autres fragments de la présente strophe. Cf. (7), (8) et (11).

      Du point de vue de la création, le premier et le dernier chant présentent chacun un mécanisme de rédaction qui tient de la « révision » systématique du texte après sa composition. Et dans les deux cas, le mode de création est d'une efficacité peu commune qui relève d'une imagination démultipliant l'improvisation. Au premier chant, le défi a été de remplacer le nom de Dazet, innocente et originale plaisanterie de l'édition princeps (dont les commentateurs ne cesseront jamais de faire un psychodrame, après l'opération qui suit !) par des noms d'animaux tous plus étranges les uns que les autres. Ce « bestiaire » aura été une création de génie qui donne à toute l'épopée des cinq premiers chants une texture animaliste. Au dernier chant, le mécanisme, qui s'applique encore plus aveuglément à ses strophes, est celui qu'on trouve ici, soit l'addition après coup d'« annonces », sur le mode de la finale des épisodes du roman feuilleton. Or, le jeu a consisté a vider la figure narrative de son double sens. D'abord, l'annonce devrait s'appuyer sur un événement de la strophe qui s'achève, dont le lecteur attendrait les conséquences (ce qui non seulement n'est pas le cas, mais invite le lecteur à penser que quelque chose a dû lui échapper...). Ensuite, tout au contraire, et pour cause, la dixième et dernière strophe (en particulier) n'expliquera, ne justifiera ou même ne tiendra aucun compte de ces « prolepses » ! Disons que le lecteur naïf — et tous les lecteurs des Chants de Maldoror le sont nécessairement — sera cruellement déçu de n'apprendre des quatorze poignards, en tout et pour tout, qu'une chose : qu'ils... se tiennent près à toute éventualité ! Et en plus, comme on le voit dans ces notes présentant ces « supercheries », chacune des annonces est originale, l'auteur pouvant même s'amuser à annoncer une annonce ! (8).

      On fera attention que la mise en place de ces « (fausses) énigmes » ou de ces « annonces (énigmatiques) » constitue l'ultime réalisation de la rédaction des Chants. On sera peut-être curieux de les relire les unes à la suite des autres. Il s'agit de la dernière phrase des six strophes suivantes : (1) 6.2, (2) 6.3, (3) 6.4, (4) 6.5, (5) 6.6 et (6) 6.8 — soit, à la fin du prologue, puis à la fin de chacun des chapitres du roman (sauf le cinquième et bien entendu le dernier, qu'on lit ici). Ces annonces sont improvisées, vraisemblablement dans l'ordre des strophes ou des chapitres, et leur contenu pris arbitrairement de la suite des strophes du Chants 6, sans ordre, mais privilégiant la dernière strophe. Leur caractéristique commune est de rappeler (c'est-à-dire d'annoncer !) des événements à partir de la désignation de personnage(s), sauf dans le dernier cas. Et ces improvisations se font de mémoire et non sur le texte rédigé, comme le montrent les nombreuses variantes et notamment la correction d'un... lapsus non corrigé  ! (m). Il s'agit d'un trait de rédaction qui confirme que Ducasse rédigeait ses strophes sur des feuillets (il a déplacé en les inversant les deux premières strophes de ce Chant 6) et qu'il ouvrait ses strophes sur un nouveau feuillet, de sorte qu'il n'a pas de peine à rédiger ces annonces à la suite de la dernière ligne de la strophe déjà rédigée.

      Or, c'est précisément cette rédaction ultérieure des annonces qui explique leur caractère contradictoire avec la figure du roman feuilleton populaire. On en a vu la conséquence plus haut; en voici maintenant la cause. La figure appartient au roman feuilleton journalistique (au sens strict : on ne la trouvera pas chez les romanciers qui vendent la première « édition » de leur roman à un périodique, comme les romans de Balzac, par exemple). Et plus souvent encore, on peut le supposer, dans le cas des romans populaires rédigés par tranche en cours de publication. Et la figure a plusieurs formes, mais un seul but, marquer un « à suivre », pour captiver et capturer ses lecteurs. Ses formes d'échelonnent de la coupure abrupte d'une action en cours, dont la suite est manifestement attendue (c'est la forme nulle de l'annonce), jusqu'à l'énigme, que le lecteur trouvera expliquée dans la prochaine ou une prochaine tranche du feuilleton. C'est cette dernière forme de l'annonce que Ducasse parodie, avec des énigmes qui n'annoncent rien, puisque l'annonce (incompréhensible) est prise ou vient de... la suite. Les six ingénieuses « annonces » des Chants sont donc ce qu'elles deviendront, de futurs « rappels » !

(7) Exactement comme l'anneau, tel qu'on l'a vu « apparaître » à la note précédente, il en est de même ici des quatorze poignards. Il est peu probable que ces personnages sortent d'un roman populaire de la fin du XIXe siècle, car il y a longtemps qu'ils auraient été signalés aux spécialistes des Chants de Maldoror. Il devrait s'agir d'une invention de l'auteur. Le vocable désigne généralement des comploteurs, du moins depuis la « conspiration des poignards » orchestrée pour être dénoncée par la police de Fouché, soit un projet de complot contre Napoléon Bonaparte, qui devait avoir lieu le 18 octobre 1800 (cf. Wikipédia).

      Depuis la mort en plein vol de la queue de poisson et l'incendie de la poutre, ces quatorze poignards seront repris, avec la balle qui atteindra l'Immortel changé en rhinocéros, malgré l'effort du commodore et de sa femme pour l'empêcher; tout cela est collé comme annonce « énigmatique » (c'est le moins que l'on puisse dire) à la toute fin de la strophe 6.5, soit le chapitre 3 du roman :

6.5 (P 1869, p. 305 : 20-26) La queue de poisson ne volera que pendant trois jours, c'est vrai; mais, hélas ! la poutre n'en sera pas moins brûlée; et une balle cylindro-conique percera la peau du rhinocéros [Dieu], malgré la fille de neige et le mendiant [le commodore et son épouse] ! C'est que le fou [Aghone] couronné aura dit la vérité sur la fidélité des quatorze poignards.

Et bien entendu, cette dernière phrase, qui correspond à la réplique d'Aghone ici, n'a aucun sens du point de vue narratif, puisqu'il ne sera plus question de ces poignards et qu'il ne jouent aucun rôle dans l'histoire.

(8) Création d'une troisième supercherie, après l'anneau et les poignards. Mais cette fois-ci, c'est l'invention proprement surréaliste d'un coq qui coupe un candélabre en deux pour en examiner le contenu des deux parties, avant de proférer une prophétie. Mais si le création « narrative » est surprenante, elle peut s'expliquer du fait que le coq est un motif constant de l'orfèvrerie ancienne. Il était courant au XVIIe siècle. Mais ces candélabres, où le coq peut être une pièce principale, ne sont pas toujours en métal, de sorte qu'on peut en imaginer un qu'on brisera en deux. En ce qui concerne les deux parties que l'on inspecte, cela pourrait encore venir de la tradition. On peut facilement imaginer des candélabres dont deux parties servent à cacher des objets ou des documents précieux ou compromettants. Bref, il faut avoir autant d'imagination que Ducasse...

      Et l'auteur de faire encore de sa création une énigmatique annonce (avec deux autres fragments) à la fin de la strophe 6.6 :

6.6 (P 1869, p. 308: 7) [Après une allusion à ce que sera la mort de Mervyn]. Ainsi, sera réalisée la prophétie du coq, quand il entrevit l'avenir au fond du candélabre.

La « prophétie » désigne la réplique qui suit, se présentant en effet elle-même comme une annonce, puisqu'elle dit que l'axiome sera bientôt prouvé.

(9) Si l'on ne connaît pas la topographie de Paris, on devinera de la suite de la strophe que la rue de la Paix conduit, depuis les grands boulevards, à la place Vendôme. La rue Castiglione, d'où débouchera plus loin le rhinocéros, en est le prolongement, au sud; elle conduit ou vient de la rue de Rivoli.

(10) Le crabe ressuscité se dirige vers l'écueil consacré par... sa mort ? Non, par une mort auguste ! Voilà qui illustre encore le phénomène présenté à la n. (3), la très surprenante désinvolture narrative.

(11) Continuant de jouer de la supercherie, l'auteur invente un nouvel événement à la trame de l'histoire racontée à la strophe précédente, soit le fait assez incongru qu'un chiffonnier aurait été témoin, derrière l'échafaudage d'une maison en construction, du fait que Maldoror frappait à répétition le parapet du pont du Carrousel d'un « sac ». Et voilà la seconde annonce énigmatique qui achève la strophe 6.6 (après l'affaire du coq et de son candélabre) :

6.6 (P 1869, p. 308: 9) Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffonnier de Clignancourt !

(12) L'épouse du commodore, la mère de Mervyn, était déjà pas mal pâlotte à son apparition dans la strophe 6.4, du moins dans son rôle de femme soumise. En revanche, le commodore n'avait pas l'air de celui qui se transformerait en mendiant (suivi de son épouse !), assez énergique pour rechercher et, éventuellement, tirer vengeance de celui [Maldoror] qui avait mis le fils de la maison dans un état déplorable. Tout cela illustre encore la réapparition des personnages dans des conditions sans rapport avec les situations où on les avait laissés. Voir n. (3).

      La mère de Mervyn, l'épouse du commodore, est désignée sous le nom de « fille de neige ». Dans l'édition originale, la désignation est même en italique : v. (5). Mais tel ne sera pas le cas dans la réécriture de sa désignation à la fin de la strophe 6.5, comme on l'a relu n. (7).

      La « Fille des neiges » est le titre d'un conte folklorique russe, « Snégourotchka ». Je vous le raconte.

      Un couple de paysans tristes d'être sans enfant fait, au lieu d'un bonhomme de neige, une enfant de neige. Pour le bonheur du couple, la petite fille prend vie, mais restera aussi pâle que la neige. Grandissant, toujours plus belle, des amies l'amènent un jour à une fête où, pour s'amuser, on saute par-dessus un feu de joie. Malheur ! la fille de neige fondra et disparaîtra, ne laissant qu'une petite brume dans l'atmosphère. Mon histoire est finie.

Je n'ai pu trouver où Ducasse avait lu le texte ou entendu parler de ce conte. Alexandre Ostrovski en fera une pièce théâtrale en 1873, Snégourotchka, avec accompagnement musical. Aurait-on parlé de ce projet dans la presse de Paris ? Rimski-Korsakov en fera son célèbre opéra en 1881.

      Aussi bien signaler tout de suite l'incongruité. Voici le commodore et son épouse qui tentent de se porter à la défense d'un... rhinocéros. Et leur fils Mervyn qui vient d'être attaché par les pieds, cela ne les préoccupe(ra) pas ? Poser la question, c'est illustrer que la narration est ici à mille lieues de la toute simple psychologie du roman feuilleton, pour n'en reproduire que la multiplication des personnages et des événements.

(13) Ici se concrétise ce que l'on pouvait deviner depuis plusieurs lignes, depuis la page précédente. Ce sera l'épisode final de la « fronde humaine » dont on a déjà étudié la préfiguration à la strophe 2.5, n. (4), dans une menace sadique, puis un rappel à la strophe 4.8, dans le cadre d'un fantasme délirant, voir sa n. (3). On en aura maintenant la réalisation !

      La mise en scène et l'animation de la poutre, n. (5), en est la preuve la plus évidente, mais on verra, n. (16), qu'il s'en trouve de nombreux autres indices. Jean-Jacques Lefrère a trouvé la source « graphique » de l'épisode, qui explique comment Isidore Ducasse a transporté au sommet de la colonne Vendôme ce que Victor Hugo avait situé au sommet de Notre-Dame de Paris, sur l'entablement, entre ses deux tours. La situation et la réalisation de l'épisode sont manifestement inspirées par la mise en place de la seconde version de la statue de Napoléon, en empereur romain, telle qu'elle s'y trouve encore aujourd'hui. La colonne Vendôme a été érigée par Napoléon en 1810, à la gloire de la France, victorieuse d'Austerlitz. Sa statue se trouvait modestement au sommet de la colonne, où il était représenté en empereur romain. En 1830, une nouvelle statue de Napoléon, sous la monarchie de Louis Philippe, le représente vêtu d'une redingote avec le chapeau des caporaux et elle sera en place durant trente ans. Mais Napoléon III fera refaire la statue, pour qu'elle corresponde à la dignité de son aïeul, en empereur romain. Jean-Jacques Lefrère (2008, p. 169, gravure 5) dit qu'il existe plusieurs gravures de cet événement, mais il suffit d'avoir sous les yeux celle qu'il reproduit du Monde illustré du 14 novembre 1863, pour être absolument certain qu'elle inspire l'épisode qui s'ouvre ici. La gravure nous présente d'ailleurs la statue à mi-hauteur de la tour. Et nul ne peut affirmer, contre l'attestation de sa bonne vue, que ce ne soit là, réellement, Mervyn bien attaché par les pieds, la tête en bas. Allez-y voir vous-même, page 169, si vous ne voulez pas y croire.

(14) Qu'est-ce que cette rampe ? Y avait-il une rampe concentrique entre la base circulaire de la statue de Napoléon et la balustrade carrée sur la plate-forme de la colonne Vendôme ?

(15) Évidemment, je n'ai jamais tenu compte dans ce travail des « influences », innombrables, des Chants. Mais je me permets de faire exception ici, sur cette restriction comparative, car elle est la source de l'incipit du poème de Paul Éluard, « La terre est bleue comme une orange », l'Amour la poésie (1929).

(16) L'épisode de la « fronde humaine » s'achève ici. « Fronde », le comparaison est de Victor Hugo : « on vit Quasimodo debout sur le parapet de la galerie, qui d'une seule main tenait l'écolier [Jehan Frollo] par les pieds, en le faisant tourner sur l'abîme comme une fronde » (p. 537). La comparaison ne vient pas ici, mais elle se lisait à la strophe 2.5 (p. 76: 6). Dans ce dernier épisode des Chants, il ne se trouve qu'une rencontre textuelle, mais elle est spectaculaire, l'animation de la « poutre ». Cf. n. (5). En revanche, les recoupement de motifs, de faits et d'événements sont très nombreux et impliquent non seulement l'épisode de la fronde, mais l'ensemble du roman de Victor Hugo. Il faut, en fait, avoir fait une relecture du roman pour en voir l'impact. Je n'en donne que quelques exemples.

      Géométrie et physique mécanique. Jehan Frollo est monté au balcon de la galerie des rois de France, à l'aide d'une échelle, sur laquelle il est suivi de très nombreux émeutiers. Une fois seul sur la galerie, avec Quasimodo qui s'y est rendu avant lui, c'est lui, Quasimodo, qui s'empare de la tête de l'échelle, pour la lancer dans le vide. « L'échelle, lancée en arrière, resta un moment droite et debout et parut hésiter, puis oscilla, puis tout à coup, décrivant un effrayant arc de cercle de quatre-vingts pieds de rayon, s'abattit sur le pavé avec sa charge de bandits plus rapidement qu'un pont-levis dont les chaînes se cassent » (p. 535). Voilà l'origine des nombreux calculs et nombreuses mesures des manoeuvres de Maldoror du haut de la place Vendôme.

      Les chutes. Jehan Frollo est donc lancé dans l'abîme, c'est la fronde humaine. Mais ce n'est pas le seul. Le fameux archidiacre Claude Frollo, son frère, responsable de l'exécution de la Esmeralda, à laquelle il assiste du haut de Notre-Dame de Paris, avec Quasimodo, transi d'amour pour la « sorcière » et caché derrière lui, est lui aussi jeté dans le vide. On assistera longuement à sa terrible chute mortelle. Mais le cadavre de Jehan Frollo, lui, était resté attaché à des aspérités de la muraille, au tiers de la hauteur de la cathédrale (p. 537). Mervyn sera lui retenu sur la paroi de la coupole du Panthéon

      Reste qu'il s'agira d'un squelette. Et cela vient du tout dernier chapitre du roman de Victor Hugo. La Esmeralda, exécutée place de Grève, son cadavre est jeté dans les caves du Gibet de Montfaucon, où se retrouvent les corps des damnés par les autorités de ce monde. Au Moyen äge, c'est vraiment l'enfer au milieu de Paris. Le dernier chapitre de Notre-Dame de Paris s'intitule, ironiquement, « Mariage de Quasimodo ». Deux ans, dix-huit mois après l'exécution de la Esmeralda et la disparition de Quasimodo, dans les caves de Montfaucon, « on trouva parmi toutes ces carcasses hideuses deux squelettes dont l'un tenait l'autre singulièrement embrassé » (p. 632).

(17) Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire : la proposition reformule les derniers mots de François Champi (1847) de George Sand, « si vous ne me croyez, allez-y voir ». Mais il faut dire qu'on a lu déjà deux fois la même formule de défi :

4.6 (P 1869, p. 216: 8 ) Mes draps sont constamment mouillés, comme s'ils avaient été passés dans l'eau, et, chaque jour, je les fais changer. Si vous ne le croyez pas, venez me voir; vous contrôlerez, par votre propre expérience, non pas la vraisemblance, mais, en outre, la vérité même de mon assertion.

5.1 (P 1869, p. 237: 7) Si l'on doute de ce que je dis, que l'on vienne à moi, et je satisferai les plus incrédules par le témoignage de bons témoins.


4. Faurissonneries

      « Le crime de Maldoror sur la personne du jeune Mervyn nous est raconté en quarante-cinq pages distribuées en huit chapitres » (p. 150). Voilà ce que serait le résumé d'un roman feuilleton. Sauf que cela ne correspond nullement à la parodie romanesque du dernier des Chants. À partir de sa dernière strophe (6.10), Robert Faurisson fantasme ce que Ducasse se proposait peut-être d'écrire, mais ne nous en donnant que la conclusion, et quelle finale ! « Le crime de Maldoror sur la personne de... ». Ce pourrait être le résumé d'un roman policier. C'est plutôt le jugement d'un policier des lettres, d'un « critique littéraire ».

      Pour finir en beauté, je propose aux lecteurs qui en sont arrivés à la fin des Chants d'aller lire le « résumé » de la dernière strophe, p. 151-152. J'ai hésité, mais j'ai décidé de ne pas le recopier ici. Car le plus extraordinaire est de voir « résumé », à peu près littéralement, la strophe en question. Évidemment, le professeur se ridiculise, car on ne peut pas répéter Isidore Ducasse, c'est impossible. Et c'est l'auteur qui aurait apprécié ce résumé !

      Robert Faurisson nous a gardé pour la fin un des plus beaux moments de sa lecture des Chants. Il s'agit d'un dernier point d'exclamation. Je cite : « Le Tout-Puissant tente bien une dernière manoeuvre sous sa forme de rhinocéros. "Couvert de sueur [!], il apparut haletant, au coin de la rue Castiglione" » (p. 152).

Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
Tables du début de la présente strophe