Corrections justifiées
1) 325: 4 Pour
construire
mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère, il ne
suffit pas de
disséquer des bêtises et d'abrutir
puissamment à doses renouvelées l'intelligence du
lecteur... —
J'ajoute la préposition.
2) 326: 4 Que
n'aurait-il pas fait,
s'il
eût pu vivre davantage ! c'est > C'est le meilleur professeur
d'hypnotisme que je connaisse !
3) 326: 10-13 Il
n'était pas
naturel de se demander : « où est le
poisson ? Je > je ne
vois que la queue
qui remue ». Car > ;
car, puisque, précisément, l'on avouait
implicitement ne pas
apercevoir le poisson, c'est qu'en réalité il n'y
était
pas.
Je refais la ponctuation de tout le fragment
pour n'en faire
qu'une seule phrase, qui se comprendra à première
lecture. Je ferais
mieux en transformant le
segment de style direct en style indirect, mais il faudrait alors
ajouter la
négation et opérer une transformation à la
première
personne (il n'était pas naturel de me
demander où...
j'avouais...). Je limite mon intervention au minimum.
4) 326: 28 Celui-ci
devina le projet
de l'espion [la queue de poisson], et, avant que le
troisième jour fût
parvenu à sa fin, il perça la queue du
> de poisson d'une flèche
envenimée.
5) 329: 24 ... la
mère, qu'on
avait appelée la fille de neige, à cause de
son extrême
pâleur... — Je soustrais l'italique, car ni
l'italique, ni les
guillemets n'ont leur place ici dans les Chants.
Il s'agit en revanche d'une importante
indication de
genèse, l'italique désignant ici le titre d'un conte
folklorique
russe. Voir la note (12).
6) 330: 6 S'il
n'était pas
bien prouvé qu'il ne fût trop bon pour une de ses
créatures,
je plaindrais l'homme de la colonne ! celui-ci >
Celui-ci, d'un coup sec de poignet,
ramène
à soi la corde ainsi lestée.
7) 332: 14 Il
tient, entre ses mains crispées, comme un
grand ruban de
vieilles fleurs jaunes. — J'ajoute la virgule pour encadrer
le complément
circonstanciel et ne pas séparer le verbe de son objet
direct.
(a) Une lecture, un livre, et par
conséquent, un
conte somnifère, s'entend aujourd'hui dans le langage
courant, probablement
par contamination avec le cachet, le somnifère. La banque
du TLF (40
occurrences seulement) prouve qu'il s'agit d'un vocable rare et
recherché.
On l'a rencontré deux fois déjà dans les
Chants, dont la
première dans une utilisation bizarre*i —
la seconde, de style artiste, en 5.3
(p. 245:
20), pour désigner ce qui est relatif au sommeil.
Le mot courant, employé ici par tous
les traducteurs
en castillan, est précisément celui qui est attendu
en
français : soporifique (vocable qui ne vient jamais
dans les Chants).
Il s'agit probablement d'une hypercorrection, l'auteur rejetant le
mot courant dans
sa « langue maternelle », par crainte de
l'hispanisme.
(b) Abrutir l'intelligence du lecteur,
explétisme
pour, abrutir le lecteur, tandis que l'emploi de dose est au
contraire elliptique,
pour dose de sottises (ou n'importe quel synonyme de
bêtises).
(c) Paralytique est
généralement un nom;
comme adjectif, il ne s'applique qu'à des personnes, jamais
à des
noms communs. « Rendre ses facultés
paralytiques » est
probablement une figure de style artiste pour, paralyser ses
facultés, mais
le résultat n'est pas recevable en français (sur les
593 emplois du
vocable au TLF, je ne trouve aucun exemple comparable). Si l'on
paralyse les
facultés d'une personne, ses facultés seront
paralysées et non
paralytiques.
(d) Je veux dire [...] :
voilà ce que je
voulais dire. Le comique de cette phrase alambiquée est
redoublé du
fait qu'elle n'a aucun rapport avec la première phrase, dont
elle ne
développe rien du tout. Par contre, le contenu de cette
digression, qui
contredit radicalement l'esthétique des Chants, annonce
les
Poésies. Et leur style !
Toutefois, comme le montrent les phrases
suivantes, le
rédacteur n'a pas perdu le fil de sa pensée,
s'agissant d'assommer
ou d'hypnotiser son lecteur.
(e) Emboîtement de figures de
style artiste. Les
bras des épaules, expression d'un réalisme comique;
deux bras longs,
inversion de l'adjectif; l'écrasement du gypse, pour
désigner
l'écriture; leurs deux attributs fortement
déterminatifs, lugubre
et littéraire; sans compter l'encadrement de ces figures
par le
thème de la mort arrêtant cette écriture. La
puissance
thématique de cette proposition conditionnelle est mise en
relief par le
caractère prosaïque de sa principale, comme des phrases
qui
achèvent le prologue de la strophe.
Ou l'inverse, car on peut penser que ce sont
ces derniers mots
qui sont ainsi mis en relief. N'y a-t-il pas quelque chose
d'inquiétant
à voir annoncer ainsi sans raison sa mort, sa tombe et
l'inscription de sa
pierre tombale ?
(f) Professeur ? Le narrateur/auteur
n'a
évidemment rien d'un professeur d'hypnotisme. La
désignation est
amenée par les ouvrages et articles sur le
phénomène, car son
enseignement est très répandu.
(g) La concordance des temps est trop
fautive pour
être rétablie : c'est /
c'était / ce fut [...]
le meilleur [...] que je connus / j'ai connu / j'aie
connu.
(h) Ses atomes résolus. Il n'y
a pas de raison
de présenter ce participe comme un emploi particulier,
s'agissant du simple
participe passé de résoudre, dont le sens premier est
de
« transformer [quelque chose] en ses
éléments ou [les]
faire disparaître » (Robert). L'emploi est
peut-être rare,
mais nullement recherché. D'ailleurs l'adjectif avait
exactement ce sens
étymologique aux XVe et XVIe siècles, avant de se
limiter au sens de
« décidé »,
« déterminé ». Ce n'est pas un
hispanisme, car
son emploi est aussi rare en espagnol qu'en français (comme
le trahissent
les réécritures : disociado ou dividido, et
même
disgregación), mais aussi ordinaire qu'en français,
resuelto
(Pariente, Alonso).
(i) Cet espion n'a rien de tel,
s'agissant d'un
traître, ce qui illustre la caractère arbitraire de
ces
désignations. Renégat, et maintenant, espion, sont
des substantifs
qualificatifs, de « faux indéfinis »,
marques du roman
feuilleton, comme on les trouvait nombreux à la strophe
précédente. Cf. sa n. (b). Mais la
présente strophe ne sera pas en reste : l'homme aux
lèvres de
soufre (p. 327: 12); le forçat
(p. 327: 24); un homme [du haut de la place
Vendôme]
(p. 329: 11); l'individu [idem]
(p. 329: 19); l'homme de la colonne (p. 330:
5); le forçat évadé (p. 330:
17); le sauvage civilisé (p. 330:
26); le
renégat (p. 331: 10);
l'athlète (p. 331: 18); le corsaire aux cheveux d'or
(p. 331: 19, cf. strophe 6.9, n. (1)); et, finalement, le condamné
à mort
(p. 331: 28).
(j) Avant que le troisième jour
[ne] fût
parvenu à sa fin. L'adverbe de négation
explétif que j'ajoute
entre crochets n'est pas nécessaire, sauf si le verbe
exprime une crainte,
ce qui n'est pas le cas ici (cf. DDLF, art.
« ne »).
Lourdeur. On devrait lire, parmi de nombreuses formulations
possibles, moins de
trois jours plus tard.
(k) Toucher la terre, pour, toucher
terre. Il ne s'agit
pas d'un hispanisme (on dit tocar tierra, Pellegrini, Pariente et
Alonso), mais pas
tout à fait d'une incorrection, même si le texte se
mérite ici
la réécriture de Serrat (tomber au sol) et de
Méndez
(s'écraser, desplomarse, sur la terre). À remarquer
que
l'antécédent du relatif, qui, est la queue de
poisson, mais le
raccourci syntaxique ne porte pas à conséquence (le
soupir passant
par son gosier !).
(l) La phrase doit être relue pour
être
comprise, car on cherche d'abord quelle est cette alliée,
dont Maldoror
déplore la faiblesse. C'est la poutre qui devra être
brûlée par Aghone. Bien entendu, puisque c'est ce
qu'on lit;
pourtant, la poutre n'a jamais été une alliée
de Maldoror et
l'a encore moins trahi...
(m) Enterré sous la pierre. Il
s'agit d'un
évident lapsus pour, caché sous (une) pierre. Or,
Ducasse va le
corriger, mais seulement dans l'annonce énigmatique qu'il
ajoutera à
la strophe 6.3 : «
l'anneau de fer
caché sous la pierre ». J'ai
hésité, mais
j'ai décidé de ne pas corriger le texte, car un
lapsus n'est pas tout
à fait une faute et caractérise la
rédaction.
(n) En battant ses ailes, hispanisme
pour, en battant
des ailes.
(o) Vers la direction de.
Explétisme,
incorrection : on court vers, ou, en direction de.
(p) Sur la terre, pour, sur terre. Cf.
n. (k).
(q) Il marche devant lui.
Explétisme : il
marche, avance*d.
(r) De hauteur du sol. Nouvel
explétisme,
produisant une incorrection, pour, à cinquante mètres
de haut.
(s) La mère. L'hispanisme, la
madre,
désigne la mère de Mervyn. Mais en français,
ce serait
évidemment sa mère; autrement, il s'agirait
de
l'épouse du commodore, son épouse. Il est
impossible de
corriger l'inadvertance (dûe à l'hispanisme) sans
refaire le syntagme,
ce qui d'ailleurs n'est pas possible sans réécrire la
phrase.
(t) Avec chagrin. On attendrait un
adverbe, tristement,
ou encore un attribut, peiné, chagriné (ce qui semble
être la
règle en castillan : apenado, afligido, etc.).
(u) Un coup de poignet, hispanisme
(golpe de
muñeca), pour, un coup du poignet.
(v) Mervyn, dont la tête regarde
le bas. La
formulation maladroite et fautive ne se veut manifestement pas
amusante. Il ne
s'agit pas d'un hispanisme, mais il est intéressant de voir,
exceptionnellement, ce qu'en font les traducteurs en castillan.
Mervyn, cuya
cabeza está (Gómez) / mira (Pariente, Alonso,
Méndez) /
con la cabeza hacia abajo (Pellegrini, Álvarez). En
français, il
faudrait réécrire la traduction toute simple, Mervyn
que cuelga
cabeza abajo (Serrat), qui pend la tête en bas.
(w) Le pronom il, pour celui-ci. Saisir
vivement avec
les mains. Périphrase, pour agripper. Mais on comprendra
pour finir que
Mervyn a tenté de s'y agripper, lors de cette lutte
inégale.
(x) Hispanisme*s pour, il se cogne le
front, choca su
frente. Autrement, on produit un explétisme, se choca su
frente.
(y) À moitié
hauteur : a media altura
(Serrat, Alonso, Méndez). Il faudrait lire en
français, à la
moitié de la hauteur, à mi-hauteur de
l'obélisque.
(z) Indépendante de la
matière : dans le
contexte, il faut comprendre que la circonférence,
parallèle à
la colonne, décrite par l'adolescent, est
libérée de
l'attraction terrestre. Les « lois de la
mécanique »,
qui seront évoquées maintenant, sont celles qui
s'enseignent au
collège ou au lycée. Il est seulement comique de les
voir appliquer
aux très prosaïques trajectoires suivies par le pauvre
Mervyn.
(aa) Á remarquer, pour
s'amuser, qu'un angle
n'a pas de « côté » et que
« ceux-ci »
ne se mesurent pas (s'agissant de demi-droites). Ce que l'auteur
décrit, c'est un triangle rectangle isocèle de 44
mètres de
côté (la hauteur de la colonne Vendôme,
déclarée
ici de 50 mètres). Il ne peut donc pas
avoir
relâché jusqu'à l'autre
bout (probablement
pour « jusqu'au bout, l'autre bout de ») son
câble de 60 mètres.
(ab) Après les plans d'une
circonférence
et la description approximative d'un simple triangle isocèle
rectangle, le
rédacteur accumule « les éléments
atomistiques d'un
rayon de lumière pénétrant dans la chambre
noire »
et « les théorèmes de la
mécanique », dont
celui qui voudrait « qu'une force, ajoutée
à une autre
force, engendre une résultante composée des deux
forces
primitives » (sic ! un plus un égale
deux : on aura vu
analyses vectorielles plus subtiles), toutes notions de
collégiens ou de
lycéens fort approximatives, d'où découlerait
une proposition
aussi absurde que simpliste : « qui oserait
prétendre que
le cordage linéaire ne se serait déjà rompu,
sans la vigueur
de l'athlète, sans la bonne qualité du
chanvre ? ».
(ac) Arrêter sa vitesse acquise,
c'est une
tournure de style artiste, mais le complément prolonge le
jeu du vocabulaire
pseudo-scientifique exposé à la note
précédente. Et
ce jeu se poursuivra, avec le « parcours de la
parabole », puis
« la force d'impulsion que je suppose infinie »
et la
« superficie sphérique et convexe ». Et
je crois que
le mot « jeu » est ici approprié, car si
l'on assiste
allègrement à cette mise à mort de Mervyn,
c'est, bien
sûr, parce que cette apothéose du roman feuilleton
« réaliste » est parfaitement
invraisemblable, mais
également parce que le déroulement
détaillé de la
description des événements, surtout avec ce
vocabulaire nettement
comique, nous fait adhérer à l'action du point de vue
du narrateur,
qui est celui de Maldoror. Le lecteur ne s'inquiétera en
rien de Mervyn,
pas plus que ses parents... Et le vocabulaire de la narration y
est pour
beaucoup.
(ad) Une comète traînant
(après
elle) sa queue : explétisme.
(ae) L'anneau de fer du noeud
coulant : il est
très difficile de comprendre cette désignation.
À quelle
extrémité du câble l'anneau est-il
attaché ?
Jusqu'ici, on pouvait croire que l'anneau permettait à
Maldoror de tenir le
câble à bout de bras, lorsqu'il était
complètement
déroulé, et c'est bien ainsi que l'anneau pourrait
miroiter tout au
bout du câble traîné par Mervyn. Mais
voilà qu'il se
présente maintenant comme une partie ou formant le noeud
coulant, ce qui
signifie qu'il serait à l'autre bout du câble pour
former le noeud
enserrant les deux pieds de Mervyn.
(af) Définitive. Une
énigme lexicale,
car on devrait plutôt lire, primitive. Si l'on comprend
qu'il ne s'agit plus
d'une dernière symétrie (et qui devrait le
rester et,
négation, ne le restera pas), on désigne donc la
symétrie
primitive, celle des quatre faces du socle de la colonne
Vendôme. Sur
les murs, tout autour du Panthéon, à la hauteur des
colonnes de sa
façade, on voit des séries de trois demi-lunes
(« des
draperies en forme de croissant de lune »),
représentant des
immortelles. Bref, si l'on ne verra pas sur la coupole du
Panthéon le ruban
des immortelles de la colonne Vendôme, retenu par la mains
crispée du
cadavre de Mervyn, si vous y allez, vous en verrez en revanche
beaucoup plus. « En revanche », si l'on
détache la dernière phrase des
prédédentes, l'adverbe de lieu,
« y », n'y a plus le même sens,
désignant non le Panthéon, mais le socle de la
colonne Vandôme, comme le comprend François Caradec
(1970, p. 178; 1975, p. 259) : il y manquerait
maintenant l'une de ses quatre guirlandes d'immortelles. Or, peu
importe ! Il est seulement significatif que la toute
dernière phrase des chants nous laisse, réflexion
faite, dans la plus parfaite confusion.
L'analyse de la structure narrative de la
strophe, celle de la bande dessinée, se trouve en éditorial.
(1) Hispanisme(s) ! Cette ouverture,
dont la
première phrase s'achève ici sur un point-virgule,
est très
célèbre chez les critiques littéraires. Lue
dans les
traductions en espagnol, sans ses six hispanismes lexicaux (!),
elle est assez
ordinaire et même très prosaïque. En revanche,
dans sa
formulation « française », qui se
déroule sur de
longues phrases, son effet est prodigieux. À tel point
qu'on n'en saisit
pas la cruelle autocritique. Car les désinvoltes sarcasmes,
évidemment, s'entendent au premier degré : le
fameux roman du
Chant 6 devient un conte somnifère qui, finalement,
aura
crétinisé le lecteur...
Relu au sens strict, ce prologue de la
dernière strophe
reprend en effet la toute fin de la strophe
précédente, la strophe
6.9, qui faisait assez piètrement suite à la plus
faible de l'oeuvre,
la strophe de la « séduction » (6.5),
avec ses deux
lettres indigestes. Isidore Ducasse est assez intelligent pour
comprendre,
à ces résultats de son entreprise, qu'il n'a vraiment
aucun talent
de feuilletoniste (et, en particulier, aucune disposition pour
l'analyse
psychologique).
S'il charge son narrateur de renverser la
situation en sa
faveur, je pense qu'aucun lecteur averti (par moi !) n'en sera
dupe. Mais ce
renversement relève du génie de l'auteur et il est
certain que le
moins piètre romancier n'aurait jamais le talent de cette
extraordinaire
pirouette. Son contenu est parfaitement juste. Nous en sommes
à la
dernière strophe d'un chef-d'oeuvre. Certes, on peut
l'admettre, son
dernier chant présente d'importantes faiblesses et, surtout,
au moins deux
évidentes mauvaises strophes. Y a-t-il de nombreux
lecteurs, rendus
là (avec la certitude d'achever de lire un chef-d'oeuvre),
qui cesseront
leur lecture ? Bien sûr que non : les
voilà proprement
crétinisés par un fameux « professeur
d'hypnotisme », particulièrement dans cette ultime
strophe.
(2) Hypnotisme. Le vocable indique
très
précisément l'état des connaissances de
l'auteur sur le
phénomène. Isidore Ducasse en est encore,
naturellement, au niveau
des théories (fumeuses) sur le « magnétisme
(animal) » et ce vocable, hypnotisme, retarde de
près d'un demi-siècle
sur les recherches qui ont évolué très vite.
Le vocable courant est devenu depuis longtemps déjà,
l'hypnose. Mais
on va voir également que sa compréhension du
phénomène
trahit ici la culture populaire, c'est-à-dire le folklore du
spectacle et
du music-hall.
Le « magnétisme »
aura
exercé en France une fascination qu'on ne trouvera nulle
part ailleurs.
Aussi bien dans les milieux populaires que scientifiques. Et cela
se voit dans
les Chants de Maldoror, comme cela se voit et se verra chez
de très
nombreux écrivains français. On trouve le
phénomène
désigné pas moins de cinq fois jusqu'ici dans les
Chants, mais
toujours très superficiellement, contrairement à ce
qu'on lit ici,
à la strophe 6.10. C'est le magnétisme, sans plus.
Voici ces cinq
occurrences commentées.
— (1) 2.15 (P 1869, p. 137:
14-17) [Le
nageur]. ... je
me suis écarté du rivage, jusqu'à le perdre de
ma vue
perçante; et, les crampes hideuses avec leur
magnétisme
paralysant, rôdaient autour de mes membres, qui fendaient
les vagues avec
des mouvements robustes, sans oser approcher.
La transe hypnotique peut avoir deux effets,
dont le premier
peut être le prélude du suivant, soit l'atonie ou la
catalepsie et
l'hystérie. Je n'ai trouvé nulle part, on s'en
doute, la moindre
corrélation entre la crampe musculaire et le
magnétisme. Il s'agit
certainement d'une extraordinaire création poétique,
de toute
beauté, où le style artiste personnalise les crampes
qui guettent le
nageur, mais n'osent s'en approcher. On doit admettre que, du
point de vue
thématique, le rapprochement est fort bien trouvé.
— (2) 4.6 (P 1869, p. 213:
6-13) [Le
naufragé sur
un radeau depuis plusieurs jours enfin sauvé]. ... Je crois
que ce
naufragé devinera mieux encore à quel degré
fut porté
l'assoupissement de mes sens. Le magnétisme et le
chloroforme, quand
ils s'en donnent la peine, savent quelquefois engendrer
pareillement de ces
catalepsies léthargiques. Elles n'ont aucune ressemblance
avec la
mort : ce serait un grand mensonge de le dire.
Voir la note (3) de
la strophe,
où je rapproche ce passage de quelques lignes du dernier
chapitre des
Marchands de miracles : histoire de la superstition
humaine (1864)
d'Alfred de Caston. Évidemment, il ne s'agit pas d'une
source, mais d'une
rencontre; toutefois, elle n'en est pas moins littérale et
textuelle, les
deux auteurs exprimant exactement la même idée, soit
celle de la
« mort qui n'en est pas une », dans
l'état
léthargique provoqué par le magnétisme ou le
chloroforme. Le
rapprochement, soit du point de vue expérimental, soit du
point de vue
médical, est courant à la fin du XIXe siècle,
sur ces
« catalepsies léthargiques ».
— (3) 5.3 (P 1869, p. 248:
16-25) [Le
sommeil].
Quelquefois, s'efforçant inutilement de vaincre les
imperfections de
l'organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens
magnétisé s'aperçoit avec
étonnement qu'il n'est
plus qu'un bloc de sépulture [...] : « sortir
de cette couche
[se dit-il] est un problème plus difficile qu'on ne le
pense. [...] Chose
curieuse, mon bras inerte s'est assimilé savamment la
raideur de la
couche.
Simple description de la léthargie du
sommeil, mais
elle est désignée comme une
« magnétisation » des sens.
— (4) 5.7 (P 1869, p. 271:
17-21; et 279: 5-9) [Elsseneur et
Réginald, sous la forme
de l'araignée]. Tu nous écoutes, n'est-ce pas ?
Mais ne remue
pas tes membres; tu es encore aujourd'hui sous notre
magnétique
pouvoir, et l'atonie encéphalique persiste :
c'est pour la
dernière fois. [...] Réveille-toi, Maldoror ! Le
charme
magnétique qui a pesé sur ton système
cérébro-spinal, pendant les nuits de deux
lustres,
s'évapore ». Il se réveille comme il lui a
été ordonné...
Le magnétisme, ici, induit un sommeil
artificiel, assez
proche du somnambulisme, mais celui-ci n'est pas
désigné.
— (5) 6.2 (P 1869, p. 286:
10-15) Il n'y
a que celui-là :
c'était Maldoror ! Magnétisant les
florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les
amène dans
un état léthargique où elles sont
incapables de se
surveiller comme il le faudrait. État d'autant plus
dangereux qu'il n'est
pas soupçonné.
Cette fois, l'hypnotisme est
évoqué par ses
effets, l'atonie musculaire ou la léthargie et
l'inconscience du patient,
comme le fait qu'il ne se souvient de rien au sortir de cet
état. Bref,
dans cette ouverture du Chant 6, nous sommes toujours dans le
contexte du
magnétisme animal, avec ses fluides, mais nous nous
approchons de
l'hypnotisme qui ouvre la dernière strophe du chant qui nous
occupe ici.
Hypnotisme, hypnose. Rien de
mieux que le
lexique pour dater un phénomène. On voit au TLF que
Ducasse, avec
Alphonse Daudet, en 1869, est le premier à utiliser le
vocable hypnotisme
dans une oeuvre littéraire (au TLF, hypnose n'apparaît
qu'en 1888,
chez Bergson). Le vocable a été adopté et
popularisé
par le médecin Jaimes Braid (1795-1860) dans son ouvrage
paru en 1843,
Neurypnologie : traité du sommeil nerveux ou
hypnotisme (mais
l'ouvrage n'est traduit en français qu'en 1883). Si les
nombreuses
publications de Braid sont vite connues des spécialistes, il
faudra quelques
décennies avant que ces travaux soient repris et
développés.
Avant cela, Isidore Ducasse a pu lire de très nombreuses
vulgarisations de
ce sujet, dont, par exemple, l'historique fort bien informé
d'Alfred Maury,
« Des études nouvelles sur le somnambulisme
naturel et
l'hypnotisme [je souligne] » (Revue des deux
mondes,
vol. 25, no 3, 1er février 1860,
p. 689-710).
Après le
« mesmérisme »,
l'ouvrage de Braid sera déterminant dans l'étude du
phénomène qui se développera surtout en
France. Le premier
à poursuivre le travail du médecin anglais est
Ambroise-Auguste
Liébeault, à Nancy, en 1866 déjà, mais
ses travaux
restent inconnus jusqu'à sa rencontre avec Hippolyte
Bernheim; ensemble,
ils fonderont l'école de Nancy en 1884; et c'est à
eux qu'on doit
nos analyses modernes de l'hypnose, fondées sur la notions
de
« suggestion », qui implique la psychologie, la
physiologie et
très bientôt la psychanalyse (même si l'on ne
connaît
toujours pas la nature de cet état de conscience). Mais
Freud a d'abord
été disciple d'une école beaucoup plus
« spectaculaire » sur ce point, celle de
Charcot à la
Salpêtrière de Paris, qui mettra dix ou vingt ans
à être
discréditée, en dépit de ses très
importantes
recherches.
C'est le mot que j'ai mis entre guillemets
dans la phrase
précédente qui va nous intéresser maintenant.
Si les cours
de Jean-Martin Charcot auront tant de répercussion, c'est
précisément parce qu'ils sont très
spectaculaires, très
proches du spectacle, celui dont se sont emparé depuis
longtemps les
« prestidigitateurs » qui vont vite hypnotiser,
sur
scène, les yeux dans les yeux, des
« patients », souvent
des spectateurs, pour les plonger, debout (!), dans des
états
somnambuliques, où ils agiront comme médium. Or,
c'est exactement
et précisément le « spectacle »
qui se trouve
décrit ici, où le narrateur prétend hypnotiser
son lecteur
« le forçant à obscurcir ses yeux contre
son naturel par
la fixité des [siens] ».
Ducasse ne s'en doute pas, mais il fait pour
nous la preuve
que ses informations sur la séance d'hypnose tiennent du
spectacle. En
effet, on ne trouve qu'un amateur éclairé,
José
Custódio de Faria (dit l'abbé Faria, 1756-1819), qui
prétendait endormir ses patients par la fixité du
regard, avec
l'impératif, « dormez ! », ce qui
est très
improbable, mais qui est vite passé dans le folklore des
scènes de
théâtre. La vérité, bien connue
aujourd'hui, est toute
contraire. L'hypnotisme exige deux opérations
consécutives, peu
importe l'objectif du médecin et de son patient (qui doit
nécessairement être consentant et en parfaite
confiance). La
première est d'établir le calme absolu de
l'hypnotisé,
étendu ou assis; la seconde est de fixer son attention sur
un objet (de
préférence brillant) ou une ou un groupe
d'idées. Suit,
nécessairement, une étape d'atonie (et on peut en
rester là),
puis, généralement, un contact verbal avec le
patient. La suite
dépend évidemment des objectifs que se sont
fixés
l'hypnotisé et l'hypnotiseur.
Voilà. Cet exposé permet de
situer exactement
notre auteur en regard de l'histoire de l'étude et de
l'exploitation d'un
phénomène qui, manifestement, le fascine, comme la
plupart de ses
contemporains. D'un côté, les connaissances d'Isidore
Ducasse datent
d'un demi-siècle en 1869, tandis que ses informations sur sa
pratique
viennent du spectacle, comme le montre l'ouverture de cette strophe
6.10. Cela ne
l'empêche pas, on le voit, d'utiliser de manière
très
judicieuse ces connaissances dépassées et ces
informations
folkloriques.
(3) Après la fermeture
métanarrative de
la strophe précédente et l'ouverture de celle-ci, du
même
niveau, où le discours porte sur la narration
elle-même, ouverture qui
s'achève par le tiret qui vaut pour un alinéa, on
attendrait
plutôt « Je reprends ! » et non
« Je
continue ! ». En fait, si le narrateur-auteur
continue de
rédiger son roman,
il ne continue ni ne reprend rien, il relance l'histoire, rien de
plus.
Dès les premières lignes, on
voit
apparaître la queue de poisson qui deviendra un personnage de
l'histoire,
mais qui n'en est pas encore un, tandis que le premier personnage
de la strophe est
le crabe tourteau que Dieu fait « renaître de ses
atomes
résolus ». C'est la résurrection d'une
métamorphose ! puisque revoilà l'archange,
envoyé de
Dieu, sous sa forme de crabe tourteau. Or, les personnages de la
dernière
strophe, outre qu'ils s'accumuleront en grand nombre (de onze
à seize,
selon qu'on retient ceux qui sont plus ou moins actifs),
correspondront à
deux catégories, comme ces deux premiers, soit la
réapparition de
personnages tirés des strophes antérieures (du
Chant 6, sauf
dans le cas de la poutre), comme le crabe, soit encore de pures
créations
imaginées inimaginables, comme la queue de poisson. Mais la
première
catégorie de personnages sera aussi invraisemblable que la
seconde,
s'agissant en quelque sorte de résurrections et de
métamorphoses
renouvelées, en particulier les héros de la strophes,
Maldoror et
Mervyn. En réalité, toutefois, tel n'est pas le cas
du point de vue
narratif, car quand l'auteur reprend des personnages de strophes
antérieures
du roman, c'est sans aucun égard pour la situation où
la
rédaction les avait laissés.
Cela est patent pour le crabe, le premier
personnage
rappelé de la strophe 6.8. On l'a laissé sous la
forme d'un cadavre
placé sur une enclume, elle-même portée sur le
dos de Maldoror
qui se change ainsi/aussi en cygne noir. Et il est bien
désigné
à ce moment comme un cadavre (p. 320:
13) — tandis que dans une addition ultérieure,
à la toute
fin de la strophe 6.4, toujours sur l'enclume portée sur le
dos du cygne
noir, il deviendra un « cadavre en
putréfaction »
(p. 298: 5). Le voir
maintenant
ressuscité de ses atomes révolus, on veut bien
admettre que c'est un
miracle de la puissance divine, mais il s'agit surtout d'un miracle
narratif. Car
cela n'a aucun sens du point de vue romanesque. Aucun autre
romancier qu'Isidore
Ducasse ne saurait faire fi à ce point de son propre travail
de
création, sans se discréditer
irrémédiablement. Un
romancier peut-il oublier complètement l'histoire
racontée dans la
strophe 6.8 pour en ramener le personnage principal, d'une phrase
anodine ?
Oui ! mais il s'agit nécessairement d'Isidore
Ducasse.
Et c'est ainsi, on va le voir, que
s'expliquent la
rédaction, unique, exceptionnelle, de la
dernière strophe des
Chants, et la création de son contenu
éblouissant, qu'on ne
saurait trouver, et aujourd'hui seulement, que dans la bande
dessinée
moderne (soit un siècle après Ducasse).
(4) Rédaction. Il n'y a rien
à raconter,
puisqu'il ne se passe encore rien (l'archange tente inutilement
d'envoyer un
message au Créateur, rien de plus). Mais la faute de
rédaction est
très significative, car elle prouve que l'auteur, lui, sait
dès
maintenant ce qu'il va composer. Et on aura la preuve de ce qui
n'est ici qu'un
indice, avec l'entrée en scène de la poutre.
(5) La poutre : le
« personnage »
vient, comme on le sait depuis la strophe 2.5, n. (4), de Notre-Dame de Paris de
Victor Hugo. La
rhétorique du roman avait déjà
« personnifié » la poutre en
question.
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