Les interventions du redoutable polémiste (nous le sommes tous) restent généralement sans réplique, malheureusement, ses victimes n'éprouvant pas le besoin qu'on mesure davantage la justesse de la critique et c'est bien dommage, cela nous permettrait de rire encore un peu, car si le polémiste est intervenu, c'est évidemment parce que ce n'était pas drôle du tout. La formule : polémique = réplique (pamphlétaire (sans réplique)).
L'éléphant de porcelaine L'arpenteuse du racisme La brouillonnologue de la CGMM Notre critique et sa poésie
Les fulminations de Dominique Deslandres, de René Latourelle et de Robert Toupin contre le « Mythe contemporain Laflèche »

Polémiques II

Guy Laflèche,
Université de Montréal

Scandale aux abysses : l'affaire Gosselin


Comptes rendus critiques


1 — Le Jardin du commandant

Yves Gosselin, le Jardin du commandant, Montréal, Éditions du 42e parallèle (coll. « Roman »), 2003, 283 p.

      Il y a un cas où la bêtise est sans limites et c'est celui du romancier imbécile et sans aucun talent essayant de mettre en place un personnage plus sot que lui-même. Non seulement il n'y parviendra jamais (c'est impossible !), mais par contraste, le parfait crétin se révélera d'une stupidité abyssale. Je ne serai donc pas seul à prendre la défense d'Anna Schwartz, impossible personnage à cervelle d'oiseau qu'Yves Gosselin aura été bien incapable de rendre le moindrement crédible. En revanche, on ne trouvera que des niais, des inintelligents et des incultes pour « apprécier » les soi-disant subtilités de ce roman inepte qui s'intitule le Jardin du commandant. Or, comme le romancier s'amuse beaucoup à jouer bêtement avec les horreurs nazies, on se retrouve avec un roman d'abrutis.

      On ne se demandera pas comment un éditeur a pu laisser paraître pareille turpitude (du moins pour l'instant : les Éditions du 42e parallèle n'ont aucun catalogue accessible et j'attends toujours la réponse au courriel que je leur ai adressé le 3 janvier 2004). Cela dit, on ne verra pas souvent pareille édition où la mise en page distribue systématiquement un minimum de deux pages blanches devant chaque chapitre, de sorte que la plupart (mais pas tous !) sont séparés par une « feuille blanche »... Quelques-unes d'entre elles (p. 249 et 283) portent même le titre courant. Avec un caractère en 14 sur pas moins de 16 points, la tartine qui n'est vraiment pas longue prend beaucoup d'espace. Cela donne un beau gros livre qu'on vend 25 $. La quatrième de couverture est d'Yves Gosselin, puisque sa notice biographique et le ton de son résumé sommaire de la situation narrative correspondent exactement à ceux de son second roman paru chez Lanctôt Éditeur. Yves Gosselin, né à Sherbrooke au Canada (sic) en 1959 a beaucoup voyagé, de sorte qu'il écrit des romans « d'une rare puissance aux résonances universelles » ! Des romans d'abrutis, oui.

      Le roman porte en dernière page une citation de Hegel, « La pierre seule est innocente ». J'ajouterais une exception : Yves Gosselin aussi.

      En tête du roman, l'auteur exprime son innocence avec l'exergue suivant : « Pour toutes les victimes des idéologies totalitaires ». Il prend ensuite la parole dans un « Avant-propos » où il présente et justifie « anonymement » son roman. C'est la première bourde. Toutefois, si l'avant-propos ouvre le roman (comme le porte le premier mot du dernier alinéa), on ne peut pas dire qu'il soit du romancier Yves Gosselin, puisqu'il présente les personnages comme des personnes réelles. Le romancier Yves Gosselin joue donc ici son premier personnage, celui du présentateur du roman. Ce personnage est un épais.

      C'est pour le moins un parfait crétin qui ne sait pas lire. Ce serait le représentant de l'auteur qu'on n'en serait pas du tout surpris, car il s'agit déjà d'un personnage d'une intelligence très au-dessous de la moyenne, si on pouvait encore parler d'intelligence. Cet épais, donc, essaie du nous présenter le roman comme une farce un peu grotesque qui serait en fait une profonde « fable » exposant les irresponsabilités du peuple allemand, rien de moins. Selon cet abruti qui ne sait pas lire (ou qui ne comprend pas lui-même ce qu'il a écrit, s'il s'agissait du « romancier », ce qui est le cas le plus ordinaire de l'auteur d'un avant-propos, son narrateur), il serait improbable qu'Anna Schwartz n'ait rien compris des activités criminelles de son mari, SS à Auschwitz de septembre 1943 à juillet 1944, c'est-à-dire au moment où le camp de la mort a déjà tué plus de deux millions et demi de juifs dans ses chambres à gaz et en a incinéré trois millions, un demi-million étant mort d'inanition, lorsque ce n'est pas dans d'atroces tortures. Bien sûr, il est strictement impossible que l'épouse d'un SS employé à Auschwitz ignore ce qui s'y passe, mais c'est vraiment ce que l'auteur imagine. À la toute fin du roman (on est alors en 1993), Anna Schwartz nous explique qu'elle a considéré que les actualités, présentant après la guerre les atrocités nazies... à Auschwitz, n'étaient que de la propagande des Alliés (p. 257). Et dans les pages suivantes, lorsque l'« auteur » (ce ne peut être que lui) exprime avec une dégoûtante vulgarité le sursaut de haine qu'elle ressent contre les juifs à travers la maîtresse juive de son époux maintenant décédé (p. 263), rien ne laisse croire pour elle à l'implication de son mari dans les horreurs d'Auschwitz. Bien au contraire. Comme c'est impossible, ainsi que le reconnaît l'avant-propos en tête du roman, on comprend que le personnage n'est pas crédible.

      Et ce n'est pas surprenant. La prose de ce roman est d'une lecture vraiment pénible. Le style en est d'une lourdeur rare qu'on corrigerait au collège. Il me semble qu'il devrait être interdit d'écrire en français « Frau Ganz m'a présentée à quelques femmes qui sont de ses amies » (p. 126)... Que Mme Ganz lui présente quelques-unes de ses amies, ce serait trop simple, probablement, comme le fait d'aller chercher le gigot de porc « [nécessaire (à la préparation du = au) = pour] déjeuner » (171) — oui, on déjeune et dîne comme à Paris dans ce roman. Mais ces lourdeurs, que l'on trouve partout, ne sont rien à côté du peu d'art que notre auteur a pour les dialogues où les incises prêtent tout simplement à rire : la moindre réplique, faisant « bondir » (127) les personnages (ce qui est bien naturel) est du genre « lui ai-je crié » (168), « a rugi Hans » (87), « a soudain crié Hans » (87), « me mis-je à hurler » (261), etc. Et le plus comique, ce sont les adverbes et compléments de ces invraisemblables incises qui sont à mourir de rire. Pourquoi ? Mais parce qu'ils sont de l'auteur et jamais d'Anna qui est censée tenir la plume. Cela donne des « ai-je dit sans rire » (144) vraiment drôle ! Après quelque pages seulement, on s'amuse des invraisemblables dialogues d'une niaise grandiloquence. Le vocabulaire est très souvent inadéquat et l'on doit s'efforcer de comprendre ce que l'auteur veut dire, ce qui devient loufoque avec l'utilisation constante des adverbes : « lui ai-je dit plaisamment » = pour lui faire plaisir (!). « Nous nous amusons bien chez vous », réplique l'interlocuteur : parole, dit-elle, qui « m'ont fait sincèrement plaisir » ! (189). En fait, on peut prendre n'importe quelle page de ce roman pour s'amuser du style incongru de l'auteur — le même, soit dit en passant, que celui du Discours de réception, comiquement attribué à un Académicien. Passons.

      L'histoire. Il faut dire tout de suite qu'elle n'a aucun « second degré ». Il s'agit d'une niaiserie indigne d'un collégien. La famille Schwartz arrive à Auschwitz. Hans Schwartz (1910-1993), le mari, devenu SS vers 1932 pour payer ses études et qui vient de travailler quelques temps à Paris, est désigné pour tenir les registres des décès du camp d'extermination. Évidemment, il ne savait pas qu'il s'agissait d'un camp de la mort, ce qu'il découvre dans les jours qui suivent son arrivée. Sa femme Anna n'en saura jamais rien. Mais nous, lecteurs, nous le savons, tout comme l'auteur, ce qui serait instructif et très amusant... Pour l'auteur, du moins, qui s'amuse beaucoup. À vrai dire, je ne pense pas qu'il trouve beaucoup de lecteurs intelligents et sensibles pour s'amuser des niaises « allusions » aux horreurs nazies : l'odeur particulière des fours crématoires (au début et à la fin du roman seulement, l'auteur oubliant le phénomène tout du long du roman), l'odeur particulière de l'engrais des jardins (137), une montagne de chaussures d'enfants vue par une commère d'Anna en visite dans le camp (71) et les trains de la mort qui ont conduit Bronstein au camp (176-180), ce qui donne lieu au plus sordide passage « humoristique » du roman (180, première ligne). Il faut, je crois, une rare insensibilité pour s'amuser à faire des « lieux communs » de ces symboles populaires.

      En effet, on comprend que le roman est parsemé de « sous-entendus » très explicites, page après page, aux horreurs d'Auschwitz. Manifestement, Yves Gosselin et les lecteurs auxquels il pense s'adresser, certainement, dénotent une aussi grande insensibilité qu'une remarquable ignorance en regard des données historiques sur le camp d'Auschwitz. Insensibilité et ignorance, les deux ingrédients sont nécessaires pour expliquer qu'on puisse ainsi s'amuser à écrire ou à lire un roman aussi sordide, pour rien, sans aucun profit, l'ouvrage n'exposant jamais la moindre idée critique vis-à-vis de l'histoire du camp, la politique d'extermination nazie, ni même — ce qui aurait dû être son « sujet » — par rapport au contrôle de l'information par les organisations nazies sur la réalité des camps de la mort, puis sa divulgation, ses découvertes progressives, successives, par les Allemands, les Soviétiques, puis les Européens, incrédules devant tant de crimes et d'horreurs. Il n'est pas du tout nécessaire d'être un historien pour comprendre qu'il y a quelque chose de sordide à voir des imbéciles écrire, publier et lire d'« amusantes » niaiseries à ce propos.

      Ce premier roman d'Yves Gosselin est une ordure (tout comme le second).

      Même si tout est dit, il faut avoir le courage d'achever ce compte rendu. Voilà donc une famille à Auschwitz, où le mari gère la comptabilité des horreurs, tandis que son épouse organise deux ou trois grandes (sic) soirées musicales et poétiques réunissant... une dizaine de personnes ! (192). Mais j'oubliais ! La famille a deux enfants : ils sont nommés et mis en classe dès le début du roman (24), le papa doit les gronder sérieusement lorsqu'ils ont l'envie de venir visiter le camp comme leurs petits camarades (80), la bonne les lave (206) et, finalement, Anna ne peut envisager le divorce à cause d'eux (248). Comme la narratrice est la maman des deux grands garçons, on ne peut pas dire que l'auteur fait montre d'une très grande familiarité avec la psychologie familiale... D'ailleurs les personnages entrent en scène ou en sortent avec une totale invraisemblance psychologique. Invraisemblance tout court, souvent : Hans obtient magiquement deux employées pour son épouse dès leur arrivée à Auschwitz, une juive (qui restera anonyme tout au long du roman, ce qui est un rare tour de force) et une certaine Elisabeth Kock, emprisonnée à Auschwitz pour des raisons religieuses (elle serait « fondamentaliste »). À la surprise générale (l'affaire étant tellement loufoque), notre pauvre Hans s'est laissé séduire par la juive, coiffeuse et femme de ménage de madame ! La révélation est vraiment terrible ! Pour cela on fait apparaître un tout nouveau personnage, un certain Henrich Shaeffer auquel Hans s'est confié avant sa mort en 1993 (sic) et qui peut remettre enfin à Anna la lettre de son mari qui lui avoue sa liaison coupable, lui antisémite modéré. Dans le genre niais, on trouvera rarement plus sot : mais il faudra insister, puisque voilà qu'en découle le plus bel épisode du roman.

      Oh! j'oubliais la grande crise centrale, une autre belle niaiserie. C'est encore l'apparition magique d'un personnage, en plein milieu du roman. Nul autre qu'un certain Bronstein. Notre Hans Schwartz, officier, commandant ou même capitaine (195) SS à Auschwitz depuis plusieurs mois, antisémite modéré qui n'aurait pas mis la main à la pâte (si on en croit le narrateur assez épais de l'avant-propos), est tout à coup secoué d'une grave crise de conscience. Maman ! Oui, après quelques chapitres, Anna nous apprendra ce que lui rappellera et lui apprendra son valeureux époux (tous les SS n'étant pas des monstres, comme le dit encore notre épais de l'avant-propos !) : le juif Bronstein a été le témoin d'Hans au mariage du couple et, justement, ce que l'épouse ignorait totalement jusque-là, Hans a défendu son ami juif dans la réception qui a suivi contre l'antisémite Rheinhart, un certain ami d'Hans lui aussi (et qui, lui, n'est pas antisémite modéré : oublions Auschwitz !...). Les deux hommes en venaient aux coups. Hans les a séparés. Ce n'est pas beau ? Et voilà que Bronstein est déporté à Auschwitz. D'où la grave crise de conscience du SS. Solution : encore un autre domestique chez les Schwartz. Même si on est au début de l'hiver, le couple en fera courageusement son jardinier.

      Vous ne connaissez pas encore le plus bel épisode. C'est la mort de la domestique juive. Maîtresse de Hans, elle est devenue enceinte. Elle va se sacrifier à son lâche amant. Pour se faire renvoyer, elle trouve un moyen digne de l'imagination débordante de son auteur (quel plaisant humoriste !) : elle va voler un rôti de porc ! Il faut dire que tout au long du journal les pauvres lecteurs qui ignorent qu'un soir par semaine, toute les semaines, Anna se rend avec les enfants (sic !) chez son amie Bauer — alors qu'elle n'a jamais parlé d'aucune, absolument aucune de ses sorties, ni même jamais de cette Bauer, alors même qu'elle était maladivement sujette à d'inexplicables crises de jalousies... (formidable perspicacité, p. 153, par exemple, étant donné la conclusion et le fait qu'elle est une soirée par semaine chez cette madame Bauer, laissant son mari avec ses deux domestiques... enfin !).

      Bien entendu, toute cette histoire est une grotesque bouffonnerie et on pourrait croire, avec beaucoup de bonne volonté, que l'auteur, qui ne sait ni écrire ni rédiger, le fait exprès et qu'il s'agit donc d'une « fable » qui doit être comprise au « second degré ». L'auteur, d'une désolante bonne conscience (qui ne fait absolument aucun doute), ne dédie-t-il pas son roman aux « victime des idéologies totalitaires » ? Non, pas du tout : il s'agit d'un roman d'abrutis, sans queue ni tête, sans aucun contenu narratif pouvant justifier une oeuvre d'art. Cette fiction sans âme ni intérêt fait preuve d'une totale incurie : elle n'a aucune vraisemblance psychologique, sociale ou historique, on n'y trouve aucun déploiement thématique, aucune pensée philosophique, aucun exposé positif ou contradictoire, rien de ce qui fait la force des grandes oeuvres littéraires.

      Pire encore pour un roman, la narration n'est d'aucune crédibilité. Oublions l'avant-propos, d'autant que son narrateur est forcément un épais, on l'a vu, qui n'a rien compris au roman qu'il présente. Oublions également la lettre finale d'Hans Schwartz (très attendrissante, notamment lorsqu'il explique comment il s'est un jour opposé à ce qu'un camarade SS frappe plus longtemps à coups de pied un pauvre jeune juif qui lui faisait beaucoup pitié...). À elle seule, la rédaction d'Anna Schwartz n'a aucun sens, comme le montre l'analyse narrative. Le roman, en effet, est non seulement une narration d'Anna Schwartz, mais il est également de sa main (« Depuis plusieurs semaines, j'ai renoncé à noter ce qui m'arrive », p. 221, cf. 233, et passim). Jamais la situation narrative n'est justifiée de quelque manière que ce soit : quand donc cette tête de linotte (ou supposée telle) rédige-t-elle ? L'affaire est d'autant plus mystérieuse qu'elle est narrativement impossible. Or, il s'agit d'une narration intercalée, c'est-à-dire que la narratrice rédige au fur et à mesure que l'histoire se déroule, généralement (mais pas toujours), chapitre par chapitre. En fait, la rédaction ne dépasse jamais la durée du chapitre. Au chapitre 9, par exemple, la seconde « grande soirée musicale » va bientôt avoir lieu; au chapitre suivant, elle a eu lieu. Cette situation narrative doit être justifiée pour être crédible. Il faut qu'Anna Schwartz ait quelque raison d'écrire. Tel n'est pas le cas.

      Dès lors, il y a deux hypothèses possibles et deux seulement. La seconde sera la bonne. La première, la plus simple et la plus crédible, la seule d'ailleurs qui puisse raisonnablement prendre place dans le cadre de ce roman, est celle du journal personnel. Manifestement Yves Gosselin (lui, c'est l'auteur) n'a pas plus de psychologie que de conscience narrative. Il n'a aucune idée des règles élémentaires d'une narration intercalée comme le serait un journal. D'abord, on ne trouve jamais de dates sous la plume d'Anna; ensuite, plus grave, les faits s'y présentent sous forme de suite d'événements, ce qui est invraisemblable en l'occurrence. Soit une série d'événements anodins, puis une crise, comme les nombreuses chicanes de ménage. Il est invraisemblable qu'après coup une narratrice qui a participé aux événements les racontent tranquillement dans l'ordre et leur donne une égale importance, comme si elle était une narratrice voyant les choses de l'extérieur (ce serait le cas du dénommé Gosselin, peut-être ?). Enfin, il y a encore plus grave : Anna Schwartz s'adresse à nous, lecteurs !, au passé simple, avec incises déclamatoires (d'où le comique de la grandiloquence). Pire, elle fait dire à pleine page à son mari, comme aux autres personnages, ce qu'elle sait aussi bien qu'eux. Ils ne peuvent donc jamais lui avoir dit ce qu'elle « transcrit » et qu'elle s'écrit à elle-même et sur elle-même ce que, forcément, elle doit un peu savoir... Il y a là comme un problème d'intelligence narrative assez élémentaire, de l'ordre des rédactions de collégiens peu doués.

      Bref, la situation narrative est loufoque. Ouvrez n'importe quelle page et demandez-vous comment diable Anna Schwartz peut écrire de telles niaiseries, et à qui donc, puisque ce ne peut pas être à elle-même (ce que serait un journal personnel). Aussitôt, vous serez forcément mort de rire, du rire que suscite les sots. Voilà notre Anna qui peut nous transcrire de mémoire toute une page (188-189) d'un poème récité plusieurs jours auparavant, sans compter les dialogues où les répliques viennent généralement en style direct. Quelle mémoire ! Et toutes ces incises, et tous ces adverbes, et tout ce style grandiloquent...

      En vérité, cette hypothèse est insoutenable. Il ne reste qu'une solution à cette narration loufoque, celle des piètres écrivains : on lit en effet un roman, le roman d'Anna, cela ne fait aucun doute, le roman improvisé par Yves Gosselin au fil des chapitres. Anna Schwartz n'est qu'une pauvre marionnette. Au lecteur du roman, je peux poser cette simple question : page après page, est-ce que cette pauvre femme ne vous paraissait pas toujours un homme et même un homme qui ne manifeste jamais la moindre sensibilité féminine d'aucune sorte ? Le moins pénible n'est donc pas de voir ainsi maltraiter une femme dans son être même et avec une telle insensibilité, encore qu'on trouvera rarement pire antiféminisme. Et qu'on ne se méprenne pas : l'antiféminisme de surface, ici, n'est rien. Imaginer une Allemande, femme d'un SS, niaise cocotte en femme au foyer, s'occupant de coiffure, ménage, gâteaux et réceptions, cela n'est rien en regard de la négation profonde de la féminité, ce qui devrait être au moins l'intelligence perspicace de la sensibilité proprement féminine, cette logique (amoureuse, maternelle, amicale aussi) qui permet de sauter aux conclusions — pour raisonner ensuite, après avoir embrassé, si nécessaire.

      Tout au contraire, Yves Gosselin a créé un invraisemblable pantin auquel il prête un discours où lui, l'auteur, s'amuse beaucoup à ridiculiser les personnages qu'il fabule lui-même pour que son lecteur y trouve les « signes » de sa farce sinistre et sans aucun intérêt (le « second degré » des imbéciles). Ce sera le « jardin » d'Anna s'opposant à « Auschwitz » ! Et toutes les dix pages environ, l'auteur met dans la bouche de la pauvre femme des âneries sur les juifs, explicitement ou implicitement. Comme ce sera le cas encore dans le Discours de réception, il y a là une grave édulcoration aussi bien de l'antisémitisme que des horreurs nazies. À s'en tenir strictement au personnage d'Anna Schwartz, on se retrouve tout bonnement avec un personnage irresponsable. Et Yves Gosselin perd doublement son lecteur, car ce pantin ne saurait représenter qui que ce soit du peuple allemand, tandis que dans la réalité les horreurs d'Auschwitz ont commencé avec le racisme et l'antisémitisme qui, malheureusement, n'étaient pas le fait de fantoches insignifiants comme ses personnages, mais au contraire de personnes comme nous tous, ce qui est terrifiant.

      Sur les quelque trois cents romans qui sont publiés au Québec chaque année, il est normal qu'on trouve quelques dizaines de navets. Parmi ceux-ci, trois ou quatre sont une honte. On n'en parle tout simplement pas, tant il est dégradant pour les éditeurs de les publier, s'ils ne le sont pas à compte d'auteur. Les deux romans d'Yves Gosselin seraient cette année 2003 à eux seuls ces deux-là, n'était le profond antisémitisme inconscient dont ils témoignent. Il faut donc avoir le courage de les dénoncer et de conclure :

      Ce roman, le Jardin du commandant, est une ordure.


2 — Discours de réception

Yves Gosselin, Discours de réception, Montréal, Lanctôt Éditeur, 2003, 162 p. [achevé d'imprimer le 2 septembre 2003].

Compte rendu critique


Sommaire

      Un mauvais roman ? Quel roman ? Un « discours de réception » ? Quel discours ? Un discours antisémite, oui, profondément antisémite, un discours antisémite inconscient. Et d'une telle platitude que personne ne le lira s'il n'est forcé de le faire comme les participants du Prix littéraire des collégiens de la Fondation Marc Bourgie.

      Bref, ce scandale psycho-social de l'institution littéraire est d'abord un scandale littéraire : si la dernière guerre avait mal tourné et si Hitler en Allemagne et le maréchal Pétain en France étaient au pouvoir en 1953, autre chose qu'un loufoque discours de réception à l'Académie française nous occuperait. Justement, occuper l'esprit de collégiens avec une telle niaiserie est vraiment scandaleux, indigne d'intellectuels responsables.

      Mais le plus scandaleux est encore le manque de respect de cette prétendue « oeuvre littéraire » pour les victimes des camps de la mort nazis, pour les survivants, pour nous tous, pour soi-même.


Trois scandales en un livre

      Sur les deux cents romans publiés chaque année au Québec, on en trouve quelques-uns qui n'ont que des défauts et qui sont la honte de leurs éditeurs. On n'entend jamais parler de ces deux ou trois romans sans valeur et sans intérêt. C'est normal. Sauf, naturellement, si l'un ou l'autre tombe entre les mains de directeurs de revues ou de cahiers littéraires qui les retiennent pour compte rendu et dont les chroniqueurs font malencontreusement la promotion. Pour bien dire, cela est si rare qu'on ne peut en donner d'exemples, étant donné le silence réprobateur qui accueille naturellement ces bourdes.

      Dans le cas qui nous occupe, malheureusement, c'est épouvantable. On appelle cela un scandale. La cause en est qu'un tel ouvrage se trouve actuellement finaliste au Prix littéraire des collégiens de la Fondation Marc Bourgie à la suite d'un compte rendu « dithyrambique » dans le journal le Devoir qui était lui-même responsable du jury — alors qu'il refusait ma protestation énergique. Ma réplique au compte rendu du Devoir portait un titre sans équivoque : « Ce livre est une ordure ».

      Je devrai donc me livrer à un exercice extrêmement pénible. Il consiste à rédiger le premier véritable compte rendu critique du second roman d'Yves Gosselin.

Un roman ?

      La page de couverture porte « Discours de réception, roman » (« roman » en italique) et la quatrième page de couverture dit que le Discours de réception est un roman. Pas l'oeuvre (le mot « roman » n'est pas en page de titre et absolument rien ne la désigne comme une oeuvre de ce genre dans le texte ou n'est mis en place par ce texte). La question importante n'est pas de savoir si cette oeuvre relève du genre romanesque, mais posons-là d'abord. Un roman peut avoir plusieurs formes et c'est même un genre multiforme, prenant parfois l'aspect du monologue (la Chute de Camus), comme du dialogue (le Square de Duras). Un « discours » pourrait donc être la forme d'un roman. Encore faudrait-il qu'il donne lieu à la mise en place d'une situation narrative, propose une suite d'événements et donne vie à quelques personnages évoluant dans cet univers. On demande au moins qu'un personnage « existe », « agisse » (respectivement l'Innommable et Comment c'est de Beckett). Nous allons voir que tel n'est pas le cas.

      Autrement, bien entendu, on peut affubler du sous-titre de « roman » n'importe quel texte dont on ne peut ou ne veut pas assumer la responsabilité. On peut tenir n'importe quel discours, c'est bien le cas de le dire, et se dégager de toute responsabilité en déclarant tranquillement en page de couverture qu'il s'agit d'un « roman ». Je ne pense pas que ce soit précisément le cas du Discours de réception, étant donné qu'aucun « discours » n'est tenu par l'ouvrage qui laisse entièrement la parole à un narrateur censé, lui, tenir un « discours », le tout constituant un « roman ». Sur ce point, il faut faire la différence entre le genre (le discours politique, l'allocution, les éloges, dont précisément le « discours de réception » des nouveaux membres des Académies qui ont pour sujet l'éloge de celui dont on prend le siège) et son contenu, les propos qui sont tenus. S'il est possible de faire d'un discours de réception un roman, ce qui n'est manifestement pas le cas du Discours de réception, il est également possible de faire un roman d'un discours, de réception ou pas. Ce n'est pas le cas non plus.

      En effet, le Discours de réception n'obéit à aucune des règles élémentaires de l'éloquence qui s'enseignent depuis la plus haute antiquité. N'importe quel collégien sait cela, qui doit organiser ses discours académiques (exorde, développement, argumentation, réfutation et péroraison). Encore une fois, la question n'est pas de savoir ce qu'on attendrait d'un académicien, mais d'expliquer qu'on n'a là aucun « discours », au sens le plus élémentaire du mot. Pas de roman, pas de discours, pas de discours romanesque, pas de roman sous forme de discours. De quoi s'agit-il donc ? Tout simplement de la justification d'un discours ou plus exactement d'un propos autrement injustifiable. Premier scandale.

Quel roman ?

      Si le premier scandale tient à la responsabilité morale, le second tient à la littérature. Je présuppose qu'on ne saurait présenter ou recevoir n'importe quoi comme oeuvre d'art sans déchoir. On me dira que c'est une question de talent, de culture et tout bonnement de goût, mais ce n'est pas vrai. L'intelligence et la sensibilité littéraires ne s'y trompent pas, même dans le cas des produits de la littérature industrielle : il y va du respect de l'auteur, du lecteur et de l'art — et nous avons un mot tout simple pour qualifier cet en-deça artistique sous lequel on ne saurait descendre : on dit que c'est un « navet ». Voyons cela.

      Il n'est pas nécessaire de faire une longue analyse pour montrer qu'avec ce Discours de réception on ne saurait parler de roman. Ce texte ne raconte aucune histoire, ce qui est bien le contenu immédiat d'un roman (« c'est l'histoire de... »), ni ne va au-delà de l'événementiel. En effet, voilà une situation historique fictive qui permet de mettre en place une biographie fictive, alors que ni l'une ni l'autre n'a le moindre intérêt puisqu'elles sont sans portée aucune, n'organisant aucun roman. C'est une question de logique élémentaire, celle de la double négation.

      Situation historique. On ne sait ni comment ni avec quelles conséquences, l'Allemagne d'Hitler a gagné la guerre. La France est maintenant sous le gouvernement du maréchal Pétain. L'Ordre nouveau règne. C'est tout.

      Il ne faut vraiment pas beaucoup d'imagination pour mettre en place cette « uchronie » sans intérêt, précisément parce qu'elle n'a aucune justification ni résultat. Un élève du secondaire se poserait quelques questions élémentaires pour établir la situation narrative (qu'en est-il des forces militaires anglo-saxonnes et soviétiques ? qu'en est-il du Japon et de la Chine dans ce contexte ? et qu'en est-il surtout de l'Europe et de cet « Ordre nouveau » ? — et il ne s'agit pas seulement de forces militaires et économiques, mais également de la situation psycho-sociale qui serait alors en place...). En réalité, il ne faut même pas être inventif pour deviner une partie du monde qui serait aujourd'hui le nôtre si le régime hitlérien avait pu faire plus de mal encore qu'il n'en a fait et plus longtemps. Le Discours de réception se contente lui d'une niaise situation, celle de son objet, un discours de réception à l'Académie française ! On ne peut pas appeler cela un roman, je pense.

      Fabulation biographique. Louis-Ferdinand Destouches dit Céline, l'auteur de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit, le rédacteur des pamphlets antisémites, dont Bagatelles pour un massacre, n'a pas écrit d'autres romans après la guerre. Il a publié un grand essai intitulé la Mort des juifs. Il a été élu à l'Académie française et a obtenu le prix Nobel en 1949. Il meurt en 1953. C'est tout.

      Encore là, cette uchronie biographique pourrait servir de tremplin à une critique de l'oeuvre littéraire, de la pensée politique et de la biographie de Louis-Ferdinand Destouches. Tel n'est pas le cas : on ne trouvera pas trois mots, pas une phrase, pas une seule proposition critique formulée vis-à-vis de Céline dans le Discours de réception. Un tour de force ! Il faudrait au moins un personnage crédible pour faire de cette fiction la critique implicite du personnage historique. Rien, absolument rien n'évoque dans le Discours de réception aucune des oeuvres de l'auteur, la nature de ses pamphlets ou encore quelque épisode de sa vie. Certes, on retrouve bien ici et là quelques « idées » prises de Bagatelles pour un massacre ou empruntées aux ouvrages sur Céline (le pouvoir occulte des juifs, omnipotents va-t-en-guerre, et la dégénérescence de la race française, l'affaiblissement de l'État aux mains des juifs internationaux), mais peu nombreuses, peu souvent et jamais présentées de façon crédibles. Le Discours de réception ne donne aucune représentation de ce que fut l'antisémitisme de Céline et à plus fortes raisons de ses conséquences réelles et potentielles. En réalité, c'est même le contraire qui est vrai : le personnage créé dans ce Discours de réception contredit en tout point ce que fut en réalité le romancier, l'auteur et la personne de Céline, voire même son personnage.

      Si cette fabulation biographique est sans intérêt, c'est-à-dire qu'elle n'a aucun aspect positif, en revanche, elle présente deux défauts très graves. On reviendra sur le premier qui consiste à banaliser l'antisémitisme à travers l'antisémitisme caricatural prêté à Céline. Or, l'édulcoration de l'antisémitisme et de la pensée de Céline se fait en lui prêtant, on va le voir aussi, des propos insanes, vulgaires et dégradants. Il est possible que des anticéliniens s'en réjouissent, mais ce serait bien à tort, car ils se rendraient eux aussi coupables. Chose certaine, il ne devrait pas être permis de dégrader ainsi une personne humaine et surtout pas sous couvert de « littérature » dans un « roman ».

      Biographie et histoire. On a compris, je pense, que nous ne sommes pas dans l'univers du père Ubu et de la 'pataphysique de Jarry. Cette uchronie et cette fantaisie sont au service d'une très sérieuse « fiction » dont la niaiserie laisse pantois : farouche partisan d'Hitler, Céline le rencontre et le soigne à plusieurs reprises; il se spécialise (!) dans l'eugénisme, produisant des traitements aussi ridicules les uns que les autres pour régénérer la race, médicaments, vaccins à l'eau de mer et traitements électriques. Tout cela est évidemment loufoque du strict point de vue technique et complètement anachronique en regard de la pensée hygiéniste du docteur Destouches (par ailleurs bien connue). Sans compter un chapelet de balivernes sans intérêt : Céline aurait un trois-mâts à Saint-Malo, il deviendrait un fanatique défenseur des animaux et se ferait inhumer dans le cimetière de ses chiens. Rien de cela n'est drôle ou humoristique, étant donné précisément le contexte narratif mis en place. Imaginer de telles sottises pour caractériser le destin d'un Céline dans la trajectoire d'une victoire d'Hitler, c'est pour le moins manquer d'imagination.

      Nous ne trouvons donc pas dans le Discours de réception un roman digne de ce nom.

Un discours ?

      Le pire défaut d'un discours est la platitude. Périodiquement, toutes les cinq pages, notre narrateur nous ressasse sous toutes les formes les pensées eugénistes prêtées à Céline. La répétition est tellement prévisible et le contenu de cette pensée de si peu d'intérêt que l'ensemble est d'un ennui mortel (les médicaments inventés par Céline, par exemple, le vitalix, l'alcoolat, le formax, etc., quelles stupidités étant donné les progrès de la génétique depuis un demi-siècle).

      Même chose et pire encore pour les « pensées » prêtées sans plus d'ordre que de mesure non seulement à Céline, mais aussi aux écrivains de la collaboration, notamment Paul Léautaud et Robert Brasillach, comme aussi Léon Daudet, Lucien Rebatet, Drieu La Rochelle, de dix à quinze auteurs auxquels le narrateur fait dire n'importe quoi sans jamais situer leur pensée politique ou leur oeuvre littéraire, alors qu'il s'agit pourtant de personnes qui devraient avoir droit eux aussi au respect de leur nom.

      L'ennui, donc, est que tout cela est bien ennuyeux et fort ennuyant. Ce discours n'est qu'un collage sans intérêt ni queue ni tête. On ne fait ainsi ni un roman ni un discours, puisque la matière y manque forcément : on ne trouve dans Discours de réception ni les éléments et les événements narratifs propres à mettre en scène des personnages, ni non plus le développement d'une pensée propre à étoffer les sentiments et la vie intellectuelle de ces personnages.

      Le narrateur de ce Discours de réception, Céline et les auteurs cités sans rime ni raison ne sont évidemment que des marionnettes inconsistantes, des bouffons.

      La conclusion est fort simple : le Discours de réception n'a pas la moindre des qualités attendues d'une oeuvre littéraire. Second scandale. Oublions l'histoire et ses nombreux anachronismes, oublions l'uchronie facile et la fabulation biographique anachronique (c'est bien le cas de le dire, ce Céline-là n'ayant rien à voir avec l'auteur réel), la construction répétitive, digressive et informe, l'écriture terne partout ampoulée et grandiloquente, la rédaction improvisée sans recherche et l'absence remarquable de style. Tout cela n'en est pas moins prétentieux, alors que personne ne saurait y trouver quelque intérêt. Notamment aucun univers imaginaire. La moindre oeuvre d'art digne de ce nom propose une atmosphère poétique, une sensibilité, une couleur dirais-je, qui se retrouve et se développe d'oeuvre en oeuvre et qu'un lecteur, s'agissant d'une oeuvre littéraire, saisit immédiatement. C'est l'art. Tout le contraire des « oeuvres » plates, sans valeur littéraire ou artistique aucune.

      Et bien entendu on ne trouvera pas une seule idée intelligente dans ce livre. Mais on en trouvera plusieurs qui ne le sont vraiment pas...

Quel discours ?

      Il s'agit en effet d'un discours antisémite. Troisième scandale. Le discours et plus encore sa signification profonde, inconsciente.

      On peut conclure, je crois, de l'analyse menée jusqu'ici que le Discours de réception est une production sans aucune valeur littéraire, sans aucun intérêt. Point, à la ligne.

      Mais à la ligne, justement (car on aimerait que ce soit un point final), il faut encore expliquer que le Discours de réception développe un discours antisémite, l'objet principal du narrateur, discours qu'il appuie sur des propos prêtés à Céline, comme aux autres auteurs cités en ce sens (Paul Léautaud et Robert Brasillach, notamment).

      Toutefois, du point de vue dramatique, le discours antisémite est essentiellement centré sur le personnage de « Louis-Ferdinand Céline ». Et toute la stratégie est là. Elle consiste à développer petit à petit un discours antisémite de plus en plus explicite, virulent et vulgaire, d'abord par allusions, puis à petites doses, jusqu'au centre du Discours de réception qui prête alors à l'auteur de Bagatelles pour un massacre des propos proprement orduriers. Il s'agit d'un « discours » que Céline est censé avoir prononcé le 20 janvier 1948, à l'occasion de la fermeture du camp de concentration de Drancy en France (je tiens à m'excuser de faire cette citation, comme celles qui suivent) :

      « Nous fermons aujourd'hui ce qui fut l'oeuvre sacrée de notre État. Plus aucun Juif ne vit aujourd'hui sur ce sol, ne se cache dans nos villages et nos provinces. Les Juifs ont disparu de la terre de France et du continent. (p. 81) [...] Rien ne se compare en émotion à cette joie de voir tous ces porcs brûler dans les incinérateurs, de voir partir en fumée cette création insensée fondée sur le lucre et la pestilence. Rien ne peut se comparer également à cette joie incommensurable de voir ces chiens quémander quelques miettes de pain à leurs gardiens, eux qui se sont empiffrés pendant des siècles à nos dépens. [...] (p. 82) ».

      Après cette transcription d'un discours supposé de Céline (dont la suite est tout aussi ordurière), le narrateur du roman reprend à son compte ces propos :

      « Voilà ce que disait notre ami au Vélodrome d'Hiver en 1948 [...]. Un peuple de chiens est parti en fumée, a été rendu à la fumée de ses origines, à son inexistence, oui. Le peuple juif a été exterminé [...] (p. 83) ».

      Ce « discours » de Céline exprime l'essence du Discours de réception, soit le roman d'Yves Gosselin. Il n'y a là, bien évidemment, aucune critique ou parodie propre à discréditer l'antisémitisme ou Céline, ni l'antisémitisme de Céline ou quelque discours antisémite que ce soit. On ne peut y voir autre chose qu'une sinistre et loufoque bouffonnerie. Avant d'en tirer les conséquences, je veux en donner encore deux exemples, c'est nécessaire et ce sera suffisant. D'abord ce jeu de mot sur l'holocauste :

      « Un jour, à l'Institut d'étude des questions juives, notre ami se trouva en présence d'un rabbin [...]. Ce jour-là, le youpin dit à Céline : « il ne reste plus en France qu'un millier de mes congénères. Vous ne pouvez, docteur, éliminer tout un peuple ». [...] Il dit : « Nous ne pouvons accepter de nous laisser exterminer [...] ». « C'est dommage, répondit Céline. Vous devriez vous sentir honoré de vous donner en holocauste. Vous complaisez ainsi à Jéhovah. Ainsi vous n'aurez pas vainement vécu » (p. 97) ».

      Cet extrait n'a pas besoin d'être commenté, pas plus que celui-ci :

      « Notre ami chassa bientôt ce Juif de son bureau. Quelques mois plus tard, on en fit aussi du savon » (p. 100).

      J'ai honte de transcrire encore ce troisième exemple, mais je crois que je dois aller jusqu'au bout et jusque-là. Il doit être impossible d'ignorer que ce livre est un scandale et pourquoi. Ces trois citations suffisent amplement à la démonstration : l'ouvrage qui nous occupe n'a pas d'autre sujet, pas d'autre objet que ce discours-là.

Le discours antisémite

      La principale caractéristique de ce discours « antisémite » est d'être insane.

      Dans l'oeuvre intitulée Discours de réception, le discours antisémite du narrateur, celui prêté à Céline et aux autres auteurs, n'a aucun sens, au sens le plus élémentaire du mot (pas de sens second, profond ou connoté). Il s'agit d'un délire qui n'organise aucune pensée et ne s'appuie jamais sur aucun raisonnement ni aucun fait.

      Cette expression délirante ne correspond nullement aux pamphlets fascisants, antisémites, racistes et pacifistes de Céline. Ni non plus avec les écrits de Robert Brasillach, Paul Léautaud et Lucien Rebatet. Il ne fait pas de doute que les bouffonneries loufoques du Discours de réception sont propres à édulcorer l'antisémitisme des intellectuels français de l'entre-deux-guerres et à banaliser les nombreuses formes du racisme et de l'antisémitisme.

      Il faut insister en effet qu'il n'y a pas, dans Discours de réception, de distance critique, celle de l'humour ou de l'ironie, ni même celle de la mise en question qui commence avec la distanciation. Et ce n'est pas de l'humour noir, bien entendu (car celui-ci est nécessairement crédible, jamais bouffon). Pour bien dire, on n'y trouve pas trace de réflexion, d'exposé critique vis-à-vis de l'antisémitisme. Mais le pire est son inverse : penser ou faire croire que l'antisémitisme pourrait n'être qu'un délire insane et les antisémites de grotesques idiots, voilà qui n'est pas vrai, malheureusement — et, d'ailleurs, si la farce était le moindrement réussie, on ne manquerait pas d'applaudir. Le bon sens le plus élémentaire dit que cette farce n'est pas possible.

      Venons-en sur ce point aux bonnes intentions de l'auteur qui ne font absolument aucun doute. C'est d'ailleurs un autre défaut du roman : il n'est pas possible de lire le Discours de réception sans comprendre que le narrateur n'est qu'une pauvre marionnette entre les mains d'un « auteur », le « romancier ». Il faut donc prendre pour acquis les déclarations éditoriales, soit la première dédicace à l'« enfant caché sous l'Occupation » et le premier exergue citant Borges, « Les dictatures fomentent l'oppression, la serviabilité et la cruauté; mais le plus abominable est qu'elle fomentent l'idiotie »; soit surtout la quatrième de couverture (où le propos est évidemment partagé entre l'auteur et l'éditeur). Toutes ces intentions explicites sont de bonnes intentions, rien de plus. Le lecteur du Discours de réception aura vite compris la stratégie qui consiste à tenir un discours antisémite sous couvert de combattre l'antisémitisme et probablement un discours anticélinien sous prétexte de combattre Céline. Et alors ?

      Lorsqu'on publie un navet, on avait plutôt de bonnes intentions et certainement pas celle-là. Même chose pour le discours anticélinien ou contre l'antisémitisme ! Sauf que dans ce dernier cas, cela se retourne évidemment contre soi. C'est le discours antisémite inconscient...

Un discours profondément antisémite

      Il est clair, parfaitement clair, que l'auteur Yves Gosselin n'est nullement antisémite. Il suffit de lire le Discours de réception pour être persuadé que son auteur veut et croit combattre l'antisémitisme. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute.

      Pourtant, Discours de réception est une oeuvre profondément antisémite. C'est l'antisémitisme, le racisme inconscient qui est le nôtre à tous et qui peut s'exprimer à n'importe quel moment. Un mauvais roman, une mauvaise oeuvre littéraire, un mauvais texte, tout simplement, peut exprimer cruellement et sans aucun ménagement une chose aussi simple qu'une totale insensibilité. Tel quel, le Discours de réception est un grave manquement au respect dû aux victimes des camps de la mort nazis, aux survivants, à nous tous, à soi-même.



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