1 — Le Jardin du
commandant
Yves Gosselin, le Jardin du commandant, Montréal,
Éditions
du 42e parallèle (coll. « Roman »),
2003,
283 p.
Il y a un cas où la bêtise est
sans limites et c'est
celui du
romancier imbécile et sans aucun talent essayant de mettre
en place un
personnage plus sot que lui-même. Non seulement il n'y
parviendra
jamais (c'est
impossible !), mais par contraste, le parfait crétin se
révélera d'une stupidité abyssale. Je ne
serai donc pas
seul
à prendre la défense d'Anna Schwartz, impossible
personnage
à
cervelle d'oiseau qu'Yves Gosselin aura été bien
incapable de
rendre
le moindrement crédible. En revanche, on ne trouvera que
des niais,
des
inintelligents et des incultes pour
« apprécier »
les
soi-disant subtilités de ce roman inepte qui s'intitule
le Jardin
du
commandant. Or, comme le romancier s'amuse beaucoup à
jouer
bêtement avec les horreurs nazies, on se retrouve avec un
roman
d'abrutis.
On ne se demandera pas comment un
éditeur a pu laisser
paraître
pareille turpitude (du moins pour l'instant : les
Éditions du 42e
parallèle n'ont aucun catalogue accessible et j'attends
toujours la
réponse au courriel que je leur ai adressé le 3
janvier 2004).
Cela
dit, on ne verra pas souvent pareille édition où la
mise en page
distribue systématiquement un minimum de deux pages blanches
devant
chaque
chapitre, de sorte que la plupart (mais pas tous !) sont
séparés
par une « feuille blanche »... Quelques-unes
d'entre
elles (p.
249 et 283) portent même le titre courant. Avec un
caractère en
14
sur pas moins de 16 points, la tartine qui n'est vraiment pas
longue prend
beaucoup
d'espace. Cela donne un beau gros livre qu'on vend 25 $. La
quatrième
de couverture est d'Yves Gosselin, puisque sa notice biographique
et le ton
de son
résumé sommaire de la situation narrative
correspondent
exactement
à ceux de son second roman paru chez Lanctôt
Éditeur.
Yves
Gosselin, né à Sherbrooke au Canada (sic) en 1959 a
beaucoup
voyagé, de sorte qu'il écrit des romans
« d'une rare
puissance aux résonances universelles » !
Des romans
d'abrutis, oui.
Le roman porte en dernière page une
citation de Hegel,
« La
pierre
seule est innocente ». J'ajouterais une exception :
Yves
Gosselin
aussi.
En tête du roman, l'auteur exprime son
innocence avec
l'exergue
suivant : « Pour toutes les victimes des
idéologies
totalitaires ». Il prend ensuite la parole dans un
« Avant-propos » où il
présente et justifie
« anonymement » son roman. C'est la
première
bourde.
Toutefois, si l'avant-propos ouvre le roman (comme le porte
le premier
mot
du dernier alinéa), on ne peut pas dire qu'il soit du
romancier Yves
Gosselin, puisqu'il présente les personnages comme des
personnes
réelles. Le romancier Yves Gosselin joue donc ici son
premier
personnage,
celui du présentateur du roman. Ce personnage est un
épais.
C'est pour le moins un parfait crétin
qui ne sait pas lire.
Ce serait
le représentant de
l'auteur qu'on n'en serait pas du tout surpris, car il s'agit
déjà
d'un personnage d'une intelligence très au-dessous de la
moyenne, si
on
pouvait encore parler d'intelligence. Cet épais, donc,
essaie du nous
présenter le roman comme une farce un peu grotesque qui
serait en fait
une
profonde « fable » exposant les
irresponsabilités
du
peuple allemand, rien de moins. Selon cet abruti qui ne sait pas
lire (ou qui
ne
comprend pas lui-même ce qu'il a écrit, s'il
s'agissait du
« romancier », ce qui est le cas le plus
ordinaire
de
l'auteur d'un avant-propos, son narrateur), il serait
improbable
qu'Anna Schwartz n'ait rien
compris des activités criminelles de son mari, SS à
Auschwitz
de
septembre 1943 à juillet 1944, c'est-à-dire au moment
où
le
camp de la mort a déjà tué plus de deux
millions et demi
de
juifs dans ses chambres à gaz et en a incinéré
trois
millions,
un demi-million étant mort d'inanition, lorsque ce n'est pas
dans
d'atroces
tortures. Bien sûr, il est strictement impossible que
l'épouse
d'un
SS employé à Auschwitz ignore ce qui s'y passe, mais
c'est
vraiment
ce que l'auteur imagine. À la toute fin du roman (on est
alors en
1993),
Anna Schwartz nous explique qu'elle a considéré que
les
actualités, présentant après la guerre les
atrocités
nazies... à Auschwitz, n'étaient que de la propagande
des
Alliés (p. 257). Et dans les pages suivantes, lorsque
l'« auteur » (ce ne peut être que lui)
exprime avec
une
dégoûtante vulgarité le sursaut de haine
qu'elle ressent
contre
les juifs à travers la maîtresse juive de son
époux
maintenant
décédé (p. 263), rien ne laisse croire
pour elle
à
l'implication de son mari dans les horreurs d'Auschwitz. Bien au
contraire.
Comme
c'est impossible, ainsi que le reconnaît l'avant-propos en
tête
du
roman, on comprend que le personnage n'est pas crédible.
Et ce n'est pas surprenant. La prose de ce
roman est d'une lecture
vraiment
pénible. Le style en est d'une lourdeur rare qu'on
corrigerait au
collège. Il me semble qu'il devrait être interdit
d'écrire en
français « Frau Ganz m'a présentée
à
quelques
femmes qui sont de ses amies » (p. 126)... Que Mme
Ganz lui
présente quelques-unes de ses amies, ce serait trop
simple,
probablement, comme le fait d'aller chercher le gigot de porc
« [nécessaire (à la préparation du
= au) =
pour]
déjeuner » (171) — oui, on déjeune et
dîne
comme
à Paris dans ce roman. Mais ces lourdeurs, que l'on trouve
partout,
ne sont
rien à côté du peu d'art que notre auteur a
pour les
dialogues
où les incises prêtent tout simplement à
rire : la
moindre réplique, faisant « bondir »
(127) les
personnages (ce qui est bien naturel) est du genre « lui
ai-je
crié » (168), « a rugi Hans »
(87),
« a soudain crié Hans » (87),
« me mis-je
à hurler » (261), etc. Et le plus comique, ce
sont les
adverbes
et compléments de ces invraisemblables incises qui sont
à mourir
de
rire. Pourquoi ? Mais parce qu'ils sont de l'auteur et
jamais d'Anna
qui est
censée tenir la plume. Cela donne des « ai-je dit
sans
rire » (144) vraiment drôle !
Après quelque
pages
seulement, on s'amuse des invraisemblables dialogues d'une niaise
grandiloquence.
Le vocabulaire est très souvent inadéquat et l'on
doit
s'efforcer de
comprendre ce que l'auteur veut dire, ce qui devient loufoque avec
l'utilisation
constante des adverbes : « lui ai-je dit
plaisamment »
= pour lui faire plaisir (!). « Nous nous amusons
bien chez
vous », réplique l'interlocuteur : parole,
dit-elle,
qui
« m'ont fait sincèrement
plaisir » !
(189).
En fait, on peut prendre n'importe quelle page de ce roman pour
s'amuser du
style
incongru de l'auteur — le même, soit dit en passant,
que
celui du
Discours de réception, comiquement attribué
à un
Académicien. Passons.
L'histoire. Il faut dire tout de suite
qu'elle n'a aucun
« second
degré ». Il s'agit d'une niaiserie indigne d'un
collégien.
La famille Schwartz arrive à Auschwitz. Hans Schwartz
(1910-1993), le
mari,
devenu SS vers 1932 pour payer ses études et qui vient de
travailler
quelques temps à Paris, est désigné pour tenir
les
registres
des décès du camp d'extermination.
Évidemment, il ne
savait
pas qu'il s'agissait d'un camp de la mort, ce qu'il découvre
dans les
jours
qui suivent son arrivée. Sa femme Anna n'en saura jamais
rien. Mais
nous,
lecteurs, nous le savons, tout comme l'auteur, ce qui serait
instructif et
très amusant... Pour l'auteur, du moins, qui s'amuse
beaucoup.
À
vrai dire, je ne pense pas qu'il trouve beaucoup de lecteurs
intelligents et
sensibles pour s'amuser des niaises
« allusions » aux
horreurs
nazies : l'odeur particulière des fours
crématoires (au
début et à la fin du roman seulement, l'auteur
oubliant le
phénomène tout du long du roman), l'odeur
particulière
de
l'engrais des jardins (137), une montagne de chaussures d'enfants
vue par une
commère d'Anna en visite dans le camp (71) et les trains de
la mort qui
ont
conduit Bronstein au camp (176-180), ce qui donne lieu au plus
sordide passage
« humoristique » du roman (180, première
ligne).
Il
faut, je crois, une rare insensibilité pour s'amuser
à faire des
« lieux communs » de ces symboles
populaires.
En effet, on comprend que le roman est
parsemé
de « sous-entendus » très
explicites, page après page, aux
horreurs
d'Auschwitz. Manifestement, Yves Gosselin et les lecteurs auxquels
il
pense
s'adresser, certainement, dénotent une aussi grande
insensibilité
qu'une remarquable ignorance en regard des données
historiques sur le
camp
d'Auschwitz. Insensibilité et ignorance, les deux
ingrédients
sont
nécessaires pour expliquer qu'on puisse ainsi s'amuser
à
écrire ou à lire un roman aussi sordide, pour rien,
sans aucun
profit, l'ouvrage n'exposant jamais la moindre idée critique
vis-à-vis
de l'histoire du camp, la politique d'extermination nazie, ni
même
— ce
qui aurait dû être son « sujet »
—
par
rapport au
contrôle de l'information par les organisations nazies sur la
réalité des camps de la mort, puis sa divulgation,
ses
découvertes progressives, successives, par les Allemands,
les
Soviétiques, puis les Européens, incrédules
devant tant
de
crimes et d'horreurs. Il n'est pas du tout nécessaire
d'être un
historien pour comprendre qu'il y a quelque chose de sordide
à voir des
imbéciles écrire, publier et lire
d'« amusantes »
niaiseries à ce propos.
Ce premier roman d'Yves Gosselin est une
ordure (tout comme le
second).
Même si tout est dit, il faut avoir le
courage d'achever ce
compte
rendu.
Voilà donc une famille à Auschwitz, où le mari
gère la
comptabilité des horreurs, tandis que son épouse
organise deux
ou
trois grandes (sic) soirées musicales et poétiques
réunissant... une dizaine de personnes ! (192). Mais
j'oubliais !
La famille a deux enfants : ils sont nommés et mis en
classe
dès le début du roman (24), le papa doit les gronder
sérieusement lorsqu'ils ont l'envie de venir visiter le camp
comme
leurs
petits camarades (80), la bonne les lave (206) et, finalement, Anna
ne peut
envisager le divorce à cause d'eux (248). Comme la
narratrice est la
maman
des deux grands garçons, on ne peut pas dire que l'auteur
fait montre
d'une
très grande familiarité avec la psychologie
familiale...
D'ailleurs
les personnages entrent en scène ou en sortent avec une
totale
invraisemblance psychologique. Invraisemblance tout court,
souvent :
Hans
obtient magiquement deux employées pour son épouse
dès
leur
arrivée à Auschwitz, une juive (qui restera anonyme
tout au long
du
roman, ce qui est un rare tour de force) et une certaine Elisabeth
Kock,
emprisonnée à Auschwitz pour des raisons religieuses
(elle
serait
« fondamentaliste »). À la surprise
générale (l'affaire étant tellement loufoque),
notre
pauvre
Hans s'est laissé séduire par la juive, coiffeuse et
femme de
ménage de madame ! La révélation est
vraiment
terrible ! Pour cela on fait apparaître un tout nouveau
personnage,
un certain Henrich Shaeffer auquel Hans s'est confié avant
sa mort en
1993
(sic) et qui peut remettre enfin à Anna la lettre de son
mari
qui lui avoue sa liaison coupable, lui antisémite
modéré.
Dans le genre niais, on trouvera rarement plus sot : mais il
faudra
insister,
puisque voilà qu'en découle le plus bel
épisode du
roman.
Oh! j'oubliais la grande crise centrale, une
autre belle niaiserie.
C'est
encore
l'apparition magique d'un personnage, en plein milieu du roman.
Nul autre
qu'un
certain Bronstein. Notre Hans Schwartz, officier, commandant ou
même
capitaine (195) SS à Auschwitz depuis plusieurs mois,
antisémite
modéré qui n'aurait pas mis la main à la
pâte (si
on en
croit le narrateur assez épais de l'avant-propos), est tout
à
coup
secoué d'une grave crise de conscience. Maman ! Oui,
après
quelques chapitres, Anna nous apprendra ce que lui rappellera et
lui apprendra
son
valeureux époux (tous les SS n'étant pas des
monstres, comme le
dit
encore notre épais de l'avant-propos !) : le juif
Bronstein
a
été le témoin d'Hans au mariage du couple et,
justement,
ce
que l'épouse ignorait totalement jusque-là, Hans a
défendu son
ami juif dans la réception qui a suivi contre
l'antisémite
Rheinhart,
un certain ami d'Hans lui aussi (et qui, lui, n'est pas
antisémite
modéré : oublions Auschwitz !...). Les
deux hommes
en
venaient aux coups. Hans les a séparés. Ce n'est
pas
beau ?
Et voilà que Bronstein est déporté à
Auschwitz.
D'où la grave crise de conscience du SS. Solution :
encore un
autre
domestique chez les Schwartz. Même si on est au début
de
l'hiver, le
couple en fera courageusement son jardinier.
Vous ne connaissez pas encore le plus bel
épisode. C'est la
mort de
la
domestique juive. Maîtresse de Hans, elle est devenue
enceinte. Elle
va se
sacrifier à son lâche amant. Pour se faire renvoyer,
elle
trouve
un moyen digne de l'imagination débordante de son auteur
(quel plaisant
humoriste !) : elle va voler un rôti de
porc ! Il faut
dire
que tout au long du journal les pauvres lecteurs qui ignorent qu'un
soir par
semaine, toute les semaines, Anna se rend avec les enfants
(sic !)
chez
son amie Bauer — alors qu'elle n'a jamais parlé
d'aucune,
absolument
aucune
de ses sorties, ni même jamais de cette Bauer, alors
même qu'elle
était maladivement sujette à d'inexplicables crises
de
jalousies...
(formidable perspicacité, p. 153, par exemple,
étant
donné la conclusion et le fait qu'elle est une soirée
par
semaine
chez cette madame Bauer, laissant son mari avec ses deux
domestiques...
enfin !).
Bien entendu, toute cette histoire est une
grotesque bouffonnerie
et on
pourrait
croire, avec beaucoup de bonne volonté, que l'auteur, qui ne
sait ni
écrire ni rédiger, le fait exprès et qu'il
s'agit donc
d'une
« fable » qui doit être comprise au
« second
degré ». L'auteur, d'une désolante bonne
conscience
(qui
ne fait absolument aucun doute), ne dédie-t-il pas son roman
aux
« victime des idéologies
totalitaires » ?
Non, pas
du tout : il s'agit d'un roman d'abrutis, sans queue ni
tête, sans
aucun contenu narratif pouvant justifier une oeuvre d'art. Cette
fiction sans
âme ni intérêt fait preuve d'une totale
incurie :
elle n'a
aucune vraisemblance psychologique, sociale ou historique, on n'y
trouve aucun
déploiement thématique, aucune pensée
philosophique,
aucun
exposé positif ou contradictoire, rien de ce qui fait la
force des
grandes
oeuvres littéraires.
Pire encore pour un roman, la narration n'est
d'aucune
crédibilité.
Oublions l'avant-propos, d'autant que son narrateur est
forcément un
épais, on l'a vu, qui n'a rien compris au roman qu'il
présente.
Oublions également la lettre finale d'Hans Schwartz
(très
attendrissante, notamment lorsqu'il explique comment il s'est un
jour
opposé
à ce qu'un camarade SS frappe plus longtemps à coups
de pied un
pauvre jeune juif qui lui faisait beaucoup pitié...).
À elle
seule,
la rédaction d'Anna Schwartz n'a aucun sens, comme le montre
l'analyse
narrative. Le roman, en effet, est non seulement une narration
d'Anna
Schwartz,
mais il est également de sa main (« Depuis
plusieurs
semaines,
j'ai renoncé à noter ce qui m'arrive »,
p. 221,
cf.
233, et passim). Jamais la situation narrative n'est
justifiée
de
quelque manière que ce soit : quand donc cette
tête de
linotte
(ou supposée telle) rédige-t-elle ? L'affaire
est d'autant
plus
mystérieuse qu'elle est narrativement impossible. Or, il
s'agit d'une
narration intercalée, c'est-à-dire que la narratrice
rédige
au fur et à mesure que l'histoire se déroule,
généralement (mais pas toujours), chapitre par
chapitre. En
fait,
la rédaction ne dépasse jamais la durée du
chapitre. Au
chapitre 9, par exemple, la seconde « grande
soirée
musicale » va bientôt avoir
lieu;
au chapitre suivant, elle a eu lieu. Cette situation narrative
doit
être
justifiée pour être crédible. Il faut qu'Anna
Schwartz
ait
quelque raison d'écrire. Tel n'est pas le cas.
Dès lors, il y a deux hypothèses
possibles et deux
seulement.
La
seconde sera la bonne. La première, la plus simple et la
plus
crédible, la seule d'ailleurs qui puisse raisonnablement
prendre place
dans
le cadre de ce roman, est celle du journal personnel.
Manifestement Yves
Gosselin
(lui, c'est l'auteur) n'a pas plus de psychologie que de conscience
narrative.
Il
n'a aucune idée des règles élémentaires
d'une
narration
intercalée comme le serait un journal. D'abord, on ne
trouve jamais
de
dates sous la plume d'Anna; ensuite, plus grave, les faits s'y
présentent
sous forme de suite d'événements, ce qui est
invraisemblable en
l'occurrence. Soit une série d'événements
anodins, puis
une
crise, comme les nombreuses chicanes de ménage. Il est
invraisemblable
qu'après coup une narratrice qui a participé
aux
événements les racontent tranquillement dans l'ordre
et leur
donne
une égale importance, comme si elle était une
narratrice voyant
les
choses de l'extérieur (ce serait le cas du
dénommé
Gosselin,
peut-être ?). Enfin, il y a encore plus grave :
Anna
Schwartz
s'adresse à nous, lecteurs !, au passé simple,
avec incises
déclamatoires (d'où le comique de la grandiloquence).
Pire,
elle fait dire à pleine page à son mari, comme aux
autres
personnages, ce qu'elle sait aussi bien qu'eux. Ils ne peuvent
donc jamais
lui
avoir dit ce qu'elle « transcrit » et qu'elle
s'écrit
à elle-même et sur elle-même ce que,
forcément, elle
doit
un peu savoir... Il y a là comme un problème
d'intelligence
narrative assez élémentaire, de l'ordre des
rédactions
de
collégiens peu doués.
Bref, la situation narrative est loufoque.
Ouvrez n'importe quelle
page et
demandez-vous comment diable Anna Schwartz peut écrire de
telles
niaiseries,
et à qui donc, puisque ce ne peut pas être à
elle-même
(ce que serait un journal personnel). Aussitôt, vous serez
forcément
mort de rire, du rire que suscite les sots. Voilà notre
Anna qui peut
nous
transcrire de mémoire toute une page (188-189) d'un
poème
récité plusieurs jours auparavant, sans compter les
dialogues où les répliques viennent
généralement
en
style direct. Quelle mémoire ! Et toutes ces incises,
et tous
ces
adverbes, et tout ce style grandiloquent...
En vérité, cette
hypothèse est insoutenable.
Il ne reste
qu'une solution à cette narration loufoque, celle des
piètres
écrivains : on lit en effet un roman, le roman
d'Anna,
cela ne
fait aucun doute, le roman improvisé par Yves
Gosselin au fil
des
chapitres. Anna Schwartz n'est qu'une pauvre marionnette. Au
lecteur du
roman,
je peux poser cette simple question : page après page,
est-ce que
cette pauvre femme ne vous paraissait pas toujours un homme et
même un
homme
qui ne manifeste jamais la moindre sensibilité
féminine d'aucune
sorte ? Le moins pénible n'est donc pas de voir ainsi
maltraiter
une
femme dans son être même et avec une telle
insensibilité,
encore
qu'on trouvera rarement pire antiféminisme. Et qu'on ne se
méprenne
pas : l'antiféminisme de surface, ici, n'est rien.
Imaginer une
Allemande, femme d'un SS, niaise cocotte en femme au foyer,
s'occupant de
coiffure,
ménage, gâteaux et réceptions, cela n'est rien
en regard
de la
négation profonde de la féminité, ce qui
devrait
être
au moins l'intelligence perspicace de la sensibilité
proprement
féminine, cette logique (amoureuse, maternelle, amicale
aussi) qui
permet
de sauter aux conclusions — pour raisonner ensuite,
après
avoir
embrassé, si nécessaire.
Tout au contraire, Yves Gosselin a
créé un
invraisemblable
pantin
auquel il prête un discours où lui, l'auteur, s'amuse
beaucoup
à ridiculiser les personnages qu'il fabule lui-même
pour que son
lecteur y trouve les « signes » de sa farce
sinistre et
sans
aucun intérêt (le « second
degré » des
imbéciles). Ce sera le « jardin »
d'Anna
s'opposant
à « Auschwitz » ! Et toutes les
dix pages
environ,
l'auteur met dans la bouche de la pauvre femme des âneries
sur les
juifs,
explicitement ou implicitement. Comme ce sera le cas encore dans
le
Discours
de réception, il y a là une grave
édulcoration aussi
bien
de l'antisémitisme que des horreurs nazies. À s'en
tenir
strictement
au personnage d'Anna Schwartz, on se retrouve tout bonnement avec
un
personnage
irresponsable. Et Yves Gosselin perd doublement son lecteur, car
ce pantin
ne
saurait représenter qui que ce soit du peuple allemand,
tandis que dans
la
réalité les horreurs d'Auschwitz ont commencé
avec le
racisme
et l'antisémitisme qui, malheureusement, n'étaient
pas le fait
de
fantoches insignifiants comme ses personnages, mais au contraire de
personnes
comme
nous tous, ce qui est terrifiant.
Sur les quelque trois cents romans qui sont
publiés au
Québec
chaque
année, il est normal qu'on trouve quelques dizaines de
navets. Parmi
ceux-ci,
trois ou quatre sont une honte. On n'en parle tout simplement pas,
tant
il est
dégradant pour les éditeurs de les publier, s'ils ne
le sont pas
à compte d'auteur. Les deux romans d'Yves Gosselin seraient
cette
année 2003 à eux seuls ces deux-là,
n'était le
profond
antisémitisme inconscient dont ils témoignent. Il
faut donc
avoir
le courage de les dénoncer et de conclure :
Ce roman, le Jardin du commandant, est
une ordure.
2 — Discours de
réception
Yves Gosselin, Discours de réception,
Montréal,
Lanctôt Éditeur, 2003, 162 p. [achevé
d'imprimer le
2 septembre 2003].
Compte rendu critique
Sommaire
Un mauvais roman ? Quel roman ? Un
« discours de
réception » ? Quel discours ? Un
discours
antisémite, oui, profondément antisémite, un
discours
antisémite inconscient. Et d'une telle platitude que
personne ne le
lira
s'il n'est forcé de le faire comme les participants du Prix
littéraire
des collégiens de la Fondation Marc Bourgie.
Bref, ce scandale psycho-social de
l'institution littéraire
est
d'abord un scandale littéraire : si la dernière
guerre
avait mal tourné et si Hitler en Allemagne et le
maréchal
Pétain en France étaient au pouvoir en 1953, autre
chose qu'un
loufoque discours de réception à l'Académie
française
nous occuperait. Justement, occuper l'esprit de collégiens
avec une
telle
niaiserie est vraiment scandaleux, indigne d'intellectuels
responsables.
Mais le plus scandaleux est encore le manque
de respect de cette
prétendue
« oeuvre littéraire » pour les victimes
des camps
de la
mort nazis, pour les survivants, pour nous tous, pour
soi-même.
Trois scandales en un livre
Sur les deux cents romans publiés
chaque année au
Québec,
on
en trouve quelques-uns qui n'ont que des défauts et qui sont
la honte
de
leurs éditeurs. On n'entend jamais parler de ces deux ou
trois romans
sans
valeur et sans intérêt. C'est normal. Sauf,
naturellement, si
l'un
ou l'autre tombe entre les mains de directeurs de revues ou de
cahiers
littéraires qui les retiennent pour compte rendu et dont les
chroniqueurs
font malencontreusement la promotion. Pour bien dire, cela est si
rare qu'on
ne
peut en donner d'exemples, étant donné le silence
réprobateur
qui accueille naturellement ces bourdes.
Dans le cas qui nous occupe, malheureusement,
c'est
épouvantable.
On
appelle cela un scandale. La cause en est qu'un tel ouvrage se
trouve
actuellement
finaliste au Prix littéraire des collégiens de la
Fondation Marc
Bourgie à la suite d'un compte rendu
« dithyrambique »
dans le journal le Devoir qui était lui-même
responsable
du
jury — alors qu'il refusait ma protestation énergique.
Ma
réplique
au compte rendu du Devoir portait un titre sans
équivoque :
« Ce livre est une ordure ».
Je devrai donc me livrer à un exercice
extrêmement
pénible.
Il consiste à rédiger le premier véritable
compte rendu
critique du second roman d'Yves Gosselin.
Un roman ?
La page de couverture porte
« Discours de
réception,
roman » (« roman » en
italique) et la
quatrième page de couverture dit que le Discours de
réception
est un roman. Pas l'oeuvre (le mot « roman »
n'est pas
en page
de titre et absolument rien ne la désigne comme une oeuvre
de ce genre
dans
le texte ou n'est mis en place par ce texte). La question
importante n'est
pas de
savoir si cette oeuvre relève du genre romanesque, mais
posons-là
d'abord. Un roman peut avoir plusieurs formes et c'est même
un genre
multiforme, prenant parfois l'aspect du monologue (la Chute
de Camus),
comme
du dialogue (le Square de Duras). Un
« discours »
pourrait donc être la forme d'un roman. Encore faudrait-il
qu'il donne
lieu
à la mise en place d'une situation narrative, propose une
suite
d'événements et donne vie à quelques
personnages
évoluant dans cet univers. On demande au moins qu'un
personnage
« existe », « agisse »
(respectivement
l'Innommable et Comment c'est de Beckett). Nous
allons voir que
tel
n'est pas le cas.
Autrement, bien entendu, on peut affubler du
sous-titre de
« roman » n'importe quel texte dont on ne peut
ou ne veut
pas
assumer la responsabilité. On peut tenir n'importe quel
discours,
c'est
bien le cas de le dire, et se dégager de toute
responsabilité
en
déclarant tranquillement en page de couverture qu'il s'agit
d'un
« roman ». Je ne pense pas que ce soit
précisément le cas du Discours de
réception,
étant donné qu'aucun « discours »
n'est tenu
par
l'ouvrage qui laisse entièrement la parole à un
narrateur
censé, lui, tenir un « discours », le
tout
constituant
un « roman ». Sur ce point, il faut faire la
différence
entre le genre (le discours politique, l'allocution, les
éloges, dont
précisément le « discours de
réception »
des nouveaux membres des Académies qui ont pour sujet
l'éloge
de
celui dont on prend le siège) et son contenu, les propos qui
sont
tenus.
S'il est possible de faire d'un discours de réception un
roman, ce qui
n'est
manifestement pas le cas du Discours de réception, il
est
également possible de faire un roman d'un discours, de
réception
ou
pas. Ce n'est pas le cas non plus.
En effet, le Discours de
réception n'obéit
à
aucune des
règles élémentaires de l'éloquence qui
s'enseignent
depuis la plus haute antiquité. N'importe quel
collégien sait
cela,
qui doit organiser ses discours académiques (exorde,
développement,
argumentation, réfutation et péroraison). Encore une
fois, la
question n'est pas de savoir ce qu'on attendrait d'un
académicien, mais
d'expliquer qu'on n'a là aucun
« discours », au
sens le
plus élémentaire du mot. Pas de roman, pas de
discours, pas de
discours romanesque, pas de roman sous forme de discours. De quoi
s'agit-il
donc ? Tout simplement de la justification d'un discours ou
plus
exactement
d'un propos autrement injustifiable. Premier scandale.
Quel roman ?
Si le premier scandale tient à la
responsabilité
morale, le
second
tient à la littérature. Je présuppose qu'on
ne saurait
présenter ou recevoir n'importe quoi comme oeuvre d'art sans
déchoir.
On me dira que c'est une question de talent, de culture et tout
bonnement de
goût, mais ce n'est pas vrai. L'intelligence et la
sensibilité
littéraires ne s'y trompent pas, même dans le cas des
produits
de la
littérature industrielle : il y va du respect de
l'auteur, du
lecteur
et de l'art — et nous avons un mot tout simple pour qualifier
cet
en-deça
artistique sous lequel on ne saurait descendre : on dit que
c'est un
« navet ». Voyons cela.
Il n'est pas nécessaire de faire une
longue analyse pour
montrer
qu'avec ce
Discours de réception on ne saurait parler de roman.
Ce texte
ne
raconte aucune histoire, ce qui est bien le contenu immédiat
d'un roman
(« c'est l'histoire de... »), ni ne va
au-delà de
l'événementiel. En effet, voilà une situation
historique
fictive qui permet de mettre en place une biographie fictive, alors
que ni l'une
ni l'autre
n'a le moindre intérêt puisqu'elles sont sans
portée
aucune, n'organisant aucun roman. C'est une question de logique
élémentaire, celle de la double négation.
Situation historique. On ne sait ni comment
ni avec quelles
conséquences,
l'Allemagne d'Hitler a gagné la guerre. La France est
maintenant sous
le
gouvernement du maréchal Pétain. L'Ordre nouveau
règne.
C'est tout.
Il ne faut vraiment pas beaucoup d'imagination
pour mettre en place
cette
« uchronie » sans intérêt,
précisément parce qu'elle n'a aucune justification ni
résultat. Un élève du secondaire se poserait
quelques
questions élémentaires pour établir la
situation
narrative
(qu'en est-il des forces militaires anglo-saxonnes et
soviétiques ?
qu'en est-il du Japon et de la Chine dans ce contexte ? et
qu'en est-il
surtout de l'Europe et de cet « Ordre
nouveau » ?
— et
il ne s'agit pas seulement de forces militaires et
économiques, mais
également de la situation psycho-sociale qui serait alors en
place...).
En
réalité, il ne faut même pas être
inventif pour
deviner
une partie du monde qui serait aujourd'hui le nôtre si le
régime
hitlérien avait pu faire plus de mal encore qu'il n'en a
fait et plus
longtemps. Le Discours de réception se contente lui
d'une
niaise
situation, celle de son objet, un discours de réception
à
l'Académie française ! On ne peut pas appeler
cela un
roman,
je pense.
Fabulation biographique. Louis-Ferdinand
Destouches dit
Céline,
l'auteur
de Voyage au bout de la nuit et de Mort à
crédit,
le
rédacteur des pamphlets antisémites, dont
Bagatelles pour un
massacre, n'a pas écrit d'autres romans après la
guerre.
Il a
publié un grand essai intitulé la Mort des
juifs. Il a
été élu à l'Académie
française et
a
obtenu le prix Nobel en 1949. Il meurt en 1953. C'est tout.
Encore là, cette uchronie biographique
pourrait servir de
tremplin
à
une critique de l'oeuvre littéraire, de la pensée
politique et
de la
biographie de Louis-Ferdinand Destouches. Tel n'est pas le
cas : on ne
trouvera pas trois mots, pas une phrase, pas une seule proposition
critique
formulée vis-à-vis de Céline dans le
Discours de
réception. Un tour de force ! Il faudrait au
moins un
personnage
crédible pour faire de cette fiction la critique implicite
du
personnage
historique. Rien, absolument rien n'évoque dans le
Discours de
réception aucune des oeuvres de l'auteur, la nature de
ses
pamphlets ou
encore quelque épisode de sa vie. Certes, on retrouve bien
ici et
là
quelques « idées » prises de
Bagatelles pour un
massacre ou empruntées aux ouvrages sur Céline
(le pouvoir
occulte des juifs, omnipotents va-t-en-guerre, et la
dégénérescence de la race française,
l'affaiblissement
de l'État aux mains des juifs internationaux), mais peu
nombreuses, peu
souvent et jamais présentées de façon
crédibles.
Le
Discours de réception ne donne aucune
représentation de
ce que
fut l'antisémitisme de Céline et à plus fortes
raisons
de ses
conséquences réelles et potentielles. En
réalité,
c'est même le contraire qui est vrai : le personnage
créé
dans ce Discours de réception contredit en tout point
ce que fut
en
réalité le romancier, l'auteur et la personne de
Céline,
voire
même son personnage.
Si cette fabulation biographique est sans
intérêt,
c'est-à-dire
qu'elle n'a aucun aspect positif, en revanche, elle présente
deux
défauts très graves. On reviendra sur le premier qui
consiste
à banaliser l'antisémitisme à travers
l'antisémitisme
caricatural prêté à Céline. Or,
l'édulcoration
de l'antisémitisme et de la pensée de Céline
se fait en
lui
prêtant, on va le voir aussi, des propos insanes, vulgaires
et
dégradants. Il est possible que des anticéliniens
s'en
réjouissent, mais ce serait bien à tort, car ils se
rendraient
eux
aussi coupables. Chose certaine, il ne devrait pas être
permis de
dégrader ainsi une personne humaine et surtout pas sous
couvert de
« littérature » dans un
« roman ».
Biographie et histoire. On a compris, je
pense, que nous ne sommes
pas
dans
l'univers du père Ubu et de la 'pataphysique de Jarry.
Cette uchronie
et cette
fantaisie sont au service d'une très sérieuse
« fiction » dont la niaiserie laisse
pantois :
farouche
partisan d'Hitler, Céline le rencontre et le soigne à
plusieurs
reprises; il se spécialise (!) dans l'eugénisme,
produisant des
traitements aussi ridicules les uns que les autres pour
régénérer la race, médicaments, vaccins
à
l'eau
de mer et traitements électriques. Tout cela est
évidemment
loufoque
du strict point de vue technique et complètement
anachronique en regard
de
la pensée hygiéniste du docteur Destouches (par
ailleurs bien
connue). Sans compter un chapelet de balivernes sans
intérêt :
Céline aurait un trois-mâts à Saint-Malo, il
deviendrait
un
fanatique défenseur des animaux et se ferait inhumer dans le
cimetière de ses chiens. Rien de cela n'est drôle ou
humoristique,
étant donné précisément le contexte
narratif mis
en
place. Imaginer de telles sottises pour caractériser le
destin d'un
Céline dans la trajectoire d'une victoire d'Hitler, c'est
pour le moins
manquer d'imagination.
Nous ne trouvons donc pas dans le Discours
de
réception un roman
digne de ce nom.
Un discours ?
Le pire défaut d'un discours est la
platitude.
Périodiquement,
toutes les cinq pages, notre narrateur nous ressasse sous toutes
les formes
les
pensées eugénistes prêtées à
Céline.
La
répétition est tellement prévisible et le
contenu de
cette
pensée de si peu d'intérêt que l'ensemble est
d'un ennui
mortel
(les médicaments inventés par Céline, par
exemple, le
vitalix,
l'alcoolat, le formax, etc., quelles stupidités étant
donné
les progrès de la génétique depuis un
demi-siècle).
Même chose et pire encore pour les
« pensées »
prêtées sans plus d'ordre que de mesure non seulement
à
Céline, mais aussi aux écrivains de la collaboration,
notamment
Paul
Léautaud et Robert Brasillach, comme aussi Léon
Daudet, Lucien
Rebatet, Drieu La Rochelle, de dix à quinze auteurs auxquels
le
narrateur
fait dire n'importe quoi sans jamais situer leur pensée
politique ou
leur
oeuvre littéraire, alors qu'il s'agit pourtant de personnes
qui
devraient
avoir droit eux aussi au respect de leur nom.
L'ennui, donc, est que tout cela est bien
ennuyeux et fort
ennuyant. Ce
discours
n'est qu'un collage sans intérêt ni queue ni
tête. On ne
fait
ainsi ni un roman ni un discours, puisque la matière y
manque
forcément : on ne trouve dans Discours de
réception
ni
les éléments et les événements
narratifs propres
à mettre en scène des personnages, ni non plus le
développement d'une pensée propre à
étoffer les
sentiments et la vie intellectuelle de ces personnages.
Le narrateur de ce Discours de
réception,
Céline et les
auteurs cités sans rime ni raison ne sont évidemment
que des
marionnettes inconsistantes, des bouffons.
La conclusion est fort simple : le
Discours de
réception
n'a
pas la moindre des qualités attendues d'une oeuvre
littéraire.
Second scandale. Oublions l'histoire et ses nombreux
anachronismes, oublions
l'uchronie facile et la fabulation biographique anachronique (c'est
bien le
cas de
le dire, ce Céline-là n'ayant rien à voir avec
l'auteur
réel), la construction répétitive, digressive
et informe,
l'écriture terne partout ampoulée et grandiloquente,
la
rédaction improvisée sans recherche et l'absence
remarquable de
style. Tout cela n'en est pas moins prétentieux, alors que
personne
ne
saurait y trouver quelque intérêt. Notamment aucun
univers
imaginaire. La moindre oeuvre d'art digne de ce nom propose une
atmosphère
poétique, une sensibilité, une couleur dirais-je, qui
se
retrouve et
se développe d'oeuvre en oeuvre et qu'un lecteur, s'agissant
d'une
oeuvre
littéraire, saisit immédiatement. C'est l'art. Tout
le
contraire
des « oeuvres » plates, sans valeur
littéraire ou
artistique aucune.
Et bien entendu on ne trouvera pas une seule
idée
intelligente dans ce
livre. Mais on en trouvera plusieurs qui ne le sont vraiment
pas...
Il s'agit en effet d'un discours
antisémite.
Troisième
scandale.
Le discours et plus encore sa signification profonde,
inconsciente.
On peut conclure, je crois, de l'analyse
menée jusqu'ici que
le
Discours
de réception est une production sans aucune valeur
littéraire,
sans aucun intérêt. Point, à la ligne.
Mais à la ligne, justement (car on
aimerait que ce soit un
point
final), il faut encore expliquer que le Discours
de
réception développe un discours
antisémite, l'objet
principal du narrateur, discours qu'il appuie sur des propos
prêtés
à Céline, comme aux autres auteurs cités en ce
sens (Paul
Léautaud et Robert Brasillach, notamment).
Toutefois, du point de vue dramatique, le
discours
antisémite est
essentiellement centré sur le personnage de
« Louis-Ferdinand
Céline ». Et toute la stratégie est
là. Elle
consiste à développer petit à petit un
discours
antisémite de plus en plus explicite, virulent et vulgaire,
d'abord par
allusions, puis à petites doses, jusqu'au centre du
Discours de
réception qui prête alors à l'auteur de
Bagatelles
pour
un massacre des propos proprement orduriers. Il s'agit d'un
« discours » que Céline est censé
avoir
prononcé le 20 janvier 1948, à l'occasion de la
fermeture
du
camp de concentration de Drancy en France (je tiens à
m'excuser de
faire
cette citation, comme celles qui suivent) :
« Nous fermons aujourd'hui ce qui
fut l'oeuvre
sacrée de
notre
État. Plus aucun Juif ne vit aujourd'hui sur ce sol, ne se
cache dans
nos
villages et nos provinces. Les Juifs ont disparu de la terre de
France et du
continent. (p. 81) [...] Rien ne se compare en émotion
à
cette
joie de voir tous ces porcs brûler dans les
incinérateurs, de
voir
partir en fumée cette création insensée
fondée sur
le
lucre et la pestilence. Rien ne peut se comparer également
à
cette
joie incommensurable de voir ces chiens quémander quelques
miettes de
pain
à leurs gardiens, eux qui se sont empiffrés pendant
des
siècles à nos dépens. [...]
(p. 82) ».
Après cette transcription d'un discours
supposé de
Céline
(dont la suite est tout aussi ordurière), le narrateur du
roman reprend
à son compte ces propos :
« Voilà ce que disait
notre ami au
Vélodrome
d'Hiver en
1948 [...]. Un peuple de chiens est parti en fumée, a
été
rendu à la fumée de ses origines, à son
inexistence, oui.
Le
peuple juif a été exterminé [...]
(p. 83) ».
Ce « discours » de
Céline exprime
l'essence du
Discours de réception, soit le roman d'Yves Gosselin.
Il n'y
a
là, bien évidemment, aucune critique ou parodie
propre à
discréditer l'antisémitisme ou Céline, ni
l'antisémitisme de Céline ou quelque discours
antisémite
que
ce soit. On ne peut y voir autre chose qu'une sinistre et loufoque
bouffonnerie.
Avant d'en tirer les conséquences, je veux en donner encore
deux
exemples,
c'est nécessaire et ce sera suffisant. D'abord ce jeu de
mot sur
l'holocauste :
« Un jour, à l'Institut
d'étude des
questions
juives,
notre ami se trouva en présence d'un rabbin [...]. Ce
jour-là,
le
youpin dit à Céline : « il ne reste
plus en
France
qu'un millier de mes congénères. Vous ne pouvez,
docteur,
éliminer tout un peuple ». [...] Il dit :
« Nous
ne pouvons accepter de nous laisser exterminer [...] ».
« C'est dommage, répondit Céline. Vous
devriez vous
sentir
honoré de vous donner en holocauste. Vous complaisez ainsi
à
Jéhovah. Ainsi vous n'aurez pas vainement
vécu »
(p. 97) ».
Cet extrait n'a pas besoin d'être
commenté, pas plus
que celui-ci :
« Notre ami chassa bientôt
ce Juif de son
bureau. Quelques
mois
plus tard, on en fit aussi du savon »
(p. 100).
J'ai honte de transcrire encore ce
troisième exemple, mais
je crois que
je
dois aller jusqu'au bout et jusque-là. Il doit être
impossible
d'ignorer que ce livre est un scandale et pourquoi. Ces trois
citations
suffisent
amplement à la démonstration : l'ouvrage qui
nous occupe
n'a
pas d'autre sujet, pas d'autre objet que ce discours-là.
Le discours antisémite
La principale caractéristique de ce
discours
« antisémite » est d'être
insane.
Dans l'oeuvre intitulée Discours de
réception,
le
discours
antisémite du narrateur, celui prêté à
Céline et
aux autres auteurs, n'a aucun sens, au sens le plus
élémentaire
du
mot (pas de sens second, profond ou connoté). Il s'agit
d'un
délire
qui n'organise aucune pensée et ne s'appuie jamais sur aucun
raisonnement
ni aucun fait.
Cette expression délirante ne
correspond nullement aux
pamphlets
fascisants,
antisémites, racistes et pacifistes de Céline. Ni
non plus avec
les
écrits de Robert Brasillach, Paul Léautaud et Lucien
Rebatet.
Il ne
fait pas de doute que les bouffonneries loufoques du Discours de
réception sont propres à édulcorer
l'antisémitisme
des intellectuels français de l'entre-deux-guerres et
à
banaliser les
nombreuses formes du racisme et de l'antisémitisme.
Il faut insister en effet qu'il n'y a pas,
dans Discours de
réception, de distance critique, celle de l'humour ou de
l'ironie,
ni
même celle de la mise en question qui commence avec la
distanciation.
Et ce
n'est pas de l'humour noir, bien entendu (car celui-ci est
nécessairement
crédible, jamais bouffon). Pour bien dire, on n'y trouve
pas trace de
réflexion, d'exposé critique vis-à-vis de
l'antisémitisme. Mais le pire est son inverse :
penser ou faire
croire que l'antisémitisme pourrait n'être qu'un
délire
insane
et les antisémites de grotesques idiots, voilà qui
n'est pas
vrai, malheureusement — et, d'ailleurs, si la farce
était
le
moindrement réussie, on ne manquerait pas d'applaudir. Le
bon sens le
plus
élémentaire dit que cette farce n'est pas
possible.
Venons-en sur ce point aux bonnes intentions
de l'auteur qui ne
font
absolument
aucun doute. C'est d'ailleurs un autre défaut du
roman : il
n'est pas
possible de lire le Discours de réception sans
comprendre que
le
narrateur n'est qu'une pauvre marionnette entre les mains d'un
« auteur », le
« romancier ». Il faut
donc
prendre pour acquis les déclarations éditoriales,
soit la
première dédicace à l'« enfant
caché
sous
l'Occupation » et le premier exergue citant Borges,
« Les
dictatures fomentent l'oppression, la serviabilité et la
cruauté;
mais le plus abominable est qu'elle fomentent
l'idiotie »; soit
surtout
la quatrième de couverture (où le propos est
évidemment
partagé entre l'auteur et l'éditeur). Toutes ces
intentions
explicites sont de bonnes intentions, rien de plus. Le lecteur du
Discours
de
réception aura vite compris la stratégie qui
consiste
à
tenir un discours antisémite sous couvert de combattre
l'antisémitisme et probablement un discours
anticélinien sous
prétexte de combattre Céline. Et alors ?
Lorsqu'on publie un navet, on avait
plutôt de bonnes
intentions et
certainement pas celle-là. Même chose pour le
discours
anticélinien ou contre l'antisémitisme ! Sauf
que dans ce
dernier cas, cela se retourne évidemment contre soi. C'est
le discours
antisémite inconscient...
Un discours profondément antisémite
Il est clair, parfaitement clair, que l'auteur
Yves Gosselin n'est
nullement
antisémite. Il suffit de lire le Discours de
réception
pour
être persuadé que son auteur veut et croit combattre
l'antisémitisme. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute.
Pourtant, Discours de réception
est une oeuvre
profondément
antisémite. C'est l'antisémitisme, le racisme
inconscient qui
est
le nôtre à tous et qui peut s'exprimer à
n'importe quel
moment.
Un mauvais roman, une mauvaise oeuvre littéraire, un mauvais
texte,
tout
simplement, peut exprimer cruellement et sans aucun
ménagement une
chose
aussi simple qu'une totale insensibilité. Tel quel, le
Discours de
réception est un grave manquement au respect dû
aux victimes
des
camps de la mort nazis, aux survivants, à nous tous,
à soi-même.
Retour au fichier d'accueil
TdM —
TGdM
|