Les interventions du redoutable polémiste (nous le sommes tous) restent généralement sans réplique, malheureusement, ses victimes n'éprouvant pas le besoin qu'on mesure davantage la justesse de la critique et c'est bien dommage, cela nous permettrait de rire encore un peu, car si le polémiste est intervenu, c'est évidemment parce que ce n'était pas drôle du tout. La formule : polémique = réplique (pamphlétaire (sans réplique)).
L'éléphant de porcelaine L'arpenteuse du racisme La brouillonnologue de la CGMM Notre critique et sa poésie
Les fulminations de Dominique Deslandres, de René Latourelle et de Robert Toupin contre le « Mythe contemporain Laflèche »

Polémiques II

Guy Laflèche,
Université de Montréal

Scandale aux abysses : l'affaire Gosselin


Notes de travail

    0. Trois extraits
  1. Sources
  2. Épigraphes
  3. Éléments narratifs
  4. Données et situations historiques
  5. Pamphlets et polémiques contre Céline
  6. Péritexte éditorial

  7. Réception critique


      Les ramoneurs, les vidangeurs et les éboueurs ne doivent pas être moins bégeux que les intellectuels de mêmes métiers. C'est possible que je m'avilisse (j'en ai le sentiment) à m'occuper du livre d'Yves Gosselin, mais il faut bien faire son travail, qui ne peut pas toujours être réjouissant. Bref, si l'on veut vivre dans un environnement simplement raisonnable, il faut savoir ramoner, même si c'est bien salissant, vidanger, même si c'est vraiment écoeurant. Il faut donc accepter que, péniblement, j'organise mes notes de travail sur le livre de Gosselin qui, évidemment, ne les mérite pas. J'arrêterai et annulerai avec plaisir ce travail dès que l'ouvrage sera dénoncé plus efficacement que par moi et, j'espère, pilonné.

      Voici donc les éléments d'analyse de la chose, non pas dans l'ordre chronologique du journal, mais dans la réorganisation logique que les nouvelles idées imposeront au fur et à mesure.

      — Une partie de ces notes, on le verra, seront reprises et reformulée dans l'analyse littéraire des deux romans d'Yves Gosselin, le Discours et le Jardin.

0. Trois extraits

      Naturellement, on peut difficilement faire l'analyse critique d'un ouvrage et n'en citer aucun extrait. Jusqu'à maintenant (29 janvier 2004), je m'étais fait un point d'honneur de ne jamais faire de citations du texte incriminé, par respect pour ceux qui consultent ce dossier, par respect pour moi-même, par respect aussi, évidemment, pour la mémoire des victimes nazies.

      Je crois que ce n'est plus possible. Si la Direction de mon Université tente de fermer ce site internet sur l'affaire Gosselin sous des pressions extérieures, si mes collègues du Crilq des université de Montréal et de Laval se proposent d'organiser tranquillement une table ronde sur les oeuvres en nomination au Prix des collégiens de la Fondation Marc Bourgie, si des revues littéraires du Québec demandent déjà des comptes rendus critiques du roman d'Yves Gosselin, cela signifie tout simplement qu'on ne me fait pas confiance au point de me croire sur parole.

      Par conséquent, je suis forcé d'illustrer l'ordure par ses propres propos orduriers. Je le fais donc, la mort dans l'âme, en présentant mes excuses d'avoir ce courage, parce que personne ne saurait transcrire ces imbéciles saletés sans en être sali, je le sais bien. Mais je n'ai pas de choix, puisque précisément j'en suis là, constatant qu'il faut au moins être intelligent pour me croire sur parole.

      On devra donc dorénavant me croire sur trois extraits que je cite au texte.

(a) Apologie frénétique de l'holocauste d'Auschwitz

      Le centre, le coeur du roman d'Yves Gosselin est constitué par un épouvantable discours prêté à Louis-Ferdinand Destouches (p. 81-84), on le sait déjà. Durant toute la première partie du roman, le lecteur a été inoculé à doses de plus en plus fortes d'un délire antisémite d'une incroyable vulgarité, évidemment incroyable justement, sans aucune crédibilité historique, ni quelque justification que ce soit dans l'uchronie stupide mise en place. Le sommet de ce délire est atteint au milieu du roman dans le discours que Céline est censé prononcer le 20 janvier 1948, à l'occasion de la fermeture du camp de concentration de Drancy en France. Encore une fois, je tiens à m'excuser de faire cette citation :

      « Nous fermons aujourd'hui ce qui fut l'oeuvre sacrée de notre État. Plus aucun Juif ne vit aujourd'hui sur ce sol, ne se cache dans nos villages et nos provinces. Les Juifs ont disparu de la terre de France et du continent. (p. 81) [...] Rien ne se compare en émotion à cette joie de voir tous ces porcs brûler dans les incinérateurs, de voir partir en fumée cette création insensée fondée sur le lucre et la pestilence. Rien ne peut se comparer également à cette joie incommensurable de voir ces chiens quémander quelques miettes de pain à leurs gardiens, eux qui se sont empiffrés pendant des siècles à nos dépens. [...] (p. 82) ».

      Après cette transcription d'un discours supposé de Céline (dont la suite est tout aussi ordurière), le narrateur du roman reprend à son compte ces propos :

      « Voilà ce que disait notre ami au Vélodrome d'Hiver en 1948 [...]. Un peuple de chiens est parti en fumée, a été rendu à la fumée de ses origines, à son inexistence, oui. Le peuple juif a été exterminé [...] (p. 83) ».

      Au centre du roman, ce « discours » de Céline exprime tout le sens du « Discours de réception », c'est-à-dire le roman d'Yves Gosselin. Il n'y a là, bien évidemment, aucun sens second, profond ou connoté propre à discréditer l'antisémitisme ou Céline. On ne peut voir là autre chose qu'une sinistre et loufoque bouffonnerie.

(b) Jeu de mot sur l'holocauste

      « Un jour, à l'Institut d'étude des questions juives, notre ami se trouva en présence d'un rabbin [...]. Ce jour-là, le youpin dit à Céline : « il ne reste plus en France qu'un millier de mes congénères. Vous ne pouvez, docteur, éliminer tout un peuple ». [...] Il dit : « Nous ne pouvons accepter de nous laisser exterminer [...] ». « C'est dommage, répondit Céline. Vous devriez vous sentir honoré de vous donner en holocauste. Vous complaisez ainsi à Jéhovah. Ainsi vous n'aurez pas vainement vécu » (p. 97) ».

      Je m'excuse de devoir citer ce texte qu'il n'est évidemment pas nécessaire de commenter.

(c) Dernier exemple de platitude immonde

      « Notre ami chassa bientôt ce Juif de son bureau. Quelques mois plus tard, on en fit aussi du savon » (p. 100).

      J'ai honte de transcrire encore ce troisième exemple, mais je crois que je dois aller jusqu'au bout et jusque-là. Il sera impossible dorénavant d'ignorer que ce livre est une ordure et pourquoi. Ces trois citations suffisent amplement à la démonstration : il faut une totale insensibilité morale et littéraire pour lire tout un roman de cette eau sans en être profondément dégoûté.

1. Sources

      Il ne paraît pas possible, actuellement, d'identifier une source d'information (et encore moins d'inspiration) à ce roman. Gosselin a dû lire quelques livres sur la vie de Destouches, dont probablement le livre d'Almeras. Je ne peux en identifier aucun actuellement.

      En revanche, il n'utilise aucune oeuvre de Céline, ni même ses deux premiers romans, dont il fait des présentations loufoques, sans aucune portée (littéraire, sociologique ou idéologique), ce qui manifeste son inculture, s'agissant de deux chefs-d'oeuvre.

      De toute l'oeuvre, deux passages seulement pourraient passer pour des pastiches du style de Céline, voire des citations réécrites. Mais tel ne semble pas être le cas : d'abord l'extrait d'un supposé ballet (p. 135), ensuite la diatribe qui termine l'alinéa de la prétendue réception du romancier comme écrivain du Reich (p. 148-149).

      En tout cas pas de sources déclarées, jamais de textes cités.

2. Épigraphes

      Le livre porte en épigraphe deux « citations ». La seconde est une épaisse niaiserie attribuée à Mussolini qui n'a absolument aucun sens (et qu'en conséquence je ne rapporterai pas ici), la première est une citation de Borges selon laquelle les dictatures fomentent l'idiotie : « Les dictatures fomentent l'oppression, la servilité et la cruauté; mais le plus abominable est qu'elles fomentent l'idiotie ». Voilà qui voudrait indiquer qu'on va lire une « idiotie » et que l'auteur la présente comme telle pour s'en distancier. Or, à l'évidence, l'épigraphe tombe à plat, tout simplement parce que l'« idiotie » en question n'est manifestement pas le discours de réception, mais le roman d'Yves Gosselin qui n'est bien entendu le produit d'aucune dictature — sinon la dictature de l'inculture.

3. Éléments narratifs

      Situation narrative : Dominique Noguez a imaginé un discours de réception à l'académie de Paul Valéry sur Arthur Rimbaud. Je n'en connais pas encore la référence.

      Quand à faire un « personnage » de Céline, le seul exemple en est Pulp de Charles Bukowski (Santa Rosa, Black Sparrow Press, 1994, trad. Gérard Guégan, Paris, Grasset, 1995) : dans son dernier roman, Bukowski rend hommage au romancier auquel il doit tant. Son Céline est toutefois présenté comme un sosie du romancier Céline, plutôt que le personnage lui-même, un revenant peut-être. En tout cas, la belle Grande Faucheuse est là pour lui rappeler que ce sera bientôt son tour de pouvoir jouer les revenants si ça lui chante.

      Un récent roman de Pierre Siniac s'intitule Ferdinaud Céline (Paris, Payot et Rivages, 1997, 2002). L'hommage, cette fois-ci, tourne un peu au tour publicitaire (s'agissant du titre d'un roman), le héros romancier écrivant à la solde d'une tenancière qui se fait appeler Ferdinaud Céline. S'il est un des modèles littéraires du romancier (l'auteur et son personnage principal), Louis-Ferdinand Céline ne joue aucun rôle dans ce roman.

4. Données et situations historiques

      Discours de réception est une uchronie qui contredit les données historiques les plus élémentaires, notamment en ce qui concerne la biographie, la psychologie de Louis-Ferdinand Destouches.

      Dans le cas du Jardin du commandant, la question se pose de savoir si la situation mise en place peut correspondre à des faits historiques. Évidemment, il ne fait pas de doute que la situation romanesque est parfaitement ridicule du point de vue psychologique, sociologique et historique, cela est même incontestable : il faudrait être vraiment peu perspicace pour imaginer un instant que la « fiction romanesque » mise en place par Yves Gosselin puisse avoir quelque vraisemblance que ce soit, comme je le montre dans mon compte rendu. La trame narrative de l'histoire est tellement faible qu'elle n'a aucune crédibilité. Absolument aucune Anna, mère de deux enfants, l'épouse du SS Hans Schwartz qui nous est présentée, ne peut correspondre à rien de la réalité des Allemandes de la colonie d'Auschwitz en... 1943-1944. Oublions cela.

      En revanche, on peut essayer de prendre la mesure des ignorances crasses qui ont permis d'affabuler pareilles niaiseries. C'est forcément notre ignorance à tous. Bien sûr, on peut trouver facilement les centaines de « manuels » qui permettent de préciser la trame de fond du génocide nazi et le déroulement événementiel de l'élimination systématique des juifs. Ce pourrait être, par exemple, l'exposé de Karl Dietrich Bracher, la Dictature allemande : naissance, structure et conséquences du National-Socialisme, 1969, trad. de Frank Straschitz (Toulouse, Bibliothèque historique Privat, 1980). Ce sont toutefois mes collègues du département d'histoire de l'Université de Montréal qui m'ont indiqué le livre qui devrait nous permettre actuellement de faire le point sur les travaux relatifs au judéocide. Il s'agit de l'ouvrage suivant.

Édouard Husson, Comprendre Hitler et la Shoah : les historiens de la République fédérale d'Allemagne et l'identité allemande depuis 1949, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Perspectives germaniques »), 2000.

      Je ne doute pas que pour plusieurs la lecture de cet ouvrage sera une formidable aventure intellectuelle. Bien sûr, je pouvais me douter que les travaux des historiens des Allemagne de l'est et de l'ouest, comme ceux des Allemands de la diaspora, pouvaient avoir été divers et avoir évolué beaucoup depuis la fin de la guerre. Mais jamais je n'avais pensé qu'il y avait là un véritable combat de tranchées idéologique et institutionnel, et d'une telle âpreté qu'il faudrait plusieurs décennies pour que l'ouvrage fondateur d'Alan John Percivale Taylor, the Course of German History (Londres, 1945), soit finalement compris et développé par les nouveaux historiens (disons) de l'histoire allemande... il n'y a pas vingt-cinq ans. La question, comme le montre cet ouvrage, n'est évidemment pas de savoir ce qu'on ne savait pas, mais de savoir correctement. C'est le « devoir de mémoire » qui conduit de la victime sacrificielle (Hitler, le national-socialisme et ses SS) à une conception historique, radicalement historique du judéocide, qui implique l'histoire nationale de l'Allemagne, ses structures et en particulier son armée (avec son action sur le front oriental aussi bien que dans les camps de la mort) et toute une population qui a bien voulu ne rien comprendre, tout ignorer et surtout oublier.

      Cette remarquable radiographie de l'historiographie de l'histoire allemande conduit aux chapitres vraiment percutants de la troisième partie, « Regarder en face les crimes du nazisme », ses deux derniers chapitres en particulier qui sont d'une actualité journalistique. Il faut dire que le style d'Édouard Husson repose sur une remarquable maîtrise de la langue française, avec un rare sens de la formule.

      Nous sommes loin d'Anna Schwartz ? Évidemment ! Ce que montre l'analyse historiographique d'Édouard Husson, c'est tout ce qu'il faut ignorer pour rédiger un roman comme le Jardin du commandant. La problématique mise en place par Yves Gosselin (qui a paraît-il fait des études en histoire...) retarde d'environ un demi-siècle ! Les historiens n'en sont plus à l'histoire événementielle et factuelle, celle pouvant impliquer l'épouse d'un SS d'Auschwitz en 1943-1944, mais à toutes les familles d'Allemagne, bien éloignées de ces escadrons nazis, qui avaient toutes des membres de leur famille dans l'armée régulière (la Wehrmacht) ou les diverses entreprises qui en profitaient.

      Bref, Yves Gosselin est vraiment ridicule d'ignorance avec sa petite ménagère de SS... Quelle niaiserie. Cela dit, rien n'aurait dû l'empêcher, probablement, avec un peu de talent, de produire le roman de la femme de Hans Schwartz. Si j'en crois Édouard Husson, c'est le recueil Anatomie des SS-Saates (Fribourg, 1965) avec les articles de Helmut Krausnick, Martin Broszat, Buchheim et Jacobsen (cf. p. 256, n. 3), qui aurait dû lui permettre de rassembler l'information pour mettre en place sa fabulation dans un contexte socio-historique crédible, vraisemblable, ayant quelque poids existentiel.

5. Pamphlets et polémiques contre Céline

      Les pamphlets, les critiques et les analyses critiques contre Céline et son oeuvre ont été si nombreuses qu'il n'y a aucune raison d'en lancer aujourd'hui une nouvelle, à moins évidemment d'avoir de nouveaux faits ou des analyses renouvelées à présenter, ce qui n'est évidemment pas le cas d'Yves Gosselin qui n'a pas trois idées sur le romancier et son oeuvre.

Jean-Pierre Martin, Contre Céline, Paris, José Corti, 1997.

      Le dernier débat virulent a été lancé par le pamphlet de Jean-Pierre Martin intitulé Contre Céline (Paris, José Corti, 1997). Le livre est sous-titré « d'une gêne persistante à l'égard de la fascination exercée par Louis Destouches sur papier bible, avec quelques propositions de sujets pour le baccalauréat d'une fin de millénaire ». L'ironie sarcastique ne s'arrête pas là, car l'ouvrage est désigné comme un « roman » ! (de même que Céline aurait déguisé, selon l'auteur, en romans ses trois dernières oeuvres, qui seraient en fait des chroniques racistes et revanchardes). La polémique de Martin vise les très récentes publications sur Céline à ce moment, les apologies des « célinophiles », c'est-à-dire les ouvrages de Julia Kristeva, Philippe Murray, Philippe Sollers, Stéphane Zagdanski, tandis qu'il est très ambivalent sur le travail d'Henri Godard qui est pourtant, avec ses éditions de la Bibliothèque de la Pléiade, le prétexte du pamphlet (comme on le voit à son sous-titre). Alors qu'il ignore absolument tout de la critique célinienne, Martin oppose à ces ouvrages récents le premier des travaux de Philippe Almeras (les Idées de Céline, 1992), sans jamais citer sa biographie critique de Céline (pourtant parue en 1994), autrement plus importante.

      C'est de ce pamphlet et de la polémique qu'il a suscitée qu'est tirée la quatrième page de couverture du livre de Gosselin et en particulier l'idée que Céline serait une « ordure canonisée ».

      Évidemment Martin n'est pas assez imbécile pour qualifier Céline d'ordure. Il ne perd pas ainsi tout sens des proportions, comme cela pourrait se produire dans une discussion de salon. Et c'est bien là le niveau objectif de la quatrième de couverture du livre de Gosselin. Certes, on trouve partout de ces gens qui ne peuvent supporter la moindre allusion à Céline et à son oeuvre, qui se refusent évidemment à le lire (comme d'autres se refusent par principe à écouter la musique de Wagner), par horreur instinctive de l'antisémitisme qu'il « représente ». Si l'on doit respecter cette réaction, on ne saurait la dégrader avec des propos orduriers, c'est bien le cas de le dire. Voilà pour l'ordure qui ne peut s'appliquer qu'à de tels propos, c'est-à-dire au livre abject d'Yves Gosselin.

      En revanche, si le mot ne vient pas du livre de Jean-Pierre Martin, il représente parfaitement bien la hargne anticélinienne qu'il attise. En tout cas, il ne fait pas de doute que le Céline « canonisé » sort directement de son pamphlet. En effet, sa thèse est précisément que la critique célinienne, les célinophiles, les célinomanes (pour les amoureux de sa « petite musique »), les célinistes et les lecteurs célinifiés sont en train de canoniser l'antisémite que fut Céline. Tout l'essai conduit à cette conclusion qu'on trouve à l'avant-dernière section, nous présentant le procès de canonisation d'un « saint Céline ». Le pamphlétaire imagine alors la fable qui a inspiré Gosselin, celle de la « conversion » de Céline qui, après la guerre, aurait renié ses pamphlets pour adopter les pensées progressistes issues de la Résistance.

      Cette fable montre les forces et faiblesses de l'ouvrage. En effet, Jean-Pierre Martin écrit fort bien, avec une verve pamphlétaire qui ne manque pas d'être incisive, particulièrement lorsqu'elle est au service de sa colère et de son indignation. Sa colère devant la pensée antisémite et racistes des pamphlets que Céline n'a jamais reniée, ni même dans ses derniers romans; son indignation de voir les derniers commentateurs et critiques de son oeuvre jouer (lui semble-t-il) de l'horreur, de la catharsis et du pouvoir de l'Art, oubliant magiquement que cet art est le fait d'un antisémite. Bref, devant le racisme ambiant qui est aujourd'hui le nôtre et le rappel des atrocités nazies, Martin pose à l'oeuvre de Céline (comme à ses déclarations) les questions qui s'imposent. Sa colère et son indignation sont tout à fait justifiées. Elles sont malheureusement à fleur de peau et s'il avait mieux lu et compris les « célinophiles », son dépit et son irritation (de bien-pensant que nous sommes tous parfois avec plaisir) auraient fait place à l'horreur, en effet, notamment l'aversion de la répugnance, pour s'exprimer paradoxalement.

      C'est ce que j'ai déjà tenté de traduire dans la proposition suivante : le plus grand romancier français du XXe siècle a été, est resté et tenait à être, tout simplement, un salaud (Polémiques, 1992, p. 71). La formule peut paraître difficile, puisqu'elle implique la conception sartrienne du « salaud », mais au sens premier elle dit bien le problème.

      Cela signifie que Jean-Pierre Martin ne s'indigne pas assez et pas pour les bonnes raisons, parce qu'il connaît mal et ne sait pas apprécier l'oeuvre de Céline. C'est la simplification. Tout est simple, simpliste dans son pamphlet. On ne peut pas compter sur lui pour prendre la mesure exacte de la pensée de Céline en la situant correctement dans l'univers raciste, antisémite et fasciste où elle s'est développée, de la France de l'Entre-deux-guerres à l'Occupation, avec les persécutions des juifs, les éliminations, puis la découverte progressive du programme d'extermination en cours de réalisation, avec ses horreurs abominables. L'analyse commence ici avec l'histoire. Mais on ne peut pas non plus compter sur Jean-Pierre Martin pour l'analyse des oeuvres de Céline. Là encore, son pamphlet repose tout entier sur une déplorable simplification. Pour lui (comme pour Yves Gosselin d'ailleurs), Céline est tout bêtement l'auteur de deux ou trois oeuvres (Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et peut-être aussi Guignol's Band), de « beaux » romans, de « belles » oeuvres littéraires (de pensée toute pure, évidemment). Puis viennent les pamphlets, c'est-à-dire l'oeuvre antisémite. Et pour finir, selon lui, Céline « raconte ses malheurs » (ainsi désigne-t-il la trilogie qui ferme l'oeuvre du romancier (avec D'un château l'autre, Nord et Rigodon). S'y ajoutent, à son avis, les interminables jérémiades où perce partout l'insupportable pensée antisémite (c'est-à-dire les correspondances, les articles et les entrevues, dont l'entrevue fictive que sont les Entretiens avec le professeur Y). Enfin, troisième et dernière mauvaise évaluation du pamphlétaire, selon lui tous ceux qui apprécient et étudient les oeuvres de Céline se cantonneraient dans l'analyse de son style, des formes littéraires et narratives de son oeuvre, pour ne pas voir ou, pire, pour cacher son contenu.

      Tout cela, malheureusement, est de l'ordre de la simplification, voire de l'ignorance. Il faut dire « malheureusement », car tout serait si simple dans ce cas. D'abord la pensée raciste, antisémite et fasciste de Louis-Ferdinand Céline ne saurait être exagérée, caricaturée et sortie de son contexte historique sans qu'on en perde toute la portée véritable. Ensuite, à l'inverse, il est impossible de la dissocier de toute son oeuvre, car elle commence à se mettre en place avant le premier roman, avant sa première oeuvre littéraire (sa pièce de théâtre, l'Église, 1926), avec sa thèse de doctorat (1924) et l'idéologie qui l'entoure. Bien plus, les quatre pamphlets, qui accompagnent l'oeuvre romanesque, en font aussi irrémédiablement partie. Enfin, il faut comprendre que cette oeuvre, toute l'oeuvre de Céline, est celle d'un romancier qui a radicalement transformé la littérature et qu'il s'agit, que cela plaise ou non, du plus grand romancier français du XXe siècle, produisant une succession de chefs-d'oeuvre, depuis Voyage au bout de la nuit (1932) jusqu'à Rigodon (1969, paru après sa mort, en 1961), y compris Bagatelles pour un massacre (1937), qui tient pourtant du collage de fragments.

      Nous connaissons tous au Québec les thèses simplistes d'Esther Delisle qui a « découvert » en Lionel Groulx et chez quelques éditorialistes du Devoir de dangereux fascistes passibles, aujourd'hui, d'un procès de Nuremberg rétrospectif. En France et plus généralement en Europe, la justicière aurait eu beaucoup plus de travail et pas mal moins de succès, emplissant plusieurs cahiers in-folio de déclarations et exposés antisémites dont elle a trouvé ici quelques exemples qu'on sait depuis toujours avoir été un aspect très marginal et en même temps très général de la pensée des intellectuels et politiciens nationalistes (et plus précisément « corporatistes ») du Canada français. Justement, si Louis-Ferdinand Céline n'avait été qu'un quidam, parmi la masse des citoyens français qui partageaient plus ou moins les idées fascistes et antisémites qui se développaient alors, les indignations de Jean-Pierre Martin seraient tout à fait de mises, même si le citoyen Destouches dit Céline avait été un romancier comme tant d'autres, voire un romancier important comme il y en a tant, c'est-à-dire un romancier pour toujours secondaire. Le problème, le scandale, ce qui est proprement épouvantable, incroyable (d'où cet insoutenable trouble dû à l'aversion de la répugnance), c'est précisément qu'il s'agit de Céline, le plus grand romancier français du XXe siècle, celui qui a changé pour toujours la face de la littérature à partir de la publication de Voyage au bout de la nuit, avec la récidive de Mort à crédit, puis avec toute son oeuvre.

      Il ne faut pas beaucoup de culture littéraire pour savoir cela et il ne faut pas non plus beaucoup de goût littéraire pour s'en assurer. Il suffit de lire l'oeuvre de Céline et d'en apprécier l'influence considérable aussi bien sur la littérature française que dans tout le monde occidental pour en avoir la preuve et en faire l'expérience. Or, c'est ce qui manque à Jean-Pierre Martin. Il ne connaît ni ne sait apprécier l'oeuvre du romancier. Alors, évidemment, tout devient facile. Le romancier n'est plus qu'un nom et ses oeuvres des abstractions. Il est alors fort simple et pour tout dire très satisfaisant (c'est le plaisir du pamphlétaire) de vouer le romancier à sa détestation, d'afficher son indignation et ses bons sentiments.

      D'où la jouissance perverse du romancier Gosselin : quel plaisir de détester un crétin, celui qu'on sort du pamphlet de Martin, le simplifiant encore, pour en faire le bouffon d'une sinistre farce, afin de le haïr encore mieux. C'est là l'effet libérateur de l'ignorance et de la simplification outrancière, et on serait heureux pour lui qu'il en soit ainsi, n'était le discours antisémitisme produit en même temps pour amuser sa fureur, pour s'amuser. Ainsi en va-t-il finalement du manque de culture.

6. Péritexte éditorial

      La page de couverture porte la mention « roman », mais pas la page de titre.

      En quatrième de couverture, le narrateur est identifié sous le nom d'Abel Morandon (croisement d'Abel Bonnard et de Georges Montandon). Son nom pourtant ne vient nulle part dans le texte (jamais le narrateur ne se nomme ou n'est nommé par les interlocuteurs dans les propos d'eux qu'il cite). Cela signifie que ce texte publicitaire est une rédaction d'Yves Gosselin ou plus probablement utilise un texte de lui, un premier jet revu par l'éditeur. En effet, comme cette page comprend la photographie de l'auteur et une notice sur lui, il faut en conclure que le texte publicitaire qu'on y lit est une rédaction de l'auteur acceptée et complétée par l'éditeur.

      Pour eux, le roman est évidemment anticélinien (Céline, « mythe littéraire et ordure canonisée ») et constituerait un « coup de poing au visage du lecteur [sic], qui a[urait] l'effet d'un véritable électrochoc », c'est-à-dire qu'il dénoncerait l'antisémitisme et le scientisme de l'idéologie fasciste.

      De bien bonnes intentions...


7. Réception critique

28 septembre 2003, Dany Laferrière - [0], [9]
18 octobre 2003, Louis Hamelin - [1]
23 octobre 2003, Guy Laflèche - [2]
14 décembre 2003, Guy Laflèche - [2a]
Décembre 2003, Marc Laudelout, - [3]
27 décembre 2003, Christian Desmeules - [4]
29 janvier 2004, Éric Paquin - [5]
13 mai 2004, Christian Vachon - [6]
Automne 2004, André Brochu - [7]
Mars-avril 2005, Catherine Mavrikakis - [8]
Brochu, André - [7]
Desmeules, Christian - [4]
Hamelin, Louis - [1]
Laferrière, Dany - [0], [9]
Laflèche, Guy - [2], [2a]
Laudelout, Marc - [3]
Mavrikakis, Catherine - [8]
Paquin, Éric - [5]
Vachon, Christian - [6]

[0] Dany Laferrière, « La haine à l'état pur », la Presse, 28 septembre 2003.

      Dans la réception critique du roman, ce premier texte sur Discours de réception occupera toujours la dernière place, tout simplement parce qu'il aura été la face cachée de l'affaire Gosselin, comme on le verra pour finir.

[1] Louis Hamelin, « Vichy au régime », le Devoir (Montréal), « Cahier des Livres », 18 octobre 2003, p. F3.

      Le présent dossier commence par une réplique à ce compte rendu. C'est le texte suivant, adressé au Devoir le 23 octobre 2003.

[2] Guy Laflèche, « Ce livre est une ordure ».

      Dossier internet publié le 25 octobre 2003 à l'adresse suivante :

http:_//_www.mapageweb.umontreal.ca/lafleche/po/gos.html
maintenant à — http://www.Singulier.info/po/go/

      L'adresse de Guy Laflèche était et reste celle du département des littératures de langue française de l'Université de Montréal et son adresse électronique, < guy.lafleche@umontreal.ca >. Cette réplique refusée par le Devoir est la première pièce de ce qui deviendra peu à peu le dossier du même titre, pour s'intituler ensuite « Scandale aux abysses », qui constitue un chapitre du second volume de Polémiques (vol. 1, Laval, Singulier, 1992). C'est maintenant le présent livre électronique : Scandale aux abysses : l'affaire Gosselin.

[2a] Guy Laflèche, « Reportage publicitaire, Communiqué des Éditions du Singulier : Un professeur de littérature de l'Université de Montréal dénonce le concours du "Prix des collégiens" de la Fondation Marc Bourgie », publicité dans la Presse (Montréal), 14 décembre 2003, « Cahier Lectures », p. 5.

      On trouve ici le texte de ce communiqué.

[3]Marc Laudelout, « Anticélinisme primaire », le Bulletin célinien, vol. 22, no 248, décembre 2003, p. 15.

      Cette dénonciation auprès des spécialistes a été tout de suite reproduite ici, avant même d'être imprimée.

[4] Christian Desmeules, « Journal d'une ménagère à Auschwitz », le Devoir (Montréal), « Cahier des Livres », 27 décembre 2003, p. E7.

      Un nouveau chapitre du dossier (soit justement le présent fichier) s'ouvrait par la réplique à ce prétendu compte rendu, avant même d'avoir lu le roman. On la trouve aujourd'hui avec les autres réactions critiques : « Fin de la parenthèse et retour aux fumées d'Auschwitz ».

      — Christian Desmeules et la crédibilité du Devoir :

      Comme on le voit à mon compte rendu, je ne trouve pas une seule qualité de quelque sorte que ce soit au premier roman d'Yves Gosselin. Quelles qualités lui trouve donc Christian Desmeules ? Il propose simplement au lecteur du Devoir un résumé « laudatif » du roman. Deux petites phrases impliquent un prétendu « sens second » : « le Jardin du commandant met le doigt sur toutes les lâchetés, les petites et les grandes »; « l'auteur nous brosse le portrait intime de cet "envoûtement collectif" (sic) auquel des millions d'Allemands ont consenti durant ces années noires ». Quelles lâchetés ? Quel aveuglement ou « envoûtement collectif » (sic !) ? Absolument aucune « lâcheté » ni aucun « envoûtement » n'est dénoncé par Yves Gosselin dans sa tartine romanesque, on l'a vu. Tout le reste, absolument tout le compte rendu de Christian Desmeules est de l'ordre du servile résumé.

      Non seulement on n'y trouve pas la moindre critique, mais pour bien dire le compte rendu fait la preuve de la totale absence de jugement du chroniqueur du Devoir, qui devrait en être discrédité aux yeux des lecteurs du journal.

      En effet, maintenant que j'ai lu le premier roman d'Yves Gosselin, je pense qu'une conclusion s'impose : le compte rendu de Christian Desmeules est inacceptable. Il est surtout indigne du Devoir, sans même prendre en considération qu'il a été commandé et rédigé à des fins elles-mêmes indignes de journalistes. En tout cas, il suffit de le relire pour en être profondément choqué : « Auschwitz, septembre 1943. L'histoire... ».

[5] Éric Paquin, « Camp de vacances », Voir (Montréal), 29 janvier 2004, p. 26.

      La brève réaction de lecture porte sur les deux romans d'Yves Gosselin, dans l'ordre de leur parution, sur le Jardin du commandant d'abord, sur Discours de réception ensuite, et l'ensemble des deux romans en ouverture et en fermeture de l'article.

      — Sur le Jardin du commandant :

      En ce qui concerne le premier, le critique résume tout bonnement la situation romanesque, sauf sur un seul point, l'inconscience ou l'ignorance de la narratrice. À ce sujet, il reprend et développe ce qu'il attribue à l'« auteur », c'est-à-dire au narrateur de l'avant-propos qui présente le livre et le roman (les deux) comme si l'oeuvre et ses personnages appartenaient à la réalité. Il s'agit, on l'a vu, non pas de l'auteur Yves Gosselin, mais manifestement d'un narrateur qui ne sait pas lire ou écrire, puisqu'il invente purement et simplement une problématique qui n'existe nulle part dans l'oeuvre. À lire le mauvais et invraisemblable « roman » attribué à Anna Schwartz il est parfaitement clair qu'elle ignore complètement la nature du camp d'Auschwitz. Il faut tout de même savoir lire et s'en tenir au texte : il n'y a pas une ligne, pas un mot du récit attribué à Anna qui pourrait même de loin correspondre à une fable sur l'ignorance volontaire du peuple allemand, comme le prétend faussement (et de manière insultante pour les Allemands) l'avant-propos.

      Là-dessus, Éric Paquin nous développe un bel exposé théorique sans aucun rapport avec le texte du roman : « une inconscience désarmante, sinon scandaleuse », « le fonctionnement d'une certaine forme d'ignorance », « une ignorance assumée, contraire de l'innocence morale, et fondée sur le désir profond de ne pas savoir ». Désolé, mais cela ne se trouve nulle part dans le roman, sauf dans les intentions vraisemblables de l'auteur et les déclarations invraisemblables de l'avant-propos. Cette problématique n'est ni exposée ni mise en forme de quelque manière que ce soit dans le roman : c'est une pure invention d'Éric Paquin.

      Même chose, et bien pire, en ce qui concerne l'« horreur » qui naîtrait selon Éric Paquin de l'ignorance de la pauvre femme et des connaissances du lecteur, les atrocités nazies d'Auschwitz. Ce n'est pas vrai. Il n'y a là absolument aucune expression critique, bien au contraire, mais un charmant jeu narratif très amusant auquel un lecteur comme Éric Paquin est convié. Et là est l'horreur, justement, dans la totale insensibilité dont font preuve l'auteur Yves Gosselin, comme on le sait déjà, et son lecteur, puisque c'est vraiment le cas d'Éric Paquin. Pour un « lecteur avisé » comme lui, il s'agit d'un roman « à lire avec circonspection ». Quelle horreur : il ne comprend pas qu'il s'agit d'un livre infect qui se propose d'amuser des lecteurs comme lui avec les horreurs mêmes d'Auschwitz. Au contraire. Charmant compte rendu d'un livre amusant.

      — Sur Discours de réception :

      Le critique présente sommairement la situation narrative du second roman. Malheureusement, la phrase qui sert de conclusion à cet exposé est tout à fait inexacte : « La charge contre l'auteur de Mort à crédit occupe ainsi tout le livre ». Ce n'est pas vrai. Le bon sens le plus élémentaire dit que le personnage auquel on donne le nom de Céline dans ce roman n'a rien à voir avec Louis-Ferdinand Destouches dit Céline, surtout pas l'auteur de Mort à crédit, c'est-à-dire le romancier. Il ne peut donc y avoir dans le livre de Gosselin de charge contre Céline puisque Céline ne s'y trouve pas et qu'on n'y trouve aucune critique. À tel point qu'on pourrait hésiter à qualifier l'ouvrage d'anticélinien, tant ce Céline-là, ce personnage de grossier bouffon, n'a aucun rapport avec l'homme que fut Destouches.

      En tout cas Éric Paquin n'est pas du tout choqué de voir ainsi outrager grossièrement et gratuitement la personne de Louis-Ferdinand Céline. Il semble pourtant que tout homme devrait avoir droit au respect de sa personne, de son nom et de son oeuvre. Qu'il devrait être moralement interdit de bafouer une personne humaine sous prétexte de fiction, surtout en lui prêtant sans raison des propos insanes, grossiers et dégradants.

      Par ailleurs, le « lecteur avisé » devrait comprendre, d'après notre critique, qu'Yves Gosselin est un « pourfendeur de la politique et des exactions nazies », qu'il se livre à une « parodie du discours antisémite » et que son ouvrage est une « dénonciation de cette catastrophe historique » que furent les camps d'extermination. Comme on le voit, Éric Paquin est un lecteur aussi avisé qu'intelligent qui a parfaitement compris ce que voulait faire Yves Gosselin. Et notre très sensible critique frémit à l'idée que des lecteurs moins intelligents et avisés que lui puissent ne pas comprendre que nous sommes ici dans le burlesque et la parodie : « on ne peut toutefois s'empêcher de penser à la lecture que pourraient faire certaines personnes de Discours de réception... ». Je pense qu'on peut rassurer notre critique. Il faudrait vraiment être un imbécile pour ne pas comprendre les innocentes et naïves bonnes intentions d'Yves Gosselin. On n'a pas besoin des textes éditoriaux (quatrième de couverture, dédicaces et exergues) pour comprendre qu'Yves Gosselin n'est pas antisémite et pense combattre l'antisémitisme.

      Malheureusement, les bonnes intentions ne suffisent pas : aussi Éric Paquin ne nous présente-t-il pas le mauvais roman, mais bien les bonnes intentions de son auteur, ce qui n'est pas la même chose. En réalité, personne ne saurait trouver dans Discours de réception la moindre critique de l'antisémitisme, ni évidemment comme idéologies ou systèmes de pensées (qui varient considérablement selon les pays et les époques), ni non plus dans ses comportements et ses discours, ses actions et ses conséquences (qui varient encore plus). Pire, pire, il faut le répéter : cette prétendue parodie burlesque du prétendu discours « antisémite » est une édulcoration qui, par sa logorrhée même, est profondément antisémite. Pour dire les choses simplement, un discours antisémite n'a jamais ni n'aura jamais rien à voir avec ce vulgaire discours où le lecteur est convié à venir amuser sa haine.

      Et le moins que l'on puisse dire est qu'Éric Paquin ne s'en est ni formalisé, ni scandalisé. Et ce n'est pas parce qu'il a les nerfs solides, mais tout bonnement parce qu'il est totalement insensible à l'antisémitisme, celui du livre d'Yves Gosselin qu'il a lu placidement en « lecteur avisé ».

      Quelle horreur.

[6] Christian Vachon, « Et si on parlait de l'autre Céline », le Libraire (Québec, bimestriel gratuit de « librairies indépendantes »), no 22, 13 mai 2004, article consulté en version html au Portail du livre au Québec.

      Christian Vachon présente trois ouvrages récents sur Céline, alors en librairie, dont ceux de deux passionnés, l'un de ses livres — ses livres sur Céline — (Émile Brami, Céline, Paris, Écriture, 2003), l'autre de son époux (Lucette Amalzor Destouches, Céline secret, Paris, Grasset, 2001, 2003). Les deux premiers alinéas de l'article concernent le Discours de réception.

      L'article présente d'abord de manière rigoureusement exacte le contenu du livre d'Yves Gosselin, c'est-à-dire la situation narrative, mais également son style (discours d'un académicien au « style bien compassé »). Impossible de faire mieux en moins de dix lignes.

      Suit, au second alinéa, un jugement critique d'une parfaite rigueur qui encadre une évaluation tout à fait favorable sur l'éventuelle création d'un portrait abouti de Céline en amoureux des animaux, de la danse et des bateaux pour représenter le « destin de ce Céline pamphlétaire triomphant du romancier » (Christian Vachon, on le voit en ce tour de phrase, écrit remarquablement bien). La critique est bien entendu défavorable d'abord et avant tout parce que le portrait ainsi dressé de Céline en hygiéniste pétainiste est totalement faux tandis que l'ensemble tourne au grotesque.

      Je ne recopie pas ce petit texte qu'on trouvera facilement sur l'internet, mais j'en cite les deux dernières phrases qui concernent directement notre sujet : « On éprouve surtout un embaras en ne parvenant pas à considérer que cette louange de l'antisémitisme n'a des fins qu'uniquement caricaturales. Mais cela mérite-t-il à cet ouvrage d'être envoyé au pilori ? ».

      D'abord, je voudrais faire remarquer au libraire que ses trois derniers mots sont un court-circuit : si j'ai en effet cloué l'ouvrage au pilori, ce que j'ai demandé, c'est qu'on l'envoie au pilon. Ce n'est pas à un libraire que je vais apprendre que ce sont deux opérations bien différentes, quoique parfois complémentaires. Certes, la conclusion de Christian Vachon paraît toute naturelle, puisqu'il explique finement en moins de vingt lignes qu'il s'agit d'un roman sans intérêt qui n'a que des défauts, mais pour conclure qu'il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, puisqu'on n'y trouve qu'une insignifiante caricature. Eh bien non ! On n'a pas moralement le droit de caricaturer l'antisémitisme, et il y a quelque chose d'irresponsable à « vendre » ce livre, serait-ce avec un compte rendu admirable.

      P. S. — J'ajoute, à tout hasard, que Stanley Péan est le rédacteur en chef de la revue le Libraire. On sait qu'il a refusé d'entrer en contact avec moi tout au long de l'affaire Gosselin en 2003-2004. Stanley Péan a-t-il demandé ou suggéré à Christian Vachon de traiter du livre de Gosselin ? Est-il pour quelque chose dans la dernière phrase de son article ? Est-ce lui qui a signalé au critique l'existence de mes fichiers internets à ce sujet ? — Le porte-parole du Prix des collégiens 2004 n'a jamais rien écrit à ce sujet, Christian Vachon, oui. Une phrase de dix mots, c'est déjà ça, même si la justification est inacceptable.

[7] André Brochu, « Le fascisme fictif », première section du compte rendu intitulé « Idéologie et vérité romanesque » portant sur trois romans d'Yves Gosselin, France Théoret et André Dandurand, Lettres québécoises, no 115, automne 2004, p. 17-18.

      Le chapeau de l'article présente le dénominateur commun des trois romans : « Après une longue absence, l'idéologie semble faire un retour en littérature, sans doute dans la foulée des guerres plus ou moins saintes et des attentats terroristes récents. Verrons-nous bientôt la fin de l'intimisme individualiste ? ». Comme toujours, c'est dans une très vaste perspective que l'essayiste André Brochu situe son compte rendu des trois romans, celle dans laquelle il a déjà situé par exemple l'oeuvre romanesque de Michel Tremblay (Rêver la lune, Montréal, HMH, 2002, notamment p. 27-34). Les trois romans représentent en effet le renversement de l'introspection en exploration des « extérieurs » historiques ou géographiques. Tel est pour lui (et on peut bien le lui accorder) l'intérêt et le seul de la « dissertation à peine déguisée » (p. 18a) d'Yves Gosselin, soit d'être le premier roman québécois à tenter de s'approprier un sujet essentiel de l'histoire contemporaine, le judéocide nazi.

      Mais la conclusion de la présentation est simple, le livre est raté. C'est un navet. « Quant à l'humour, allégué en quatrième de couverture, il est trop noir, trop bête, trop laborieux pour susciter d'autre réaction que la stupeur » (p. 17b). Dans ces conditions, ce qu'on peut reprocher au compte rendu d'André Brochu, c'est de ne pas dire ce qu'il laisse le soin à son lecteur de conclure, que ce livre n'aurait jamais dû être écrit et encore moins publié. — Pour moi, un compte rendu même tout à fait défavorable comme celui-ci est encore trop complaisant. La stupeur ne suffit pas, qui laisse pantois, là où la rédaction et la publication devraient susciter l'indignation.

[8] Catherine Mavrikakis, « Tu ne rêveras point... », compte rendu du Jardin du commandant d'Yves Gosselin, Spirale (Montréal), no 201, mars-avril 2005, p. 14-15.

Le papotage du « lecteur » de Catherine Anna Schwartz Mavrikakis sur Auschwitz

      Je l'ai écrit noir sur blanc et en voici la fulgurante confirmation : le Jardin du commandant est un livre d'abrutis. Le roman a donc complètement abasourdi Catherine Mavrikakis qui, abrutie, nous sert à son tour un compte rendu d'abrutis. Il faut dire que nous sommes ici dans le monde merveilleux de la critique, la critique littéraire journalistique, à mille lieues des études littéraires, qui sont de l'ordre de l'analyse scientifique. Les études stylistiques, narratives et thématiques, avec les diverses approches historique, sociologique, idéologique, psychologique ou même transculturelle (voire nationale) des oeuvres littéraires, les décrivent de manière rigoureuse. La critique littéraire, elle, est par définition de l'ordre du discours romantique où le critique (le critique) nous parle de lui, forcément sans esprit critique, à propos des autres, des auteurs (d'oeuvres littéraires). Catherine Mavrikakis nous parle donc d'elle-même à propos des idées de l'auteur d'un roman qu'elle a beaucoup aimé, un navet.

   Bien entendu, le propre des abrutis, c'est de croire que nous le sommes tous, un pour tous. Cela donne lieu dans la merveilleuse critique littéraire du Jardin du commandant dans Spirale à une incroyable prise d'otages où nous sommes tous tels, « lecteurs » du roman. Voilà donc un tout nouveau personnage.

      J'ouvre une longue parenthèse (suite à l'observation suivante : il n'y a pas de « lecteur », car il n'y a pas de narrataire dans ce roman). D'accord, il est possible de considérer que celui qui ne signe pas l'avant-propos est un lecteur du « document » (« ce livre », comme on le lit à l'ouverture de l'avant-propos) qu'il nous présente, même s'il peut nous donner des informations inédites sur les personnages, Anna et Hans Schwartz, pour parler inopinément, au premier mot du dernier alinéa, du « roman », de sorte qu'il se révèle en être l'« auteur », c'est le « romancier ». — Mais je crois que c'est là une faute de rédaction de l'auteur véritable, Yves Gosselin, puisqu'un « auteur » ne peut parler de ses personnages comme s'il s'agissait d'individus réels, tandis que le « romancier » ne peut faire le contraire, c'est-à-dire traiter son roman de roman ! sauf bien entendu à jouer de la mise en abîme, ce qui est impossible dans ce roman-là. Il suit que Catherine Mavrikakis n'a pas lu correctement l'affaire, puisqu'elle nous présente la chose comme un avant-propos d'Yves Gosselin en personne (« L'écrivain a pris soin dans son avant-propos de bien expliquer... »; « Ce roman, insiste Yves Gosselin », p. 15a). Or, Yves Gosselin ne peut pas être ce personnage, même si l'auteur de ces lignes anonymes, qui nous présente un « document », finit par le qualifier de « roman ». C'est une faute de lecture de voir dans cet avant-propos romanesque, un avant-propos du roman. Quand on rédige un avant-propos, une préface ou une note liminaire à l'oeuvre, on s'identifie comme son auteur, on la « signe », et généralement on la date. Il y a là deux genres différents qu'Yves Gosselin et, après lui, Catherine Mavrikakis ont confondus, prenant le premier pour le second ou ne sachant pas les distinguer : les avant-propos de Breton à Nadja ou de Robbe-Grillet au Régicide (signés et datés), n'ont bien entendu aucune commune mesure avec les avant-propos romanesques des Liaisons dangereuses ou de Manon Lescaut, comme c'est le cas ici du Jardin du commandant. Pas besoin d'avoir fait de longues études littéraires pour comprendre cela, qui tombe sous le sens.

      D'ailleurs, qui donc signerait autant d'insultes gratuites au peuple allemand que Catherine Mavrikakis a pourtant le front de reprendre à son compte ? « Ce sont donc tous les Allemands et tous les Européens, écrit-elle, qui sont potentiellement (?) représentés dans le personnage cliché d'Anna Schwartz, mais c'est aussi tout complice virtuel d'un silence, de la dénégation, pointé du doigt à travers le texte... » [et patati et patata] (p. 15a). On n'a pas le droit d'accuser ainsi péremptoirement les Allemands, les Européens de « silence virtuel » (sic), d'avoir été des « complices ». Il me semble qu'il y a des limites à la sotte généralisation.

      Aussi bien le demander tout de suite, puisqu'on y est déjà : est-ce qu'Yves Gosselin et Catherine Mavrikakis pourraient nous présenter ne serait-ce qu'une seule Allemande, épouse d'un S.S. d'Auschwitz, comparable à Anna Schwartz ? Bien sûr que non. Pourtant, les S. S. d'Auschwitz avaient bien des épouses, mais il faudrait être imbécile et irresponsable pour les imaginer en stupide tête de linotte, en déclarant par-dessus le marché qu'il s'est trouvé « à l'époque des millions d'Allemands comme Frau Schwartz pour faire comme si tout cela [la Shoah] n'était pas et ne pouvait exister » (le Jardin, p. 18, cité p. 14c-15a). Voilà pour la thèse du « roman à thèse » !

      Mais le plus grave, c'est la prise d'otages du « lecteur ». Il me semble qu'il y a quelque chose de retors à faire croire que « le lecteur » peut endosser les impressions, les idées, les jugements, les sentiments de la lectrice Catherine Mavrikakis, qui devrait au moins se contenter de parler pour elle-même et à la première personne, surtout dans le cas extrême de « critique littéraire » où l'on tient un discours romantique sur soi-même.

    Voici donc les diverses occurrences où les (supposés) lecteurs du roman sont mis en scène par Catherine Mavrikakis. Je commente, ici et là, entre crochets quelques-uns de ces extraits. Le reste est de l'ordre de la citation littérale.

(1) Sous la banalité pas du tout innocente d'un titre bucolique [l'adjectif est pris du roman, p. 19], se terre le dispositif d'un silence qu'on ne peut, complètement et malgré tout, tenir coi, qui vient décider de ces pages habitées par un malaise parfois insoutenable, celui du lecteur (p. 14a).

(2) Si Anna Schwartz, [et patati, et patata], on comprendra l'épouvante qui peut nous saisir à la lecture de cette narration dont nous connaissons d'avance le dénouement et le secret atroces (p. 14a).

(3) Si Anna Schwartz [et patati et patata], le lecteur ne peut que lire, derrière toutes les petites banalités de la vie de cette femme, l'immensité de l'horreur nazie et le refus de conférer à celle-ci une place dans le discours quotidien (p. 14a).

(4) Le déni [sic] intolérable [sic] d'Anna Schwartz de voir, d'entendre ce qui se passait à côté de chez elle [où donc Catherine Mavrikakis voit-elle que la pauvre tête de linotte a jamais refusé de voir, d'entendre quoi que ce soit ? Catherine Mavrikakis a beaucoup d'imagination; je ne pense pas qu'elle ait jamais lu le même roman que moi] ce que son mari lui cachait [la nonoune, car il s'agit d'une tête de linotte], constitue l'intérêt [un déni qui n'existe pas, une tête de linotte, voilà qui constitue de l'intérêt, l'intérêt] de ce texte de Gosselin qui force le lecteur à toujours réécrire le roman, à créer un palimpseste et à interpréter les mots de Schwartz afin d'y rétablir la vérité, l'effroi et la haine larvée (p. 14a). — [Franchement ce doit être un très gros travail que d'être forcé de réécrire tout un roman, créer un palimpseste et interpréter les nonouneries d'Anna Schwartz ! Catherine Mavrikakis exagère, je crois : personne ne peut se lancer dans un tel travail palimpsestique, surtout pas pour rétablir rien de moins que « la vérité, l'effroi et la haine larvée ». Je doute même que Catherine Mavrikakis se soit elle-même livrée à ce fameux palimpseste. Elle en a fait un petit texte pour Spirale, ce qui n'est pas rien, il faut bien l'avouer].

(5) Le lecteur est totalement atteint par ce roman où il doit faire sans cesse un travail de relecture, où il ne peut jamais être en paix avec la parole de la narratrice et où il se fait violence pour ne pas se laisser aller à la vie tranquille d'Auschwitz, pour ne pas se laisser berner par l'apparence catastrophique d'un « je ne sais rien et cela ne me regarde pas » (p. 14b).

(6) L'effet de ce roman sur celui qui en accepte la folie est très fort. Le dispositif narratif permet de saisir comment il était à la fois possible et impossible de vivre sous le régime nazi dans la proximité avec l'Holocauste sans se rendre compte du pire, sans savoir quoi que ce soit. C'est cette possibilité impossible, cette possible impossibilité à laquelle le lecteur doit faire face dans le jeu pervers que le roman mène admirablement et sans relâche. Le lecteur a envie de crier sans cesse la vérité pour se la rappeler à lui-même ou pour tenter de sortir de l'effrayante banalité des scènes rapportées par Anna Schwartz dans son autoportrait de femme normale menant une vie tout à fait ordinaire. Ce livre veut prouver quelque chose en faisant du lecteur l'otage d'une certaine démonstration (p. 14c).

(7) Ce sont donc tous les Allemands et tous les Européens qui sont potentiellement représentés dans le personnage cliché d'Anna Schwartz, mais c'est aussi tout complice virtuel d'un silence, de la dénégation, qui est pointé du doigt à travers le texte, puisqu'il est possible pour le lecteur tout au long de l'histoire de faire comme si rien n'avait tout à fait lieu à Auschwitz (p. 15a).

(8) Jusqu'où peut-on croire la narratrice, la suivre dans la mauvaise foi de ses propos ? C'est la question qui ne cesse de se poser à l'« insu » du personnage et qui terrifie le lecteur (p. 15a).

(9) De même, l'épilogue qui ferme le livre et qui comporte une lettre du commandant lui-même à sa femme Anna, très, très longtemps après la guerre, rétablit d'une certaine façon la vérité d'Auschwitz et constitue pour ainsi dire un aveu de l'Haupsturmführer, Hans Schwartz, à son épouse et au lecteur (p. 15a). — [Là, d'accord, il s'agit d'une simple bourde : je ne pense pas que Hans Schwartz s'adresse au « lecteur » du roman].

(10) Le lecteur restera seul avec son savoir sur la vérité d'Auschwitz. Il fermera le livre sur un aveu qui ne peut avoir lieu (p. 15b).

(11) Le Jardin du Commandant est truffé de rêves faits par Anna à Auschwitz, de rêves qu'elle ne comprend pas, qui la troublent et que le lecteur peut lire comme espace de vérité, de dévoilement crypté pour le personnage (p. 15c). — [Excusez-moi de cette remarque, mais lorsqu'on en est rendu à dire que « le lecteur peut lire », je commence à trouver cela vraiment bizarre. C'est vrai que depuis le début, le lecteur en question devait « lire » beaucoup de chose que je n'ai, moi, jamais lu dans ce roman. Enfin, voilà quelque chose que le « lecteur peut lire », mais je m'inquiète, s'agissant de lire « comme espace de vérité, de dévoilement crypté pour le personnage » je ne sais plus trop quoi. Ah oui, des rêves].

— [Il ne sera pas inutile d'ajouter (puisque le lecteur, apparemment, « peut les lire ») qu'il n'y a aucun récit de rêve dans ce roman. Le mot n'y vient même pas une seule fois, ni l'idée non plus (à peine arrive-t-il à Hans de parler en dormant : le comptable compte, ce qui est vraiment très subtil ! comme toujours dans ce roman). Les rêves d'Anna sont donc une pure invention de Catherine Mavrikakis. Pourquoi ? Pour plaquer dans son texte ses belles réflexions sur le livre de Charlotte Beradt ? Je ne vois pas d'autre explication à l'invention. Ah ! ces critiques littéraires : voyez le beau titre spiralien de son compte rendu].

(12) C'est cette mise en scène de l'inconscient d'Anna Schwartz comme scène encore intime, personnelle à l'heure d'Auschwitz, l'heure sans sommeil, sans individualité et sans rêve, qui donne au lecteur la pleine mesure des atrocités qu'a commises cette femme innocente (p. 15c).

— [Jamais de récit de rêve dans ce roman, je le répète; même le mot ne s'y trouve pas].

(13) De cela, des rêves d'une Anna à Auschwitz, le lecteur du Jardin du commandant ne se remettra pas (p. 15c, [derniers mots de l'article]).

— [Jamais...].

      Bien sûr tout cela est invraisemblable, complètement faux et souvent, disons-le, un peu stupide. Prenons au hasard l'extrait du milieu, le septième : « il est possible pour le lecteur tout au long de l'histoire de faire comme si rien n'avait tout à fait lieu à Auschwitz » ! Vraiment ? Un parfait abruti, oui : il suffit, en effet, de remplacer toutes les occurrences du « lecteur » que je souligne dans ces extraits par le bon mot, « abruti » (« l'abruti qui lit et continue de lire jusqu'à la fin ce roman d'abrutis »), qui convient partout, pour en faire la preuve. En tout cas, il faut au moins mettre tout cela au singulier et au féminin, soit « la lectrice », pour comprendre le sens exact de ces affirmations surprenantes. Il s'agit là d'un tout simple désengagement personnel, si je puis dire. Catherine Mavrikakis, dans sa « critique littéraire » ne mène aucune analyse, ne propose aucune description rigoureuse du roman : elle parle d'elle, tout bonnement, en lectrice du Jardin du commandant, mais ce qu'elle en dit, elle l'exprime de la part de son « lecteur ». Réécrit correctement, cela donne les affirmations suivantes, toutes simples et concordantes, consternantes. Relisons-les, et cette fois sans aucun commentaires.

(1) Sous la banalité pas du tout innocente d'un titre bucolique, se terre le dispositif d'un silence que je ne peux, complètement et malgré tout, tenir coi, qui vient décider de ces pages habitées par un malaise parfois insoutenable, le mien.

(2) Si Anna Schwartz, [et patati, et patata], on comprendra l'épouvante qui a pu me saisir à la lecture de cette narration dont je connaissais d'avance le dénouement et le secret atroces.

(3) Si Anna Schwartz [et patati et patata], je n'ai pu que lire, derrière toutes les petites banalités de la vie de cette femme, l'immensité de l'horreur nazie et le refus de conférer à celle-ci une place dans le discours quotidien.

(4) Le déni intolérable d'Anna Schwartz de voir, d'entendre ce qui se passait à côté de chez elle, ce que son mari lui cachait, constitue l'intérêt de ce texte de Gosselin qui m'a forcée à toujours réécrire le roman, à créer un palimpseste et à interpréter les mots de Schwartz afin d'y rétablir la vérité, l'effroi et la haine larvée.

(6) L'effet de ce roman sur moi, qui en ai accepté la folie, a été très fort. Le dispositif narratif m'a permis de saisir comment il était à la fois possible et impossible de vivre sous le régime nazi dans la proximité avec l'Holocauste sans se rendre compte du pire, sans savoir quoi que ce soit. C'est cette possibilité impossible, cette possible impossibilité à laquelle j'ai dû faire face dans le jeu pervers que le roman mène admirablement et sans relâche. J'avais envie de crier sans cesse la vérité pour me la rappeler à moi-même ou pour tenter de sortir de l'effrayante banalité des scènes rapportées par Anna Schwartz dans son autoportrait de femme normale menant une vie tout à fait ordinaire. Ce livre veut prouver quelque chose en faisant de moi l'otage d'une certaine démonstration.

(7) Ce sont donc tous les Allemands et tous les Européens qui sont potentiellement représentés dans le personnage cliché d'Anna Schwartz, mais c'est aussi tout complice virtuel d'un silence, de la dénégation, qui est pointé du doigt à travers le texte, puisqu'il était possible pour moi tout au long de l'histoire de faire comme si rien n'avait tout à fait lieu à Auschwitz.

(8) Jusqu'où peut-on croire la narratrice, la suivre dans la mauvaise foi de ses propos ? C'est la question je n'ai cessé de me poser à l'« insu » du personnage et qui m'a terrifiée.

(9) De même, l'épilogue qui ferme le livre et qui comporte une lettre du commandant lui-même à sa femme Anna, très, très longtemps après la guerre, rétablit d'une certaine façon la vérité d'Auschwitz et a constitué pour ainsi dire un aveu de l'Haupsturmführer, Hans Schwartz, à son épouse et à moi-même.

(10) Je suis restée seule avec mon savoir sur la vérité d'Auschwitz. Il [Hans Schwartz] fermera le livre sur un aveu qui ne peut avoir lieu.

(11) Le Jardin du Commandant est truffé de rêves faits par Anna à Auschwitz, de rêves qu'elle ne comprend pas, qui la troublent et que j'ai pu lire comme espace de vérité, de dévoilement crypté pour le personnage.

(12) C'est cette mise en scène de l'inconscient d'Anna Schwartz comme scène encore intime, personnelle à l'heure d'Auschwitz, l'heure sans sommeil, sans individualité et sans rêve, qui m'a donné la pleine mesure des atrocités qu'a commises cette femme innocente.

(13) De cela, des rêves d'une Anna à Auschwitz, lectrice du Jardin du commandant je ne m'en remettrai pas.

      Transcrit à la véritable personne de celle qui s'exprime, sans plus aucune prise d'otages, on voit bien que tout cela est terrible. Si la plupart de ces affirmations sont tout bonnement sottes, quelques-unes sont épouvantables. Bien entendu, à la troisième personne, dans un compte rendu, c'est l'inconscient qui s'exprime sans aucun surmoi, aucune retenu, et pour bien dire très consciemment, même si c'est impersonnel. C'est se permettre de dire le fond de sa pensée : quelle formidable expérience cela a été pour moi, Catherine Anna Schwartz Mavrikakis, que de lire les âneries d'une ménagère d'Auschwitz, cela m'a permis de me remémorer page après page toutes nos ignorances sur la plus grande tragédie humaine des temps modernes. Comme c'était beau de lire du silence qui parlait si fort. N'en rajoutons pas. Si ce ne sont pas là de sottes affirmations, alors on doit pouvoir expliquer le sens de cette « prise de parole silencieuse » (p. 15a).

      Tel n'est pas le cas du pauvre personnage d'Anna Schwartz que Catherine Mavrikakis accable des bonnes intentions de l'auteur du roman ou, plutôt, des fautes de lecture et absurdités proférées par le narrateur de l'avant-propos, chapitre préliminaire du roman (narrateur qui n'a manifestement pas compris le roman qu'il présente, voire qu'il pourrait avoir écrit !). Pour la critique littéraire de Spirale, on serait ici devant un « étrange et terrible roman » (p. 14a), un roman à l'effet « très fort » (p. 14b), un « jeu pervers que le roman mène admirablement » (p. 14c), roman d'une « effrayante force » (p. 15a) : et tout cela pour illustrer la prétendue thèse qu'« Yves Gosselin » aurait exposé dans son « avant-propos » (p. 15a). Catherine Mavrikakis fabule ? Pas du tout. Elle réécrit et développe la quatrième de couverture du roman : « Avec le Jardin du commandant, roman d'une rare puissance aux résonnances universelles, Yves Gosselin signe une oeuvre qui n'a pas fini de retentir dans l'esprit de Catherine Mavrikakis ». Littéral.

      Tout le monde, je parle de ceux qui ont quelque connaissance de la littérature française, ici de Racine, connaît le subconscient de Phèdre et l'inconscient d'Hermione. Anna Schwartz, dans le Jardin du commandant, ne présente aucun subconscient ni inconscient. Il faut une Catherine Mavrikakis pour croire sur parole celui qui écrit dans l'avant-propos : « il est douteux qu'elle [Anna Schwartz] n'ait rien su de l'activité réelle d'Auschwitz » (p. 15). Mais d'où peut bien sortir une telle affirmation, alors qu'à l'évidence la tête de linotte n'en a manifestement rien su ni soupçonné ?. Et Catherine Mavrikakis en rajoute en parlant du « silence », du « déni », de la « mauvaise foi », etc., d'Anna Schwartz. Ce n'est pas vrai. La critique connaît les bonnes intentions de l'auteur, rien de plus. — Mais je crois nécessaire de citer le compte rendu au texte : le lecteur doit comprendre le « refus de conférer à celle-ci [l'« horreur nazie »] une place dans le discours quotidien » (p. 14a). Il s'agit du discours d'Anna Schwartz, évidemment, et non du roman ! alors que c'est ce que Catherine Mavrikakis dit, le contraire, comme si c'était la même chose. « Le déni intolérable d'Anna Schwartz de voir, [et patati et patata] » (p. 14a). La narratrice est une tête de linotte créée par un romancier moins intelligent qu'elle, ce n'est pas de sa faute, me semble-t-il. Dès lors, la tête de linotte ne voit rien. Alors quel « déni » notre critique littéraire peut-elle voir là ? Il n'y a aucun déni de la part d'Anna Schwartz, ce n'est pas vrai. « Tous les mots de cette femmes deviennent suspects... » (p. 14b). Mais non, ce n'est pas vrai. Du début à la fin de son journal, si l'on pouvait parler de « journal », elle ne dit que ce qu'elle dit, rien du tout. Mais peut-être notre « lectrice » veut-elle dire qu'elle trouve suspect ce qu'un auteur fait dire à son personnage ? Alors là, on est tout à fait d'accord, mais il faudrait écrire : « tous les mots que l'auteur met dans la bouche de cette pauvre femme deviennent suspects » (p. xyz !). Parfait. C'est ce que je pense aussi. Alors, excusez-moi, mais puis-je vous laisser entre abrutis ? Il paraît que le « lecteur » pourrait « se laisser berner par l'apparence catastrophique (l'italique suit, je ne l'invente pas) d'un je ne sais rien et cela ne me regarde pas » (p. 14b), etc. Je devrais arrêter ce massacre ? Dommage. On trouve dans ce compte rendu des affirmations à propos de certain « complice virtuel d'un silence, de dénégation » (p. 15a), de la « mauvaise foi » de la narratrice (p. 15a), de la « parole silencieuse du personnage d'Anna » (p. 15a), l'accusation de « silence et déni » des (sic) personnages du roman, etc., jusqu'au sommet de l'absurdité, les « atrocités qu'a commises cette femme innocente » (p. 15c).

      Je dirais plutôt que c'est Catherine Mavrikakis qui se livre à des atrocités sur une pauvre femme imaginée par un sous-doué. On remarquera, en effet, que la critique cite longuement l'avant-propos (deux citations, au moins dix lignes, p. 14c et 15a), puis s'occupe beaucoup de la lettre finale, à l'épilogue. Mais elle ne parle à peu près pas de ce qui se trouve entre les deux, c'est-à-dire du roman. Elle n'a pas remarqué qu'il en est à peu près de même des enfants. À la première page du journal, on apprend qu'Anna a deux fils (p. 24-25) et, à la fin du roman, qu'Anna n'a pas divorcé à cause de ses enfants (p. 248). Entre-temps, c'est-à-dire durant huit mois, ils n'ont fait, dans son journal, qu'une brève apparition dans un dialogue des plus loufoques avec le père (p. 80). Ah oui, une fois aussi la bonne les lave (p. 206). Mais alors, est-ce que le romancier (là, on parle pour une fois d'Yves Gosselin) et la critique (Catherine Mavrikakis, bien entendu) n'ont pas remarqué qu'il y a quelque chose de bizarre à donner deux enfants à la pauvre Anna sans avoir le talent d'en faire ou d'en comprendre une mère ? Je trouve curieux qu'un « auteur » et une « critique » écrivent et réécrivent un roman, tout un roman, sans s'occuper d'un petit détail comme celui-là. Qu'on soit insensible au sort de Joachim et d'Helmut Schwartz explique évidemment qu'on le soit, et je parle de l'auteur et de la critique, au sort des juifs exterminés à Oswiecim, bien entendu. En fait, Yves Gosselin et Catherine Mavrikakis sont tous deux des Anna Schwartz, leur invraisemblable et, pour cela, abominable créature.

      La critique a le malheur de nous expliquer que les bonnes intentions de l'auteur ne font aucun doute en évoquant son deuxième roman, où « Abel Morandon » (où a-t-elle lu ce nom dans le roman ? l'a-t-elle lu ? — le narrateur du roman est anonyme) tiendrait un discours que « certains » ont très mal jugé, considérant le roman « antisémite », comme uchronie « vulgaire ». Disons d'abord qu'elle n'a pas mieux lu la critique que le roman, car à ma connaissance personne n'a jamais reproché à Yves Gosselin de « représenter ou reproduire l'antisémitisme » (p. 15a), bien entendu — ce que j'ai dénoncé, et que je dénonce toujours, c'est la caricature insane qui n'a aucun rapport avec les divers discours antisémites. Ce n'est pas simple, clair, évident ? Alors pourquoi faire dire à « certains » (p. 15a) des sottises au sujet des turpitudes d'Yves Gosselin ? « Le dispositif de l'avant-propos du Jardin du commandant ne permet aucune ambiguïté sur la distanciation que l'auteur peut prendre avec la narratrice qui raconte son Auschwitz dans le jardin » (p. 15a). Catherine Mavrikakis avait besoin de l'avant-propos romanesque pour comprendre la distanciation ? Un peu plus et « monsieur Brecht » serait sur la scène.

      Est-ce que Spirale ne pourrait pas trouver des « critiques littéraires » capables de s'intéresser à des oeuvres québécoises dignes du maître de la dramaturgie allemande ? Car s'il y a des oeuvres où on ne trouve absolument aucune distanciation, ce sont bien les romans d'Yves Gosselin, notamment son fameux Jardin du commandant, qu'a beaucoup apprécié Catherine Mavrikakis, un roman dont elle ne se remettra jamais, a-t-elle dit, et qui n'a pas fini de retentir dans son esprit, a-t-elle repris, littéralement.

      Reste pour finir l'expression niaise de la niaiserie. Dans le chapitre liminaire, l'avant-propos romanesque de la tartine, cela donne des « formules » d'une extraordinaire vacuité, s'il ne s'agissait d'insultes à l'égard des Allemands, du « peuple allemand » : « je sais que tu sais que je ne sais pas que tu sais », « je sais que tu ne sais pas que je sais que je ne sais pas » (p. 18). Catherine Mavrikakis : « comment il était possible et impossible » (p. 14b-c) de vivre sans rien savoir à proximité d'Auschwitz, « c'est cette possibilité impossible, cette possible impossibilité » (p. 14c), et voilà notre Hans qui « avoue pour ne pas avouer », faisant de « faux aveux » pour un « aveu qui ne peut avoir lieu » (p. 15b). Et c'est la première phrase du compte rendu qui est la plus belle, sortie d'on ne sait où, disant on ne sait quoi : « Tu ne me diras point et surtout, je ne te dirai rien. Nous resterons complices de ce silence qui parlera sans cesse à travers nous, sans jamais dire, nous dire » (p. 14a). Rien de plus beau pour introduire un compte rendu d'abrutis sur un roman d'abrutis.

      Et, bien entendu, même si c'est un tour de force vraiment extraordinaire, on ne trouve pas l'ombre d'une critique dans cette prétendue « critique littéraire » — que des éloges dignes de la quatrième de couverture.

      Lorsque j'écrivais en tête de mon compte rendu critique du roman qu'on ne trouverait que des niais, des inintelligents et des incultes pour « apprécier » les soi-disant subtilités de ce roman inepte, je ne pensais jamais en lire un jour aucune illustration.

[9] Dany Laferrière, « La haine à l'état pur », dans sa chronique intitulée « Méditation sur le temps, la haine et le baiser », la Presse, 28 septembre 2003, cahier « Arts et spectacles », p. E1 et E7, p. E7, première de deux colonnes sur cinq.

La plogue d'un cabotin

      Ceux qui ne connaisse pas le français parlé au Québec n'auront pas beaucoup de fun à lire mon titre. Dans ma jeunesse, la plogue (anglais plug) était encore une prise de courant. Aujourd'hui, le mot désigne exclusivement la promotion gratuite, qu'elle soit personnelle, amicale ou commerciale, quelle que soit la forme sous laquelle elle se fait. La plus courante est bien entendu celle des entrevues à la presse, à la radio ou à la télévision qui n'ont justement pas d'autres fonctions que d'annoncer un spectacle ou une publication de l'invité. Les chroniqueurs qui tiennent tribunes tentent de l'éviter, surtout si leurs propres intérêts sont en jeu ou encore, s'il le font (pour leurs amis), ils le feront de la manière la plus discrète ou la plus ostentatoire possible, c'est la règle de la plogue. Dans le monde merveilleux de la critique littéraire, rien n'est plus courant que de voir publier des comptes rendus élogieux des ouvrages de ses amis et, dans ce cas particulier, la plogue est invisible, bien entendu, puisque seuls les initiés peuvent savoir que le rédacteur est l'ami personnel de l'auteur dont il fait une « critique littéraire », ceux qui la publient ne le sachant généralement pas eux-mêmes.

      Tel n'est évidemment pas le cas de Dany Laferrière dans sa chronique où il plogue avec discrétion un livre publié par son propre éditeur, Jacques Lanctôt, Lanctôt Éditeur. Personne, bien entendu, et surtout pas moi, n'y trouverait à redire, s'il ne s'agissait du Discours de réception d'Yves Gosselin. Or, justement, la plogue en question aura un effet foudroyant et dévastateur, aussi discret que la bombe à neutrons, puisque c'est à elle qu'on devra toute l'affaire Gosselin. Je ne veux pas dire, évidemment, qu'il suffit que Dany Laferrière plogue un livre de son éditeur pour qu'il en devienne un succès de librairie. C'est de l'affaire Gosselin qu'il s'agit. Alors cette plogue-là mérite d'être étudiée de près.

      C'est la plogue d'un cabotin. S'appliquant à Dany Laferrière, ce ne peut être une injure ou une insulte, évidemment, puisque l'auteur, tout comme le chroniqueur, est un cabotin de génie, mais ce sera tout de même une sévère critique. Le mot, on le sait, a deux sens. Son sens premier est péjoratif et désigne tout simplement un mauvais acteur qui « joue » et ne sait pas « jouer ». Son sens second, en revanche, est beaucoup plus vaste et signifie l'inverse du sens premier, désignant celui qui manifestement s'amuse à « jouer » (manifestement, car tout le monde doit le comprendre) et qui peut parfois le faire de manière absolument remarquable et même géniale. Dans le cas de Dany Laferrière, il s'agit de la première (chronologiquement, si je puis dire) de ses deux plus grandes qualités, dans son oeuvre, dans ses chroniques et, ici-même, dans cette chronique et la plogue qui nous occupent. Cet auteur est un cabotin du discours public, général, et un poète du discours personnel, familier, particulier. On trouve chez lui le court-circuit des plus banales généralités (généralement des « idées »), présentées de manière originale et paradoxale, et des plus petits détails (des faits, généralement des « sentiments » ou des « impressions ») de nos vies, souvent la sienne, offerts comme la chose la plus naturelle du monde, appartenant à tous.

      Le cabotinage est fulgurant dans son premier roman, à commencer par son titre évidemment, Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, dont j'ai toujours gardé vivant le souvenir de ma première lecture, à sa parution. Enfin, on pouvait lire au Québec un Bukowski, presque aussi bon et en tout cas digne de l'original. Un Haïtien, en plus, un Montréalais d'origine haïtienne, qui nous présentait, forcément, avec sa ville d'adoption, un roman autobiographique  (ce qu'on désigne depuis d'un inutile barbarisme du plus haut comique : une « autofiction »). Ce fut un succès de librairie bien mérité. Je n'ai jamais étudié les romans de Dany Laferrière, alors même que je donnais à l'époque un cours sur les formes narratives et stylistiques du roman québécois et on va tout de suite comprendre pourquoi : j'ai arrêté ma lecture de son deuxième roman, Eroshima, avant d'en atteindre le tiers. Je viens de le reprendre, après avoir relu le premier, et je sais que j'avais parfaitement raison. D'abord parce que c'est une reprise de ce qui devient la « formule » du premier roman (avec en plus de longs collages pour étirer la sauce); ensuite, parce que s'y mêle gratuitement la bombe (je vais y revenir) avec laquelle les États-Unis ont détruit sans aucune raison ni justification Hiroshima, puis Nagasaki, pour le simple plaisir cette fois de voir fonctionner l'engin; enfin, parce que le narrateur du roman réussit à nous convaincre sans peine lorsqu'il dit qu'il écrit rapidement une petite bluette pour s'amuser et nous amuser. Le cabotinage n'est pas toujours génial, même si le passage érotique (singulier, je veux dire unique) valait le détour.

      Je n'ai plus acheté aucun livre de l'auteur. J'ai feuilleté ses livres suivants en librairie (en librairie, pas en bibliothèque, je les ai feuilletés, jamais lus), assez souvent pour comprendre que la seconde qualité de l'écrivain prenait le dessus. J'ai vu, par exemple, qu'on lui a appris, à un certain moment, à cesser de bloquer la clé de la mise en majuscule de sa Remington, et, en plus, qu'il fallait tout de même qu'il soit sérieusement un grand écrivain. Il a fait aussi bien l'un que l'autre. S'il fallait catégoriser, je proposerais de considérer qu'on a des chefs-d'oeuvre d'Anne Hébert, de grands romans de Réjean Ducharme et de bons romans de Dany Laferrière. Il y a certes plus de bons romans que de chefs-d'oeuvre, mais on fera attention qu'au moins quatre-vingt dix pour cent des romans n'ont absolument aucune valeur littéraire. Car c'est à cela finalement qu'il s'est mis et qu'il a parfaitement bien réussi, la littérature, je n'ai même pas besoin de le lire pour le savoir. Sauf que ce n'est pas ce genre littéraire qui m'intéresse. Je suis plutôt un lecteur de Nicole Brossard. Chose certaine, avec Dany Laferrière, on est bien loin du roman expérimental et même du bon vieux Bukowski, de Kérouac et surtout de mon préféré, dans le genre cabotin de génie, William Burroughs.

      Cabotin de génie : vous voyez que je n'ai pas perdu le fil. On retrouve toujours le court-circuit des deux grandes qualités de Dany Laferrière dans ses chroniques. Vous avez remarquez, j'espère, car c'est là une idée géniale, que sa chronique dans la Presse n'est pas publiée dans le cahier des livres, des lettres ou de la littérature, mais dans celui des arts et du spectacle ? Je suppose que c'est Dany Laferrière lui-même qui l'a proposé et c'est tout à fait significatif de son art littéraire. Vous avez compris aussi qu'on n'a pas les deux grandes qualités de cet auteur sans être très intelligent (avec dans son cas, ce qui ne nuit pas, une très vaste et vivante culture littéraire). La preuve et l'illustration de cet art du chroniqueur se trouve, magistrale, dans sa première chronique d'Haïti-Observateur (« Ma première chronique », 20-27 avril 1984, les Années 80 dans ma vieille Ford, Montréal, Mémoire d'encrier, 2005, p. 32-34). Le paradoxe amusant : le moralisateur qui moralise longuement sur le fait qu'il ne fera pas une chronique sur l'américanité des Haïtiens de moins en moins européens, mais qui ne le savent pas encore; la poésie du hamburger : le portrait d'une vieille sympathique râleuse new-yorkaise (elle a existé dans sa vraie vie quotidienne), qui ne parle même pas anglais, mais qui réussira à se faire servir son hamburger sans viande, ce qui représente la subversion du capitalisme.

      La chronique du 28 septembre 2003 comprend quatre parties ou trois sujets annoncés par son titre, d'abord une réflexion sur deux pièces de théâtre alors présentées à Montréal, ensuite la plogue du livre d'Yves Gosselin et enfin une contre-plongée poétique sur le baiser de Madona et Britnew Spears, le tout suivi d'un fion sur la critique du journalisme (non annoncé par le titre) inspiré par le Bernard Landry de Jean-Claude Labrecque, qui oppose la vision (muette) des cameramen aux images (bavardes) des journalistes. La deuxième moitié de l'article est construite sur la poésie personnelle, le premier baiser public non pas surpris, mais bien « contemplé » par le jeune homme de 23 ans qui arrivait à l'aéroport de Montréal, puis son travail au téléjournal de Quatre-Saisons. Ces deux sections sont de toute beauté, particulièrement cette image du baiser éternel photographié et reproduit pour toujours immobile dans la presse. Mais la première section est tout aussi extraordinaire, qui s'amuse (et c'est un plaisir évident) à ridiculiser les portraits et les histoires d'Hamlet et d'OEdipe, en opposant de la manière la plus comique le vieux Sophocle au jeune Shakespeare (avec, en tout et pour tout, une seule idée critique, celle de reprocher à la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser d'avoir voulu moderniser « coûte que coûte » Hamlet au TNM, ce qui ne s'appuie sur aucun élément de démonstration — et on n'en demandera pas au chroniqueur qui vient de cabotiner si magistralement, le verbe s'appliquant bien ici, puisqu'on est au théâtre).

      Et c'est au centre de cette merveilleuse chronique qu'on lit notre plogue du livre d'Yves Gosselin publié par Lanctôt Éditeur (comme l'écrit Dany Laferrière dès la première ligne), une très belle page, digne du talent du chroniqueur et, surtout, tout à fait caractéristique de ses deux extraordinaires qualités. Il s'agit bien sûr d'une « critique littéraire », de sorte que c'est de lui que nous parle Dany Laferrière, dont l'objectif n'est évidemment pas de nous décrire le roman pour l'évaluer à sa juste mesure. On ne lui reprochera donc pas de désigner le narrateur anonyme sous le nom d'Abel Morandon qu'il n'a pas lu dans le roman, mais en quatrième de couverture ! J'aimerais reproduire ici cette partie centrale de sa chronique, mais elle compte 660 mots, ce qui est beaucoup trop pour être considérée comme une citation, d'autant qu'il ne s'agit pas d'une publication journalistique, mais bien d'une chronique et, qui plus est, d'un écrivain qui vit de sa plume. On la trouvera donc en bibliothèque où se consultent les fichiers internets de la Presse. Car j'espère bien que si l'auteur publie un jour un choix de ses chroniques dans ce journal, il aura le génie de choisir celle-là, mais d'y soustraire la plogue.

      Comme cela est attendu d'un compte rendu, la part de résumé et de mise en situation est importante. Apparemment très juste, si l'on ne fait pas attention à ce qui revient en propre au chroniqueur qui, en mettant de l'ordre dans l'histoire, la réécrit considérablement, lui donnant en plus un style, une thématique et une envergure sans aucune commune mesure avec la tartine d'Yves Gosselin, jusqu'à nous dire, ce qui n'est qu'à moitié vrai, que le roman est rédigé dans un « style très fluide et ne fait pas du tout universitaire. Plutôt un pamphlet dans la bonne tradition française ». En revanche, la mise en ordre des écrivains cités au fil des pages est manifestement une réorganisation du chroniqueur, puisque le narrateur du romancier jetait les noms au hasard, dans le plus parfait désordre, sans analyse aucune. Tout au long du roman, en effet, on lit toujours pour rien des dizaines de noms de romanciers français bêtement classés en bons, les collaborateurs, et méchants, les résistants. Jamais un mot n'est dit d'eux ou de leurs oeuvres qui pourrait même de très loin relever de l'analyse critique. On va lire plus bas le bout de phrase où Dany Laferrière présuppose une « certaine connaissance » du milieu littéraire pour ceux qui voudraient apprécier le roman. Mais alors, comment en a-t-il retenu le nom de Paul Morand qui, sauf erreur, n'est nommé qu'une seule et unique fois dans le roman, au détour d'une digression ? (« Paul Morand, ici présent », p. 54). Il faut une « certaine connaissance » pour apprécier les mots « Paul Morand » ? Non, bien entendu. Mais Dany Laferrière, lui, a une connaissance certaine de Paul Morand et il ne lance pas son nom au hasard dans sa chronique, comme Yves Gosselin dans le roman !

      Certes, le chroniqueur n'est pas sans critique pour le roman d'Yves Gosselin, alors même que, dans l'art parfaitement maîtrisé de la plogue, elle sera invisible à qui ne lira pas de près, de sorte que, dans le cas qui nous occupe, ni l'auteur ni son éditeur n'en seront conscients. Le Discours de réception, c'est, en particulier, une tartine de 162 pages dans le style le plus platement académique qui soit, pour faire de Céline un invraisemblable académicien. On finit, d'ailleurs, par ne même plus savoir si c'est le narrateur qui parle ou le romancier qui écrit en « plongeant » dans le « le marécage putride du discours antisémite » (à remarquer ici l'ambiguïté qui permet déjà à l'auteur de se dédouaner, puisque le sens second passe évidemment du discours romanesque à celui du narrateur-romancier, dont on vient de lire qu'ils ne se distinguent plus). En plus, il suffit de lire le développement qu'en fera Louis Hamelin, pour voir combien Dany Laferrière est réservé dans ses éloges, absolument aucune ne portant sur le roman, sauf à parler absurdement d'un « style fluide », alors qu'on le qualifie finement de scolaire.

      Là-dessus, l'auteur de Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer va développer toute une série de réflexions paradoxales simples et éblouissantes. À tel point qu'on aurait aimé qu'il ait été l'auteur du Discours de réception, qui en aurait pris du galon. Dany Laferrière n'avait pas besoin du livre d'Yves Gosselin pour se demander, à propos du roman, qui ne suggère évidemment rien de tel, si nos perceptions des écrivains n'étaient pas largement bloquées par leurs positions politiques (l'auteur fait ici un clin d'oeil à l'histoire littéraire haïtienne ou sur Haïti — il n'a pas retenu pour rien le romancier et chroniqueur Paul Morand). Il oppose ensuite de la manière la plus comique les personnalités et les styles de Proust et de Céline (« les longues périodes asthmatiques de Proust alternant avec les phrases en hoquet de Céline »), double choix considéré comme une volonté consciente des Français de se donner deux grandes orientations romanesques ! Et pour finir, ce seront deux magistrales fabulations, toujours à propos du roman, où on chercherait en vain la simple suggestions d'idées aussi « géniales », celles du cabotin de génie dont je parle depuis le début. D'abord le fait de voir dans le roman d'Yves Gosselin le récit d'une histoire conduisant à la catastrophe, puisque Céline n'est même plus un écrivain, mais un stupide chantre de l'hygiénisme; puisque tout le discours du narrateur sent l'embourgeoisement des utopies du national-socialisme. Ensuite, encore plus original, mais malheureusement tout à fait inexact, présenter le nazisme comme une « une idéologie de la défaite », ce qui n'a évidemment aucun sens. Désolé, mais malheureusement aucune dictature (idéologique) n'est vouée d'elle-même à la défaite, sinon on n'aurait eu qu'à se croiser les bras pour que les Poutine et Bachar al-Assad s'effondrent. Au mieux, on le sait fort bien, elles pourrissent, avant d'être remplacées par la suivante. Et, par suite, imaginer que la tartine d'Yves Gosselin est remarquable d'intelligence parce qu'elle présente la victoire d'Hitler et que cette victoire mène à la tartine de Gosselin, ce qui constitue cette fois une pitrerie indigne de son auteur : « le roman de Gosselin est, à mon avis, l'une des plus virulentes dénonciations de la politique hitlérienne. Comment cela ? En accordant la victoire à Hitler, il lui enlève l'auréole de la défaite (pour faire un mythe, il faut une réussite éclatante, suivie d'une défaite tout aussi éclatante) ». C'est faux, évidemment, toute originale soit la trouvaille, reposant sur une invention pure et simple d'une définition du « mythe » qui n'a tout bonnement aucun sens, sans compter qu'Hitler n'est vraiment pas un mythe.

      Mais il y a cabotinage beaucoup plus irresponsable. Au « milieu » de sa lecture, Dany Laferrière s'est interrogé pour savoir comment un juif lirait cette ordure s'il était à sa place. Je le dis dans mon vocabulaire pour bien faire voir l'incongruité de la rhétorique d'un amuseur lorsqu'il en oublie le sens le plus élémentaire des proportions. Lui : « Je suis resté souvent perplexe au milieu de ma lecture, me demandant comment un juif prendrait un tel livre. Pour ma part, je trouve l'exercice salutaire »; moi : jamais, au cours de ma lecture, je me suis demandé comment un juif pourrait lire un tel salmigondis de stupidités immondes et dégradantes, énoncées à titre de « discours antisémite »; lui : « exercice salutaire » ! moi : exercice scolaire d'écolier sous-doué qu'on n'a pas su discipliner avant l'âge de raison. Lui : une pitrerie; moi : un profond dégoût. — Or, il ne s'agit pas là d'opinions divergentes. J'ai signalé l'ambiguïté de la formule : « plongeant » dans le « le marécage putride du discours antisémite », précisément parce que le chroniqueur l'applique tout à la fois au discours du narrateur anonyme et au livre ! En effet, il ne s'agit pas de deux affirmations différentes, car c'est précisément parce que la première est fausse que la seconde est vraie. C'est parce que le discours du conférencier anonyme est une niaise caricature du « marécage putride du discours antisémite » que le roman est de lui-même un discours antisémite, et par conséquent un livre antisémite. Dès lors, la question n'est évidemment pas de savoir comment « un juif » prendrait un tel livre, mais la manière désinvolte avec laquelle « Dany Laferrière » le prend lui-même ! Avec un grain de sel ? Pas du tout. Cela lui paraît « salutaire » parce qu'il partage les bonnes intentions de l'auteur et de son éditeur, tout simplement.

      Il faut donc relire Dany Laferrière et ce ne sera pas la dernière fois : « Je suis resté souvent perplexe au milieu de ma lecture, me demandant comment un juif prendrait un tel livre. Pour ma part, je trouve l'exercice salutaire ». Il est resté « perplexe », vraiment ? Mais pourquoi donc ? À cause de qui ? Lui. Il le dit clairement : il ne veut pas qu'on pense qu'il est antisémite. Et il ne fait pas de doute que Dany Laferrière n'est pas antisémite, ce n'est pas évident ? Voilà pour la perplexité. Et il trouve même l'exercice « salutaire ». Mais pourquoi ? Pour qui ? Mais pour les lecteurs de sa plogue, bien entendu : achetez, lisez, cela n'a absolument aucune chance d'être (considéré comme) un trait d'antisémitisme.

      Et ces deux postulats n'ont besoin d'aucune justification. Le cabotinage a justement cette justification de n'en pas avoir et de n'être que ce qu'il est lorsqu'il n'est pas génial, comme c'est le cas dans cette phrase. Or, cette pitrerie-là est bien aussi de l'ordre des écrits de Dany Laferrière. La lecture salutaire d'une ordure vaut bien l'édification thématique d'un roman sur l'anéantissement d'Hiroshima, comme le dit le narrateur d'Eroshima : « Je pense. Je pense à la Bombe atomique. Le grand-père de Hoki, je crois, est un rescapé d'Hiroshima. Je vois les habitants d'Hiroshima en train de vaquer à leurs occupations. Il est huit heures du matin. Dans un quart d'heure, ce sera la fin. Je ne suis pas choqué. Je suis intrigué » (p. 20). Oh ! bien sûr, nous ne sommes pas dans le roman d'un crétin, car si l'on a une Hoki qui veut oublier on trouve une autre Japonaise, à New York, Kero, qui, elle « voue un culte à la mémoire » (p. 80). Cela dit, la réflexion du narrateur que l'on vient de lire est tout à fait significative du romancier qui s'amuse à jouer de la Bombe sexuelle avec l'image d'Hiroshima, pour en faire un roman.

      C'est un hasard, mais l'image de la bombe se trouve encore dans notre chronique du 28 septembre 2003 et va se retrouver dans le Devoir, le 18 octobre. Dans les deux journaux, on trouve la même précaution oratoire : la « bombe » que Dany Laferrière suggère à son lecteur de manipuler avec précaution (ce livre est « une vraie bombe, et il faut le doigté d'un artificier pour le lire sans qu'il vous explose au visage »), prend son sens littéral chez Louis Hamelin, un auteur qui fait toujours dans le premier degré, ce qui a parfois le mérite de la clarté : « ce livre dangereux, qui, lu au premier degré, affublé de l'étiquette de roman ou pas, ferait demain éclater presque à coup sûr une nouvelle affaire Michaud (et rien ne dit que ça n'arrivera pas) ». Évidemment, puisque c'est exactement ce que cherchaient l'auteur du roman et son éditeur, il ne faut pas la tête à Papineau pour le deviner ! Aussi le chroniqueur du Devoir n'avait pas besoin de celui de la Presse pour le comprendre, mais pour l'exprimer, oui. En revanche, c'est le vocabulaire, juste un mot, qui fait d'abord la preuve hors de tout doute que la plogue de la Presse est la source du délire du Devoir : « Ce diable de Gosselin connaît parfaitement son Céline... » (Dany Laferrière), ce qui nous vaut, en écho au Devoir, quinze jours plus tard : « mais jusqu'où ce diable d'homme [...] est-il prêt à aller ? » (Louis Hamelin). Un écho ? Louis Hamelin développe tout simplement, du début à la fin de son article, la plogue de Dany Laferrière qui l'inspire. L'expression « diable d'homme » ne peut venir sous la plume de Louis Hamelin sans qu'il ait la chronique de la Presse sous les yeux (de même pour l'énumération des romanciers, qu'il a simplement revue lors de sa lecture du roman), mais ce n'est pas seulement une question de vocabulaire, ce sont les idées même de Dany Laferrière qui sont reprises. Voici la phrase complète de Dany Laferrière sur ce point précis, très important d'ailleurs, on l'a vu : « Ce diable de Gosselin connaît parfaitement son Céline et il plonge avec le docteur Destouches dans le marécage putride du discours antisémite (discours qui n'a jamais vraiment quitté la scène, soit dit en passant) jusqu'à ce qu'il devienne impossible de distinguer Morandon de Gosselin ». Oui, vous lisez bien : Gosselin est finalement un cabotin (sens premier !) qui joue du Morandon. Mais ce n'est pas Louis Hamelin qui est capable de comprendre cette subtile réflexion critique. Il écrit : « ... mais jusqu'où ce diable d'homme, fût-il le docteur Morandon, ou Yves Gosselin lui-même, bref, l'homme qui a imaginé ce machin plutôt incroyable, est-il prêt à aller ? ». Cette dernière phrase ne se comprendrait même pas sans sa source. On n'est pas ici dans l'ordre du plagiat, bien entendu, car malheureusement Louis Hamelin ne recopie pas Dany Laferrière; mais il s'en inspire de près sans le comprendre. « Il faut un minimum de culture pour mettre en branle une farce pareille » (Louis Hamelin) : « ... pour bien l'apprécier, cela prend une certaine connaissance du milieu littéraire durant la période trouble de l'occupation... » (Dany Laferrière).

      Être la source d'un article stupide et inqualifiable, niaisement laudatif, c'est bien triste, mais Dany Laferrière n'y est pour rien. En revanche, en être la cause, là, c'est épouvantable, surtout quand le « compte rendu » qu'on a inspiré, sans l'ombre de la moindre réserve critique, devient tout de suite le point de départ de l'affaire Gosselin, qui va conduire le livre à sa mise en lice par un journaliste manipulant le jury du Prix des collégiens. Car c'est évidemment la plogue de Dany Laferrière, lue au « premier degré », c'est le cas de le dire, qui va justifier, et c'est encore le bon mot, tous les irresponsables intervenants de l'affaire. Au sens littéral du terme, sans que je le sache, pas plus qu'une grande partie de ceux qui ont vu « passer » l'affaire, tous ceux qui y ont participé et leurs amis, avaient été cautionnés d'avance par le grand romancier, par le chroniqueur vedette, par Dany Laferrière. Relisons : « Je suis resté souvent perplexe au milieu de ma lecture, me demandant comment un juif prendrait un tel livre. Pour ma part, je trouve l'exercice salutaire ». Qu'il s'agisse d'une pitrerie destinée à se dédouaner de l'objet même d'une plogue, cela ne fait aucun doute, d'autant qu'elle réalise avec succès ce que propose la toute première phrase du texte perdu au milieu d'une chronique : désamorcer la « bombe » pour que son compte rendu, la plogue, ne lui explose pas au visage. C'est parfaitement réussi pour Dany Laferrière dont il ne sera jamais question tout au long de l'affaire Gosselin. Malheureusement pas pour Yves Gosselin, Louis Hamelin, Jean-François Nadeau, le Prix des collégiens, le Devoir, la Fondation Marc Bourgie, le CRILCQ, Christian Desmeules, Éric Paquin et Catherine Mavrikakis. Malheureusement pas pour les associations juives québécoises. Malheureusement pas pour les intellectuels du Québec qui m'ont lâchement laissé seul jusqu'à ce jour à dénoncer l'intolérable.



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