Nous voudrions, très simplement,
battre les cartes et même les brouiller un peu, pour donner
suite au livre le plus important paru ces dernières
années sur les écrits de la Nouvelle-France,
l'Aventure américaine au XVIIIe siècle : du
voyage à l'écriture. Pierre Berthiaume y a mis
tellement d'ordre qu'on n'ose plus jouer à ce
jeu-là, dès qu'on ouvre son livre. Tout y est
à sa place, de l'as de pique au roi de carreau,
c'est-à-dire
des journaux de navigation aux histoires
générales et aux synthèses ou traités
découlant des rapports d'expéditions scientifiques.
De la Relation du voyage de Gonneville (1502-1505) à la
Relation historique d'Alexander von Humboldt (1800-1803), tout
aurait été écrit en français dans
l'ordre, chaque genre, chaque auteur et chaque oeuvre à sa
place, selon sa couleur et son nombre. Et ce n'est pas du tout un
mythe (ce serait la « Genèse de la
littérature de Nouvelle-France »), car Berthiaume
n'a aucune prédisposition à l'affabulation et la
remarquable érudition dont fait preuve sa thèse ne
peut laisser aucun doute à ce sujet. Au contraire, journal
de navigation, rapport ou récit d'exploration, relation de
voyage, relation missionnaire, mémoire scientifique et
synthèse historique, toute la littérature de
Nouvelle-France paraît se développer de la
découverte française de l'Amérique à la
littérature coloniale ou des colonies françaises,
jusqu'aux écrits du Canada, du Canada français et du
Québec, c'est-à-dire l'écriture
française américaine qui devait s'ouvrir
forcément avec le voyage en Amérique, d'où
l'Aventure américaine. C'est trop beau pour
être vrai, même si la somme de Pierre Berthiaume
réussit le pari d'ordonner à nouveau les
écrits de la Nouvelle-France non plus sous la forme de
l'histoire littéraire (Séraphin Marion) ni même
de l'histoire des mentalités (Gilbert Chinard), mais par
l'étude de la substance même de ces formes, les genres
littéraires.
Au centre, au coeur de l'Aventure
américaine, on trouve la lettre, à sa place,
partout. De l'« épître » en
tête de la relation à son « cadre
épistolaire », voilà bien le
« genre » qui hante l'ouvrage, même s'il
ne se trouve désigné qu'une seule fois et à
contre-sens dans le cas des « Lettres
missionnaires » qui n'ont pas d'autres justifications que
la relation de voyage au service de l'apostolat (sans compter que
les « Lettres édifiantes et
curieuses » ne sont pas exclusivement américaines
comme c'était le cas des « Relations des
jésuites de la Nouvelle-France » d'où elles
tirent leur origine, comme l'explique bien l'article
« Relation » du dictionnaire jésuite de
Trévoux reproduit à l'appendice 14 de
l'ouvrage). Autrement, on remarquera que Pierre Berthiaume, qui
parle partout de la lettre, ne lui consacre aucun chapitre. Et
pour cause : la lettre n'est pas un genre. Ou plutôt
non, elle est de tous les genres, elle est de tous les
écrits qui prennent forme, puisqu'elle est la
première de toutes les occasions qui pourront ensuite
être données d'écrire pour autrui.
L'identitaire de la critique
culturelle
Mais avant de battre les cartes pour en tirer six
études sur l'absente de toute correspondance, la lettre
à la lettre, avant même qu'on l'échange, nous
nous permettrons de brouiller les cartes en détournant de
son sens un mot devenu à la mode, celui d'identitaire. En
français, le mot a pris au cours des dernières
décennies la signification d'une périphrase et de ses
variations, c'est-à-dire les degrés d'adhésion
aux identités nationales (ou au contraire leur rejet),
pensées ethniques ou civiques, raciales ou politiques, sous
l'impact de la critique culturelle (cultural studies).
C'est toute l'histoire du béret basque ou du béret
français en ce qu'il n'a rien à voir, j'en suis
convaincu, avec le béret béarnais qui pourrait
à lui seul illustrer l'objectif initial de cet ouvrage.
Comme l'écrit Joseph Bahurlet à son frère qui
s'apprête à venir le rejoindre en Argentine :
« le berret tu en feras cadeau à
Antoine » ! En revanche, il lui donnera une bonne
paire de bottes de gaucho. C'est peut-être par hasard que
dans cet exemple on passe de la tête aux pieds, mais dans
tous les cas, c'est déjà le dramatique aveu que fait
J. Peyret à son père, s'avouant à
lui-même enfin qu'il ne reviendra pas au pays, qu'il ne
pourrait plus revenir, sauf en voyage (!) pour revoir les
siens. Voilà donc des émigrés béarnais
du XIXe siècle, immigrants des Amériques, qui
deviennent Américains. Le point de départ de ce
recueil de travaux sur l'« aventure
américaine » était donc d'étudier la
mutation identitaire dans les lettres d'Amérique. Mais en
fait, l'hypothèse de travail ne donne pas plus que les
résultats escomptés, ce qui est déjà
appréciable. Prenons l'exemple des Iroquois : dans la
correspondance de Marie Guyart Martin de l'Incarnation, ils
symbolent l'adversité, celle qu'on ne peut connaître
et vivre qu'en Nouvelle-France; dans les lettres
d'Élisabeth Bégon, c'est elle
l'« Iroquoise », dès qu'elle met le pied
en France; et au XIXe siècle, dans la correspondance de
Crémazie avec Casgrain, l'exilé en France dira que le
drame des Canadiens est de partager la langue des Français
au lieu d'écrire en iroquois pour qu'il soit clair pour eux
comme pour nous que la littérature française et la
nôtre sont (devenues) étrangères. Cette crise
d'identité, l'« identitaire », on le
savait déjà, s'exprime clairement dans l'oeuvre
d'Élisabeth Bégon, mais on en chercherait en vain
d'autres expressions originales ou simplement significatives dans
le corpus rassemblé et étudié dans ce livre,
sauf bien sûr dans les romans et les essais de
Marie-Célie Agnant, de Marco Micone et de Régine
Robin.
Qu'à cela ne tienne ! On utilisera
souvent le mot identitaire dans des sens que s'est
mérité la critique culturelle pour avoir abusé
d'un néologisme inutile en français, puisque la
question de l'identification (« rendre ou déclarer
identique ») consiste à étudier pour un
individu ou un groupe donné le temps et l'énergie, la
résistance et l'inconscience aussi, qu'il faut mettre
à s'identifier à la culture de l'autre, une culture
autre, au point de changer d'identité. Cela dit,
précisément, la critique culturelle devait
prévoir, c'est la moindre des choses, qu'il en est des
cultures comme des langues : tout individu a une
« culture maternelle » et n'en aura jamais
d'autre s'il n'y échappe pas, comme c'est le cas
d'Adolphe-Basile Routhier, incapable du moindre recul culturel
devant la culture qu'il n'a pas, avec la culture
canadienne-française, celle qui sera la nôtre, la
culture québécoise. La phrase qu'on vient de lire
est ambiguë à dessein : on naît avec sa
culture, sa culture nationale notamment, avant d'en avoir, comme on
dit, c'est-à-dire d'apprendre à en connaître
d'autres, tandis qu'on ne saurait en apprécier aucune si
l'on n'a pas d'abord approfondi la sienne, sa culture nationale
notamment, il faut le répéter, car là est
l'ambiguïté. Bref, la culture nationale a une
histoire, tout comme la culture individuelle, de sorte que la
« question identitaire » est tout autant celle
de devenir soi que de devenir autre. Ainsi se pose la question de
sa propre identité (que nos écrivains migrants
projettent dans les dimensions des cultures nationales, comme la
crise des civilisations amérindiennes et européennes
en Nouvelle-France) : Marie-Madelaine Hachard
s'émancipant de son père pour devenir religieuse
(c'est l'idéal de l'« identité
collective » de la communauté pour la jeune
novice), Élisabeth Bégon s'affirmant en regard de sa
belle-famille (l'« Iroquoise », on l'a vu),
François Gendron s'exprimant comme laïc, médecin
et voyageur ou journaliste (autant d'« aspects
identitaires » préalables à sa position
européenne); et bien entendu l'identité
féminine, celle de la jeune Babet Lacorne, qui n'est
vraiment pas béguine, comme celle de Mme de Lavaltrie, femme
d'affaire et de tête.
Bref, si l'on nous reprochait, avec raison, d'avoir
détourné le mot à notre profit, il faudra
aussi y voir le profit de la notion. L'identitaire ne commence
certainement pas dans les hauteurs vertigineuses des civilisations
(l'Amérique) ni avec les points de vue trois étoiles
des cultures nationales (de la colonie française
d'Amérique au Québec d'aujourd'hui) : c'est une
affaire de bottes et de béret. Et c'est d'abord affaire
d'individus dont les valeurs « identitaires »
sont familiales puis socio-économiques, celles des classes
sociales, et nationales (au sens géographique et non
folklorique du terme). Voilà la tautologie initiale qui
veut que l'identitaire concerne son identité avant toute
identification. Il faut être identifié avant de
pouvoir s'identifier avec qui que ce soit, quelles que soient ces
différences. On remarquera qu'il fallait des lettres
personnelles, souvent familières ou même familiales
pour nous mener à cette vérité
élémentaire, essentielle.
Est-ce là un genre de lettres ? Avant de
se demander s'il y a des genres de lettres, il faut constater que
la lettre n'est pas un genre, contrairement à l'idée
que nous nous en faisons tous, spontanément. Les
« règles » du genre consistent à
mettre en place la situation d'écriture où il est
possible et même prescrit d'écrire sans règles.
Bien entendu, on peut distinguer l'adresse et l'ouverture de la
lettre, comme sa fermeture, sa signature et sa souscription, avec
leurs « formules », pour les opposer au corps
de la lettre ou à la lettre proprement dite (sans oublier
ses post-scriptum et les « pièces
jointes »), mais il est assez rare qu'une situation de
communication échappe à cette simple
réalisation phatique de la mise en contact, entre un
« bonjour » s'adressant aux interlocuteurs
désignés et un « adieu » avec
lequel on prend congé. Si la lettre était un genre,
il faudrait donc nécessairement que des règles
s'appliquent au corps de la lettre, à la lettre
« proprement dite », qui n'en a manifestement
aucune. Il peut bien se produire, et cela se trouve souvent dans
la plus plate communication administrative, le cas tout simple
où la lettre n'a qu'un seul sujet qui s'y trouve
présenté, développé et donné
comme conclusion, mais l'unité de composition se trouvera
dans la lettre, elle ne la produira pas. Pas d'unité (de
sujet ou de style), ni le contraire. Pas de règles, tout
simplement, mais le contraire si l'on veut, toutes les
« règles » qu'on voudra bien se
donner.
Prenons d'abord tout le recul possible pour situer la
lettre dans la communication linguistique ou même dans la
communication tout court. Quiconque apprend à écrire,
et dès qu'il le sait le moindrement, apprendra à
rédiger aussi peu que ce soit en écrivant d'abord
pour lui les formes élémentaires du journal
personnel, livre de comptes, carnet de notes, mémorandum et
agenda. La radiographie des écrits de la Nouvelle-France de
Pierre Berthiaume montre bien qu'il en est de même dans
l'histoire aussi. Pourquoi donc est-ce que le journal (registre de
mer ou tableau de navigation, sous sa forme rudimentaire)
apparaît comme le premier des genres de l'aventure
américaine ? Tout simplement parce que Christophe
Colomb a tenu ses journaux de bord avant de rédiger ses
célèbres « cartas ». Il en a
été de même pour chacun de nous et c'est vrai
de l'humanité. L'écriture a servi à conserver
l'information dans le temps avant d'être utilisée pour
la transporter dans l'espace. Non seulement la lettre n'est pas la
première forme de communication parce qu'elle implique
l'écriture, mais elle n'est pas non plus la première
catégorie d'écrits, parce qu'on écrit pour soi
avant d'écrire pour autrui. Dans la situation de
communication minimale, les 850 lettres d'immigrants venus du
Béarn sont là pour le rappeler, celles des
rédacteurs peu lettrés ou encore dans les
premières lettres que nous avons tous rédigées
dans notre enfance, il est clair que l'entreprise se réduit
à l'usage le plus strict de la communication linguistique en
fonction de la situation. On n'avait pas besoin d'inventer le
télégraphe pour que soit mis en oeuvre les
règles strictes de l'économie que mesure l'entropie
de la théorie de l'information, qu'il s'agisse de
communiquer des informations ou des sentiments, cette
première lettre qu'un enfant doit écrire à ses
parents, par exemple, dont l'objet principal sera de les rassurer.
Une simple lettre, la plus simple qui soit. La
communication épistolaire sera d'autant plus difficile
à réaliser que le rédacteur a peu
d'expérience de l'écriture, bien entendu, mais dans
ce cas les « formules » en seront d'autant plus
convenues, aussi bien dans les vocatifs de l'ouverture et dans les
salutations apprises, comme dans le corps de la lettre.
Voilà ce qu'on appelle les « règles du
genre », mais on voit bien que c'est une illusion,
puisque ces règles, conventions et formules sont là
pour assister tous ceux qui ne savent pas écrire ou n'ont
pas encore appris à écrire des lettres,
c'est-à-dire précisément à
écrire sans règles.
Cet axiome posé, il découle que les
catégories de lettres (qui ne peuvent donc pas être
des « genres » si la lettre n'en est pas un)
sont si nombreuses et peuvent être paradoxalement si
réglées précisément parce que la lettre
n'est pas un genre et n'a par conséquent pas de
règles qui lui soient propres. Il s'agit des
réalisations (d'où les catégories de lettres)
d'une situation de communication (d'où la lettre), rien de
plus : on écrit (comme dans « je
t'écrirai »). Et c'est une illusion d'imaginer
que ces écrits doivent correspondre à un genre, alors
qu'il sont le très simple produit d'une situation de
communication, des « messages » sans plus, des
lettres. Lettre d'amour ou lettre d'affaire, lettre de
protestation ou lettre amicale, lettre anonyme ou lettre ouverte,
voire lettre ouverte anonyme (sans destinateur ni destinataire
identifiables), on doit pouvoir compter des centaines de
catégories de lettres et personne ne saurait en
épuiser l'énumération puisqu'on ne saurait
classer ce qui se prête par définition à toutes
les situations de communication. Aussi en est-il à plus
fortes raisons de la correspondance, dans sa triple dimension, soit
toutes les lettres écrites par un individu, soit au
contraire toutes celles qu'il reçoit, et cela à un
moment donné, sur une période ou absolument, soit
encore l'échange de lettres entre deux ou plusieurs
individus « en correspondance ». S'il y a un
monde et mille degrés entre la première lettre
à ses parents ou à un ami et les correspondances d'un
épistolier, ce n'est évidemment pas parce que
l'« écrivain » maîtrise de mieux
en mieux le genre, comme c'est le cas des règles de
la dissertation dont on fait les grands essais, mais pour la raison
inverse que l'épistolier de génie écrit sans
filet. Voilà qui est propre à expliquer
l'utilisation de la lettre ou de la correspondance dans le cadre de
tous les genres que l'on puisse imaginer et en particulier dans
tous les genres littéraires quels qu'ils soient,
jusqu'à les constituer, de soi (les lettres d'Abélard
et d'Héloïse, ancienne ou moderne, ou les Lettres
portugaises de Guilleragues), voire à se trouver au
principe de toute oeuvre littéraire, comme pourrait
l'illustrer l'« Avertissement » des Liaisons
dangereuses. Et il s'agit bien de l'avertissement,
c'est-à-dire de l'adresse de l'éditeur au public en
tête du roman épistolaire de Laclos : il n'est
même pas besoin de préface pour savoir que l'oeuvre
littéraire, comme toute publication, est aussi une
réalisation de la communication écrite
(journalistique, éditoriale ou littéraire), dont la
lettre est la forme première et élémentaire,
présupposant l'usage linguistique et la mise en oeuvre de
toutes ses fonctions.
Ces fonctions, il y en a six, en comptant la fonction
métalinguistique qui correspond ici à l'analyse
critique, ce qui est particulièrement évident dans le
cas où il s'agit de distinguer les types de
« lettres de voyage », selon que le
déplacement est une fin en soi ou un moyen et selon que ce
moyen est mis au service de projets politiques, scientifiques ou
religieux. Cela dit, des relations de découvertes par
Cartier et des relations d'exploration par Champlain, des relations
missionnaires de Lejeune et de Brébeuf aux romans
québécois contemporains, il est clair qu'on voit se
développer la « fonction
poétique » de la lettre, telle qu'on la trouve au
coeur de l'aventure française en Amérique, on l'a vu
en ouvrant le livre de Pierre Berthiaume. Et c'est de cela que
traiterait en priorité le premier ouvrage scolaire venu sur
la lettre en Nouvelle-France. Il est heureux que le nôtre
laisse provisoirement ce sujet de côté, le tenant pour
acquis : la correspondance de Marie Guyart Martin de
l'Incarnation en serait sûrement la première grande
expression (de 1639 à 1672), et l'une des dernière,
la relation par lettres de Pierre-François-Xavier de
Charlevoix (au troisième volume de son histoire de la
Nouvelle-France, dont Pierre Berthiaume a préparé
l'édition critique à la
« Bibliothèque du nouveau monde » en
1994); tandis que le sommet en serait sans conteste le premier
volume des oeuvres de Lahontan (en 1703), les Nouveaux
Voyages du baron Louis Armand de Lom d'Arce de Lahontan,
relation composée de vingt-cinq lettres où les
notations personnelles sont assez nettes et parfois assez obscures
(sur l'adjudication de la terre des Lahontan en tête de la
lettre 18), sans compter les ragots ! pour qu'on se
persuade aisément qu'une
« véritable » correspondance avec l'un
de ses protecteurs français fait le fond bien réel de
la relation. Cela dit, il est clair que les lettres originales,
qui devaient être déjà fort bien
« travaillées », constituent une mise en
scène du premier genre de l'ouvrage en trois volumes (la
relation épistolaire, le mémoire et le dialogue),
l'ouvrage sans contredit le plus littéraire de la
Nouvelle-France.
A l'exact opposé de ces réalisations
littéraires, c'est la « fonction
phatique » qui caractérise les lettres des
immigrants du Béarn dans les Amériques. Plusieurs de
ces lettres constituent en quelque sorte le degré
zéro du livre que nous présentons et c'est
grâce à elles que l'on a pu formuler l'axiome
épistolaire sous la forme d'un paradoxe, celui des
règles d'un genre qui n'en est pas un parce qu'il n'en a
pas. On peut le répéter d'une manière
plus pragmatique maintenant : les
« règles » supposées de la lettre
tiennent de la pédagogie ou de l'art d'écrire, tout
bonnement. Si les adresses et les formules d'ouverture et de
fermeture y prennent tant d'importance, c'est parce qu'elles sont
l'expression pure de la mise en contact. D'ailleurs, on le voit
bien au schéma général qui se limite tout
entier au déracinement (les premières lettres
décrivent la traversée en Amérique puis le
premier contact avec le pays d'accueil), pour s'en tenir
bientôt aux grands événements autobiographiques
(mariage, naissances des enfants, décès et
successions), et déboucher sur le silence, non pas parce
qu'il n'y a plus d'informations à échanger, mais
parce que tel n'a jamais été l'objet de ces
correspondances. Il n'y a plus de contact à
maintenir, tel que le réalise la fonction phatique. La
parole de l'émigrant (surtout s'il se considère de
passage en Amérique le temps d'y faire fortune) ne
résistera pas au mutisme de l'immigrant. D'où le
caractère le plus dramatique de ces « deux mots de
lettre », lorsqu'on s'arrête à penser que
toutes nos familles américaines d'origine européenne
ont dû connaître et même commencer par ce
naufrage, des lettres qui n'ont plus été
écrites, la meilleure façon de marquer (sans
écrire !) le point de non retour.
Cela dit, les correspondances de Nouvelle-France ne
s'envisagent pas seulement d'outre-Atlantique ou, plus
précisément, on doit concevoir que les
Américains ont bien dû se faire à leur nouvelle
situation et apprendre à l'exprimer. On sait que les deux
grandes fonctions de communication sont assez souvent
inversement proportionnelles, puisque plus on s'exprime moins on
communique, et le contraire (c'est la formule de Georges Gusdorf).
La « fonction expressive » et la
« fonction conative » (selon le vocabulaire de
Roman Jakobson, on le sait) départageraient assez bien les
lettres féminines présentées ici, en situant
Élisabeth Bégon d'un côté, et les
lettres de Mme de Lavaltrie, Babet Lacorne, soeur
Thérèse de Jésus et Manon de Boucherville, de
l'autre. Bien entendu, l'opposition n'est pas radicale, mais le
caractère autobiographique des cahiers de
Marie-Élisabeth Rocbert de la Morandière est assez
important pour que ces lettres tiennent beaucoup du journal
personnel, à tel point que ses sentiments pour le
père de sa petite-fille et de son petit-fils (dont elle a
la garde depuis la mort de sa fille), ses sentiments pour son
gendre donc, donnent le ton à l'ouvrage qu'on désigne
aujourd'hui familièrement comme les « Lettres au
cher fils » (depuis l'édition de Nicole
Deschamps). Mais si l'on y prend garde, comme l'analyse nous y
invite ici, on verra qu'il ne s'agit nullement d'une correspondance
amoureuse pour la bonne raison que l'accent est toujours mis sur
les sentiments de la rédactrice, à travers la
chronique de Nouvelle-France, puis ses aventures en France. Son
correspondant, de plus en plus fantomatique, prend certes de plus
en plus d'importance, mais bien plus à titre de personnage
que d'allocutaire, Michel de Villebois faisant figure de ce point
de vue de réflecteur des sentiments d'Élisabeth
Bégon. Elle s'exprime, elle seule, et largement pour
elle-même.
Ce n'est pas en soi, mais en regard des lettres
d'Élisabeth Bégon à son gendre que les autres
lettres féminines paraissent au contraire mettre l'accent
sur le destinataire. Cela tient au fait que ces lettres ont une
portée immédiate et, n'ayant rien du journal,
intéressent les parents, le frère, le
beau-frère ou le mari auxquels elles sont destinées.
D'où certainement leur caractère féministe,
toutes proportions gardées, tout simplement parce qu'on est
dans l'ordre de l'action. Ces lettres sont centrées sur
leurs destinataires et le mot « instrument »
est ici la notion clé, instrument de libération ou
d'émancipation, mais d'abord instrument d'affirmation
vis-à-vis des interlocuteurs. La fonction phatique n'est
jamais si nette qu'au moment de marquer fortement le niveau de
l'intimité et la preuve en est que nous ne pouvons pas
facilement, comme tiers lecteurs, occuper la place du
correspondant. Cela est déjà vrai de Mme de
Lavaltrie qui expose son administration et réussit à
s'imposer vis-à-vis d'interlocuteurs fortement
personnalisés vers lesquels les lettres tendent à
converger, mais ce caractère s'impose lorsqu'on se trouve en
situation de lire des aveux qui ne doivent pas être
répétés : « que ceci soit pour
vous seul » ! écrit Babet Lacorne à
son beau-frère complice, ce « beau
monsieur », dont elle fait
l'« insolent », personnage de sa
lettre.
Il fallait bien que la « fonction
référentielle » soit
représentée dans notre livre et c'est aux lettres de
François Gendron qu'il revient de mettre l'accent sur cet
objectif de la communication épistolaire. Ce n'est pas
à dire, bien entendu, que le compagnon chirurgien,
donné des jésuites ou missionnaire laïque et
voyageur de Huronie soit le seul que nous présentons
à communiquer des informations, mais le caractère
journalistique caractérise ses trois lettres qui tiennent
également du journal, du mémoire et de la relation.
Et la preuve en est, on le verra précisément, que le
contenu de ses lettres sera utilisé par les jésuites,
Paul Ragueneau reprenant toute sa première lettre dans sa
Relation de 1648. Inversement, il reproduit lui-même des
informations qui semble provenir du Grand Voyage ou de
l'Histoire du Canada de Gabriel Sagard (si celui-ci n'a pas
lui-même reproduit un ancien texte de Brébeuf dont on
aurait gardé trace en Huronie et dont Gendron s'inspirerait
à son tour). L'important, dans ces échanges
d'informations, ce sont évidemment les informations, ce qui
explique bien que Jean-Baptiste de Rocoles les publie au
troisième volume de sa réédition de la
Description générale du monde de Pierre
d'Avity. Je veux dire l'important de notre point de vue ici, dans
cette présentation, puisqu'au moment précis où
trois lettres réalisent parfaitement ce qui peut
paraître l'objet même de la communication
épistolaire, l'information véhiculée,
voilà un rédacteur qui en recopie d'autres et qu'on
recopie, qui se trouve pour finir édité dans des
circonstances qui effacent le mieux possible la situation
épistolaire originale, de telle sorte qu'on n'arrive pas
même à identifier approximativement son correspondant,
qui paraît d'ailleurs varier avec les trois lettres. A tel
point qu'on peut se demander s'il s'agit bien de lettres et non de
relations présentées sous cette forme, forme qu'on
tenterait de gommer au moment de l'édition, car seule
importe apparemment l'information. Puisque la lettre n'a pas de
règle ou n'est pas un genre, la lettre (parfaite) pourra
être (l'envoi de) un journal, un mémoire ou une
relation, tous genres propres à remplir adéquatement
la fonction référentielle...
Évidemment ! A l'injonction
« écris-moi », on répond par des
lettres, faute de mieux, parce qu'on n'a pas le talent ou le temps
d'écrire des journaux, des mémoires ou des relations,
comme un François Gendron peut le faire en un tournemain.
Même s'il s'agit d'un évident artifice
de présentation, il aura été instructif de se
demander comment les lettres étudiées dans cet
ouvrage pouvaient se caractériser en regard des six
fonctions de la communication, même si elles ne correspondent
pas exactement à nos six chapitres. Le premier enseignement
de cet exercice était de montrer, évidemment, que la
fonction poétique, artistique ou esthétique
était assez bien représentée, dans les
écrits de Nouvelle-France, par les lettres les plus souvent
étudiées, à commencer par celles de Lahontan.
Notre livre se caractérise au contraire par
l'éventail de toutes les autres fonctions, souvent
négligées, précisément parce qu'elles
peuvent paraître secondaires. Mais l'intérêt
des classements se trouve aussi dans ce qui leur échappe.
C'est le cas de la relation par lettres de Marie-Madelaine Hachard.
Les « deux mots de lettre » pour décrire
la traversée se présentent ici sous la forme d'un
véritable récit d'aventures. La jeune fille raconte
son voyage, communique ses impressions et exprime ses sentiments
à son père et plus encore pour lui, de telle sorte
que le lecteur occupe tout naturellement (au contraire des lettres
féminines et féministes présentées plus
haut) cette position paternelle en regard de cette
héroïne bien familière,
« sa » fille. En plus, on trouve là une
sorte de croisement entre « l'exposé de vie
quotidienne » d'Élisabeth Bégon et le
« reportage journalistique » de François
Gendron. Oui, bien entendu, tous les facteurs de la communication
sont en action dans la moindre lettre, mais l'intérêt
peut être de les voir tous exploités dans des
réalisations qui parviennent à équilibrer les
fonctions variées de la communication. Est-il juste de dire
qu'il en est ainsi des lettres de la jeune novice, y compris la
« fonction poétique » ? Celle-ci
est souvent considérée comme le propre des
réalisations littéraires. Nous serons nombreux, je
crois, à le penser. En effet, on
remarquera que les études réunies dans ce recueil ont
souvent un caractère formaliste, dans la mesure où
leur point de départ est celui des formules canoniques de la
lettre minimale et qu'un des moyens privilégiés
d'étudier chacune des lettres a été d'y
segmenter ses constituants (vocatif, thèmes et formules de
salutation) et ses intervenants (rédacteur et allocutaires).
Assez souvent on aura été jusqu'à mettre
l'accent sur l'analyse linguistique, grammaticale et stylistique
(à commencer par la distinction du tutoiement et du
vouvoiement, et leurs variations). Or ce ne sera pas un hasard si
cette perspective d'analyse s'applique le plus naturellement sur
les textes de Marie-Madelaine Hachard, mais bien pour ses
qualités d'écriture au sens premier et
littéraire du terme. A la frontière de la
littérature coloniale et des écrits de
Nouvelle-France, au même titre que les correspondances de
Marie Guyart de l'Incarnation et d'Élisabeth Bégon
dans chacune de ces catégories, la Relation du voyage des
dames religieuses ursulines de Rouen à la Nouvelle
Orléans figurera désormais, on peut le croire,
dans le répertoire classique.
Notre objectif, je l'ai dit dès le
début, n'était pas d'aboutir à cette
conclusion qui s'impose mais bien de brouiller les cartes. Depuis
la mise en ordre réalisée de Pierre Berthiaume, nous
avons battu le jeu et tiré six cartes, de sorte qu'on puisse
montrer, sur l'exemple de la lettre du moins, que les écrits
de la Nouvelle-France sont multiformes et que même un
panorama cinématoscopique aussi réussi que
l'Aventure américaine au XVIIIe siècle doit
être une vue de l'esprit. Un panorama nécessaire,
qu'on ne se méprenne pas sur le sens de notre éloge
et sur nos intentions qui étaient d'illustrer que la
réalité échappe toujours à l'ordre qui
permet pourtant de la comprendre. Pierre Berthiaume se proposait
très modestement (on sait qu'il faut se méfier des
érudits) de définir la relation de voyage sur le
corpus considérable des écrits français
conduisant en Amérique au XVIIIe siècle. Au bout du
compte, c'est la littérature de Nouvelle-France et plus
généralement les premiers écrits
français d'Amérique qu'il aura réussi à
caractériser : pour s'en convaincre, il suffit d'avoir
à l'esprit le schéma qu'il présente en
introduction (« L'évolution des
formes ») et le tableau de la « Chronologie
synoptique » (appendice 16) qui ferme l'ouvrage.
Bref, avec l'intention de décrire la littérature de
voyage, il aura caractérisé le voyage
littéraire et, au-delà, la (naissance d'une)
littérature. Il était forcé que l'aventure
française en Amérique aboutisse à la
littérature française d'Amérique, dont le
noyau ou le germe serait constitué des écrits de la
Nouvelle-France. Voilà l'enseignement évident de
l'Aventure américaine au XVIIIe siècle, alors
même que son auteur se défendrait sûrement
d'avoir jamais voulu ordonner ainsi tout un univers
littéraire.
Et il en va de même, mais plus simplement, de
la présente analyse. Reprenons notre métaphore
cinématographique : si la séquence d'un seul
plan paraît réaliste, filmant l'action sans raccord,
il est rare que la réalité se prête
naturellement à cette prise de vue. Aussi, dans une
présentation comme celle qui s'achève ici, il est
bien difficile de ne pas donner l'impression que le choix de nos
six études s'impose de par la nature et la structure du
corpus à l'étude, comme de ses formes d'analyses.
Or, tel n'est pas le cas. Ce recueil est bel et bien une
collection d'études sur la lettre dans diverses de ses
formes, sans plus d'unité ou de diversité qu'il n'en
faut pour illustrer qu'il en faudra bien d'autres comme
celles-là, et d'autres sortes aussi, avant qu'on ne pense
à présenter une nouvelle synthèse à ce
sujet. Quel sujet d'ailleurs ? La lettre de/en
Nouvelle-France ? La place relative de deux formes
élémentaires de rédaction, le journal et la
lettre, et leur articulation dans le développement des
genres dans la littérature de la Nouvelle-France ?
Correspondances de Nouvelle-France : l'aventure
américaine, de la lettre à la
littérature ?
Voici simplement un bouquet de quelques-unes de ces
absentes de
toute
correspondance.
A p p e n d i c e
(*) Introduction au recueil Des
identités en mutation : de l'ancien au nouveau
monde, édition de Danielle Forget et France Martineau,
Ottawa, David (coll. « Voix savantes »),
191 p. Cf. Bibliographie littéraire de la
Nouvelle-France, no 1553.
J'ai rédigé cette introduction au
recueil des Éditions David en août-septembre 2002,
à la demande de D. Forget et F. Martineau. Mon
texte a été refusé et les enseignantes ont
rédigé elles-mêmes leur introduction
(p. 7-17). Je suis heureux de le placer maintenant en
tête du présent recueil d'articles,
précisément parce qu'il a été
jugé trop critique. Ce n'est pas vrai qu'il soit critique
vis-à-vis du recueil d'articles que je présentais et
défendais de mon mieux, mais il est exact qu'il ne manque
pas d'esprit critique, évidemment, puisqu'il s'agit de
l'énergie propre à faire fonctionner l'intelligence
lorsqu'elle est sensible et sensée. En tout cas je suis
très heureux de placer ce texte en tête de ce second
recueil de Polémiques, précisément
parce qu'il n'a rien de « polémique » au
sens premier et péjoratif du terme, bien au contraire,
puisqu'il fait l'apologie d'un modeste recueil
précisément en l'opposant à la dernière
somme parue dans notre domaine, celle de Pierre Berthiaume,
proposant qu'un bouquet de quelques lettres pourrait conduire
à relancer tout son travail. Comme quelques cartes
tirées au hasard permettent souvent de relancer le jeu.
Ce travail inutile, au sens où j'avais bien
autre chose à faire que de rendre (en vain) le service qu'on
me demandait, m'aura permis de m'interroger sur la lettre et la
correspondance, ce qui aura été pour moi un
enseignement profitable. Sinon, qui donc m'aurait appris que la
lettre n'est pas un genre ? Certes, les écrits peuvent
être plus ou moins réglés, qu'ils aient des
formes narratives ou discursives, mais il apparaît vite que
la lettre, dans son essence même, est tout simplement
la forme brute de la communication (écrite). Il
découle de cette observation toute simple que la lettre peut
bien être un art, mais elle ne peut être un genre, par
définition.
En tout cas, la Lettre de Nouvelle-France attend
vraiment son Pierre Berthiaume et je serais heureux que mon essai
contribue à le susciter, tout comme le recueil de
D. Forget et F. Martineau, qui en a été
l'occasion.
Table
TdM —
TGdM
|