Pour moi, pour à peu près tous
les lecteur du
journal, l'histoire
commence dans le Devoir. Au printemps 1997, la directrice
Lise Bissonnette
a donné pour titre à sa chronique hebdomadaire
« Un
cauchemar » pour faire la promotion de « la
plus courageuse
des discussions du problème qu'[elle] fuyait.
L'Arpenteur et le
navigateur, poursuivait-elle, est le titre d'une grande [sic]
conférence de la romancière Monique LaRue,
prononcée au CETUQ
[Centre d'études québécoises de
l'Université de
Montréal] l'année dernière dans le cadre de
rencontres
subventionnées personnellement par un financier
québécois
très transculturel, Stephen Jarislowsky, et qui explorent
les infinies
complexités de l'identité culturelle et
littéraire »
(26/27 avril 1997, p. B3).
Le problème en question était
celui de
« l'appartenance » à la
« littérature
nationale ». Que ne nous traverse-t-il pas l'esprit,
nous
lecteurs : je me suis tout de suite dit que Lise Bissonnette
aurait avantage
à suivre mes cours sur cette question ! plutôt
que de lire les
conférences du CETUQ où les généreux
donateurs ont
l'art de créer des discussions sur des problèmes qui
n'existent
même pas, comme le « transculturel ».
Par ailleurs, la
conférence en question n'a pas été
prononcée, faute de
public, en mars 1996. Mais elle a été publiée
par la
subvention Jarislowsky du CETUQ chez Fides (l'Arpenteur et le
navigateur,
Montréal, Fides, 1996, 30 p.), dans la collection
« Les
grandes conférences », d'où l'adjectif
inattendu repris par
Bissonnette.
Ce que les lecteurs de sa chronique ne
pouvaient deviner à ce
moment, c'est
que Lise Bissonnette répliquait à un article qu'elle
n'identifiait
pas. Un virulent pamphlet de Ghila B. Sroka paru dans Tribune
juive, en
mars 1997. Celui-ci tient plus de la crise de nerf que du compte
rendu, il est
vrai, mais on ne saurait lui répliquer dans un
éditorial culturel du
Devoir sans l'identifier clairement, étant
donné le pouvoir
et l'autorité que l'on met en jeu. Or, l'éditorial en
question, sous
forme de compte rendu, est en réalité un
éloge
dithyrambique, tandis que son titre en fait un plaidoyer pour la
conférencière. En tout cas Lise Bissonnette se
rangeait du
côté de Monique LaRue et prenait sa défense
contre Ghila B.
Sroka, accusée de prêter à la
conférencière les
propos de l'écrivain anonyme (je vous parle de cet
imbécile
dans un
instant) qu'elle avait rapportés
et qu'elle
aurait réfutés « avec tant de
force » dans un
« texte d'une rare nuance ». L'important n'est
pas de savoir
si Lise Bissonnette sait lire, mais simplement de constater qu'elle
lançait
une attaque contre une personne qu'elle n'identifiait pas. On
appelle cela un coup de cochon.
Un débat s'ensuit donc, dont les
échos ont
été fort
nombreux dans le Devoir, presque toujours à la
défense de
Monique LaRue. Or, après des mois de polémique, voici
que celle-ci
prétend exposer pour finir, dans les pages du
Devoir, le 13
août 1997, les « véritables
enjeux »
soulevés par le débat sur sa conférence
l'Arpenteur et le
navigateur, qu'elle nous présente elle-même
à demi-mot non
sans mauvaise foi comme « l'oeuvre d'une
romancière »
ou un « travail de créateur »,
c'est-à-dire une
« oeuvre littéraire ». Or, tel n'est
pas
le cas,
puisqu'il s'agit d'un essai sur la littérature
québécoise,
sans aucun rapport avec son travail de romancière qui aurait
été cruellement entravé, voire compromis par
la
polémique.
En réalité, Monique LaRue nous
présente une
chronologie de la
controverse de son point de vue et fait une profonde profession
d'affection pour
la communauté juive. Pour le reste, Monique LaRue, en
jouant les victimes,
s'en prend de façon très abstraite à ses
« détracteurs », tout en remerciant
chaleureusement les
« personnalités éminentes » qui
se sont
portées à son secours. Mais à aucun moment
elle ne revient
sur la nature, la portée, ni le sens du texte de sa
conférence. Il
n'y a donc aucune raison de lui laisser le dernier mot,
étant donné
la complaisance du Devoir à son égard.
Voilà ce qui m'a incité à
proposer la
présente analyse
critique aux lecteurs du Devoir, sans tenir compte ni du
texte
pamphlétaire de Ghila B. Sroka, ni du contenu d'aucun des
textes parus dans
le Devoir, dont plusieurs ont été
publiés par mes
collègues du département des études
françaises de
l'Université de Montréal et du CETUQ, et encore moins
des textes
parus au cours de l'été dans la Presse,
the
Gazette, Tribune juive et la Parole
métèque. Mon analyse critique porte sur le
texte de la
conférence de Monique LaRue et rien d'autre, ni sur son
auteure, ni sur les
réactions qu'il a suscitées. Car en effet, Monique
LaRue semble
oublier qu'elle a rédigé une conférence et
qu'elle en a
publié le texte, dont, il me semble, elle est bien
responsable.
Mais qui est donc ce xénophobe ?
Personne n'a encore expliqué le sens
profondément
raciste du texte
de la conférence. Pour cela, il faut d'abord isoler le faux
problème
posé par la mise en scène. En effet, la
conférencière
rapporte les propos bassement chauvins, proprement
xénophobes d'un
écrivain anonyme qui se plaignait de ce que trop
d'immigrants
fraîchement débarqués au Québec
s'improviseraient
écrivains pour occuper finalement une place
démesurée dans nos
institutions littéraires, accumulant prix, bourses et
subventions pour des
oeuvres qui n'auraient rien à voir avec la
« culture
québécoise ».
Deux questions se posent. La première
est de savoir qui est
cet
imbécile. Il s'agit d'un écrivain
québécois francophone
que la romancière nous présente comme un de ses amis
ayant fait
partie avec elle d'un jury à l'automne 1995 et qu'elle
rencontrait alors
dans les lancements. En tout cas, cet individu est
indépendantiste et elle
a soin de préciser : « L'écrivain
dont je vous parle
n'est ni un fasciste ni un imbécile ni un insensible [sic].
Il n'est pas
non plus isolé, ni sans influence » (p. 12). Bien
des
écrivains influents doivent se sentir visés. Car de
deux choses
l'une, ou bien cet énergumène existe, se
reconnaît et ne peut
s'expliquer, ou bien la romancière prétendra l'avoir
inventé
(ce que dément la lecture de son texte), mais dans les deux
cas le
procédé est odieux. On ne peut faire
témoigner les absents
(précisément parce qu'on peut les inventer ou leur
inventer des
propos !) : c'est un principe de droit
élémentaire.
Cette xénophobie est-elle répandue ?
La seconde question porte sur la
généralisation
incroyable que se
permet Monique LaRue lorsqu'elle prétend que les
idées de ce niaiseux
sont monnaie courante dans le milieu. Outre que c'est une
évidente
fausseté, il s'agit là d'une calomnie et d'une
diffamation sans nom.
Ce n'est pas Tribune juive, c'est l'UNEQ qui doit
exiger des excuses
au nom de la majorité de ses membres, tous les
écrivains mâles
en situation de tutoyer la fabulatrice.
Voilà pour la xénophobie, qui
est un évident
faux
problème dans toute cette affaire, puisqu'elle concerne les
propos
supposés d'un triste individu que la
conférencière a le front
de prétendre représentatif de nos
écrivains.
Dans le cadre de cette mise en scène,
elle oppose en les
modulant d'une
manière proche de la névrose l'acceptation et la
dénégation, la dénégation qu'elle n'a
pas su exprimer
à son interlocuteur, à cause
précisément de
l'approbation qu'elle donne en même temps à une part
de ses propos,
refus et acceptation qu'elle nuance par touches successives
jusqu'à produire
l'image de l'écrivain traditionnel, l'arpenteur de notre
mémoire
collective, et celle de l'écrivain novateur, le navigateur
qui anticiperait
et imaginerait le futur du Québec, parmi lesquels devraient
se situer, on
se demande bien pourquoi, nos nouveaux Québécois et,
avec eux, nous
tous, l'avenir de la littérature québécoise.
Si l'on croyait
cette vision complexe, c'est que j'essaie de rendre compte d'une
réflexion
vague et confuse, comme tout discours névrotique. À
force de
nuances, d'explications et de restrictions, on finit par ne plus
savoir que toute
l'analyse repose sur une conception radicalement raciste de la
littérature
nationale du Québec.
La dimension nationale de l'oeuvre littéraire
Comme professeur de littérature
québécoise et
de
littérature française, comme spécialiste des
écrits de
la Nouvelle-France en particulier, j'ai été
amené à
réfléchir à la question dans la perspective
suivante :
la dimension nationale, c'est la condition littéraire, comme
on le dit de
la « condition humaine », c'est même la
condition humaine
de la littérature. Aucun texte littéraire n'y
échappe :
il est écrit et publié par un auteur qui se situe par
rapport
à un public donné, celui de
l'Énéide de
Virgile, celui de l'Évangile de Jean, ou celui de
Réjean Ducharme et
de Dany Laferrière tout aussi bien. Il ne sera pas
nécessaire
d'expliquer longuement que l'oeuvre reçue par ce public
originel ne changera
jamais, tandis que le public lui ne sera pas longtemps le
même, alors
pourtant que sans son public initial l'oeuvre n'existerait pas.
C'est le champ
symbolique où l'auteur l'a produite.
Et toute littérature nationale est
nationaliste. Par un
curieux paradoxe
qui ne saurait déplaire au fervent indépendantiste
que je suis,
l'oeuvre de littérature québécoise la plus
antinationaliste
qui soit, de l'auteur le plus fédéraliste qu'on
puisse trouver
contribue au développement de la littérature
nationale,
« nationaliste » par son existence même.
Pour la raison
toute simple qu'il n'y a pas de littérature qui ne soit pas
nationale et que
toute oeuvre participe nécessairement d'une
littérature nationale.
Une nation a sa langue, sa culture, sa littérature.
Voilà ce qui en
est des oeuvres de la littérature du Québec, comme de
toute autre.
Or, il s'agit d'une institution sociale. Il
faut donc ajouter
qu'une
littérature nationale ne se réduit pas à
l'ensemble de ses
oeuvres, comme aucune de ses oeuvres ne la réalise
parfaitement. En
revanche, les oeuvres littéraires ne sont pas plus ou moins
nationales : cela n'a absolument aucun sens.
Conception raciste de la littérature nationale
Ces présupposés, il suffit de
dire que la
conférence de
Monique LaRue qui porte sur le sujet de la littérature
nationale les ignore
complètement. Pour elle, la littérature
québécoise est
celle des écrivains
« québécois » qui
doivent se situer par rapport à leurs
« barrières
nationales » conçues sous forme de
« conscience
ethnique » en regard d'une prétendue
littérature
« universelle » qui serait la
littérature (oui,
« la » littérature). Ces concepts
absurdes
développent un discours névrotique, je l'ai dit,
parce qu'ils
reposent sur une conception aberrante de la littérature
nationale
conçue non comme une dimension littéraire
inaliénable mais
comme une institution (genre « Académie des
Lettres »),
de sorte que la littérature nationale du Québec est
présentée, dans son essence même, comme une
littérature
raciale, et pour bien dire raciste.
Monique LaRue n'est manifestement pas raciste.
Mais le discours
qu'elle tient dans
sa conférence, lui, est profondément raciste parce
qu'il ignore la
tautologie inhérente à toute littérature
nationale : le
nationalisme de la littérature nationale. C'est la
littérature qui
fait la nation. Un Italien, un Grec ou un Français est
naturellement fier
et passionné de sa littérature, avec des auteurs
qu'il adore et
d'autres qu'il déteste. Il en est de même pour nous,
que nos
romanciers s'appellent Monique LaRue ou Sergio Kokis.
En réalité, Monique LaRue a tout
simplement
été
piégée par la dynamique des conférences
Jarislowsky du Centre
d'études québécoises (CETUQ) de
l'Université de
Montréal. J'ai déjà dénoncé la
thématique abrutissante de ces conférences en
appendice à mon
livre Polémiques (Laval, Singulier, 1992) dans de
brefs articles
du chapitre de Vulgarités intitulés
« Culture
québécoise » et
« Transculturel ».
Mais avant et depuis, les dons de Stephen Jarislowsky, sous forme
de bourses
d'étude, de subventions de recherche et de cycles de
conférences,
bourses, subventions et conférences aux sujets
prédéterminés par le généreux
donateur, auront
eu pas mal plus d'impact que mes critiques. Il faut bien dire
justement que ce
n'est pas moi que l'on ferait discourir sur « la question
de la
transculture, qui est l'objet de ces conférences »
(p. 5). Sur
un sujet aussi bête, peut-on dire autre chose que des
sottises? Vous ne
voudriez pas plutôt une conférence sur la culture et
la
littérature québécoises ?
Appendice
J'ai adressé la première version
ce texte au Devoir
à la fin du
mois
d'août 1997. Il n'a pas été retenu alors
même que je
m'en prenais à l'attitude du journal qui laissait le dernier
mot à
Monique LaRue, le 13 août — et qui
précisément
le lui laissait
en censurant mon analyse.
En conséquence, je l'ai mis en orbite
ici même peu
après,
d'où il a été diffusé sans ma
permission, dans d'autres
fichiers télématiques de la Toile.
En revanche, c'est avec ma permission qu'il
est paru (sous sa
première version, celle qui n'a pas été
retenue par
le Devoir) dans Tribune juive
en 1998 : « Le racisme de l'Arpenteur et le
navigateur par
Monique LaRue » (vol. 15, no 5, p. 18-20).
Par contre,
la direction n'a pas donné l'adresse du présent
chapitre de
Polémiques II sur la Toile, où elle l'avait
trouvé,
comme je l'avais demandé.
À titre de polémiste de
métier, cette
controverse d'amateurs
me laisse complètement indifférent. La question
débattue
serait de savoir si Monique LaRue est raciste dans ce texte
discutant de propos
xénophobes attribués à un écrivain
anonyme. Selon
Pierre Foglia (la Presse, 16 août 1997, p. A5), par
exemple, il
suffisait, pour le savoir, soit de poser la question à
l'UNEQ, soit de
l'interroger (il se serait informé auprès de son
collègue
Réginald Martel). Personne n'échappe jamais au
racisme, ce dont on
est d'autant plus conscient que l'on est intelligent et instruit.
Il suit que les
intellectuels, heureusement, ne produisent pas souvent des textes
ou des oeuvres
racistes et sont bien peu à le faire volontairement et en
connaissance de
cause. Bref, il n'y a pas beaucoup de chance pour que Monique
LaRue soit
raciste et
beaucoup moins encore qu'elle s'affiche telle. Il faut donc
être sans
dessein pour se livrer à la controverse à ce
sujet.
Le texte de la conférence de Monique
LaRue, lui, est
profondément
raciste, comme je l'explique ici et pour des raisons que tout le
monde a
ignorées, bien entendu, à commencer par la
rédactrice de la
conférence. La conclusion que je tire aujourd'hui de ce
faux débat
est importante, passionnante et terrifiante : c'est
évidemment sans le
savoir que nous sommes le plus profondément et
sincèrement racistes,
que nous risquons à tout moment de l'exprimer avec d'autant
plus de force
que nous l'ignorons et que nos oeuvres (textes, faits et gestes)
peuvent l'être
de manière éclatante à notre insu.
L'inconscient existe et
son expression ne me choque jamais chez les autres, au contraire,
surtout s'il
s'agit évidemment d'un inconscient collectif, le mien.
En revanche, je suis choqué qu'un
journal comme le
Devoir se soit
porté aveuglément à la défense de
Monique LaRue, la
romancière, comme si elle n'était pas la
rédactrice de
l'Arpenteur et le navigateur. Bien plus, il est
particulièrement
choquant que le journal qui s'est fait le champion de la
romancière lui
laisse le dernier mot, alors même qu'elle n'a absolument rien
à dire
au sujet du texte de sa conférence. Au contraire, elle nous
fait part de
ses états d'âme sensible en nous apprenant une seule
chose, en tout
et pour tout, à savoir qu'elle retire sa poursuite en
diffamation,
accusation qu'elle maintient pourtant. Honte à elle, honte
au
Devoir.
Monique LaRue renonce, « pour des
raisons
personnelles »,
à sa poursuite en diffamation. Cela n'a qu'un nom :
c'est perdre son
procès. Lorsqu'on lance une action judiciaire, ne serait-ce
que par une
seule mise en demeure, il n'y a que trois issues possibles. On a
gain de cause ou
on perd, si l'on n'arrive pas, troisième possibilité,
à une
entente hors cours. Conclusion : Monique LaRue a perdu. Que
le
Devoir laisse le dernier mot à la perdante qu'il a
défendue,
c'est immoral. Inversement, tous les intellectuels ayant pris fait
et cause pour
la position éditoriale du Devoir, comme celui-ci,
doivent
évidemment des excuses à Ghila B. Sroka —
puisque
mise en demeure a
été faite par Monique LaRue, et qu'elle a fini par
renoncer aussi
bien à une injonction pour empêcher la distribution de
Tribune
juive qu'à une poursuite en diffamation. Il ne s'agit
plus d'une
conférence, d'un livre, d'un article, ni de quoi que ce soit
d'intellectuel.
Il s'agit d'actions en justice. Lorsqu'on se lance dans ce cirque,
on en porte
toute la responsabilité et tout l'odieux, s'agissant
de questions intellectuelles. On ne
peut plus avoir le dernier mot lorsque l'on perd sa cause ou
finit par y
renoncer, ce qui est la même chose.
C'est en raison de l'évidente
immoralité du
Devoir que j'ai
acheté le petit livre en question. J'ai donc lu
l'Arpenteur et le
navigateur le 17 août 1997. Ce texte est
profondément raciste,
alors que son auteure ne l'est pas. J'explique ce paradoxe.
TdM —
TGdM
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