Les interventions du redoutable polémiste (nous le sommes tous) restent généralement sans réplique, malheureusement, ses victimes n'éprouvant pas le besoin qu'on mesure davantage la justesse de la critique et c'est bien dommage, cela nous permettrait de rire encore un peu, car si le polémiste est intervenu, c'est évidemment parce que ce n'était pas drôle du tout. La formule : polémique = réplique (pamphlétaire (sans réplique)).
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Polémiques II

Guy Laflèche,
Université de Montréal

Le racisme de l'Arpenteur et le navigateur (1996) de Monique LaRue  : le scandale de la dernière « mise au point » de Monique LaRue dans le Devoir du 13 août 1997.

Le nationalisme de la littérature nationale

      Pour moi, pour à peu près tous les lecteur du journal, l'histoire commence dans le Devoir. Au printemps 1997, la directrice Lise Bissonnette a donné pour titre à sa chronique hebdomadaire « Un cauchemar » pour faire la promotion de « la plus courageuse des discussions du problème qu'[elle] fuyait. L'Arpenteur et le navigateur, poursuivait-elle, est le titre d'une grande [sic] conférence de la romancière Monique LaRue, prononcée au CETUQ [Centre d'études québécoises de l'Université de Montréal] l'année dernière dans le cadre de rencontres subventionnées personnellement par un financier québécois très transculturel, Stephen Jarislowsky, et qui explorent les infinies complexités de l'identité culturelle et littéraire » (26/27 avril 1997, p. B3).

      Le problème en question était celui de « l'appartenance » à la « littérature nationale ». Que ne nous traverse-t-il pas l'esprit, nous lecteurs : je me suis tout de suite dit que Lise Bissonnette aurait avantage à suivre mes cours sur cette question ! plutôt que de lire les conférences du CETUQ où les généreux donateurs ont l'art de créer des discussions sur des problèmes qui n'existent même pas, comme le « transculturel ». Par ailleurs, la conférence en question n'a pas été prononcée, faute de public, en mars 1996. Mais elle a été publiée par la subvention Jarislowsky du CETUQ chez Fides (l'Arpenteur et le navigateur, Montréal, Fides, 1996, 30 p.), dans la collection « Les grandes conférences », d'où l'adjectif inattendu repris par Bissonnette.

      Ce que les lecteurs de sa chronique ne pouvaient deviner à ce moment, c'est que Lise Bissonnette répliquait à un article qu'elle n'identifiait pas. Un virulent pamphlet de Ghila B. Sroka paru dans Tribune juive, en mars 1997. Celui-ci tient plus de la crise de nerf que du compte rendu, il est vrai, mais on ne saurait lui répliquer dans un éditorial culturel du Devoir sans l'identifier clairement, étant donné le pouvoir et l'autorité que l'on met en jeu. Or, l'éditorial en question, sous forme de compte rendu, est en réalité un éloge dithyrambique, tandis que son titre en fait un plaidoyer pour la conférencière. En tout cas Lise Bissonnette se rangeait du côté de Monique LaRue et prenait sa défense contre Ghila B. Sroka, accusée de prêter à la conférencière les propos de l'écrivain anonyme (je vous parle de cet imbécile dans un instant) qu'elle avait rapportés et qu'elle aurait réfutés « avec tant de force » dans un « texte d'une rare nuance ». L'important n'est pas de savoir si Lise Bissonnette sait lire, mais simplement de constater qu'elle lançait une attaque contre une personne qu'elle n'identifiait pas. On appelle cela un coup de cochon.

      Un débat s'ensuit donc, dont les échos ont été fort nombreux dans le Devoir, presque toujours à la défense de Monique LaRue. Or, après des mois de polémique, voici que celle-ci prétend exposer pour finir, dans les pages du Devoir, le 13 août 1997, les « véritables enjeux » soulevés par le débat sur sa conférence l'Arpenteur et le navigateur, qu'elle nous présente elle-même à demi-mot non sans mauvaise foi comme « l'oeuvre d'une romancière » ou un « travail de créateur », c'est-à-dire une « oeuvre littéraire ». Or, tel n'est pas le cas, puisqu'il s'agit d'un essai sur la littérature québécoise, sans aucun rapport avec son travail de romancière qui aurait été cruellement entravé, voire compromis par la polémique.

      En réalité, Monique LaRue nous présente une chronologie de la controverse de son point de vue et fait une profonde profession d'affection pour la communauté juive. Pour le reste, Monique LaRue, en jouant les victimes, s'en prend de façon très abstraite à ses « détracteurs », tout en remerciant chaleureusement les « personnalités éminentes » qui se sont portées à son secours. Mais à aucun moment elle ne revient sur la nature, la portée, ni le sens du texte de sa conférence. Il n'y a donc aucune raison de lui laisser le dernier mot, étant donné la complaisance du Devoir à son égard.

      Voilà ce qui m'a incité à proposer la présente analyse critique aux lecteurs du Devoir, sans tenir compte ni du texte pamphlétaire de Ghila B. Sroka, ni du contenu d'aucun des textes parus dans le Devoir, dont plusieurs ont été publiés par mes collègues du département des études françaises de l'Université de Montréal et du CETUQ, et encore moins des textes parus au cours de l'été dans la Presse, the Gazette, Tribune juive et la Parole métèque. Mon analyse critique porte sur le texte de la conférence de Monique LaRue et rien d'autre, ni sur son auteure, ni sur les réactions qu'il a suscitées. Car en effet, Monique LaRue semble oublier qu'elle a rédigé une conférence et qu'elle en a publié le texte, dont, il me semble, elle est bien responsable.

Mais qui est donc ce xénophobe ?

      Personne n'a encore expliqué le sens profondément raciste du texte de la conférence. Pour cela, il faut d'abord isoler le faux problème posé par la mise en scène. En effet, la conférencière rapporte les propos bassement chauvins, proprement xénophobes d'un écrivain anonyme qui se plaignait de ce que trop d'immigrants fraîchement débarqués au Québec s'improviseraient écrivains pour occuper finalement une place démesurée dans nos institutions littéraires, accumulant prix, bourses et subventions pour des oeuvres qui n'auraient rien à voir avec la « culture québécoise ».

      Deux questions se posent. La première est de savoir qui est cet imbécile. Il s'agit d'un écrivain québécois francophone que la romancière nous présente comme un de ses amis ayant fait partie avec elle d'un jury à l'automne 1995 et qu'elle rencontrait alors dans les lancements. En tout cas, cet individu est indépendantiste et elle a soin de préciser : « L'écrivain dont je vous parle n'est ni un fasciste ni un imbécile ni un insensible [sic]. Il n'est pas non plus isolé, ni sans influence » (p. 12). Bien des écrivains influents doivent se sentir visés. Car de deux choses l'une, ou bien cet énergumène existe, se reconnaît et ne peut s'expliquer, ou bien la romancière prétendra l'avoir inventé (ce que dément la lecture de son texte), mais dans les deux cas le procédé est odieux. On ne peut faire témoigner les absents (précisément parce qu'on peut les inventer ou leur inventer des propos !) : c'est un principe de droit élémentaire.

Cette xénophobie est-elle répandue ?

      La seconde question porte sur la généralisation incroyable que se permet Monique LaRue lorsqu'elle prétend que les idées de ce niaiseux sont monnaie courante dans le milieu. Outre que c'est une évidente fausseté, il s'agit là d'une calomnie et d'une diffamation sans nom. Ce n'est pas Tribune juive, c'est l'UNEQ qui doit exiger des excuses au nom de la majorité de ses membres, tous les écrivains mâles en situation de tutoyer la fabulatrice.

      Voilà pour la xénophobie, qui est un évident faux problème dans toute cette affaire, puisqu'elle concerne les propos supposés d'un triste individu que la conférencière a le front de prétendre représentatif de nos écrivains.

      Dans le cadre de cette mise en scène, elle oppose en les modulant d'une manière proche de la névrose l'acceptation et la dénégation, la dénégation qu'elle n'a pas su exprimer à son interlocuteur, à cause précisément de l'approbation qu'elle donne en même temps à une part de ses propos, refus et acceptation qu'elle nuance par touches successives jusqu'à produire l'image de l'écrivain traditionnel, l'arpenteur de notre mémoire collective, et celle de l'écrivain novateur, le navigateur qui anticiperait et imaginerait le futur du Québec, parmi lesquels devraient se situer, on se demande bien pourquoi, nos nouveaux Québécois et, avec eux, nous tous, l'avenir de la littérature québécoise. Si l'on croyait cette vision complexe, c'est que j'essaie de rendre compte d'une réflexion vague et confuse, comme tout discours névrotique. À force de nuances, d'explications et de restrictions, on finit par ne plus savoir que toute l'analyse repose sur une conception radicalement raciste de la littérature nationale du Québec.

La dimension nationale de l'oeuvre littéraire

      Comme professeur de littérature québécoise et de littérature française, comme spécialiste des écrits de la Nouvelle-France en particulier, j'ai été amené à réfléchir à la question dans la perspective suivante : la dimension nationale, c'est la condition littéraire, comme on le dit de la « condition humaine », c'est même la condition humaine de la littérature. Aucun texte littéraire n'y échappe : il est écrit et publié par un auteur qui se situe par rapport à un public donné, celui de l'Énéide de Virgile, celui de l'Évangile de Jean, ou celui de Réjean Ducharme et de Dany Laferrière tout aussi bien. Il ne sera pas nécessaire d'expliquer longuement que l'oeuvre reçue par ce public originel ne changera jamais, tandis que le public lui ne sera pas longtemps le même, alors pourtant que sans son public initial l'oeuvre n'existerait pas. C'est le champ symbolique où l'auteur l'a produite.

      Et toute littérature nationale est nationaliste. Par un curieux paradoxe qui ne saurait déplaire au fervent indépendantiste que je suis, l'oeuvre de littérature québécoise la plus antinationaliste qui soit, de l'auteur le plus fédéraliste qu'on puisse trouver contribue au développement de la littérature nationale, « nationaliste » par son existence même. Pour la raison toute simple qu'il n'y a pas de littérature qui ne soit pas nationale et que toute oeuvre participe nécessairement d'une littérature nationale. Une nation a sa langue, sa culture, sa littérature. Voilà ce qui en est des oeuvres de la littérature du Québec, comme de toute autre.

      Or, il s'agit d'une institution sociale. Il faut donc ajouter qu'une littérature nationale ne se réduit pas à l'ensemble de ses oeuvres, comme aucune de ses oeuvres ne la réalise parfaitement. En revanche, les oeuvres littéraires ne sont pas plus ou moins nationales : cela n'a absolument aucun sens.

Conception raciste de la littérature nationale

      Ces présupposés, il suffit de dire que la conférence de Monique LaRue qui porte sur le sujet de la littérature nationale les ignore complètement. Pour elle, la littérature québécoise est celle des écrivains « québécois » qui doivent se situer par rapport à leurs « barrières nationales » conçues sous forme de « conscience ethnique » en regard d'une prétendue littérature « universelle » qui serait la littérature (oui, « la » littérature). Ces concepts absurdes développent un discours névrotique, je l'ai dit, parce qu'ils reposent sur une conception aberrante de la littérature nationale conçue non comme une dimension littéraire inaliénable mais comme une institution (genre « Académie des Lettres »), de sorte que la littérature nationale du Québec est présentée, dans son essence même, comme une littérature raciale, et pour bien dire raciste.

      Monique LaRue n'est manifestement pas raciste. Mais le discours qu'elle tient dans sa conférence, lui, est profondément raciste parce qu'il ignore la tautologie inhérente à toute littérature nationale : le nationalisme de la littérature nationale. C'est la littérature qui fait la nation. Un Italien, un Grec ou un Français est naturellement fier et passionné de sa littérature, avec des auteurs qu'il adore et d'autres qu'il déteste. Il en est de même pour nous, que nos romanciers s'appellent Monique LaRue ou Sergio Kokis.

      En réalité, Monique LaRue a tout simplement été piégée par la dynamique des conférences Jarislowsky du Centre d'études québécoises (CETUQ) de l'Université de Montréal. J'ai déjà dénoncé la thématique abrutissante de ces conférences en appendice à mon livre Polémiques (Laval, Singulier, 1992) dans de brefs articles du chapitre de Vulgarités intitulés « Culture québécoise » et « Transculturel ». Mais avant et depuis, les dons de Stephen Jarislowsky, sous forme de bourses d'étude, de subventions de recherche et de cycles de conférences, bourses, subventions et conférences aux sujets prédéterminés par le généreux donateur, auront eu pas mal plus d'impact que mes critiques. Il faut bien dire justement que ce n'est pas moi que l'on ferait discourir sur « la question de la transculture, qui est l'objet de ces conférences » (p. 5). Sur un sujet aussi bête, peut-on dire autre chose que des sottises? Vous ne voudriez pas plutôt une conférence sur la culture et la littérature québécoises ?


Appendice

      J'ai adressé la première version ce texte au Devoir à la fin du mois d'août 1997. Il n'a pas été retenu alors même que je m'en prenais à l'attitude du journal qui laissait le dernier mot à Monique LaRue, le 13 août — et qui précisément le lui laissait en censurant mon analyse.

      En conséquence, je l'ai mis en orbite ici même peu après, d'où il a été diffusé sans ma permission, dans d'autres fichiers télématiques de la Toile.

      En revanche, c'est avec ma permission qu'il est paru (sous sa première version, celle qui n'a pas été retenue par le Devoir) dans Tribune juive en 1998 : « Le racisme de l'Arpenteur et le navigateur par Monique LaRue » (vol. 15, no 5, p. 18-20). Par contre, la direction n'a pas donné l'adresse du présent chapitre de Polémiques II sur la Toile, où elle l'avait trouvé, comme je l'avais demandé.

      À titre de polémiste de métier, cette controverse d'amateurs me laisse complètement indifférent. La question débattue serait de savoir si Monique LaRue est raciste dans ce texte discutant de propos xénophobes attribués à un écrivain anonyme. Selon Pierre Foglia (la Presse, 16 août 1997, p. A5), par exemple, il suffisait, pour le savoir, soit de poser la question à l'UNEQ, soit de l'interroger (il se serait informé auprès de son collègue Réginald Martel). Personne n'échappe jamais au racisme, ce dont on est d'autant plus conscient que l'on est intelligent et instruit. Il suit que les intellectuels, heureusement, ne produisent pas souvent des textes ou des oeuvres racistes et sont bien peu à le faire volontairement et en connaissance de cause. Bref, il n'y a pas beaucoup de chance pour que Monique LaRue soit raciste et beaucoup moins encore qu'elle s'affiche telle. Il faut donc être sans dessein pour se livrer à la controverse à ce sujet.

      Le texte de la conférence de Monique LaRue, lui, est profondément raciste, comme je l'explique ici et pour des raisons que tout le monde a ignorées, bien entendu, à commencer par la rédactrice de la conférence. La conclusion que je tire aujourd'hui de ce faux débat est importante, passionnante et terrifiante : c'est évidemment sans le savoir que nous sommes le plus profondément et sincèrement racistes, que nous risquons à tout moment de l'exprimer avec d'autant plus de force que nous l'ignorons et que nos oeuvres (textes, faits et gestes) peuvent l'être de manière éclatante à notre insu. L'inconscient existe et son expression ne me choque jamais chez les autres, au contraire, surtout s'il s'agit évidemment d'un inconscient collectif, le mien.

      En revanche, je suis choqué qu'un journal comme le Devoir se soit porté aveuglément à la défense de Monique LaRue, la romancière, comme si elle n'était pas la rédactrice de l'Arpenteur et le navigateur. Bien plus, il est particulièrement choquant que le journal qui s'est fait le champion de la romancière lui laisse le dernier mot, alors même qu'elle n'a absolument rien à dire au sujet du texte de sa conférence. Au contraire, elle nous fait part de ses états d'âme sensible en nous apprenant une seule chose, en tout et pour tout, à savoir qu'elle retire sa poursuite en diffamation, accusation qu'elle maintient pourtant. Honte à elle, honte au Devoir.

      Monique LaRue renonce, « pour des raisons personnelles », à sa poursuite en diffamation. Cela n'a qu'un nom : c'est perdre son procès. Lorsqu'on lance une action judiciaire, ne serait-ce que par une seule mise en demeure, il n'y a que trois issues possibles. On a gain de cause ou on perd, si l'on n'arrive pas, troisième possibilité, à une entente hors cours. Conclusion : Monique LaRue a perdu. Que le Devoir laisse le dernier mot à la perdante qu'il a défendue, c'est immoral. Inversement, tous les intellectuels ayant pris fait et cause pour la position éditoriale du Devoir, comme celui-ci, doivent évidemment des excuses à Ghila B. Sroka — puisque mise en demeure a été faite par Monique LaRue, et qu'elle a fini par renoncer aussi bien à une injonction pour empêcher la distribution de Tribune juive qu'à une poursuite en diffamation. Il ne s'agit plus d'une conférence, d'un livre, d'un article, ni de quoi que ce soit d'intellectuel. Il s'agit d'actions en justice. Lorsqu'on se lance dans ce cirque, on en porte toute la responsabilité et tout l'odieux, s'agissant de questions intellectuelles. On ne peut plus avoir le dernier mot lorsque l'on perd sa cause ou finit par y renoncer, ce qui est la même chose.

      C'est en raison de l'évidente immoralité du Devoir que j'ai acheté le petit livre en question. J'ai donc lu l'Arpenteur et le navigateur le 17 août 1997. Ce texte est profondément raciste, alors que son auteure ne l'est pas. J'explique ce paradoxe.


TdMTGdM