Les interventions du redoutable polémiste (nous le sommes tous) restent généralement sans réplique, malheureusement, ses victimes n'éprouvant pas le besoin qu'on mesure davantage la justesse de la critique et c'est bien dommage, cela nous permettrait de rire encore un peu, car si le polémiste est intervenu, c'est évidemment parce que ce n'était pas drôle du tout. La formule : polémique = réplique (pamphlétaire (sans réplique)).
L'éléphant de porcelaine L'arpenteuse du racisme La brouillonnologue de la CGMM Notre critique et sa poésie
Les fulminations de Dominique Deslandres, de René Latourelle et de Robert Toupin contre le « Mythe contemporain Laflèche »

Polémiques II

Guy Laflèche,
Université de Montréal

Table

Notre littérature étrangère

      Avec un titre volontairement provocateur (1) — « Notre poésie » (le Devoir, 24 septembre 2000) —, Gilles Marcotte aura donné à son compte rendu de la dernière anthologie de la poésie française de la « Bibliothèque de la pléiade » des allures de combat politique d'arrière-garde, ce qui ne méritait aucune mise en garde.

      Malheureusement, Noël Audet (5 octobre 2000) et François Hébert (24 oct.), se méritant des « répliques » du chroniqueur, n'auront réussi qu'à favoriser la polémique (2), comme si la question insipide pouvait en donner lieu.

L'universitaire

      Gilles Marcotte utilise bien entendu ses munitions de professeur d'université pour intéresser les lecteurs du Devoir à ses chroniques (3).

      Il n'y a pas moins de vingt ans, j'ai organisé avec André Brochu et Jean-Pierre Duquette un colloque de l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (ACFAS) au sujet de la recherche québécoise sur la littérature française. Ce fut un débat encore animé, pour des idées pourtant déjà un peu anachroniques.

      On en a fait un ouvrage intitulé Dix ans de recherche québécoise sur la littérature française (1970-1979), avec un article d'André Brochu qui présentait la réception « québécoise » de la littérature française, un article percutant de Pierre Boissonnault et Vital Gadbois sur la piètre qualité de l'enseignement de la littérature française au Québec, et des articles complémentaires du poète Gilles Hénault, s'interrogeant sur la place de l'écrivain québécois dans la littérature française, et du critique Jean-Louis Major, s'interrogeant lui sur la place de la critique française dans l'analyse de la littérature québécoise.

L'anachronisme

      Il y a vingt ans de cela. Je vous transcris la conclusion de ma propre intervention, qui donne son titre à la présente « réplique ».

      « Certes, la littérature française constitue le verso de notre texte national et il n'est pas question de tourner la page. Il y a quinze ans, lorsque Parti pris a imposé l'attribut « québécois » à un corpus littéraire, je me souviens très bien de l'attitude angoissée des professeurs de littérature qui, au collège, devaient « défendre » une part essentielle d'eux-mêmes, nos romanciers, Mauriac, Bernanos, Camus ou Sartre, tandis qu'on lisait le premier roman d'André Major ou d'Hubert Aquin. À dix ans de cette belle époque, un professeur d'une université canadienne me confiait cette découverte qui l'avait scandalisé : les étudiants québécois auxquels il avait été invité à donner un cours sur la littérature française la considérait comme une littérature « étrangère » !

      « Et, en effet, ce qui fut notre littérature est bel et bien devenu en dix ou quinze ans une littérature étrangère. Parce que nous avons appris à écrire, parce que nous avons appris à lire — et à lire la littérature française. De la même manière, il est évident que durant toute la décennie qui nous a occupés ici (1970-1979), la recherche s'est surtout concentrée sur la littérature québécoise au détriment de la littérature française, mais la recherche sur la littérature française y aura gagné un regard neuf et certainement plus juste. La littérature française n'en sera bien entendu jamais affectée, ni même ici, où elle risque simplement d'être mieux comprise et aimée. Notre littérature étrangère (4)  ».

Le combat politique

      Gilles Marcotte croit bon d'évoquer une « amie » à sa défense et de nous dire que la littérature québécoise a ses chacals (avec toute la liste des exceptions des mots qui ne font pas Ô Canada au pluriel). En ce qui nous concerne tous, nous ne devons pas oublier en effet qu'il n'en est pas à un anachronisme près, ayant probablement été le dernier, dans la logique des Pierre Trudeau et Gérard Pelletier, à désigner sous le nom de « canadienne-française » la littérature québécoise (5).

      En deux mots, car c'est très simple, le premier enseignement de la socio-critique implique que la dimension sociale (6) est la condition littéraire (comme on le dit de la condition humaine). On peut expliquer assez simplement que les textes anciens (la Chanson de Roland ou, mieux, l'Odyssée) peuvent être aussi difficiles à interpréter correctement que les textes qui nous sont éloignés, séparés par l'Atlantique (par exemple), comme le sont pour nous ceux qui s'écrivent actuellement en France.

      Autre chose, même sujet (7) . S'il faut des imprésarios et beaucoup d'énergie pour que nos chanteurs réussissent outre-Atlantique, je ne vois vraiment pas pourquoi ni comment on imposerait aux Français un rayon de « littérature québécoise » dans leurs librairies. Il me semble qu'il faudrait garder le sens des proportions (8). Quand Flaubert publiait Madame Bovary (littérature on ne peut plus française), nous voyions paraître au Québec la Terre paternelle (9) de Patrice Lacombe (littérature québécoise). Surtout si j'étais proche des catholiques ultramontains qui ont empêché qu'on lise Flaubert, et si j'avais enseigné les vertus de notre Patrice Lacombe national, je serais un peu gêné de proclamer : « Flaubert, notre romancier ! ».

      Car il faut le dire, Virgile, Dante, Shakespeare et Cervantès n'appartiennent plus à personne, Racine non plus, mais Flaubert et Lacombe, oui, encore. Comme aujourd'hui Claude Ollier et Gérard Bessette, romanciers, ou François Merlo et Jean Charlebois, poètes.

      Quel intérêt, autre que politique, Gilles Marcotte aurait-il à brouiller les pistes ? Absolument aucun. Et c'est bien cela, la « politique ».

      Guy Laflèche
      24 octobre 2000


      J'ai adressé ce texte au journal le Devoir, pour sa page « Idées », le 24 octobre 2000, comme réaction à la « réplique » de Gilles Marcotte parue à la suite de l'intervention de François Hébert, le même jour. Il n'a pas été retenu et paraît ici pour la première fois. Voilà qui me donne l'occasion de le revoir et de le développer en lui ajoutant les notes et les commentaires qui suivent.

      Mais avant, voici la lettre que j'ai adressée au journal pour son courrier des lecteurs.

Lettre au Devoir

      Le 16 novembre 2000.

      redaction@ledevoir.com
      Lettres au Devoir

      Madame, monsieur,

      J'ai suivi la consigne et n'ai pas écrit ou téléphoné à la rédaction pour savoir pourquoi on ne publiait pas ma réaction à la réplique de G. Marcotte, suite à celle de F. Hébert, troisième état du débat sur « Notre poésie » française.

      En revanche, je vous prierais de bien vouloir publier maintenant dans votre section des « Lettres » celle qui suit.

      Je suppose qu'il ne me sera pas interdit de faire savoir à ceux qui sont comme moi lecteurs du journal que vous dirigez que j'ai rédigé cette réplique et qu'ils peuvent même la lire sur Internet, développée en long et en large.

      Les coordonnées où vous pouvez me rejoindre très facilement suivent l'expression de mes meilleurs sentiments,

      Guy Laflèche,
      professeur titulaire,
      Université de Montréal,
      514-343-xxxx (ma boîte vocale à l'Université).

      Domicile : ... adresse et téléphone suivaient.


Lettre au Devoir

Notre littérature étrangère

      J'espère que la direction de notre journal me permettra de m'adresser aux lecteurs intéressés à la littérature et qui comme moi ont été surpris ou choqués du titre que Gilles Marcotte a donné le 24 septembre à son compte rendu de l'anthologie de la poésie française publiée par Gallimard dans sa collection de la Bibliothèque de la pléiade, « Notre poésie », avec le plaidoyer éditorial qu'on trouvait dans son dernier paragraphe.

      Noël Audet a répliqué sous le titre « Notre Marcotte » le 5 octobre, ce qui a permis à Marcotte d'affirmer, et je cite, que « la littérature québécoise n'a pas de nature propre ». François Hébert a répliqué à son tour le 24 octobre, ce qui a encore permis à Marcotte, dans une réplique qui ne faisait pas moins de la moitié du texte auquel il répondait, de développer son argumentation sous le titre « Nos littératures ». Professeur de littérature québécoise et de littérature française à l'Université de Montréal, et spécialiste de la littérature coloniale de la Nouvelle-France, je suis particulièrement intéressé par la problématique de la littérature nationale en regard de la littérature étrangère qui nous est en apparence la plus proche, « notre littérature étrangère », la littérature française. Aussi ai-je réagi aussitôt, le 25 octobre, à la réplique du chroniqueur du Devoir.

      La direction n'a pas jugé bon de publier ma réaction. J'ai donc pris quelques heures de mes loisirs pour la développer en un essai d'une trentaine de pages dont j'ai fait un nouveau chapitre de mon recueil d'articles en cours de publication sur la Toile. Cet essai porte exclusivement sur trois textes parus dans le Devoir et développe un texte d'opinion adressé à la page « Idées » du journal. Les lecteurs intéressés le trouveront à l'adresse suivante :

< www.Singulier.info/po/no.html >

      Puisque la direction de notre journal a décidé de clore la polémique en laissant le dernier mot à son chroniqueur, j'invite les lecteurs à poursuivre le débat dans mes fichiers télématiques où je serai heureux d'accueillir leurs interventions.

      Guy Laflèche,
      Université de Montréal
      guy.lafleche@umontreal.ca
      16 novembre 2000


      Le Devoir n'a pas donné suite à cette demande.

      Ce n'est pas trop surprenant, bien entendu, puisque précisément, comme je m'en explique plus bas, la réplique censurée par le journal était de l'ordre des réactions catégoriques. Le chroniqueur du Devoir n'a pu opposer cette fois-ci, bien sûr, la moindre réponse écrite à mon texte, de sorte que la rédaction a dû, je suppose, s'en tenir à des raisons inavouables, pour ne pas me publier, des raisons qu'on ne publie pas.

      Vous pensez bien qu'elle ne va pas maintenant le reconnaître honnêtement à la face de ses lecteurs si elle n'y est pas forcée.



(1) Une provocation

      J'avais d'abord écrit « un titre polémique ». L'adjectif était mal choisi : c'est « provocateur » qui convient. La preuve en est que ce titre, « Notre poésie », n'a aucun rapport avec le compte rendu de l'Anthologie de la poésie française de la « Bibliothèque de la pléiade » (Paris, Gallimard, 2 vol.). À tel point que le chroniqueur constate, à la dernière phrase !, curieusement, que la poésie québécoise n'y occupe aucune place, ce qui est assez normal, puisqu'il ne s'agit pas d'une anthologie de la poésie francophone ou d'expression française, mais bien de la poésie française. « Français » : l'adjectif a ici son sens plein ou déterminatif (« Anthologie de la poésie de France ») et non son sens second ou qualificatif (« Anthologie de la poésie en français », « de langue française »), sinon il faudrait le dire, comme l'éditeur aurait dû le faire pour la petite anthologie publiée dans la collection « Poésie » de Gallimard (Anthologie de la poésie [de langue] française du XXe siècle]. Mais l'important est de savoir que Gilles Marcotte ne traite pas de cette question incidente dans le compte rendu intitulé incorrectement « Notre poésie ».

      Selon Noël Audet, pour qui Gilles Marcotte est un « maître de la critique québécoise » et un « excellent critique », il s'agit d'une « belle recension ». Non seulement je ne partage nullement ces opinions, mais le dernier éloge est déplacé, notamment en regard du jeu sur le « cadeau de Noël » offert à la « cousine universitaire » au « joli visage studieux », avec l'« effet dans la bibliothèque du salon » des deux volumes de la « Pléiade ». Gilles Marcotte prend vraiment les lecteurs du Devoir pour des demeurés. Et des ignorants, car il y a bien vingt-cinq ans que les volumes de la « Bibliothèque de la pléiade » sont des ouvrages populaires préparés par des universitaires. Et, comme c'est souvent le cas de la critique journalistique, le compte rendu nous en apprend plus sur Marcotte que sur l'ouvrage en question, à commencer par le simple fait qu'il puisse se demander si Brassens et Ferré méritaient d'y figurer ! mais sans nous dire la place et le statut qu'y occupe la chanson, la forme la plus populaire de la poésie moderne, car ce qui est en cause, ce sont les idées et les passions des deux poètes en question, qu'on imagine assez mal partagées par « notre » Gilles Marcotte.

      Bref ce mauvais titre d'un mauvais compte rendu ne se trouve justifié que par le dernier alinéa, en forme de manifeste. Un plaidoyer qui n'a pas sa place dans un compte rendu critique sur un tout autre sujet. Il vaut la peine de relire et de commenter mot à mot ce petit alinéa paru dans le Devoir du 23-24 septembre 2000 (p. D2) :

      « La voici donc, notre poésie (a), depuis ses lointains commencements jusqu'à ses plus récentes manifestations. Je dis bien notre poésie, puisque la poésie est affaire de langue (b), et que la langue française, jusqu'à nouvel ordre, demeure la nôtre. M. Chirac n'est pas notre président, ni M. Jospin notre premier ministre, mais la poésie de France nous appartient (c), comme Shakespeare appartient aux Américains (d), Cervantès aux Argentins (e). Il existe aussi des poètes de langue française qui nous appartiennent plus particulièrement, et qui auraient mérité une petite place (il ne l'ont pas) dans l'Anthologie de la « Pléiade » (f). On n'insistera pas. (g) »

(a) Tout le compte rendu portait jusqu'ici sur la poésie française, qui est l'objet de l'anthologie. L'adjectif possessif (« notre » poésie à nous, Québécois) qui apparaît maintenant produit un court-circuit, comme si la poésie française n'était pas la poésie de la France, produite et publiée en France.

      Entre le titre du compte rendu et cet alinéa, il n'y a pas la moindre idée qui puisse justifier le sujet du plaidoyer qui commence. Je sais bien que les journalistes ne suivent pas mes cours et ne sont pas tenus de savoir qu'un résumé, un compte rendu et un compte rendu critique sont trois activités qui s'impliquent, progressivement, mais qu'aucune d'entre elles n'échappent aux règles de leur imbrication progressive. Dans le Devoir comme ailleurs, on trouve bien entendu des journalistes qui allongent leurs « papiers » de présentations, de digressions et de diverses rallonges destinées à remplir la page ou la chronique. Un étudiant de première année de baccalauréat apprend qu'on ne doit jamais le faire « si l'on n'est pas payé pour ». Lorsque je demande un compte rendu critique de l'Anthologie de la poésie française de la « Bibliothèque de la pléiade », je demande un résumé, un compte rendu et une analyse critique, pas de rallonges. À moins de se prendre pour Pierre Foglia ou Josée Blanchette, des personnages de chronique qu'on lit précisément pour les rallonges, pas pour connaître l'Anthologie de la poésie française de la « Bibliothèque de la pléiade ».

(b) Non, la poésie n'est pas « affaire de langue », vraiment pas. C'est une « affaire de langage », le langage poétique. D'ailleurs, le langage poétique transcende les littératures nationales qui peuvent, elles, pourquoi pas ?, s'exprimer dans plus d'une langue, notamment dans les pays qui ont plusieurs langues nationales.

(c) Le français n'est pas seulement la langue de la France, donc la poésie de France n'est pas seulement la poésie de la France. Ce sont les nez et les lunettes de Pangloss. Mieux : les Québécois parlent français, la littérature française est une affaire de langue française, donc la littérature française est la littérature des Québécois. Heureusement que la langue en question n'est pas l'arabe ou tout simplement l'espagnol ou l'anglais. On aura compris qu'il s'agit, pour Gilles Marcotte, de nier la dimension nationale de la littérature, la première condition de sa production. En ce sens, il faut plutôt dire que la poésie est « affaire de culture ».

(d) Il veut dire aux États-Uniens, bien entendu, excluant en particulier les Québécois, car autrement on risquerait de lui donner en partie raison.

(e) Gilles Marcotte confond la production et la consommation des oeuvres littéraires, qui sont pourtant deux activités assez distinctes ! Sans compter que Shakespeare et Cervantès sont d'assez gros morceaux. Si Gilles Marcotte veut dire par là que la littérature d'Angleterre (sans parler des littératures du Royaume Uni) est aussi celle des États-Uniens et que la littérature des Espagnols est celle des Argentins, il ne fait que répéter la proposition saugrenue qui veut que la littérature de France soit celle du Québec. Ce n'est pas un argument, mais du rabâchage. Autrement, Shakespeare et Cervantès ne sont pas moins connus au Québec que Rabelais et Montaigne, qu'on ne lit plus dans le français du XVIe siècle par ailleurs.

(f) C'est le double renversement : si la littérature de France est aussi celle du Québec, alors le contraire est vrai, la littérature québécoise étant une partie de la littérature française.

      Ce raisonnement (en c et ici) est typiquement colonial. Je l'entends au sens strict, de la naissance de toutes les littératures nationales et depuis toujours. Au moment où la littérature nationale prend forme, elle doit affronter la résistance des « métropolitains » ou des « loyalistes », qui n'ont que mépris pour la littérature des « autochtones », des « nationalistes », les concitoyens de la nation naissante. À cause de la conquête militaire, le Québec n'a jamais connu réellement cette guerre civile des institutions littéraires. Symboliquement, oui : au terme d'une gestation séculaire, couvée par le catholicisme d'État de 1860 à 1960, la littérature québécoise s'est trouvée toute faite devant les « loyalistes » du Canada anglais, le seul qui soit; pour eux, la littérature canadienne, la littérature canadienne-française et, aujourd'hui encore pour Gilles Marcotte (car il est bien le dernier survivant de cet anachronisme), la littérature québécoise est une partie de la littérature canadienne, la partie principale de la littérature canadienne-française et une petite part (forcément) de la littérature française, leur littérature. C'est la littérature du Canada français. Voilà une position politique, la négation de la littérature nationale, le refus de la nation.

      Gilles Marcotte est fédéraliste. Il est logique qu'il défende en conséquence cette position politique. Il n'en a pas moins tort. C'est la logique des mauvaises causes politiques.

(g) Ce fion me paraît une figure de rhétorique immorale, car il implique une connivence avec son interlocuteur, admettant l'évidence de l'affirmation, où l'auteur paraît épargner ceux qu'il critique précisément en s'épargnant toute analyse critique. « On n'insistera pas » ? Sous la plume de Gilles Marcotte, c'est là une des formes les plus caractéristiques de l'absence de toute critique de sa « critique littéraire », son négatif, qui consiste à oublier, faire oublier ou ne traiter que péremptoirement et sans analyse tout ce qui risquerait de l'engager à exposer ce qu'on appelle assez simplement le fond de sa pensée. Sa pensée politique, par exemple, ou ses convictions religieuses, ses choix esthétiques et, surtout, ses opinions sur les opinions contraires aux siennes.


(2) Une controverse de répliques sans débat

      Noël Audet et François Hébert ont favorisé la « polémique ». Le premier multiplie les éloges, on l'a vu, mais également les maladresses, posant que la littérature québécoise est « périphérique », que nous avons des « rapports particuliers » avec la littérature française, mêlant le « formalisme » à tout cela. François Hébert fait encore pire, puisqu'au contraire de Noël Audet (qui a au moins parfaitement raison) il se donne tort en soupesant les propos de Gilles Marcotte pour jouer les arbitres dans une prétendue polémique. Or, il n'y a pas de polémique, mais un combat d'arrière-garde sur une question insipide. Ou plutôt, il n'y aurait pas de polémique si nos deux romanciers n'avaient pas si mal répliqué au chroniqueur anachronique du Devoir avec des mises au point qui se sont méritées d'opportunes « répliques » de sa part. En bonne stratégie, une intervention polémique doit être sans réplique possible.

      C'est le cas de la mienne. Non seulement le Devoir n'a pas publiée mon intervention précisément parce qu'elle est sans réplique possible, mais cette censure douce se trouve sanctionnée par la présente publication sur la Toile. Et si l'on veut une polémique, je peux en offrir avec un plaisir qui ne sera pas dissimulé la pièce maîtresse : l'analyse critique de la pensée politique dans la « critique journalistique » de Gilles Marcotte, de ses origines à nos jours. Un régal garanti par le succès de mon Petit Manuel des études littéraires (pour une science générale de la littérature), resté sans réplique, lui, comme ce sera vraisemblablement le cas de la présente intervention. Cela s'appelle avoir raison, ce qui n'est pas le moins amusant pour le polémiste.


(3) Professeur au département des études françaises de l'Université de Montréal

      C'est à ce titre que j'ai organisé le travail de recherche et d'analyse collectif présenté ici. Je ne peux pas présupposer que l'extrait que j'en cite était précisément visé par le titre de la chronique de mon collègue à ce moment, bien que le syntagme « notre littérature étrangère » fermait mon intervention, tandis que « notre poésie » ouvrait sa chronique. Je peux seulement me sentir visé, ce qui est bien dommage, car si tel est le cas je ne peux même pas protester sur ce point. En revanche, si tel n'est pas le cas, alors il faut qu'on sache que le débat a déjà eu lieu, du 9 au 11 mai 1979, « la question de la lecture nationale d'une littérature étrangère » (comme je l'écrivais dans l'avant-propos, p. 7), et que Gilles Marcotte n'y a pas participé à ce moment. Lire sa petite salve, vingt ans plus tard, dans le titre d'une chronique du Devoir, je trouve que ce sont des munitions universitaires utilisées à tirer dans le dos ou à tirer en l'air.

      Puisque Noël Audet et François Hébert ont permis à Gilles Marcotte de mettre en place ce « débat », j'en profite donc pour me retourner, ce que je n'aurais pas fait sans cela. Je n'en suis pas moins très heureux de l'occasion.


(4) Une référence

      Dix ans de recherche québécoise sur la littérature française (1970-1979), Guy Laflèche éditeur, Montréal, Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (collection « Cahiers de l'Acfas », no 4), 1980, 146 p.

      Le texte cité, divisé ici en deux alinéas, se trouve page 105, à la fin de mon état présent sur les études québécoises du roman français de 1970 à 1979. La thèse de mon étude est qu'au cours de ces années on a d'autant mieux étudié le roman français qu'on a enfin approfondi la conclusion inéluctable du développement de la littérature québécoise, à savoir que la littérature française est celle des Français et qu'elle est donc pour nous une littérature étrangère. Et d'autant plus, paradoxalement, qu'il nous faut faire un effort pour comprendre et apprécier cette étrangeté d'une littérature étrangère qui nous paraît si familière, s'écrivant dans notre langue. Et plus encore si on laisse les « loyalistes » situer notre propre littérature dans je ne sais quelle périphérie dont nous ne serions pas le centre, par l'effet d'une loi bien légère de la gravité.

      Il faut dire que nous connaissons fort bien cette loi, puisque le « pouvoir central » qui gère nos impôts est à Ottawa, en pays étranger, le Canada. Les Québécois ont donc l'habitude d'être en périphérie !


(5) Une stratégie politique louvoyante
confuse et mal écrite

      Voilà l'essentiel de la réplique de Gilles Marcotte à François Hébert présenté comme un éminent spécialiste de la confusion dans « notre littérature à nous ». Je laisse l'injure sans réplique mais si tel était le cas, le maître d'Hébert doit être Marcotte ! maître ès confusion. Un véritable magicien de l'entourloupette. Ainsi publie-t-il une réplique à la réaction de François Hébert qui ne « constitue donc pas une réponse à François Hébert ». Faut le faire. Mais comment cela est-il possible ? La faute en est à l'éminent spécialiste de la confusion (le premier, pas le maître) : Hébert l'a mal cité (isolant des « mots » sur divers « sujets » de ses textes, notamment dans une phrase qui résume parfaitement bien, à mon sens, sa dénationalisation de Miron, thèse délicieusement délirante s'il en est, qu'Hébert reprend à son compte, Marcotte la jugeant alors « sublimement délirante »); c'est donc un éminent spécialiste de la confusion, il est par conséquent impossible de discuter avec lui. Il suit que la réplique de Marcotte n'est pas une réponse à Hébert; nous ne sommes pas dans un débat (« Ce serait trop long », disait-il déjà à Audet), mais au Théâtre de la Controverse, spectacle pour enfants, où Gilles Marcotte nous déclame sa tirade ou sa réplique théâtrale. Et nous sommes dans la tragédie pas dans la comédie. Or, la réplique en question, on va le voir mot à mot, consiste à enfiler des perles de confusion. Elle accompagne l'intervention de François Hébert dans le Devoir du 24 octobre 2000 (p. A7). Attention, la voici :

      « Si j'ajoute ici quelques lignes, dans ce qui ne constitue donc pas une réponse à François Hébert (h), c'est pour rappeler, à l'intention des lecteurs de bonne foi, ce que j'écrivais dans ma chronique intitulée « Notre poésie ». J'y parlais, on s'en souviendra peut-être (i), d'une grande anthologie de la poésie française publiée récemment dans la « Pléiade ». « Notre poésie, disais-je en insistant sur le premier mot, puisque la poésie est affaire de langue (b) »; et j'ajoutais plus loin que « la poésie française nous appartient, comme Shakespeare appartient aux Américains (d), Cervantès aux Argentins (e) ». C'est là, me semble-t-il, une affirmation de simple bon sens (j). Nos librairies, nos bibliothèques sont pleines de livres français (k), écrits en France (l). Nous n'étudions pas la littérature française, que je sache, comme une littérature étrangère. Nous entretenons avec elle des relations de familiarité que n'ont pas, par exemple, les Américains (d), les Russes ou les Islandais lorsqu'ils s'adonnent à son étude; nous y sommes chez nous (m), à quelques nuances près (n). Ce n'est pas dire qu'il n'existe pas une littérature québécoise. Elle a ses auteurs, ses maisons d'édition, ses subventions, ses distributeurs, ses critiques, ses bals, ses carnavals, ses chacals, ses prix et même des lecteurs. Cette littérature me tient à coeur, j'y ai même un peu travaillé (o). Mais je puis habiter à la fois l'une et l'autre, la française et la québécoise, sans déchirement, voire inclure la seconde dans la première, à l'occasion (p), et affirmer tranquillement que je lirais mal la seconde si je ne me nourrissait également de la première (q). Elles sont toutes deux miennes, comme ne le sont pas (au même degré) l'américaine (d), la suédoise, la tchèque ou même [sic] la canadienne-anglaise (r).

      « Je suis désolé d'avoir à rappeler des choses aussi simples, aussi évidentes (s). Mais voilà, j'ai parlé de « notre » poésie, j'ai touché le « nous », comme me le disait une amie, je l'ai un peu déplacé, je lui ai dessiné des frontières variables, et cela ne se fait pas, c'est insupportable (t). Serions-nous si peu convaincus d'être de vrais Québécois, de purs Québécois, de fiers Québécois, qu'il nous faille réduire à une seule le nombre de nos appartenances ? (u) »

(h) Son intervention s'intitule pourtant « Réplique à François Hébert ». Toujours la même technique. À Noël Audet, il écrivait : « Deux remarques seulement. [...] Je ne discute pas du reste de la lettre. Ce serait trop long. » C'est la rhétorique immorale du « on n'insistera pas » (g).

(i) Le chroniqueur doit rappeler le « sujet » de son article, l'Anthologie de la poésie française de la « Bibliothèque de la pléiade », car il n'a aucun rapport avec le titre ni le plaidoyer qu'il va maintenant tenter d'édulcorer.

(j) C'est-à-dire que pour le « bon sens » du « lecteur de bonne foi » la poésie française est « notre poésie », puisque deux affirmations (b) et (c) sont censées en faire la preuve. On a vu que c'était inexact et pourquoi (f). Nous ne ferons encore qu'une bouchée des arguments qui suivent, Gilles Marcotte n'ayant rien retenu de ceux de Noël Audet, parfaitement justes, ceux-là.

(k) De livres en français, du moins : incontestable, notamment pour la littérature populaire et industrielle, ces romans états-uniens traduits en France et qui envahissent nos librairies et nos bibliothèques.

(l) « Livres français, écrits en France » : s'agit-il des oeuvres de la littérature française ? On doit comprendre que nous étudions et lisons au Québec la littérature française. Gilles Marcotte ne le dit pas avant la phrase suivante pour entretenir la confusion afin que le « bon sens » du « lecteur de bonne foi » oublie qu'il y a une petite différence entre lire des livres et les écrire.

(m) Être « chez nous », au Québec, ce n'est pas être « comme chez nous », en France. Le jeu de mot est destiné à édulcorer le titre (« notre poésie ») et faire oublier la thèse, que la littérature québécoise est une partie de la littérature française, entendue au sens de littérature d'expression française, où la littérature de France occuperait depuis toujours et encore aujourd'hui, le centre, de sorte que ce serait notre littérature. « Nous y sommes chez nous ». Désolé, c'est faux. « Nous y sommes comme chez nous » : c'est plus juste, car cela décrit l'illusion, surtout lorsqu'il s'agit de la littérature contemporaine des Français.

      Le plus difficile, dans mon enseignement, c'est de faire comprendre qu'il existe des plans de Paris et de Rouen et qu'on en a besoin pour suivre Jacques Revel à Bleston ! (où se situe l'Emploi du temps de Michel Butor). La ville de Paris de l'Éducation sentimentale ou celle du Père Goriot, la ville de Péribonka de Maria Chapdelaine, le New York d'Alain Robbe-Grillet et la planète Epsilon de Claude Ollier sont tous aussi éloignés du Montréal de Bonheur d'occasion, que celui-ci est fort proche du village de Saint-Jacques, de Saint-Joachin, de Macklin, sans parler de la Suisse de Prochain Épisode. Qu'y a-t-il pourtant de plus simple que le lieu ou l'espace d'une histoire ? Apprendre que cela ne se passe pas « chez nous » dans un roman français, c'est apprendre à connaître la France et sa culture. Imaginez un recueil de poèmes !

      Or, le « lieu commun » de Gilles Marcotte, présupposant qu'on est (comme) chez nous dans ce qui s'écrit en français ne tient pas : il ne faut pas beaucoup de culture pour savoir qu'un Québécois est plus à l'aise dans une oeuvre britannique que dans une hexagonale, comme dans la vraie vie, où un Montréalais se retrouve bien mieux à Hyde Park qu'au Luxembourg.

(n) Oui, nous pouvons tous lire dans le texte la littérature française moderne, puisque nous sommes francophones. Mais c'est tout aussi vrai pour les littératures d'expression française des divers pays d'Afrique du Nord. Et inversement, n'importe quel francophone peut lire dans le texte les oeuvres de la littérature québécoise. Oui, par ailleurs, les littératures francophones du monde doivent occuper une place privilégiée dans notre enseignement. La question n'est pas là, car il ne s'agit pas de savoir qui lit telle littérature de langue française, anglaise ou arabe, ou peut la lire, mais qui l'a bel et bien écrite. De quelle littérature il s'agit. C'est ce que Gilles Marcotte tente de cacher au « bon sens » du « lecteur de bonne foi ». Hé ! lecteur de bonne foi et de bon sens, on ne vous demande pas quelle poésie nous lisons, mais celle que nous écrivons, la nôtre.

(o) Ouf ! la littérature québécoise existe, il l'a même rencontrée. Voilà qui nous rassure. Pourtant Gilles Marcotte de l'avait pas encore désignée dans les sous-titres de ses recueils, ses « Essais critiques sur la littérature canadienne-française » en 1962 ou sa « Description critique de la poésie actuelle au Canada français » en 1969; il ne le fera pas avant ses « Essais sur le roman québécois d'aujourd'hui », en 1976, ce qui est bien tard. Il n'a pas peu contribué au maintient de l'archaïsme de plus en plus anachronique.

(p) « Habiter une littérature », je ne vois pas trop quel sens on peut donner à cette expression inattendue (étant donné que c'est plutôt la littérature qui nous habite...) : la lire peut-être; mais en habiter deux, c'est sûrement en avoir deux, comme ses résidences (une principale et une secondaire ?); mais il faut bientôt les « inclure » l'une dans l'autre, voilà qui est enfin clair : la littérature québécoise est à l'occasion (« à l'occasion » ? quand donc ?) une partie de la littérature française.

(q) Gilles Marcotte « lirait » mal la littérature québécoise s'il ne se « nourrissait » également de la littérature française. S'il s'agit de faire de la littérature comparée, c'est possible; mais s'il s'agit vraiment de lecture, on peut penser que l'apprentissage devrait commencer par ce qui nous est propre, immédiat ou familier. D'où le succès de la littérature québécoise pour la jeunesse depuis quelques décennies. Voyez à ce propos le jugement de valeur caché dans l'opposition des deux verbes, comme si les oeuvres de la littérature québécoise ne nourrissaient pas leurs lecteurs autant que celles de la littérature française.

(r) On remarquera que cette affirmation, présentée comme une conclusion (mais qui ne s'appuie sur aucun argument, comme on l'a vu mot à mot), est en réalité une nette édulcoration de l'affirmation originelle. De « notre poésie » on est passé à « nos deux poésies », ce qui ne veut pas dire la même chose et signifie même exactement le contraire, si on accepte de les distinguer, notre poésie (celle que nous écrivons au Québec, une part essentielle de notre littérature nationale) d'une part et la poésie française, de l'autre, « notre poésie étrangère », celle que nous lisons depuis l'école et qui fait une part essentielle de notre culture francophone.

(s) Ce qui est fort « simple » et « évident », c'est plutôt ce que l'on trouve dans mes notes, et non les perles de confusion que Gilles Marcotte enfile pour les semer à plaisir dans l'esprit de « bon sens » du « lecteur de bonne foi ». « Me semble-t-il », « affirmation de simple bon sens », « que je sache ». Toutes ces marques de la transparence logique, depuis le tout début (« la confusion est à son comble »), consiste à « confondre », c'est bien le cas de le dire, ses détracteurs, avec une série d'affirmations sans rime ni raison. Je vous illustre la rhétorique de Gilles Marcotte répliquant à Noël Audet et François Hébert en une seule phrase : je ne répliquerai pas à mes détracteurs, lecteur de bonne foi, car nous savons tous, c'est une affirmation de bon sens, me semble-t-il, que la lune est un satellite de la terre, à ce que je sache, et je suis désolé d'avoir à le rappeler.

(t) Le moins que l'on puisse dire, c'est que les jugements de son amie ne sont vraiment pas très clairs. Qu'est-ce donc que « toucher le nous », le « déplacer », lui « dessiner des frontières variables » ? Ce n'est pas clair : peut-être sa bonne amie a-t-elle voulu lui faire comprendre que son titre était déplacé ? En tout cas, le pronom « nous », dans le contexte, désigne les Québécois, et nous savons tous ce qui en est, question de frontières. Alors à quoi riment ces idées, s'agissant de désigner la littérature française comme « nôtre » ?

(u) « Nos appartenances » : ce qui nous appartient, nos possessions (et en particulier la littérature que nous écrivons), ce n'est pas la même chose que nos appartenances, et en particulier, dans les circonstances, nos appartenances aux diverses factions sociales, politiques et idéologiques entre lesquelles se répartissent les Québécois, voire parfois leur « appartenance nationale ». Tout cela est fort mal écrit, puisque ce n'est même plus du français. Le lecteur de Gilles Marcotte doit comprendre que nous « appartenons » à (sic : il s'agit bien de nos appartenances, c'est-à-dire que nous sommes appartenus par) deux littératures, que nous en avons deux, ce qui est mieux que d'en n'avoir aucune (qui vaille), le chroniqueur invitant son lecteur de bon sens et de bonne foi à les « habiter », comme il le fait lui-même « sans déchirement », « tranquillement », toutes les deux et l'une dans l'autre. Depuis la proposition rassurante « ce n'est pas à dire qu'il n'existe pas une littérature québécoise », derrière l'exposé de plus en plus confus qui finit par dévoyer le sens des mots, tout le plaidoyer est celui, enfantin, du « je n'ai rien fait de mal, puisque j'ai rien fait du tout ». « Notre poésie », cela ne voulait rien dire, sinon que nous lisons la littérature française au Québec et que nous l'aimons beaucoup. Un peu plus et il prétendrait avoir écrit notre poésie française, « notre » poésie étrangère. Surtout, surtout, il n'y avait rien, absolument rien de provocateur dans ce titre anodin. Conclusion : il faut vraiment être imbécile pour en faire tout un plat. Bien sûr, Gilles Marcotte n'écrit rien de tel de Noël Audet et de François Hébert, mais il sait le suggérer au bon sens de son lecteur de bonne volonté, avec une rhétorique tellement perfide qu'elle ne s'exprime plus en français. Voilà ses détracteurs accusés de « réduire à une seule le nombre de nos appartenances »...

      C'est d'autant moins compromettant que cela ne veut rien dire.


(6) La littérature nationale

      En deux mots, seulement deux, c'est la dimension sociale de la littérature qui est en cause dans la provocation et les esquives de Gilles Marcotte. Cela peut paraître assez invraisemblable, mais tout se passe comme si, pour lui, la littérature québécoise n'était pas une littérature nationale, ou pas nécessairement, celle-ci étant conçue par ailleurs comme une institution (du genre Académie des lettres), à laquelle les oeuvres littéraires seraient plus ou moins fidèles, de sorte qu'une oeuvre serait plus ou moins nationale, nationaliste, québécoise. Les écrivains en feraient partie ou non à leur gré et pas du tout s'ils parvenaient à publier en France, par exemple. Et c'est ainsi, dans l'esprit de Gilles Marcotte, que les grandes oeuvres échappent à la littérature nationale, et qu'à l'inverse la dimension nationale de cette littérature ne peut être prise en compte par la critique littéraire — la sienne — qui s'occupe de l'essentiel, la littérature.

      Tout cela est assez étourdissant, mais la conclusion est aussi curieuse qu'inattendue : pour Gilles Marcotte, la littérature québécoise n'a, fondamentalement, rien de québécois.

      Penser le contraire est « une affirmation de nature politique ou idéologique ». Voici comment Gilles Marcotte ignore complètement le principal argument de la réplique de Noël Audet qui trouve « loufoque » et « dérisoire » la « confusion » créée par le titre de la chronique de Marcotte. Pourquoi ? Mais tout simplement parce que si la littérature québécoise peut être située en regard de la littérature française (comme littérature « périphérique », dit-il), « elle n'en a pas moins sa nature propre, qui la distingue absolument ». Cela tient, pour Noël Audet comme pour tout le monde, au fait que la littérature n'est pas seulement affaire de langue, elle « est aussi affaire de culture, d'histoire et de société, spécifiques dans chaque cas ».

      Sous le titre surréaliste « la littérature québécoise n'a pas de nature propre », voilà la proposition contradictoire de Gilles Marcotte dans la réplique qui suit l'intervention de Noël Audet dans le Devoir du 5 octobre :

      « Je ne suis absolument pas d'accord avec M. Audet lorsqu'il attribue à la littérature québécoise une « nature propre, qui la distingue absolument ». Il s'agit là d'une affirmation de nature politique ou idéologique, qu'aucune analyse proprement littéraire ne pourrait soutenir. »

      On croit rêver. Devant une affirmation aussi caricaturale, les bras nous en tombent. C'est pourtant là une expression caractéristique de l'angélisme propre à la critique de Marcotte depuis toujours, désincarnation qui n'est pas affaire de pureté esthétique, mais bien de stratégie politique et idéologique.

      Gilles Marcotte nie ainsi la dimension sociale de l'oeuvre littéraire pour lui soustraire sa valeur nationale. Pour le montrer, je peux reprendre la question en quelques lignes, et non plus en deux mots. Une oeuvre littéraire est nécessairement un objet linguistique, un produit de la langue parmi d'autres. C'est son matériau. En ce sens (mais pas dans le même sens que lui), on peut dire avec Gilles Marcotte que la littérature est affaire de langue. Mais une oeuvre littéraire est également l'expression d'un contenu, un contenu narratif, émotionnel et idéologique, avec son narrateur, des personnages, des idées et des émotions. Et ce n'est pas tout, car le moindre ouvrage populaire transporte un univers imaginaire dont la poésie fait son contenu principal : on trouve là l'espace de la « connotation », l'expression au second degré. Ces trois plans se trouvent dans n'importe quelle oeuvre littéraire.

      Mais cette oeuvre n'est pas une création divine et ne se trouve pas au ciel des anges où Gilles Marcotte aimerait l'imaginer, toute pure, hors du monde. N'importe quelle oeuvre, pensez à celle que vous aimez le plus ou celle que vous haïssez vraiment beaucoup, a été écrite ou produite, à un moment donné, quelque part, par un écrivain, pour un public donné, qui l'a reçue de manière tout aussi particulière. Un objet à trois dimensions, comme tout ce qui est de ce monde. Les trois dimensions de la littérature. Ses dimensions linguistique, temporelle et spatiale, qu'étudient respectivement la littérature comparée, l'histoire des formes littéraires et la sociologie de la littérature. En particulier et très concrètement la socio-critique, dont la première des tâches est de situer l'oeuvre dans son contexte national. Homère, voyez-vous, s'adressait à de vrais Grecs et, sans cette situation à trois dimensions, nous n'aurions pas l'Odyssée. La dimension sociale, c'est la condition humaine de la littérature et aucune oeuvre ne peut y échapper.

      L'angélisme de Gilles Marcotte consiste à faire abstraction de tout cela pour s'en tenir à ses lectures des oeuvres, propres à éblouir les lecteurs (les siens), invités à partager ses sentiments et ses idées à ce sujet. L'oeuvre en perd toute réalité sociale, toute situation historique et même toute forme de contextualisation linguistique, comme si chacune des oeuvres de notre littérature ne s'écrivait pas dans notre appropriation de la langue française en Amérique, à sa date, avec ou contre chacun des lecteurs que nous sommes — ou pas. Au lieu de cela, quelques traits de style, un fait narratif ou deux et quelques thèmes arrachés au contexte de l'oeuvre font le prétexte d'une « analyse proprement littéraire ». On comprend que l'oeuvre ainsi décharnée que Gilles Marcotte emprunte à la littérature québécoise n'ait pas, en cela, de « nature propre ». L'oeuvre littéraire ainsi conçue n'a plus de nature du tout. D'où l'affirmation angélique que l'on comprendra maintenant : « La littérature québécoise n'a pas de nature propre ».


(7) De beaux reportages du Devoir

      Le sujet en question a été traité récemment par un reporter du Devoir, qui devrait plutôt publier ses papiers dans la Presse, voire les Petits Potins du Grand Montréal, à l'usage des adeptes du macramé qui se passionnent pour la littérature et en particulier Guy Des Cars. Le 1er octobre 2000, un certain Éric Sabourin rentrait de vacances en France et nous proposait sa visite des grandes librairies, de Paris à Nice, en passant par Genève (et même Lisbonne et Madrid ! et quelques mois plus tard par Bologne à la librairie universitaire d'un Centre de littérature québécoise, quelle découverte de quel niaiseux ! — puis Venise). Un peu plus, et il se rendait interroger les libraires de Casablanca, de Marrakech et finalement de Tadourant et de Zagora. Les libraires de la FNAC l'ont défraîchi (je vous jure que je n'invente pas : le Devoir, 13 janvier 2001, p. D2), les chioukh des casbah et des douaïr l'ont écouté ahuris, mais les « spécialistes de l'information culturelle » du Devoir ont publié ses papiers. Le touriste s'était amusé à demander aux libraires de lui montrer des ouvrages de littérature québécoise. Ô scandale, on ne trouvait (et généralement au catalogue informatique seulement) que les livres de Michel Tremblay, Réjean Ducharme et Anne Hébert. Et notre espion national, découvrant ainsi la lune, proposait sans rire qu'on installe un rayon de littérature québécoise dans ces librairies étrangères.

      Ô ciel ! Que voulez-vous que les Français ou les Marocains fassent, nationalement, de la littérature québécoise ? La même chose que nous du dernier recueil de François Merlo ou de Mahommed N'Sri Hlabbash. D'ailleurs, pourquoi n'y a-t-il pas même un rayon de vingt-cinq centimètres de littérature marocaine dans aucune des librairies du Québec, même pas à L'Abord-à-Plouffe ?

      Peut-être parce qu'un petit rayon de litérature québécoise, chez nous, car il faut insister, c'est déjà beaucoup... ? Notre littérature !

      Notre littérature ? Ah bon. Oui, simplement. Et alors, il ne faudrait pas, naturellement, la chercher en France, en Espagne, en Italie ou au Maroc.

      On revient ainsi au sens des proportions, car il ne faut pas oublier que le reportage en question a vraiment été publié dans le Devoir.


(8) Le sens des proportions

      En proposant Shakespeare et Cervantès pour représenter les littératures anglaise et espagnole et les dépouiller ainsi de leurs caractères « anglais » et « espagnols », le chroniqueur du Devoir, dans son compte rendu de l'Anthologie de la littérature française, manque du sens élémentaire des proportions.

      Mettons les oeuvres de Michel Tremblay, d'Anne Hébert et de Réjean Ducharme où elles se trouvent déjà, sur les rayons de quelques librairies, en France, où les deux dernières sont d'ailleurs éditées et imprimées, par deux grands éditeurs, le Seuil et Gallimard. On peut espérer que Trente arpents de Ringuet figurera aussi dans quelques grandes librairies de France aux côtés de l'inévitable Maria Chapdelaine de Louis Hémon. N'est-ce pas déjà beaucoup ? Bien sûr, puisqu'en deux livres et trois oeuvres, c'est prendre un contact vivant avec la littérature québécoise, une littérature étrangère par sa pratique de la langue française, sa culture américaine et son statut politique des plus énigmatiques. En ce qui concerne les proportions démographiques, voilà une littérature d'une population de moins de dix millions d'hommes. Et pour les dimensions historiques, la littérature en question a été exploitée et entravée durant un siècle par les élites d'un catholicisme d'État assez répugnant pour avoir empêché la diffusion de la littérature française. La littérature québécoise n'a même pas cinquante ans d'âge adulte.


(9) Patrice Lacombe

      La Terre paternelle (1846) de Patrice Lacombe est une épouvantable niaiserie, comme le sera Un homme et son péché (1933) de Claude-Henri Grignon. Si je caricature à plaisir en opposant Flaubert à Lacombe, c'est parce que le sens des proportions s'applique également aux productions nationales. L'enseignement de la littérature nationale s'impose partout au monde, comme les berceuses des parents, les charades des camarades de jeu et les poèmes de ses amis. Il n'empêche que l'enseignement implique l'esprit critique.

      Bref, la littérature québécoise, c'est la nôtre, telle quelle. Et s'il n'y a aucune raison d'imposer aux Français cette littérature étrangère, c'est précisément parce que leur littérature moderne nous est tout aussi étrangère, alors même que nous partageons tout un Moyen Âge, une Renaissance et un Grand Siècle, ce qui fut la littérature de nos ancêtres. Mais cette culture commune, ces oeuvres que l'on a lues depuis la Conquête du Canada en 1760 de manière de plus en plus différente (surtout pour nous, depuis que nous ne sommes plus Français), aura nourri en conséquence des littératures étrangères, c'est le mot juste, celles de France et du Québec. Elles ne sont pas comparables, mais pas non plus incomparables (car il y a longtemps maintenant que les Français ne peuvent plus nous imposer facilement leurs succès de librairie et, de toute ma vie, je n'échangerais jamais une année de littérature du Québec contre une année de France). Voilà pourquoi il faut savoir les comparer et garder le sens des proportions.

      Notre littérature, c'est incontestablement la littérature québécoise, tandis que la littérature française est notre littérature étrangère.


Table

  1. Une provocation
  2. Une controverse de répliques sans débat
  3. Professeur au département des études françaises
    de l'Université de Montréal
  4. Une référence
  5. Une stratégie politique louvoyante
    confuse et mal écrite
  6. La littérature nationale
  7. Un beau reportage du Devoir
  8. Le sens des proportions
  9. Patrice Lacombe

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