TdM Lahontan, « Lettre XVI » des Nouveaux Voyages TGdM
État de la saisie du texte au 24 février 2011

Édition diplomatique
du texte de base (1704)
avant la régularisation éditoriale

Page
de
titre

5





10





15










20
NOUVEAUX
VOYAGES
DE MR LE BARON
DE LAHONTAN,
DANS
L' A M E R I Q U E
SEPTENTRIONALE.

Qui contiennent une relation des differens Peuples
qui y habitent, la nature de leur Gouvernement,
leur Commerce, leur Coûtumes, leur
Religion, & leur maniere de faire la Guerre.

L'interêt dès François & des Anglois dans le
Commerce qu'ils font avec ces Nations, l'avantage
que l'Angleterre peut retirer dans ce
Païs, étant en Guerre avec la France.


Le tout enrichi de Cartes & de Figures.

TOME PREMIER,

˜**˜ [= ornement gravé]

A    L  A    H  A  Y  E,
Chez les Freres Lhonore', Marchands Libraires.
[Filet]
M. DCCIV.

P. 136




5






10




15




20

P. 137



5
7


10




15




20




25




30


P. 138



5




10




15




20




25




30


P. 139



5




10




15




20




25




30


P. 140



5




10




15




20




25




30


P. 141



5




10




15




20




25




30


P. 142



5




10




15




20




25




30


P. 143



5




10




15




20




25




30


P. 144



5




10




15




20




25




30


L   E   T   T   R   E       X   V   I.

Qui contient le départ de l'Auteur de Miƒƒilimakinac.
Deƒcription de la Baye des
Puants, & de ƒes villages. Ample deƒcription
des Caƒtors, ƒsuivie du voyage remarquable
de la
Riviere Longue, avec la
Carte des Païs découverts, & autres. Retour
de l'auteur à
Miƒƒilimakinac.

<M> O N S I E U R,

      Me voici, graces à Dieu, de retour de mon
voyage de la Riviere Longue, qui ƒe décharge
dans le Fleuve de Miƒƒiƒipi. J'en aurois pû ƒuivre
le cours juƒqu'à ƒon origine, ƒi pluƒieurs obƒtacles
ne m'en avoient empêché. Je partis d'ici
le 24. du mois de Septembre dernier avec
mon détachement, & ces cinq Outaouas bons
chaƒƒeurs, dont je vous ai parlé, qui m'ont
été fort utiles. Tous mes Soldats étoient pourvûs
de Canots neufs remplis de vivres, de munitions
de Guerre & de Marchandiƒes propres
pour les Sauvages. Le vent de Nord, dont je
profitai, me pouƒƒa en trois jours [à] l'entrée de la
Baye des Pouteouatamis. Elle eƒt éloignée d'ici
d'environ quarante lieuës. L'ouverture de cette
Baye eƒt presque fermée d'Iƒles; elle a dix
lieuës de largeur & vingt-cinq de profondeur.
      Nous entrâmes le 29. dans une petite Riviere
aƒƒez profonde, qui ƒe décharge où l'eau
du Lac monte trois pieds à pic en douze heures,
& deƒcend tout autant; c'eƒt une remarque
que je fis durant trois ou quatre jours que
j'y Ďjournai. Les Sakis, les Pouteouatamis &
quelques Malominis, ont leurs Villages ƒituez
au bord de cette Riviere. Les Jeƒuites y ont
auƒƒi une Maiƒon. Il ƒe fait en ce lieu là un grand
commerce de Pelleteries & de bled d'Inde que
ces Sauvages trafiquent aux Coureurs de bois,
qui vont & viennent; car c'eƒt le paƒƒage
le plus court & le plus commode pour aller au
Fleuve de Miƒƒiƒipi. Les terres y ƒont ƒi fertiles
qu'elles produiƒent preƒque ƒans culture du
Froment de nôtre Europe, & des Pois, des Féves,
& quantité d'autres fruits inconnus en France.
Dés que j'eus mis pied à terre, les Guerriers
de ces trois Nations vinrent tour à tour
dans ma Cabane me régaler de la Danƒe du
Calumet & de celle du Capitaine; la premiere,
en témoignage de paix & de bonne amitié;
la ƒeconde, pour me marquer leur eƒtime
& leur conƒideration. J'y répondis par quelques
braƒƒes de tabac de Breƒil dont ils font
beaucoup de cas, & par certains cordons de
raƒƒade ou conterie de Veniƒe, dont ils brodent
leurs Capots. Le lendemain matin je fus prié
de me trouver au Feƒtin d'une de ces Nations;
& aprés y avoir fait porter de la vaiƒƒelle ƒelon
la coûtume, je m'y en allai vers le Midi. Ils
débuterent par me complimenter ƒur mon arrivée,
& moi leur ayant fait une réponƒe de
remerciment, ils ƒe mirent tous deux l'un aprés
l'autre à chanter & danƒer d'une maniere
dont je vous ferai le détail quand j'aurai
plus de loiƒir. Ces chanƒons & ces danƒes
durerent deux heures. Cela fut aƒƒaiƒonné de
cris de joye & de quolibets qu'ils font entrer
dans leur Muƒique ridicule. Enƒuite les Eƒclaves
ƒervirent : Toute la Troupe étoit aƒƒiƒe à
la maniere Orientale, chacun avoit ƒa portion
comme nos Moines dans leurs Refectoires.
      On commença par mettre devant moi quatre
plats; le premier conƒiƒtoit en deux Poiƒƒons
blancs boüillis ƒimplement à l'eau; le ƒecond
étoit garni de côtelettes & d'une langue
de Chevreüil, le tout boüilli; le troiƒiéme de
deux Gelinotes de bois, d'un pied d'Ours de
derriere, & d'une queuë de Castor, le tout rôti;
le quatriéme contenoit un copieux boüillon
de pluƒieurs ƒortes de viandes. Ils me firent
boire d'une liqueur délicieuƒe, qui n'eƒt pourtant
qu'un ƒyrop d'érable battu avec de l'eau,
je vous en parlerai quelque jour. Le Feƒtin dura
deux heures, aprés-quoi je priai un des chefs
de cette Nation de chanter pour moi, car c'eƒt
la coûtume lors qu'on a des affaires d'employer
un ƒecond pour ƒoi en toutes les ceremonies
qui ƒe font parmi les Sauvages. Je lui fis preƒent
de quelques morceaux de tabac pour l'obliger
à tenir la partie juƒqu'au ƒoir. Le lendemain
& le jour ƒuivant, je fus pareillement
engagé d'aller aux Feƒtins des deux autres Nations,
où l'on obƒerva les mêmes formalitez.
Je ne trouvai rien de plus curieux dans ces Villages
que dix ou douze Caƒtors auƒƒi apprivoiƒez
que des chiens. Ils alloient & venoient des
Cabanes aux Rivieres & des Rivieres aux Cabanes
ƒans s'égarer. Je m'informai des Sauvages
ƒi ces animaux pouvoient vivre hors de
l'eau; ils me répondirent qu'ils y vivoient auƒƒi
facilement que les chiens, & qu'ils en avoient
gardé pendant un an, ƒans en ƒortir que
pour courir dans le Village; d'où je conclus que
Meƒƒieurs les Caƒuiƒtes ont grand tort de ne pas
mettre les Canards, les Oyes & les Sarcelles
au nombre des amphibies, auƒƒi-bien que les
Naturaliƒtes. Il y avoit déjà long-temps que
pluƒieurs Ameriquains m'avoient dit la même
choƒe, mais comme je croyois qu'il y avoit
des Caƒtors de differentes eƒpeces, je voulus en
être encore mieux informé. Il eƒt vrai qu'il
s'en voit d'un certain genre particulier, qu'on
appelle terriens; mais ƒelon le rapport même
des Sauvages, ceux-cy ƒont d'une eƒpece differente
des amphibies : Ils font des tanieres ou
des trous en terre comme les Lapins & les
Renards, n'allant jamais à l'eau que pour boire.
Ils les appellent des pareƒƒeux qui ont été
chaƒƒez de quelques Cabanes dans leƒquelles ces
animaux habitent juƒqu'au nombre de quatre
-vingt. Je vous en parlerai quelque jour. Ces
animaux faineans ne voulant pas travailler, ƒont
chaƒƒez par les autres, comme les Gueƒpes par
les Abeilles, & ils en ƒont maltraitez ƒi violemment,
qu'ils ƒont obligez d'abandonner les Cabanes
que la bonne race conƒtruit elle-même
ƒur les Etangs. Ces Caƒtors indolens ont la figure
des autres, ƒi ce n'eƒt que leur poil eƒt
rongé ƒur le dos et ƒur le ventre, ce qui vient
de ce qu'ils ƒe frottent contre la terre quand ils
vont à leur taniere ou quand ils en ƒortent. Les
Naturaliƒtes ƒe trompent groƒƒiérement lors qu'ils
prétendent que ces animaux ƒe coupent les teƒticules
quand les Chaƒƒeurs les pourƒuivent.
C'eƒt une verƒion toute pure, car la partie que
les Medecins appellent Caƒtoreum, ne réƒide
point-là, elle eƒt renfermée dans une certaine
poche que la Nature ƒemble avoir faite exprés
pour ces animaux. Ils s'en ƒervent pour ƒe dégacer
les dents, quand ils ont mordu quelques
arbriƒƒeaux gommeux. Mais ƒuppoƒé que le Caƒtoreum
fut dans les teƒticules, il ƒeroit impoƒƒible
que cet animal pût les arracher ƒans déchirer
les nerfs des aînes où elles ƒont cachées prés
de l'os pubis. Il eƒt aiƒé de s'appercevoir qu'Elian
& pluƒieurs autres Naturaliƒtes ne connoiƒƒoient
guéres la chaƒƒe des Caƒtors, ils n'auroient
point avancé qu'on pourƒuit ces animaux, qui
ne s'écartent jamais du bord de l'Etang où leurs
Cabanes ƒont conƒtruites; & qui au moindre
bruit plongent & nagent entre deux eaux pour
retourner dans leurs nids aprés le danger. Si
ces animaux ƒçavoient la raiƒon pour laquelle
on leur fait la guerre, ils devroient s'écorcher
tous vifs, puiƒqu'on n'en veut qu'à leur peau;
car le Caƒtoreum n'eƒt rien en comparaiƒon de
ce qu'elle vaut. Un grand Caƒtor a vingt-ƒix
pouces de longueur de l'occiput à la racine de
la queuë; ƒa circonference eƒt de trois pieds
huit pouces; ƒa tête a ƒept pouces de longueur
& ƒix de largueur; ƒa queuë fait bien l'étenduë
de quatorze pouces, elle en a ƒix de largeur
& au milieu elle eƒt épaiƒƒe d'un pouce
& deux lignes. Cette queuë eƒt d'une figure
ovale, l'écaille dont elle eƒt couverte eƒt un exagone
irrégulier; ce qui fait un épiderme, c'eƒt-à-dire,
en terme de Medecine, une petite peau
qui enveloppe la grande. Cet animal ƒe ƒert de
ƒa queuë pour porter de la bouë, de la terre,
& toutes les autres matieres dont ƒont formées
les Digues & les Cabanes qu'il conƒtruit par un
inƒtinct admirable. Ses oreilles ƒont courtes,
rondes & enfoncées; ƒes jambes ont cinq pouces,
ƒes pattes trois & demi du talon juƒqu'au
bout du grand doigt; ƒes pieds ont ƒix pouces
& huit lignes de longueur. Ses pattes ƒont faites
à peu prés comme la main d'un homme,
& il s'en ƒert pour manger à la maniere des
Singes, elles ƒont feüilluës, & les cinq doigts
joints enƒemble comme ceux d'un Canard par
une membrane de couleur d'ardoiƒe. Ses yeux
plus petits que grands à proportion de ƒon corps,
ƒont de la figure de ceux des Rats. Il a au-devant
de ƒon muzeau quatre dents de défenƒe,
deux à chaque machoire comme les Lapins,
& ƒeize molaires, huit en haut & huit en bas .
Ses dents de défenƒe ou inciƒives, ont plus d'un
grand pouce de longueur & un quart de largeur,
avec cela elles ƒont fortes & tranchantes
comme un ƒabre de Damas; car cet animal, ƒecondé
par ƒes confreres ( pardonnez-moi ce terme-
-là, j'entends d'autres Caƒtors ) coupe des
arbres gros comme des bariques; ce que je n'euƒƒe
jamais crû ƒi je n'avois remarqué moi-même
plus de vingt troncs de ces arbres coupez.
Son poil eƒt double; l'un eƒt long, noirâtre,
luiƒant, & gros comme du crin; l'autre délié,
uni, long de quinze lignes pendant l'Hiver;
en un mot, le plus fin duvet qui ƒoit au monde.
La peau d'un tel Caƒtor peƒe deux livres,
le prix en eƒt different. La chair en eƒt délicate
l'Hiver & l'Automne, mais il faut la rôtir
pour la manger tout-à-fait bonne. Voilà, Monƒieur,
la deƒcription exacte de ces prétendus
amphibies, dont les ouvrages ƒont la production
d'une ƒi fine ƒtructure, qu'à peine l'Art
peut-il fournir rien d'auƒƒi beau. Peut-être
vous en ferai-je quelque jour le détail, la diƒgreƒƒion
ƒeroit à preƒent trop longue.
      Il n'eƒt donc plus queƒtion que d'abandonner
la Navigation des Lacs en partant de cette
Baye, où je commençai le Journal que je
vous envoye, avec la Carte de tous les Païs
que j'ai decouverts. Je m'embarquai le trentiéme
Septembre avec tous mes gens, & le
deuxiéme Octobre j'arrivai au pied du Saut
du Kakalin aprés avoir refoulé quelques petits
courans dans la Riviere des Puants. Le
lendemain nous fiƒmes ce petit portage, & le
cinquiéme j'arrivai au Village des Kikapous,
auprés duquel je campai le jour ƒuivant pour
y prendre langue. Ce Village eƒt ƒitué ƒur le
bord d'un petit Lac, où les Sauvages pêchent
quantité de Brochets & de Goujons. Je n'y
trouvai que trente ou quarante Guerriers pour
la garde, car les autres étoient allez à la
chaƒƒe des Caƒtors depuis quelques jours. Le
ƒeptiéme je me rembarquai; & aprés avoir bien
ramé, nous entrâmes vers le ƒoir dans le petit
Lac des Malominis, où nous tuâmes aƒƒez
de Canards & d'Outardes pour ƒouper.
Nous y cabanâmes ƒur une pointe de terre.
Dés le point du jour nous nous mîmes en
Canot pour aller à leur Village, où nous ne
reƒtâmes qu'une heure pour parler à quelques
Sauvages à qui je fis preƒent de deux braƒƒes de
tabac, qui par reconnoiƒƒance nous donnerent
deux ou trois ƒacs de farine de fole Avoine. Ce
Lac eƒt couvert de cette ƒorte de Grain qui y
croît en touffes, & dont la tige eƒt haute.
Ces Sauvages en font des moiƒƒons abondandes.
Le neuviéme j'arrivai au pied du Fort des
Outagamis, où je ne trouvai que peu de gens :
Ils me firent un fort bon accueil, car aprés
avoir danƒé le Calumet à la porte de ma Cabane,
ils m'aporterent des Chevreüils & du
Poiƒƒon. Le Lendemain ils m'accompagnerent
juƒqu'au haut de la Riviere où leurs gens étoient
à la chaƒƒe des Caƒtors. Le onziéme
nous nous embarquâmes de compagnie, &
nous mîmes pied à terre le treiziéme au bord
d'un petit Lac où nous trouvâmes la Cabane
du Chef de cette Nation. Dés que nous eûmes
canabé, ce Capitaine vint me rendre une
viƒite de ceremonie, & s'informa de quel côté
je prérendois aller. Je lui répondis que bien
loin de marcher vers les Nadoueƒƒious ƒes ennemis,
je n'en approcherois de plus de cent lieuës,
& que pour l'en aƒƒurer davantage, je le priois
de vouloir bien me donner ƒix Guerriers pour
m'accompagner à la Riviere Longue que je voulois
remonter juƒqu'à ƒa ƒource. Il me dit qu'il
étoit ravi que je ne portois ni armes ni hardes
aux Nadoueƒƒious, qu'il voyoit bien que je
n'étois pas en équipage de Coureur de bois, &
qu'au contraire je méditois quelque découverte;
mais qu'il ne me conƒeilloit pas de remonter
trop haut cette belle Riviere, à cauƒe de la
multitude de Peuples que j'y trouverois, quoy
qu'ils n'euƒƒent pourtant aucun talent pour la
guerre. Il vouloit dire par là que je pourrois
être ƒurpris durant la nuit par quelque grand
parti, cependant au lieu de ƒix Guerriers que
je lui demandai, il m'en donna dix, qui čavoient
la langue & connoiƒƒoient le Païs des
Eokoros avec leƒquels ƒa Nation étoit en paix
depuis plus de vingt ans. Je demeurai deux
jours avec ce Chef, pendant leƒquels il me
P. 145



5




10




15




20




25




30


P. 146



5




10




15




20




25




30


P. 147



5




10




15




20




25




30


P. 148



5




10




15




20




25




30


P. 149



5




10




15




20




25




30


P. 150



5




10




15




20




25




30


P. 151



5




10




15




20




25




30


P. 152



5




10




15




20




25




30


P. 153



5




10




15




20




25




30

régala parfaitement bien, ƒe promenant même
avec moi, pour me donner le plaiƒir de remarquer
la ƒéparation des Cabanes des chaƒƒeurs
dans les Païs où l'on trouve les Caƒtors. Je vous
expliquerai quelque jour ce que c'eƒt que ces
Cabanes. Je lui fis preƒent d'un fuƒil, de deux
livres de poudre, de quatre livres de balles, de
douze pierres à fuƒil, & d'une petite hache. Je
donnai auƒƒi à ƒes deux enfans chacun un Capot
& une braƒƒe de tabac de Breƒil. Entre ces
dix Guerriers, il s'en trouva deux qui parloient
parfaitement bien la langue des 0utaouas,
c'eƒt-à-dire, des Algonkins. Ce n'eƒt
pas que je n'entendiƒƒe un peu la leur, parce
que la difference n'en eƒt pas fort grande. Cependant
cela me fit plaiƒir, car il y a certains
mots qui m'auroient fait de la peine; Mes
quatre Outaouas furent ravis de voir ce petit
renfort, cela les encouragea tellement qu'ils me
dirent plus de quatre fois que nous pouvions
aller juƒqu'à la Cabane du Soleil, ƒans rien
craindre. Je m'embarquai donc avec cette petite
eƒcorte le ƒeize à midi, & nous arrivâmes
le ƒoir au portage de Ouiƒconƒinc, que nous
fîmes en deux jours, c'eƒt-à-dire, que nous
quittâmes la Riviére des Puants, en tranƒportant
nos Canots & nôtre bagage juƒqu'à la Riviére
de Ouiƒconƒinc, qui n'en eƒt éloignée que
de trois quarts de lieuë tout au plus. Je ne
vous dis rien de cette Riviére abandonnée,
ƒinon qu'elle eƒt ƒalle, bourbeuƒe, & bordée
de côteaux eƒcarpez, de marais & de rochers
effroyables. Le dix-neuf nous nous embarquâmes
ƒur la Riviére de Ouiƒconƒinc, & à la faveur
d'un paiƒible courant nous arrivâmes en
quatre jours à ƒon embouchure, dans le Fleuve
de Miƒƒiƒipi, lequel peut avoir une demi-
lieuë de largeur en cet endroit-là. Cette Riviére
n'eƒt ni plus large, ni plus rapide que la Loire.
Elle gît Nord-Oüest & Sud-Oüeƒt, elle eƒt
bordée de prairies : de bois de haute futaye,
& de ƒapins; je n'y ai vû que deux Iƒles,
peut-être en a-t-elle d'autres que l'obƒcurité de
la nuit m'empêcha de découvrir en deƒcendant.
Le vingt-trois, nous allâmes cabaner dans une
Iƒle, ƒur le Fleuve de Miƒƒiƒipi, vis-à-vis de
la Riviére dont je vous parle. Nous eƒperions
y trouver des Chevreüils, mais par malheur il
n'y en avoit point. Le lendemain nous traverĉmes
de l'autre côté du Fleuve en ƒondant
par tout comme le jour précedent, & je trouvai
neuf pieds d'eau en l'endroit le moins profond.
Le deux Novembre nous arrivâmes à
l'entrée de la Riviére Longue; aprés avoir refoulé
pluƒieurs courants de ce Fleuve aƒƒez rudes,
quoi qu'en ce tems-là les eaux fuƒƒent au
plus bas. Dans le cours de cette petite Navigation,
nous tuâmes deux Boeufs ƒauvages que
nous fîmes boucaner, & nous péchâmes quelques
Barbuës aƒƒez groƒƒes. Le trois nous entrâmes
dans l'embouchure de cette Rivière Longue,
qui forme une eƒpece de Lac rempli de
joncs : nous trouvâmes dans le milieu un petit
chênal que nous ƒuivîmes juƒqu'à la nuit,
laquelle nous paƒƒâmes à dormir dans nos canots.
Le matin je demandai aux dix Outagamis
qui m'accompagnoient, ƒi cette Navigation
parmi ces joncs dureroit longtemps; ils
me répondirent qu'ils n'avoient jamais été à
l'entrée de cette Riviére en Canot, que cependant,
ils m'aƒƒuroient qu'à vingt lieuës plus
haut ƒes bords n'étoient que des bois ou des
prairies. Nous n'allâmes pas neanmoins ƒi loin,
car le lendemain ƒur les dix heures du matin,
nous trouvâmes cette Rivière aƒƒez étroite, &
ƒes rivages garnis de bois de haute futaye, &
naviguant le reƒte du jour, nous vîmes quelques
prairies d'eƒpace en eƒpace. Le même ƒoir,
nous cabanâmes ƒur une pointe de terre pour
faire cuire nos viandes boucanées, n'en ayant
pas encore de fraîches. Le jour ƒuivant, nous
nous arrétâmes à la première Iƒle que nous découvrîmes :
nous n'y trouvâmes ni hommes,
ni bêtes, & comme il étoit un peu tard je ne
voulus pas aller plus loin, me contentant de
faire pêcher quelques méchans poiƒƒons qui
ƒentoient la vaƒe. Le six à la faveur d'un petit
vent en poupe, nous allâmes cabaner à douze
lieuës plus haut dans une autre Iƒle. Nous fîmes
cette Navigation fort promptement, nonobƒtant
le grand calme qui règne dans cette
Rivière, que je crois la moins rapide qu'il y ait
au monde. Cette diligence me ƒurprit, auƒƒi-
bien que de ne point voir-là autant de Cerfs, de
Chevreüils & de Poulets d'Inde, que j'en avois
v:u dans les autres endroits de ma découverte.
Le ƒeptiéme le même vent nous porta dans
une troiƒiéme Iƒle, éloignée de dix ou onze
lieuës de celle que nous quittâmes le matin;
Nos Sauvages y tuërerent [sic] trente ou quarante
Faiƒans, qui me firent quelque plaiƒir. Le
huitiéme ne pouvant preƒque plus nous ƒervir
du vent, à cauƒe de certains Côteaux couverts
de Sapins, nous reprîmes l'aviron, & ƒur
les deux heures aprés midi nous découvrîmes
de grandes prairies ƒur la gauche avec quelques
Cabanes à un quart de lieuë de la Riviere.
Auƒƒi-tôt nos Sauvages ƒauterent à terre
avec dix de mes Soldats pour s'y en aller. Ils
y trouvérent cinquante ou ƒoixante chaƒƒeurs,
qui les ayant attendus l'arc & la fléche à la
main, mirent les armes bas, dés qu'ils eurent
entendu les cris des 0utagamis. Ces chaƒƒeurs
firent preƒent à nos gens de quelques Cerfs
qu'ils avoient tué sur le lieu, & ils aiderent à
tranƒporter ces viandes juƒqu'à mes Canots.
C'étoit des Eokoros qui avoient quitté leur Village
pour aller à la chaƒƒe, & qui furent ravis
de nous trouver; car par politique plûtôt
que par reconnoiƒƒance, je leur donnai du tabac,
des coûteaux, & des aiguilles, qu'ils ne
pouvoient ƒe laƒƒer d'admirer. Ils coururent
promptement aux Villages pour avertir leurs
camarades qu'ils avoient rencontré de bonnes
gens, tellement que le lendemain vers le ƒoir,
nous vîmes paroître ƒur le bord de la Riviere
plus de deux mille Sauvages qui nous ayant
apperçus ƒe mirent à danƒer. Nos Outagamis
aborderent à terre, & leur ayant parlé, quelques-uns
des Principaux s'embarquerent dans
nos Canots juƒqu'au premier Village, où nous
n'arrivâmes qu'à minuit. Je cabanai ƒur une
pointe de terre à un quart de lieuë de là, prés
d'une petite Riviere. Quoique ces Sauvages me
preƒƒaƒƒent extrémement de loger dans un de leurs
Villages, il n'y eût que les Outagamis, & les
quatre Outaouas qui y allerent, & qui les avertirent
de ne point approcher la nuit de mon
campement. Le jour ƒuivant je laiƒƒai repoƒer
mes Soldats, & je viƒitai les Chefs de cette nation,
en leur preƒentant des coûteaux, des cizeaux,
des aiguilles & du tabac. Ils me firent
dire qu'ils étoient ravis de ce que nous étions
venus dans leurs païs, parce qu'ils avoient entendu
parler des François à d'autres Nations
Sauvages qui les loüoient beaucoup. Le douze,
j'en partis avec une eƒcorte de cinq ou six cens
Sauvages, qui marchoient par terre à côté de
nos Canots, & laiƒƒant un Village à main droite
de la Riviere, je fis arrêter mes gens à un
troiƒiéme Village, éloigné de cinq lieuës du premier
ƒans pourtant débarquer; car je n'avois
point d'autre but que de faire un présent aux
Chefs, de qui je reçûs plus de bled d'Inde &
de viandes boucanées qu'il m'en falloit. Enfin,
paƒƒant de Village en Village ƒans m'arrêter, sinon
pour cabaner la nuit ou pour leur donner
quelques bagatelles, je voulus pouƒƒer jusqu'au
dernier pour y prendre langue. Arrivé au pied
de celui-cy, le grand Chef, qui étoit un vénérable
Vieillard envoya des chaƒƒeurs en campagne
dans le deƒƒein de nous faire bonne chere.
Il me dit qu'à ƒoixante lieuës plus avant,
je trouverois la Navigation [= Nation] des Eƒƒanapés, avec
laquelle ils étoient en guerre, que ƒans cela il
me donneroit une eƒcorte juƒqu'à leur Païs;
qu'il me livreroit pourtant ƒix eƒclaves de cette
Nation pour les ramener chez eux & m'en ƒervir
dans l'occaƒion; & que je n'avois rien à
craindre en remontant la Riviére, ƒi ce n'étoit
quelque ƒurpriƒe de nuit. Enfin, aprés qu'il m'eût
inƒtruit de pluƒieurs autres circonƒtances fort utiles,
je me diƒpoƒai à partir inceƒƒamment. Ces
Chefs nous dirent qu'ils étoient 20000. Guerriers
en douze Villages, & qu'ils avoient été
beaucoup plus nombreux avant la guerre, ayant
eu tout à la fois ƒur les bras les Nadoueƒƒis,
les Panimoha & les Eƒƒanapés. Ces peuples ƒont
aƒƒez civils, ils n'ont rien de feroce, au contraire
ils paroiƒƒoient avoir beaucoup de douceur
& d'humanité. Leurs Cabanes ƒont longues &
rondes par le haut, à peu prés comme celles de
nos Sauvages; mais elles ƒont faites de roƒeaux
& de joncs entrelacez et plâtrez de terre graƒƒe;
Ils adorent le Soleil, la Lune & les Etoiles.
Au reƒte, les hommes & les femmes vont
nuds, excepté à l'égard de ce que la pudeur
oblige de cacher. Les femmes ƒont plus laides
que celles des Lacs en Canada. II y a
quelque ƒorte de ƒubordination entr'eux. Leurs
Villages ƒont fortifiés de branches d'arbres
& de faƒƒines garnies de terre graƒƒe. Nous
nous embarquâmes à ce dernier Village le vingt-
uniéme à la pointe du jour, & le ƒoir même
nous mîmes pied à terre dans une iƒle couverte
de pierres & de gravier, aprés en avoir
paƒƒé une, où je ne voulus pas m'arrêter pour
ne pas perdre l'occaƒion d'un vent favorable. Ce
même vent continuant le lendemain, nous fimes
voile, & nous marchâmes non-ƒeulement
le jour, mais encore la nuit, ƒur le rapport que
les six Eƒƒanapés me firent, que la Rivière étoit
ƒûré [sic], n'y ayant ni rochers ni bancs de ƒable
à apprehender. Le vingt-troiƒiéme de grand
matin nous abordâmes la terre à main droite,
pour gommer un de nos Canots qui faiƒoit eau.
Pendant ce tems-là nous fiƒmes cuire les viandes
de chevreüil dont le Chef du dernier Village
des Eokoros m'avoit fait présent, & comme
le terrain où nous débarquâmes ce Canot
étoit couvert de bois, nos Sauvages y entrerent
pour chaƒƒer, mais ils n'y trouverent que
de petits Oiƒeaux, ƒur leƒquels ils ne s'amuƒérent
pas de tirer. Dés que nous fûmes rembarquez,
le vent ayant ceƒƒé tout à coup, il fallut
avoir recours aux avirons; mais comme la
plûpart de mes gens avoient fort peu dormi durant
la nuit, ils ne nageoient que trés-foiblement,
ce qui m'obligea de m'arrêter à une groƒƒe
iƒle deux lieuës plus haut, étant averti par
les ƒix Eƒclaves Eƒƒanapés, que nous y trouverions
quantité de Lièvres, ce qui fut effectivement
vrai. Ces animaux n'étoient pas d'un
mauvais inƒtinct de chercher-là leur azile, car
ces bois étoient ƒi épais que nous fûmes contraints
de mettre le feu en pluƒieurs endroits pour
les obliger d'en ƒortir.
      Cette chaƒƒe finie, mes Soldats ƒe donnerent
au coeur joye de ce Gibier ce qui leur procura
un ƒommeil ƒi profond, que j'eûs toutes les
peines du monde à les réveiller, ƒur une fauƒƒe
alarme qu'une troupe de Loups nous donna,
par le bruit qu'ils faiƒoient en terre ferme
dans les brouƒƒailles. Le lendemain vingt-quatre
nous nous embarquâmes à dix heures, &
nous ne pûmes faire que douze lieuës en deux
jours, parce que nos Sauvages voulurent marcher
le long de la Riviere avec leurs fuƒils pour
tuer des Oyes & des Canards, en quoi ils eurent
grand ƒuccés. Nous cabanâmes à l'emboucheure
d'une petite Riviere à main droite,
où les Eƒƒanapés me firent entendre qu'il n'y
avoit delà juƒqu'au premier Village que ƒeize ou
dix-huit lieuës, ce qui fit que par le conƒeil
de nos Sauvages j'en fis partir deux pour y aller
annoncer nôtre arrivée. Le vingt-ƒix nous continuâmes
à ramer de toute nôtre force pour tâcher
d'y arriver le même jour; mais la quantité
de bois flottans que nous rencontrâmes en quelques
endroits nous en empêcha : de ƒorte que
nous fûmes obligez de coucher dans nos Canots.
Le vingt-ƒept à dix ou onze heures nous arrivâmes
auprés du Village, où nous nous arrétâmes,
aprés avoir arboré le grand Calumet de
Paix à la proue de nos Canots.
      Dès que nous parûmes, trois ou quatre cens
Eƒƒanapés accoururent nous recevoir, & après
avoir danƒé vis-à-vis de l'endroit où nous étions,
ils nous appellerent & nous inviterent à
gagner terre. A nôtre abord ils ƒe mirent en devoir
de ƒe jetter ƒur nos Canots, mais je leur
fis dire par les quatre Eƒƒanapés qui étoient avec
moi, qu'ils ƒe retiraƒƒent, ce qu'ils firent
auƒƒi-tôt. Enƒuite je mis pied à terre avec nos
Sauvages Outagamis & Outaouas, ƒuivi de
vingt Soldats, ayant donné ordre à mes Sergens
de débarquer & d'établir des ƒentinelles.
Etant ƒur le rivage cette multitude de gens ƒe
proƒterna trois ou quatre fois devant nous les
mains ƒur le front, & nous fûmes à l'instant
portez & enlevez au Village en ceremonie,
c'eƒt à dire avec des cris de joye qui m'étourdiƒƒoient.
Quand nous fûmes à la porte ceux
qui nous portoient s'arrêterent, juƒqu'à ce que
le Chef, qui étoit un homme de cinquante ans,
fut ƒorti avec cinq ou ƒix cens hommes, armez
d'arcs & de fléches. A l'inƒtant nos Outagamis
me dirent que ces gens-là étoient des inƒolens
de venir recevoir des étrangers avec des
armes, ce qui les obligea de leur crier de loin
en langage des Eokoros, qu'ils jetaƒƒent leurs
arcs & leurs fléches : mais les deux Eƒƒanapés
que j'avois renvoyés le jour précédent s'étant
approchés de moi, me firent entendre que c'étoit
leur coutume de porter leurs armes, & que
je n'avois rien à craindre. Cependant les Outagamis
obƒtinez m'obligeoient déja à regagner
mes Canots, quand tout à coup le Chef & ƒa
P. 154



5




10




15




20




25




30


P. 155



5




10




15




20




25




30


P. 156



5




10




15




20




25




30


P. 157



5




10




15




20




25




30


P. 158



5




10




15




20




25




30


P. 159



5




10




15




20




25




30


P. 160



5




10




15




20




25




30


P. 161



5




10




15




20




25




30


P. 162



5




10




15




20




25




30


troupe jetterent l'arc & la fléche à l'écart. Je
revins donc ƒur mes pas, & nous entrâmes tous
au Village avec nos fuƒils, que ces Sauvages
ne pouvoient ƒe laƒƒer d'admirer; car ils ne
connoiƒƒoient que par ouy dire ces instrumens
meurtriers. Le Chef nous conduisit dans une
grande Cabane, où il ne paroiƒƒoit pas que personne
eût jamais demeuré. Lors que mes vingt
hommes & moi fûmes dans cette Cabane, on,
refuƒa d'y laiƒƒer entrer les Outagamis; par la
raison, leur diƒoit-on, qu'ils ne meritoient pas
d'entrer dans la Cabane de Paix, puiƒqu'ils avoient
voulu ƒuƒciter la guerre, & former une
querelle entre nous et les Eƒƒanapés. Cependant
j'ordonnai à mes Soldats d'ouvrir la porte,
en criant aux Outagamis de ne maltraiter
perƒonne; mais au lieu d'entrer ils me preƒƒerent
de regagner au plus vîte nos Canots, ce
que j'executai ƒur le champ, emmenant avec
nous les quatre eƒclaves Eƒƒanapés, pour les
conduire juƒqu'au premier Village que nous devions
trouver. Nous ne fûmes pas plûtôt embarquez
que leurs deux camarades qui étoient
avec cinquante hommes dans une Pirogue vinrent
m'annoncer que le Chef nous barroit ƒa
Rivière, à quoi les 0utagamis répondirent qu'il
falloit donc qu'il y transportât une montagne;
& sans nous amuƒer davantage à diƒputer, nous
voguâmes juƒqu'à l'autre Village, quoi qu'il
fut déjà tard, la diƒtance pouvant être de trois
lieuës tout au plus. Il faut remarquer que durant
le voyage j'avais pris ƒoin de m'informer
exactement de mes ƒix eƒclaves, ce que c'étoit
que leur Païs, et ƒurtout du Village principal :
ils m'avoient aƒƒuré que cette capitale
champêtre étoit ƒituée ƒur le bord d'une eƒpece
de Lac : Ainƒi ƒans m'arrêter à tous les Villages
où je n'aurois fait que parlementer, & perdre
mon temps & mon tabac, je réƒolus d'aller
au Village principal, pour me plaindre au
grand Chef. En effet, nous y arrivâmes le troiƒiéme
Novembre, & l'on nous y fit la plus
honnête reception da monde. Nos Outagamis
ƒe plaignirent de l'affront qu'ils avaient eƒƒuyé;
mais le grand Chef déjà informé de l'affaire,
leur répondit qu'ils devoient avoir enlevé l'autre
Chef, & l'avoir emmené avec nous. Au
reƒte, pendant l'eƒpace de cinquante lieuës que
nous naviguâmes du premier Village à celui-
ci, nous fûmes ƒuivis d'une proceƒƒion de gens
qui nous parurent beaucoup plus ƒociables que
ce Chef, qui nous fit l'avanie dont j'ai parlé.
Nos gens ayant dreƒƒé les Cabanes à une portée
du Canon du Village, nous nous rendîmes
conjointement avec les Outagamis & les
Outaouas auprés du Cacique de cette Nation :
où dix Soldats amenerent les quatre eƒclaves
Eƒƒanapés. J'étois actuellement avec cette eƒpece
de Roi, lors que ceux-cy paƒƒerent une
demie heure à ƒe proƒterner pluƒieurs fois devant
lui. Je lui fis preƒent de tabac, de coûteaux,
d'aiguilles, de ciƒeaux, de deux battefeux
avec des pierres à fuƒil, d'hameçons, &
d'un beau ƒabre : II fut plus content de ces
bagatelles qu'il n'avoit jamais vû, que je ne ƒerois
d'une groƒƒe fortune : il nous marqua ƒa
reconnoiƒƒance par une matiere qui n'étoit pas
beaucoup plus précieuƒe, mais qui étoit plus
ƒolide, c'étoit des poix, des féves, des Cerfs,
des Chevreüils, des Oyes & des Canards, qu'il
fit apporter dans mon Camp en profuƒion, ce
qui nous fit un fort grand plaiƒir. Il me dit
que puiƒque j'avois le deƒƒein d'aller chez les
Gnacƒitares, il me donneroit deux ou trois cens
hommes pour m'eƒcorter; que ces Peuples étoient
d'honnêtes gens : qu'ils étoient liez d'un
interêt commun pour ƒe défendre des Mozeembek,
qu'il avoüoit être une Nation fort inquiéte
& fort belliqueuƒe : Il ajoûta même qu'ils
marchoient en grand nombre; que la moindre
de leurs troupes étoit de vingt mille hommes,
& qu'enfin pour ƒe garantir des inƒultes de ces
dangereux ennemis, les Gnacƒitares & ƒa Nation
avoient fait une Alliance depuis vingt-ƒix
ans : que par cette raiƒon-là ces Alliez habitoient
dans des Iƒles le ƒeul endroit où ils peuvent
trouver leur ƒûreté. J'acceptai ƒon eƒcorte
avec plaisir, & lui en marquai beaucoup de
reconnoiƒƒance : Je lui demandai quatre Pirogues
qu'il m'accorda de fort bonne grace, m'ayant
même donné à choiƒir ƒur cinquante autres.
Quand je me vis ƒûr de la choƒe, je ne
perdis pas de temps, je fis doler les Pirogues
par mes Charpentiers, qui les rendirent de la
moitié plus minces & plus legeres. Ces innocens
ne pouvoient concevoir le travail de la hache.
Ils s'écrioient à chaque coup comme à
quelque nouveau prodige, & nous ne pouvions
pas même les faire revenir de leur admiration
en tirant des coups de piƒtolet en l'air, quoique
ils fuƒƒent également neufs en l'un & en l'autre.
Mes Pirogues étant prêtes, j'abandonnai mes
Canots à ce Chef; je le priai de vouloir bien
me promettre que perƒonne n'y toucheroit; ƒur-
quoi il me tint parole fort exactement. Je dois
vous dire ici que plus je montois la Riviere,
plus les Sauvages me paroiƒƒoient raiƒonnables.
Mais ne quittons point ce dernier Village ƒans
vous dire ce que c'eƒt. Il eƒt plus grand que
tous les autres; le grand Chef y fait ƒa réƒidence;
Sa Cabane eƒt bâtie vers la Côte du Lac,
dans un quartier ƒéparé, mais environné de
cinquante autres, où logent tous ƒes parents.
Quand il marche on ƒeme des feüilles d'arbres
dans le chemin. Il eƒt ordinairement porté par
ƒix esclaves : Son habit Royal n'eƒt pas plus
magnifique que celui du Chef des Eokoros :
On le voit tout nud, excepté les parties inférieures,
qui ƒont couvertes devant & derriere
d'une grande écharpe de toile d'écorce d'arbre.
Ce Village meriteroit bien le nom de Villle
par ƒa grandeur. Les maiƒons ƒont construites
à peu prés comme des Fours, mais grandes
& hautes, la plûpart des roƒeaux cimentez
avec de la terre graƒƒe. La veille de mon départ,
me promenant dans le Village, je vis
courir à toute jambe trente ou quarante femmes.
Le ƒpectacle me ƒurprit. J'engageai mes
Outagamis de s'informer de la choƒe, ils le demanderent
à mes quatre eƒclaves, qui me ƒervoient
entierement d'interpretes dans cette terre
inconnuë. Ceux-ci furent s'informer, & rapporterent,
que c'étoit de nouvelles mariées qui
alloient recevoir l'ame d'un Vieillard qui ƒe mourrait.
Je conclus de là qu'ils étoient Pitagoriciens,
ce qui m'obligea de leur faire demander
pourquoi ils mangeoient des Animaux & des
Oiƒeaux où leurs ames pouvoient être transfuƒes.
Ils répondirent que la métampƒicoƒe ne paƒƒoit
point chaque eƒpece, que l'ame de l'homme
n'entroit point dans le corps d'un Oiƒeau,
ou de quelqu'autre bête que ce fut, & ainƒi
de tous les Animaux. Au reƒte, ces Sauvages,
tant hommes que femmes, ne ƒont ni mieux
faits, ni plus agiles que les Okoros. Je partis
de ce Village le quatre de Décembre, ayant
dix Soldats avec moi dans ma Pirogue, ƒans
compter nos dix Oumamis, les quatre Outaouas
& les quatre eƒclaves Essanapés, dont je vous
ai déja parlé plus d'une fois. Ici finit le crédit
& l'autorité du Calumet de Paix. Les Gnacƒitares
ne connaiƒƒent point ce symbole de concorde.
Le premier jour nous fîmes ƒix ou ƒept
lieuës avec aƒƒez de peine, à cauƒe de la quantité
de joncs dont ce Lac eƒt rempli; les deux
jours ƒuivans nous fîmes vingt lieuës. Le quatriéme
un vent d'Oüeƒt-Nord-Oüeƒt nous ƒurprit
avec tant de violence que nous fûmes obligez
de gagner terre : Nous reƒtâmes deux jours
ƒur un fond ƒablonneux, & dont la ƒterilité
nous cauƒa d'autant plus de peine, qu'il n'y
eût pas moyen de trouver un morceau de bois
pour faire cuire les viandes ou pour ƒe chauffer;
ce qui penƒa nous faire perir de faim &
de froid, car tout le Païs d'alentour n'étoit que
des prairies à perte de vûë, & des marais de vaƒe
& de roƒeaux. Nous étant rembarquez, nous
voguâmes juƒqu'à une petite Iƒle, où l'on campa.
Le ƒéjour étoit fort déƒagreable, c'étoit un
tapis qui ne laiƒƒa pourtant pas de nous être
utile, car nous y pêchâmes quantité de petites
Truites, que nous trouvâmes une fort bonne
Manne. Enfin aprés ƒix autres jours de Navigation,
nous arrivâmes à la pointe d'une Iƒle;
c'eƒt celle que je vous deƒƒine ƒur ma Carte par
une fleur de lis. C'étoit juƒtement le dix-neuviéme
du même mois de Decembre : juƒques-là
nous n'avions point encore éprouvé toute la rigueur
du froid. Dés que j'eus mis pied à terre
et dreƒƒé mes Cabanes, je détachai mes Eƒclaves
Eƒƒanapés pour aller au premier des trois
Villages qui ƒe trouvoient ƒur nôtre route, n'ayant
pas voulu m'arrêter à ceux que j'avois
trouvé dans une Iƒle que je côtoyai pendant
la nuît. Ils revinrent à mon cabanage fort allarmez
de la mauvaiƒe réponƒe du Chef des Gnacƒitares,
qui nous prenoient pour des Eƒpagols,
& qui vouloient leur faire un mauvais tour pour
nous avoir intorduit [sic] dans leur Païs. Je ne m'amuƒerai
pas à vous faire le recit de tout ce qui
ƒe paƒƒa, de peur de vous ennuyer. Il me ƒuffira
de vous dire que ƒur le rapport de mes eƒclaves,
je m'embarquai ƒur le champ pour
m'aller poƒter dans une petite Iƒle, qui tenoit
le milieu, entre la grande & la Terre-ferme,
ƒans permettre que les Eƒƒanapés fuƒƒent du
campement. Cependant les Gnacƒitares envoyerent
de bons Coureurs juƒqu'à quatre-vingt
lieuës chez les peuples demeurant au Sud. Comme
ces peuples étoient cenƒez connoître bien
les Eƒpagnols du Nouveau Mexique, on les
pria de nous venir examiner. La longueur du
chemin ne les rebuta point, ils entreprirent ce
voyage auƒƒi gayement que s'il ƒe fût agi de quelque
affaire Nationnale, & aprés avoir conƒideré
nos habits, nos épées, nos fuƒils, nôtre air, nôtre
teint, & nous avoir entendus parler, ils furent
contraints d'avoüer que nous n'étions pas
de veritables Eƒpagnols. Cela joint à quantité
de raiƒons que je leur donnai du ƒujet de mon
voyage, de la guerre que nous faiƒions aux Eƒpagnols
mêmes, & du Païs que nous habitions
du côté de l'Orient, les diƒƒuaderent entierement
de leur opinion mal fondée. Alors ils
me prierent d'aller camper dans leur Iƒle, &
m'apporterent d'une eƒpece de grains du Païs,
qui reƒƒemblent fort à nos lentilles, dont ils
recueillent une copieuƒe moiƒƒon. Je les en remerciai,
diƒant que je ne voulois pas être obligé
à me méfier d'eux, ni leur donner occaƒion,
de ƒe méfier de moi. Cependant je m'embarquai
pour faire ce petit trajet avec mes Sauvages
& ƒix Soldats bien armez, & faiƒant couper
les glaces en certains endroits; car il y avoit
dix ou douze jours qu'il geloit d'une grande
force, je débarquai à deux lieuës d'un de ces
Villages où j'allai enƒuite par terre. Il eƒt inutile
de vous marquer les cérémonies qui s'obƒerverent
dans cette occaƒion-là; ce ƒeroit toûjours
la même chanƒon. Il me ƒuffira de vous dire
que mes preƒens produiƒirent un effet merveilleux
dans l'eƒprit de ces gens, que je nommerai canailles,
quoi qu'ils fuƒƒent des plus polis
que j'euƒƒe encore vû en ce Païs-là. Leur Chef
eƒt celui de tous qui a le plus la figure de Roi.
Il domine absolument ƒur tous les Villages qui
ƒont décris [sic] dans ma Carte, ce ƒont eux-mêmes
qui me l'ont donnée. II y avoit dans cette
Iƒle auƒƒi-bien que dans les autres, de grands
Parcs remplis de Boeufs ƒauvages pour l'uƒage
de cette Nation. Je demeurai deux heures avec
ce grand Chef ou Cacique, parlant preƒque
toujours des Eƒpagnols du Nouveau Mexique,
qu'il m'aƒƒura n'être pas plus éloignez de leur
Païs que de quatre-vingt tazous, qui font chacun
trois lieuës. Ma curioƒité ne cedoit pas à
la ƒienne; j'avois du moins autant d'envie qu'il
m'informât des Eƒpagnols, qu'il ƒouhaitoit en
être inƒtruit de moi, & nous nous aprîmes
réciproquement bien des choƒes là-deƒƒus. Il
me pria d'accepter une grande Maiƒon qu'il avoit
fait préparer pour moi, & ƒa premiere
civilité fut de faire venir quantité de filles,
entre leƒquelles il nous preƒƒoit moi & les
miens de choiƒir. La tentation auroit été plus
forte dans un autre tems, le mets ne valoit
rien pour des Voyageurs affoiblis de travail &
d'abƒtinence, ƒine Cerere & Baccho friget Venus.
Sur cette honnêteté nos Sauvages lui repreƒenterent,
à ma ƒollicitation, que les Soldats
de mon détachement m'attendoient à une certaine
heure, & que pour peu que je tardaƒƒe ils
ƒeroient en peine de moi. Nous nous ƒéparâmes
aƒƒez contens l'un de l'autre : Cette avanture
m'arriva le ƒeptiéme Janvier.
      Deux jours aprés le Cacique vint me voir,
emmenant avec lui quatre cens des ƒiens, &
quatre ƒauvages Mozeemlek, que je pris pour
des Eƒpagnols : Cette mépriƒe venoit de la grande
difference qu'il y a entre ces deux Nations
Ameriquaines. Ces quatre Mozeemlek étoient
vétus; ils portoient la barbe touffuë & les cheveux
juƒqu'au deƒƒous de l'oreille : ils avoient
le teint bazané; enfin par leur abord civil &
ƒoûmis, par leur air poƒé & leurs manieres engageantes,
je ne pouvois m'imaginer que ce fuƒƒent
des Sauvages : Je me trompois neanmoins,
ils en avoient le nom & la choƒe. Voici ce que
j'appris du Païs de ces Eƒclaves, ƒuivant la description
Géographique que les ƒix Gnacƒitares
firent en forme de Carte ƒur une peau de Cerf :
Je vous en envoye la Copie. Leurs Villages
ƒont ƒituez ƒur le bord d'une Riviére, qui tire
ƒa ƒource d'une chaîne de Montagnes où la
Riviere Longue ƒe forme auƒƒi par quantité de
grands ruiƒƒeaux qui font-là un confluant.
Quand les Gnacƒitares vont à la chaƒƒe des
Boeufs ƒauvages, ils ƒe ƒervent ordinairement
P. 163



5




10




15




20




25




30


P. 164



5




10




15




20




25




30


P. 165



5




10




15




20




25




30


P. 166



5




10




15




20




25




30


P. 167



5




10




15




20




25




30


P. 168



5




10




15




20




25




30


P. 169



5




10




15




20




25




30


P. 170



5




10




15




20




25




30


de Pirogue pour voiture, & pourƒuivent leur
route juƒqu'à la Croix que vous voyez marquée
dans la Carte, laquelle Croix T ƒe trouve
à [la] fourche de deux petites Rivieres. Cette
chaƒƒe de Boeufs ƒauvages dont les Vallées ƒont
toutes remplies pendant l'Eté, eƒt quelquefois
l'occaƒion d'une cruelle guerre; Vous ƒçaurez
que l'autre Croix T que vous voyez dans la
Carte, ƒert auƒƒi de borne aux Mozeemlek;
ƒi-bien que pour peu que ces deux Nations
avancent mutuellement ƒur le terrain, c'eƒt
un ƒujet de carnage. Ces Montagnes ont ƒix
lieuës de largeur. Elles ƒont ƒi hautes, qu'il
faut faire de grands détours pour les traverƒer,
& elles ne ƒont habitées que d'Ours &
d'autres bêtes ƒauvages.
      La Nation des Mozeemlek eƒt grande &
puiƒƒante; cependant ces quatre Sauvages que
j'avois pris pour [des] Eƒpagnols, m'aprirent quelques
particularitez de leur Païs, & me dirent
qu'à cent cinquante lieuës la principale
Riviere ƒe décharge dans un grand Lac d'eau
ƒalée de trois cens lieuës de circuit, dont
l'embouchure n'en a tout au plus que deux;
qu'au bas de la Riviere étoient ƒituées ƒix
belles Villes; l'enceinte en eƒt de pierre enduite
de terre graƒƒe; les Maiƒons ƒont découvertes,
ƒans toît & en matiere [= maniere] de platte-
forme; je vous en donne le plan dans la
Carte : II ajoûterent qu'il y en avoit encore
plus de cent, tant petites que grandes,
autour de cette eƒpece de Mer, ƒur laquelle
ils naviguoient avec des Bâteaux tels que
vous les voyez ici dépeints; que ces gens-là
faiƒoient des étoffes, des haches de cuivre,
& pluƒieurs autres ouvrages, dont mes Outagamis,
auƒƒi-bien que les autres Interprétes,
fort ignorans en cela, ne pûrent jamais
me donner aucune connoiƒƒance : Que leur
Gouvernement étoit deƒpotique, tout ƒe réüniƒƒant
à un Grand Chef ƒous qui tous les
autres tremblent : Que ces Peuples s'appelloient
Tahuglauk, qu'ils étoient auƒƒi nombreux
que les feüilles des arbres, (car c'eƒt
ainƒi qu'ils s'expriment dans leur hiperbole
ƒauvage.) Ils diƒoient de plus, que leurs gens,
c'eƒt-à-dire les Mozeemlek, amenoient dans
les Villes des Tahuglauk des troupeaux de
petits Veaux pris dans les Montagnes dont
je vous ai parlé, & dont ces derniers ƒe ƒervent
à plus d'un uƒage : lls en mangent la
viande, ils les dreƒƒent au labourage, & la
peau ƒert aux vétemens, aux bottes, &c.
Ils m'aprirent auƒƒi qu'ils avoient eu le malheur
d'être pris par les Gnacƒitares pendant
une guerre qui duroit depuis dix ans, mais
qu'ils eƒperoient que la Paix ƒe feroit, &
qu'alors tous les priƒonniers ƒeroient échangez
ƒelon la coûtume. lls ƒe vantoient d'être
ƒort raiƒonnables, en comparaiƒon des
Gnacƒitares, qu'ils diƒent n'avoir que la figure
d'hommes, & qu'ils regardent comme
des bêtes. Je crois qu'en cela ils ne ƒe
trompoient pas tout-à-fait, car en effet, je remarquai
tant d'honnêteté & tant de politeƒƒe
dans ces quatre Mozeemlek, que je croyois
commencer [= commercer] avec des Européens, quoi que cependant
il faut demeurer d'accord que les Gnacƒitares
ƒont d'ailleurs la Nation la plus traitable
que j'aye vûë parmi les Sauvages. L'un
de ces quatre Mozeemlek avoit une Médaille
penduë au coû d'un eƒpece de cuivre tirant ƒur
le rouge, de la figure que vous voyez ƒur ma
Carte : Je la fis fondre par l'Arquebuzier de
Mr. de Tonti aux Ilinois, qui avoit quelque
connoiƒƒance des métaux; mais la matiere devint
plus peƒante & la couleur plus foncée
qu'auparavant, & même un peu maniable. Je
les priai de m'inƒtruire à font [= fond] de ces ƒortes de
Médailles : lls me dirent que les Tahuglauk
qui en ƒont les Artiƒans, en font beaucoup
de cas. Au reƒte, je n'ai rien pû apprendre
des Pays, du Commerce & des moeurs de ces
Peuples éloignez. Tout ce qu'ils me dirent,
c'eƒt que leur Riviere décendoit toûjours vers
le Couchant, & que le Lac d'eau ƒalée dans
lequel elle ƒe décharge, & que je vous ai
dit avoir trois cens lieuës de circuit, en a
trente de largeur, ƒon embouchure étant bien
loin vers le Midi ou le Sud. J'aurois eu beaucoup
de curioƒité d'aprendre à fond les moeurs
& les manieres des Tahuglauk, mais ne pouvant
me ƒatisfaire [= ƒatiƒfaire] par mes propres yeux,
je fus obligé de m'en rapporter au témoignage
des Mozeemlek, qui m'aƒƒurerent avec
toute la bonne foi ƒauvage, que ces
Peuples portoient la barbe longue de deux
doigts; que leurs robes venoient juƒqu'aux
genoux, qu'ils étoient coëffez d'un bonnet
pointu, qu'ils avoient toûjours à la main un
long bâton, à peu prés ferré comme les nôtres,
& qu'ils étoient chauƒƒez d'une bottine
qui leur monte juƒqu'au genoüil; que leurs
femmes ne ƒe montroient point, apparremment
ƒur le même principe qu'en Italie ou en
Eƒpagne, & qu'enfin ces Peuples, quoi que
toûjours en guerre avec de puiƒƒantes Nations,
ƒituées aux environs & au-delà du Lac,
n'inquiétent point les Nations errantes qui
ƒe trouvent ƒur leur chemin, par la raiƒon qu'elles
ƒont plus foibles qu'eux : Belle leçon pour
les Princes, qui ƒçavent ƒi bien mettre en
uƒage le droit du plus fort.
      Je n'ai pû tirer d'autres lumieres touchant
les Tahuglauk. Ma curioƒité me portoit aƒƒez à
m'informer à fond de tout ce qui concerne ce
Païs-là, mais malheureuƒement je manquois
d'un bon Interpréte, & ayant affaire à plusieurs
hommes qui ne s'entendoient pas eux-mêmes,
c'étoit un galimatias où je ne comprenois
rien, ce qui m'obligea de m'en rapporter
à ce qui en eƒt. Je me contentai donc de faire
à ces quatre malheureux Eƒclaves quelques
liberalitez à la magnificence de ce Païs-
là; j'euƒƒe bien ƒouhaité de les amener en
Canada; je tâchai même de les engager à
ce Voyage par de certaines offres qui devoient
leur paroître des Montagnes d'or; mais
l'amour de la Patrie l'emporta, & il me fut impoƒƒible
de perƒuader ces malheureux, tant il
eƒt vrai que la Nature réduite à ƒes juƒtes bornes
ƒe ƒoucie peu de la fortune. Cependant le
dégel étant ƒurvenu, & le vent s'étant remis
au Sud-Oüeƒt, je fis dire au grand Cacique
des Gnacƒitares que je voulois m'en retourner;
Je réïtérai mes préƒens, en recompenƒes deƒquels
ils me donnerent autant de viandes de
Boeufs que mes Pirogues en pouvoient contenir,
aprés quoi je m'embarquai. De la petite
Iƒle d'où je partois, je traverƒai d'abord en terre
ferme pour y faire planter un long & gros
poteau, ƒur lequel les armes de France paroiƒƒoient
ƒur une plaque de plomb. Je partis de
là le vingt-ƒix Janvier, & j'arrivai heureuƒement
avec toute ma troupe le cinq Février au
Païs des Eƒƒanapés. Je deƒcendis la Riviére
Longue
, avec beaucoup plus de plaiƒir que je
ne l'avois montée : je me divertiƒƒois à voir une
quantité de Chaƒƒeurs tirer heureuƒement ƒur des
Oiƒeaux de Riviére qui ƒe trouvent-là en abondance.
Vous ƒçaurez que cette Riviére eƒt d'un
cours aƒƒez calme, excepté depuis le quatorziéme
Village juƒq'au quinziéme, où ƒon courant
peut être appellé rapide; ce qui fait tout
au plus l'eƒpace de trois lieuës. Elle eƒt ƒi droite
qu'elle ne ƒerpente preƒque pas depuis ƒon
embouchure juƒqu'au Lac; j'avouë qu'elle eƒt
triƒte. La pluƒpart de ƒes Rivages ƒont affreux;
ƒon eau même eƒt dégoûtante; mais elle dédommage
de tout cela par ƒon utilité, car elle eƒt
fort navigable, & elle porteroit même juƒqu'à
des barques de cinquante tonneaux, ce qui finit
à l'endroit marqué ƒur la Carte par une fleur
de Lis, lieu où je plantai un poteau, que mes
Soldats nommerent la borne de Lahontan. J'arrivai
le deux de Mars au Fleuve de Miƒƒiƒipi,
que je trouvai beaucoup plus rapide & plus
profond que la premiere fois, à cauƒe des pluyes
& du débordement des Riviéres. Pour nous
épargner de la rame nous nous abandonnâmes
au courant. Le dixiéme nous arrivâmes à l'Iƒle
aux Rencontres. Cette Iƒle eƒt ƒituée vis-à-vis.
On lui a donné le nom de Rencontres, depuis
qu'un parti de quatre cens Iroquois y fut défait
par trois cens Nadoueƒƒis. Voici en peu de
mots comment la choƒe arriva. Ces Iroquois
ayant deƒƒein de ƒurprendre certains peuples ƒituez
aux environs des Otentas, & que je vous
ferai bien tôt connoître, arriverent chez les Ilinois,
qui leur fournirent des vivres, & chez
leƒquels ils conƒtruiƒirent leurs Canots. S'étant
embarquez ƒur le Fleuve de Miƒƒiƒipi, ils furent
découverts par une autre petite Flote qui
deƒcendoit le même Fleuve de l'autre côté. Les
lroquois traverƒerent auƒƒi-tôt à cette Iƒle, nommée
depuis aux Rencontres. Les Nadoueƒƒis
ƒupçonnant leur deƒƒein, ƒans ƒçavoir quel étoit
ce peuple, (car ils ne connoiƒƒent les Iroquois
que de réputation) ƒe hâterent de les joindre.
Les deux partis ƒe poƒterent chacun ƒur une
pointe de l'Iƒle, ce ƒont les deux endroits deƒignez
ƒur ma Carte par deux croix. Ils ne furent
pas plûtôt en vûë que les Iroquois s'écrierent
qui êtes vous ? Nadoueƒƒis, répondirent les
autres. Ceux-ci ayant fait à leur tour la même
demande, les Iroquois répondirent avec une
pareille franchiƒe. Et où allez vous, continuerent
les Iroquois ? A la chaƒƒe aux Boeufs, repliquerent
les Nadoueƒƒis; mais vous Iroquois,
quel eƒt vôtre but
? Nous allons, repartirent-il
à la chaƒƒe aux hommes : Et bien dirent les
Nadoueƒƒis, nous ƒommes des hommes, n'allez
pas plus loin
. Sur ce défi les deux Partis débarquerent
chacun à un côté de Iƒle, enƒuite le
Chef des Nadoueƒƒis ayant briƒé tous ƒes Canots
à coups de hache, il dit à ƒes Guerriers
qu'il falloit vaincre ou mourir, & en même
tems donna tête baiƒƒée contre les Iroquois.
Ceux-ci les reçûrent d'abord avec une nuée de
flêches; mais les autres ayant eƒƒuyé cette premiere
décharge qui ne laiƒƒa pas de Ieur tuër
quatre-vingt hommes, fondirent la maƒƒuë à la
main ƒur leurs ennemis, qui n'ayant pas le
tems de recharger, furent défaits à platte couture.
Ce Combat qui dura deux heures, fut
ƒi chaud que deux cens ƒoixante Iroquois y perdirent
la vie, & tout le reƒte du parti fut pris,
pas un ƒeul n'échapa. Quelques Iroquois ayant
tenté de ƒe ƒauver ƒur la fin du combat, le
Chef victorieux les fit pourƒuivre par dix ou
douze des ƒiens dans un des Canots qui lui reƒtoi[en]t
pour butin, ƒi bien qu'on atteignit les
Fuyards qui furent tous noyez. Aprés cette victoire,
ils couperent le nez & les oreilles aux
deux Priƒonniers les plus agiles, & les ayant
munis de fuƒils, de poudre & de plomb, ils
leur laiƒƒerent la liberté de retourner dans leur
Païs, pour dire à leurs Compatriotes qu'ils ne
ƒe ƒerviƒƒent plus de femmes pour faire la chaƒƒe
aux hommes.
      Le douziéme nous arrivâmes au Village des
Otentas où nous remplimes nos Canots, avec
une copieuƒe proviƒion de bled d'Inde, dont
ces Peuples font une abondante recolte. lls nous
dirent que leur Riviére étoit aƒƒez rapide, qu'elle
tiroit ƒa ƒource des Montagnes voiƒines, & que
vers le haut elle étoit habitée en pluƒieurs Villages
par les Panimaha, les Paneaƒƒa & [les] Pa[ne]tonka;
mais comme le tems me preƒƒoit, & que
je ne voyois point d'apparence d'apprendre ce
que je voulois ƒçavoir, touchant les Eƒpagnols,
j'en partis le lendemain treizième, & au bout
de quatre jours je gagnai à la faveur du courant
& de la rame, la Riviere des Miƒƒouris.
Enƒuite refoulant ƒon courant, qui eƒt pour le
moins auƒƒi rapide que celui du Miƒƒiƒipi l'étoit
alors, j'arrivai le dix-huitiéme au premier Village
des Miƒƒouris. Je ne m'y arrêtai que pour
faire quelques preƒens qui me valurent une centaine
de Cocs d'Indes, ces Peuples ayant leurs
Cabanes trés-bien fournies de ces munitions de
broche. Etant remontez en Canot, nous voguâmes
de force, & le ƒoir ƒuivant nous mîmes
pied à terre prés du ƒecond Village. Auƒƒi-tôt je
détachai un Sergent avec dix Soldats pour y accompagner
nos Outagamis pendant que mes
P. 171



5




10




15




20




25




30


P. 172



5




10




15




20




25




30


P. 173



5




10




15




20




25




30


P. 174



5




10




15




20




25




30


P. 175



5




10




15




20




25




30


P. 176



5




10




15




20




25




30


P. 177



5




10




15




20




25




30


P. 178



5




10




15




20




25




30


gens cabanoient & débarquoient leurs Canots.
Par malheur, les uns ni les autres ne pûrent ƒe
faire entendre à ces Sauvages, & ceux ci étoient
ƒur le point de faire main baƒƒe ƒsur nos gens,
lors qu'un bon Vieillard ƒe mit à crier que ces
étrangers n'étoient pas ƒeuls, & qu'on avoit découvert
nos Cabanes & nos Canots. De ƒorte,
que nos Outagamis & mes Soldats s'en revinrent
fort allarmez, & réƒolus de faire bonne
garde pendant la nuit. Sur les deux heures aprés
minuit deux hommes s'aprocherent du Cabanage,
criant en langue Ilinoiƒe qu'ils vouloient
nous parler, à quoi les Outagamis fort contens
d'apprendre qu'il y avoit des gens avec leƒquels
ils pourroient ƒe faire entendre, répondirent en
Ilinois, que dés que le Soleil paroîtroit ils ƒeroient
les biens venus, ce qui arriva; mais ces
0utagamis indignez de l'outrage qu'ils avoient
reçû, me perƒecuterent durant la nuit pour m'obliger
de brûler ce Village, & paƒƒer tous ces
coquins au ƒil de l'épée : Je leur répondis, que
nous devions être plus ƒages qu'eux, & mettre
nôtre application non à nous venger inutilement,
mais à découvrir les choƒes que nous cherchions
dans nôtre route. Dés le point du jour, ces deux
crieurs de nuit s'approcherent, & après nous avoir
interrogez plus de deux heures, ils nous
inviterent de nous approcher du Village, à quoi
les Outagamis répondirent, que le Chef de leur
Nation ne devroit pas avoir tant tardé à nous
venir rendre le ƒalut, ce qui les obligea de retourner
pour l'en avertir. Trois heures ƒe paƒƒerent
ƒans voir paroître perƒonne. A la fin, &
l'impatience nous prenant déja, nous apperçûmes
ce Chef qui nous aborda preƒque en tremblant.
Il étoit accompagné de quelques-uns des
ƒiens, chargez de viandes boucanées, de ƒacs
de bled d'Inde, de raiƒins ƒecs, & de quelques
peaux de chevreüils teintes de diverƒes couleurs.
Je répondis à ƒon preƒent par un autre de moindre
conƒéquence. Ensuite, je fis lier une converƒation
entre mes Outagamis, & ƒes deux meƒƒagers
nocturnes, pour tâcher d'apprendre tout
ce qui concernoit le Païs, mais ce Chef répondit
conƒtamment à ces Outagamis qu'il n'en ƒçavoit
rien, mais que je l'apprendrois par d'autres
Nations qui habitoient plus avant dans îa Riviére.
Si j'avois été du ƒentiment des Outagamis,
nous euƒƒions fait de vaillans exploits, mais
il s'agiƒƒoit d'être éclaircis de pluƒieurs choƒes
que nous n'aurions pas appris en brûlant ƒon
Village : Enfin, le même jour à deux heures
aprés midi, nous nous rembarquâmes pour remonter
un peu plus avant, & aprés avoir vogué
prés de quatre heures nous trouvâmes la Riviere
des Oƒages, à l'embouchure de laquelle
nous cabanâmes; Nous eûmes trois ou quatre
ƒauƒƒes allarmes durant la nuit par des Boeufs
ƒauvages, ƒur leƒquels nous nous vengeâmes avantageuƒement :
car le lendemain nous en fîmes
un bon carnage, quoi qu'une horrible pluye
qui ƒurvint nous permit à peine de ƒortir de nos
Cabanes. Cette pluye ayant ceƒƒé vers le ƒoir,
alors que je faiƒois tranƒporter à notre petit
Camp deux ou trois de ces Boeufs, nous vîmes
paroître une Armée de Sauvages qui venoit
droit à nous. Alors mes gens tâchant de ƒe retrancher,
& de déchargers leurs fuƒils avec des
tirebours pour les recharger de nouveau, quelqu'un
ayant tiré ƒon coup en l'air pour avoir
plûtôt fait, toute cette troupe diƒparut, s'enfuyant
deçà & delà, comme les Peuples de la
Riviére Longue, les uns ni les autres n'ayant
jamais vû ni manié d'armes à feu. Cette rencontre
m'obligea de me rembarquer le ƒoir même
pour retourner ƒur mes pas, & pour ƒatisfaire
les Outagamis. Nous abordâmes prés du
Village vers la minuit, & nous tenant dans un
profond ƒilence; nous attendîmes le jour; enƒuite
nous voguâmes juƒqu'au pied de leur Fort,
où étant entrez, nous y fîmes une décharge en
l'air, ce qui donna tellement l'épouvente aux
femmes, aux enƒans & aux vieillards, ( car les
Guerriers étoient ceux-là même qui avoient
voulu nous attaquer le jour précedant ) qu'ils ƒe
ƒauvoient deçà & delà, criant miƒericorde. Alors
les Outagamis s'écrierent qu'il falloit que
tout le monde ƒortit de ce Village; donnant le
tems aux femmes deƒolées d'enlever leurs enfans,
& lors que toute cette canaille en fut ƒortie,
nous y mîmes le feu de tous côtez. Euƒuite,
nous continuâmes à deƒcendre cette Riviere rapide.
Le vingt-cinq à bonne neure, nous entrâmes
dans le Fleuve de Miƒƒiƒipi, & le lendemain
à trois heures après midi nous apperçûment
trois ou quatre cens Sauvages qui étoient
à la chaƒƒe des Boeufs, dont toutes les prairies
étoient couvertes du côté de l'Oüeƒt. Dés que
ces Chaƒƒeurs nous eurent découverts ils nous
appellerent, en nous ƒaiƒant ƒigne d'approcher.
Comme nous ne ƒçavions ni quels gens c'étoient,
ni en quel nombre, nous heƒitâmes un
peu; mais à la fin nous allâmes aborder à portée
de mouƒquet au deƒƒus d'eux, en leur criant
qu'ils ne s'approchaƒƒent pas de nous tous à la
fois. Alors quatre des leurs vinrent droit à nous
d'un viƒage riant, en nous diƒant en langue Ilinoiƒe
qu'ils étoient Akanƒas. Cette nouvelle nous
parut vraye, car ils avoient quelques coûteaux,
ciƒeaux pendus au coû, & mêmes de petites haches
donc les Ilinois leur font preƒent quand ils
les rencontrent. Enfin ne doutant plus qu'ils ne
fuƒƒent de cette Nation ƒi connuë de Mr. de la
Salle
, & de pluƒieurs autres François, nous débarquâmes
au même lieu, & après avoir danƒé
& chanté, ils nous régalèrent de toutes ƒortes
de viandes. Le lendemain, ils nous montrerent
un Crocodile qu'ils avoient aƒƒommé depuis deux
jours, de la maniere que je vous l'expliquerai
ailleurs. Enƒuite ils firent devant nous une chaƒƒe
d'adreƒƒe à une lieuë de là, car c'eƒt leur coûtume,
lors qu'ils veulent ƒe divertir, de prendre
les Boeufs des differentes manieres que vous
voyez ici dépeintes. Je voulus m'informer des
Eƒpagnols à ces Peuples, mais ils ne m'en donnerent
aucun éclairciƒƒement; ils me dirent ƒeulement
que les Miƒƒouris & les Oƒages étoient
des Peuples nombreux & méchans, qui n'avoient
ni courage ni bonne foi, que leurs Riviére
étoient fort grandes & leur Païs trop beau
pour eux. Enfin, aprés avoir demeuré deux
jours avec eux, nous nous ƒeparâmes pour continuër
nôtre voyage juƒqu'à !a Rivière Ouabach,
faiƒant toûjours bonne garde contre les Crocodiles,
dont ils nous dirent des choƒes incroyables.
Le jour ƒuivant, nous entrâmes dans l'embouchure
de cette Riviére, pour voir en ƒondant ƒi
ce que les Sauvages rapportent de ƒa profondeur
étoit vrai. En effet, nous y trouvâmes trois braƒƒes
& demie d'eau : II eƒt vrai qu'au rapport des
Sauvages de ma Compagnie, cette Riviere paroiƒƒoit
alors plus enflée qu'à l'ordinaire; quoiqu'il
en ƒoit, on dit qu'elle eƒt navigable plus
de cent lieuës, j'aurois bien voulu que le temps
m'eut permis de la remonter juƒqu'à ƒa ƒource,
mais n'y ayant point d'apparence, je remontai
le Fleuve juƒqu'à la Rivière des Ilinois avec aƒƒez
de peine, car le vent nous fut contraire les
deux premiers jours, & les courans tout à fait
violents : Cependant nous arrivâmes à cette Riviere
le neuviéme d'Avril. Tout ce que je puis
vous dire du Fleuve de Miƒƒiƒipi avant que de
le quitter; c'eƒt que ƒa moindre largeur eƒt d'une
demie lieuë, & ƒa moindre profondeur d'une
braƒƒe & demie d'eau, qu'il n'eƒt pas trop
rapide durant ƒept ou huit mois de l'année, ƒelon
le raport des Sauvages. Pour des battures
ou bancs de ƒable, je n'y en vis point. Ce Fleuve
eƒt rempli d'lƒles, leƒquelles paroiƒƒant comme
autant de boƒcages par une grande quantité
d'arbres, ils font dans le tems de la verdure
un aƒpect fort agréable; Il eƒt bordé de
bois, de prairies & de côteaux. Je ne ƒçai d'ailleurs
ƒi ce Fleuve ƒerpente; mais autant que j'ai
pû le remarquer, ƒon cours eƒt fort different
de celui de nos Fleuves de France; car je vous
dirai ici en paƒƒant que les Rivieres de l'Amerique
courent aƒƒez droit.
      Pour revenir à nôtre Fleuve, il eƒt riche par
lui-même par la bonté du climat, par la quantité
prodigieuƒe de Boeufs, de Cerfs, de Chevreüils,
de Cocs d'Inde qui paiƒƒent ƒur ces rivages.
On y voit auƒƒi d'autres bêtes & Oiƒeaux,
dont je ne ƒçaurois vous parler, ƒans vous envoyer
un volume. Si je pouvois vous faire tenir
la copie de mon Journal, vous y verriez
jour pour jour des chaƒƒes & des pêches de differentes
eƒpeces d'Animaux, auƒƒi-bien que des
rencontres de Sauvages; & tout ce détail vous
rebuteroit par ƒa longueur. Enfin, je finis l'article
du Fleuve par la quantité d'arbres fruitiers
que nous y vîmes dans un triƒte état, dépoüillez
de verdure, & ƒur tout les treilles dont la
beauté des grapes & la groƒƒeur des grains vous
ƒurprendroient. J'ai mangé de ces raiƒins deƒƒechez
au Soleil, comme je vous ai dit; le goût
m'en a parû merveilleux. Pour des Caƒtors ils y
ƒont auƒƒi rares que fur la Riviere Longue, où
je n'ai vû que des Loutres, dont ces Peuples
font des fourrures pour l'hiver. Je partis donc
de la Riviére des Ilinois le dixième d'Avril, &
à la ƒaveur d'un vent d'Oüeƒt-Sud-Oüeƒt, nous
gagnâmes en ƒix jours le Fort de Crevecoeur. J'y
trouvai Mr. de Tonti de qui je reçûs toutes les
honnêtez [= honnêtetez] poƒƒibles. Les Ilinois l'honorent infiniment,
& avec raiƒon. Je reƒtai trois jours
dans ce Fort, où y il avoit trente Coureurs de
bois qui trafiquoient avec les Ilinois, au Village
deƒquels j'arrivai le vingtiéme. Je commençai
par engager quatre cens hommes à faire mon
portage pour me tirer plus promptement de
cette penible corvée : Or ce portage étant de
douze bonnes lieuës, je fus obligé de donner
aux plus conƒidérables d'entr'eux un grand
rouleau de tabac de Brezil, cent livres de poudre,
deux cens livres de balles, avec quelques
armes. Cette largeƒƒe me fut fort utile, & les
anima ƒi bien que mon portage fut fait en
quatre jours. Car le vingt-quatriéme j'arrivai
à Chekakou, & ce fut-là que mes Oumamis [= Outagamis]
me quitterent pour s'en retourner chez eux,
auƒƒi contens de moi que du preƒent que je
leur ƒis de quelques fuƒils & de quelques piƒtolets.
Le vingt-cinquiéme je me rembarquai,
& naviguant à toute force pour profiter du calme,
j'entrai le vingt-huitiéme dans la Riviére
des Oumamis; j'y trouvai quatre cens Guerriers
au même endroit où Mr. de la Salle fit
autrefois bâtir un Fort. Ces Guerriers brûloient
actuellement trois Iroquois, qu'ils diƒoient avoir
bien mérité ce ƒuplice; ils vouloient même
que nous priƒƒions plaiƒir à le voir, car les
Sauvages ƒe ƒcandaliƒent qu'on ne ƒe divertiƒƒe
pas de ces tragédies réelles. Ce ƒpectacle me fit
horreur, car on faiƒoit ƒouffrir à ces malheureux
des tourmens inconcevables, cela me fit
réƒoudre à me rembarquer au plus vîte, & j'en
trouvai le prétexte. Ce fut en leur diƒant que
mes Soldats étant pourvûs d'eau de vie, ne
manqueroient pas de ƒe ƒaouler durant la nuit
à l'honneur de leur victoire, & qu'enƒuite ils
feroient un déƒordre qu'il me ƒeroit impoƒƒible
d'empêcher. Ainƒi je me rembarquai, & aprés
avoir côtoyé ce Lac, & traverƒé la Baye de
l'Ours qui dort. Je mis pied à terre à Miƒƒilimakinac
le vingt-deuxiéme du mois preƒent,
j'appris que le Sieur de S. Pierre de Repantigni,
qui étoit monté ƒur les glaces de Quebec
juƒqu'à ce poƒte-là, que Mr. de Denonville
voulant faire la Paix avec les Iroquois, &
comprendre en même tems ƒes Nations alliées
ils les envoyoit avertir de ceƒƒer d'aller en parti
chez ces Barbares. Il me dit auƒƒi que ce Gouverneur
écrivoit au Commandant de ce poƒte,
qu'il tâchât d'obliger adroitement le Rat, qui
eƒt un des Chefs des Hurons, à de deƒcendre à
la Colonie, afin de le faire pendre, ce que ce
Sauvage ayant fçû, il publia par tout qu'il vouloit
faire ce voyage exprés pour lui en faire le
défi. C'eƒt ce qu'il doit executer en partant demain
avec une grande troupe d'Outaouas & de
Coureurs de bois, qui deƒcendent ƒous le commandement
de Mr. Dulhut. Au reƒte, j'ai déja
diƒperƒé les Soldats de mon détachement en
pluƒieurs Canots parmi des Sauvages & des Coureurs
de bois, & comme j'ai des affaires à régler;
P. 179



5




10




15




20




25




30


P. 180



5




10




15




20




25




30


P. 181



5




10




15




20




25




30

P. 182



5




10




15




20




25




30

P. 183



5




10




15




20




25




30

P. 184



5




10




15




20




25




30

P. 185




5


ici, je ƒuis contraint d'y demeurer encore
ƒept ou huit jours. Voilà, Monƒieur, la relation
de mon petit voyage. Je ne vous en mande
que l'eƒƒentiel; j'aurois pû la groƒƒir davantage,
mais j'ai crû que le reƒte n'étoit qu'un amas
de minuties qui ne meritent point vôtre
curioƒité. Quand au Lac des Ilinois il a trois
cens lieuës de tour, comme vous le verrez ƒur
ma Carte par l'échelle des lieuës. Car je ne
ƒçaurois m'aƒƒujettir à tracer dans une lettre les
differentes diƒtances des lieux. Ce Lac eƒt ƒitué
dans un beau climat; ƒes rivages ƒont couverts
de bois de ƒapins & de haute futaye; mais peu
de prairies. La Rivière des Oumamis ne vaut
pas la peine d'en parler. La Baye de l'Ours qui
dort
eƒt aƒƒez grande, c'eƒt ƒur la Riviere qui
s'y décharge que les Outaouas ont coûtume de
faire tous les trois ans leurs chaƒƒes de Caƒtors.
Au reƒte, il n'y a ni batures, ni rochers, ni
banc de ƒable dans ce Lac. Les terres qui le
bordent du côté Méridional ƒont remplies de
Chevreüils, de Cerfs & et de Poulets d'Inde.
Adieu Monƒieur, ƒoyez perƒuadé que je me ferai
toûjours un ƒenƒible plaiƒir de vous amuƒer,
en vous rendant compte de tout ce que j'apprendrai
de plus curieux.
      Au reƒte je vous prie de ne pas trouver étrange
que ma relation de ce voyage ƒois ƒi abregée;
il me faudroit plus de tems & de loiƒir que je
n'en ai à preƒent pour vous particulariƒer quantité
de choƒes curieuƒes, dont le détail ƒeroit
un peu trop long. Il ƒuffit que je vous envoye
l'eƒƒentiel, en attendant que je puiƒƒe moi-même
vous faire le recit d'une infinité d'avantures,
de rencontres & d'obƒervations, capables
de reveiller l'eƒprit des réflexionnaires. Le mien
eƒt trop ƒuperficiel pour philoƒopher ƒur l'origine,
la croyance, les moeurs & les maniéres de
tant de Sauvages, non plus que ƒur l'étenduë
de ce Continent vers l'Oüeƒt. Je me ƒuis contenté
ƒeulement de faire réflexion ƒur les cauƒes
du mauvais ƒuccez des découvertes que pluƒieurs
habiles Hommes ont entrepris dans l'Amerique
par Mer & par Terre. Je croi ne m'être
pas trompé dans le jugement que j'en ai fait.
L'exemple recent de Mr. de la Salle & de quelques
autres malheureux découvreurs ont ƒçû
donner de très-grandes leçons à leurs propres
dépens, à ceux qui voudroient entreprendre à
l'avenir de découvrir tous les païs inconnus de
ce nouveau Monde. Il n'appartient pas à toutes
ƒortes de perƒonnes de s'en mêler, non licet
omnibus adirè Corinthum
. Il ƒeroit très-facile
de penetrer juƒqu'au fonds des Païs Occidentaux
de Canada en s'y prenant comme il faut.
Je ƒuppoƒe premierement qu'au lieu de Canots
on ƒe ƒervit de certaines Chaloupes d'une conƒtruction
particuliere qui tiraƒƒent peu d'eau, qui
fuƒƒent legeres de bois & portatives, lesquelles
contenant treize hommes avec trente-cinq ou
quarante quintaux de peƒanteur, reƒiƒtaƒƒent vigoureuƒement
aux vagues des grands Lacs. Il
ne ƒuffit pas d'avoir du courage, de la ƒanté &
de la vigilance pour faire ces entrepriƒes. Il
faut bien d'autres talens qui ƒe trouvent rarement
en une même perƒonne. La conduite de
trois cens hommes avec leƒquels on pourroit faire
ces découvertes me paroît aƒƒez épineuƒe.
C'eƒt ici que l'induƒtrie & la patience ƒont neceƒƒaires
pour contenir une pareille troupe dans
le devoir. Les Ďditions, les querelles & mille
autres deƒordres n'arrivent que trop ƒouvent parmi
des gens qui étant éloignez des Villes ƒe
trouvent en même tems en droit de tout entreprendre
par la force de leurs ƒuperieurs. Il s'agit
ici de diƒƒimuler, & de fermer les yeux quelquefois
pour ne pas irriter le mal; la voye de la
douceur eƒt la plus ƒûre pour celui qui conduit
la troupe : S'il arrive quelque mutinerie ou mauvais
complots, il faut que les Officiers tâchent
d'y remedier, en perƒuadant aux mutins qu'il
ƒeroit fâcheux d'en donner connoiƒƒance à leur
Commandant. Celui-ci doit toûjours faire ƒemblant
d'ignorer ce qui ƒe paƒƒe; ƒi ce n'eƒt que
le mal éclate en ƒa preƒence; car alors il eƒt
indiƒpenƒablement obligé de les punir à la ƒourdine
au plûtôt, à moins que ƒa prudence ne
l'engage d'en retarder l'execution lors qu'il en
prévoit les ƒuites fâcheuƒes. On leur doit tolerer
mille choƒes en ces Voyages, dont on auroit
toute ƒorte de raiƒon de les châtier ailleurs.
C'eƒt-à-dire, qu'un Commandant doit
feindre de ne pas ƒavoir leur commerce avec
les Sauvageƒƒes, les petites querelles qu'ils peuvent
avoir entr'eux, leurs négligences à faire
la garde comme il faut, & toutes les autres choƒes
qui ne tendent ni à la deƒobeance ni à la
revolte. Il doit avoir le ƒoin de choiƒir dans ƒa
Troupe un eƒpion, lequel étant bien récompenƒé
l'informe adroitement de tout ce qui ƒe
paƒƒe, afin d'y remedier directement ou indirectement.
Il eƒt queƒtion de découvrir avec beaucoup
de fineƒƒe & de ƒecret un chef de cabale,
& lorƒque le Commandant en eƒt tellement éclairci
qu'il ne lui eƒt plus permis de douter du
crime, il eƒt expedient de s'en défaire avec tant
d'adreƒƒe, qu'on ne ƒçache ce qu'il eƒt devenu.
      Au reƒte, il doit leur donner du tabac & de
l'eau de vie de tems en tems, leur demander avis
en certaines occaƒions, les fatiguer le moins
qu'il eƒt poƒƒible; les exciter à ƒe réjoüir, à joüer,
à danƒer, & en même temps les exhorter à
vivre en bonne intelligence. La meilleure invention
dont il puiƒƒe ƒe ƒervir pour les contenir
dans leur devoir, c'eƒt la Religion & l'honneur
de la Nation. Il faut qu'il les exhorte lui-
même à cela, car quoique j'aye beaucoup de
foi au pouvoir des Eccleƒiaƒtiques, ils font plus
de mal que de bien en ces ƒortes de Voyages;
ce qui fait que je m'en paƒƒerois. Celui qui ƒe
charge de ces découvertes doit bien choiƒir ƒes
gens; car tout le monde n'eƒt pas propre à cela.
Il faut des hommes de trente à quarante ans,
d'un temperament ƒec & d'une humeur paiƒible,
qui ƒoient actifs, courageux, & accoûtumez
aux fatigues des Voyages. Parmi ces trois
cens perƒonnes il y doit avoir des charpentiers
de chaloupes, des armuriers, des ƒcieurs de long
avec tous leurs outils, des chaƒƒeurs, des pêcheurs.
Outre cela, des Chirurgiens qui ne
portent autre choƒe que des raƒoirs, des lancettes,
des drogues pour les bleƒƒures, de l'orvietan
& du ƒené. Tous les gens de la troupe doivent
être munis de capots, de buffe & de botines
pour reƒiƒter à la fléche, car les Sauvages
des Païs dont je parle n'ont jamais vû d'armes
à feu, comme je vous l'ai déja dit. II faut
avec cela qu'ils ƒoient armez d'un fuƒil à deux
coups, d'un piƒtolet de même, & d'une épée
de bonne longueur. Le Commandant aura le
ƒoin de faire proviƒion d'une aƒƒez grande quantité
de peaux de Cerfs, d'Orignal, ou de Boeuf,
qu'il fera coudre les unes aux autres pour faire
l'enceinte de ƒon Camp, par le moyen de quelques
piquets plantez de diƒtance à autre. J'en
avois ƒuffiƒamment pour garnir un quarré de
trente pieds ƒur chaque face, parce que chaque
peau ayant cinq pieds de hauteur, & prés de
quatre de largeur, j'en fis faire deux bandes de
huit peaux chacune, qui étoient tenduës & levées
en un inƒtant. II faut avoir des Canonieres
de Coeti de huit pieds de longueur & de ƒix
de largeur, deux Moulins à bras, qui ƒont de
petites machines portatives comme de grands
Moulins à Caffé. On s'en ƒert pour moudre du
bled d'Inde avec beaucoup de facilité. On
portera des clouds de toutes eƒpeces, des pics,
des pioches, des bêches, des haches, des ameçons,
du ƒavon & du coton à faire des chandelles.
Je ƒuppoƒe ƒur tout qu'on ƒera muni de
bonne poudre, d'eau de vie, de tabac de Breƒil,
& de mille autres choƒes qu'on eƒt obligé
de preƒenter aux Nations Sauvages qu'on découvre.
Le Commandant ƒe munira pareillement
d'un Aƒtrolabe, d'un demi cercle, de pluƒieurs
bouƒƒoles ou compas ƒimples & à variation,
d'une pierre d'aiman, de deux groƒƒes
montres de trois pouces de diametre, de pinceaux,
de couleurs, de papier à deƒƒein, & autre
pour faire ƒes Journaux & ƒes Cartes, pour
déƒigner les bêtes terreƒtres, volatiles & aquatiques,
les arbres, les plantes & les grains, &
generalement tout ce qui lui paroîtra digne de
ƒa curioƒité. Je ƒerois auƒƒi d'avis qu'il eût des
trompettes & quelques joüeurs de violon, tant
pour réjoüir ƒa troupe que pour cauƒer de l'admiration
aux Sauvages. Enfin, Monƒieur, je
ƒuis perƒuadé qu'avec cet équipage tout homme
d'eƒprit, de conduite & de détail, c'eƒt-à-dire
ƒoigneux, prévoyant, ƒage & de bon exemple,
mais ƒur tout patient, moderé, & d'un talent
à trouver des expediens à tout, peut aller hardiment
tête levée dans tous les Païs Occidentaux
de Canada ƒans rien craindre. Pour moi
je vous avouë que ƒi j'avois toutes ces qualitez-
là je m'eƒtimerois fort heureux d'être employé
à faire cette entrepriƒe, tant pour la gloire
du Roi que pour ma propre ƒatisfaction, car
enfin j'ai tant goûté de plaiƒir dans mes Voyages
par la diverƒité continuelle d'objets, que je
n'ai preƒque pas eu le tems de m'apercevoir de
mes peines & de mes fatigues.

              Je ƒuis, Monƒieur, vôtre, &c.

A Miƒƒilimakinac, ce 28. Mai 1689.

 
Retour à la table du présent fichier