Le rêve de Gaspard de la nuit
Premier rêve du recueil intitulé Gaspard de la
nuit
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Aloÿsius Bertrand,
Gaspard de la nuit,
recueil de poèmes en prose,
1842
« Je bus l'élixir de Paracelse (1), le soir,
avant de me coucher. J'eus la colique. Nulle part le diable en
cornes et en
queue.
« Encore un désappointement : -- L'orage, cette
nuit-là,
mouillait jusqu'aux os la vieille cité accroupie dans le
sommeil. Comment
je rôdais à tâtons, n'y voyant goutte, parmi les
anfractuosités intérieures de l'église
Notre-Dame (a), c'est ce que vous expliquera un
sacrilège. Il n'y a pas
de serrure dont le crime n'ait la clef. -- Ayez pitié de
moi ! j'avais
besoin d'une hostie et d'une relique. -- Une clarté piqua
les
ténèbres. Plusieurs autres se montrèrent
successivement, de
sorte que je distinguai bientôt quelqu'un dont la main
affûtée
d'un long allumoir distribuait la flamme aux chandeliers du
maître-autel.
C'était Jacquemart (2), qui, non moins
imperturbable
que de coutume sous sa caule (3) de
fer
rapiécée, acheva sa besogne sans paraître
s'inquiéter
ni même s'apercevoir de la présence d'un témoin
profane.
Jacqueline (4), agenouillée aux
degrés, gardait
une immobilité parfaite, la pluie découlant de sa
jupe de plomb
attournée à la mode brabançonne (5), de
sa gorgerette de tôle tuyautée comme une dentelle de
Bruges, de son
visage de bois verni comme les joues d'une poupée de
Nuremberg. Je lui
bégayais une humble question sur le diable et sur l'art,
quand le bras de
la Maritorne (6) se débanda avec la
précipitation soudaine et brutale d'un ressort, et au bruit
cent fois
répercuté du lourd marteau qu'elle serrait du poing,
la foule des
abbés, des chevaliers, des bienfaiteurs qui peuplent de
leurs gothiques
momies les caveaux gothiques de l'église, afflua
processionnellement autour
de l'autel éblouissant des splendeurs vives et ailées
de la
crèche de Noël. La vierge noire (*), la vierge
des temps barbares, haute d'une coudée, à la
tremblante couronne de
fil d'or, à la robe raide d'empois et de perle, la vierge
miraculeuse devant
qui grésille une lampe d'argent, sauta en bas de sa chaire,
et courut sur
les dalles de la vitesse d'un toton (7). Elle
s'avançait des nefs profondes, à bonds gracieux et
inégaux,
accompagnée d'un petit saint Jean (b)
de cire et de
laine qu'embrasa une étincelle, et qui se fondit bleu et
rouge. Jacqueline
s'était armée de ciseaux pour tondre l'occiput de son
enfançon
emmailloté, un cierge éclaira au loin la chapelle du
baptistère, et alors...
-- Et alors ?
-- Et alors le soleil qui luisait par un pertuis, les moineaux qui
becquetaient mes
vitres, et les cloches qui marmonnaient une antienne dans la nue,
m'éveillèrent. J'avais fait un rêve.
-- Et le diable ?
-- Il n'existe pas.
-- Et l'art ?
-- Il existe.
-- Mais où donc ?
-- Au sein de Dieu ! » -- Et son oeil où
germait une larme,
sondait le ciel. -- « Nous ne sommes, nous, monsieur, que
les copistes
du créateur. La plus magnifique, la plus triomphante, la
plus glorieuse de
nos oeuvres éphémères n'est jamais que
l'indigne
contrefaçon, que le rayonnement éteint de la moindre
de ses oeuvres
immortelles. Toute originalité est un aiglon qui ne brise la
coquille de son
oeuf que dans les aires sublimes et foudroyantes du Sinaï. --
Oui, monsieur,
j'ai longtemps cherché l'art absolu ! Ô
délire !
ô folie ! Regardez ce front ridé par la couronne
de fer du
malheur ! Trente ans ! et l'arcane que j'ai
sollicité de tant de
veilles opiniâtres, à qui j'ai immolé jeunesse,
amour, plaisir,
fortune, l'arcane gît, inerte et insensible comme le vil
caillou, dans la
cendre de mes illusions ! Le néant ne vivifie point le
néant ».
Il se levait. Je lui témoignai ma commisération par
un soupir
hypocrite et banal.
Notes
(*) Cette image était déjà en
grande
vénération au XIIe siècle. Elle est d'un bois
noir, dur et
pesant qu'on croit être du châtaignier (note de
l'auteur).
(1) Philippe Bombast (ou Théophraste
Bombastus von
Honenheim), dit Paracelse (1493-1541), alchimiste,
réformateur de la
médecine, proposant une correspondance entre le monde et les
parties du
corps. Familier des diables. Voir l'article que lui consacre
Collin de Plancy
dans son Dictionnaire infernal (1863).
(2) Jacquemart de Hesdin (1384-1410). Miniaturiste
et enlumineur
français. Il travailla pour le duc Jean de Berry (les
Grandes
Heures, v. 1409, Bibliothèque de Bruxelles).
(3) Le mot « caule »
qu'Aloÿsius Bretrand
met en italique ne se trouve dans aucun dictionnaire du
français moderne.
En ancien français, « cole » est un
capuchon de moine,
une cagoule (latin ecclésiastique cuculla (pour
cucullum).
(4) Jacqueline de Bavière (1401-1436). La
duchesse
épouse Jean IV de Brabant (1418) puis le duc de Gloucester
(1422), avant de
reconnaître Philippe III le Bon comme héritier
(1426).
(5) Atourné (plutôt
qu'attourné) donne atour; il signifie
« paré »,
« orné ».
Brabançon, de Brabant : c'est la mode de Bruxelles.
(6) La servante aussi laide qu'avenante
(auprès des amants
de passage) est passée du Don Quichotte
(chap XVI et suiv.)
à la tradition populaire.
(7) Petite toupie.
Variantes
(a) Au lieu de « Comment je
rôdais...
parmi les anfractuosités
intérieures de l'église Notre-Dame »
l'édition
Flammarion (1972) donne « Comme je rôdais...
dans les anfractuosités
intérieures de l'église Notre-Dame ».
(b) Le texte que nous éditons porte
« un Saint-Jean » :
il s'agit bien d'une poupée représentant
saint Jean Baptiste, mais elle est manifestement animée,
« accompagnant » Jacqueline (qui ne la tient
donc pas à
la main). On choisit donc la version de l'édition
Flammarion :
« un saint Jean ».
Références
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la
manière de Rembrandt et de Callot, édition
publiée
d'après le manuscrit de l'auteur par Bertrand Guégan,
Paris, Payot
(coll. « Prose et vers »), 1925,
p. 19-21.
Édition originale
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la
manière de Rembrandt et de Callot, préface de
Sainte-Beuve,
Angers, Pavie, 1842.
Cette édition posthume a été
préparée par
Auguste ou Victor Pavie avec l'aide de David d'Angers, deux amis du
poète.
Sainte-Beuve, autre ami du poète, en rédige la
préface.
L'ouvrage est réédité par Charles Asselineau
en 1869 et c'est
alors que commence vraiment son influence. Voir la préface
de Roger Picard
à l'édition Lucien Parizeau, Montréal,
collection
« La corbeille », 1945, p. 9-27.
Éditions critiques
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la
manière de Rembrandt et de Callot, introduction et
présentation
de Jean Richer, Paris, Flammarion, 1972, p. 46-48.
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la
manière de Rembrandt et de Callot, édition
présentée, établie et annotée par Max
Milner, Paris,
Gallimard, 1998 (nouv. éd. augmentée).
Situation matérielle
Ce passage se situe dans l'introduction qui précède
les six livres
du recueil.
Situation narrative
L'introduction relate la rencontre entre le narrateur et un
personnage
mystérieux nommé Gaspard de la nuit. Ce dernier
raconte que, dans
sa quête de l'art ultime et véritable, il en
était venu
à la conclusion qu'après Dieu et l'amour
(« la
première condition de l'art, ce qui dans l'art est
sentiment »), la seconde condition de l'art serait
le diable
(« ce qui dans l'art est idée »).
Le
voilà donc à la recherche de Satan, essayant toutes
les formules pour
le retrouver. La séquence narrative rapportée ici
marque le terme
de la quête narrée par Gaspard qui disparaît
ensuite, en
abandonnant son livre au narrateur.
Bibliographie
Canovas : Gaspard de la nuit figure en bibliographie, mais
n'est jamais
évoqué dans la thèse.
Pierrot : 62-63.
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