Gaspard de la nuit, quatrième rêve (*)
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Aloÿsius Bertrand,
Gaspard de la nuit,
recueil de poèmes en prose,
1842
IX
O N D I N E
« . . . . . . . Je croyais entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil,
Et près de moi s'épandre un murmure pareil
Aux chants entrecoupés d'une voix triste et
tendre ». |
Ch. Brugnot, les Deux Génies. |
« — Écoute ! —
Écoute ! — C'est moi, c'est Ondine (1) qui frôle de ces gouttes d'eau les losanges
sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons
de la lune; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine
qui contemple à son balcon la belle nuit
étoilée et le beau lac endormi.
« Chaque flot est un ondin qui nage dans
le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon
palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans
le triangle du feu, de la terre et de l'air.
« Écoute ! —
Écoute ! — Mon père bat l'eau coassante
d'une branche d'aulne verte, et mes soeurs caressent de leurs bras
d'écume les fraîches îles d'herbes, de
nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc
et barbu qui pêche à la ligne ! ».
*
Sa chanson murmurée, elle me supplia de
recevoir son anneau à mon doigt pour être
l'époux d'une Ondine, et de visiter avec elle son palais
pour être le roi des lacs.
Et comme je lui répondais que j'aimais
une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura
quelques larmes, poussa un éclat de rire, et
s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent
blanches le long de mes vitraux bleus.
Notes
« Ondine » a été mis en musique
par Ravel.
(*) En réalité, ce chapitre ne peut
être considéré comme un rêve que si l'on
tient compte de sa situation en regard des deux chapitres
précédents. Si on fait le contraire, si on le situe
en regard du chapitre suivant, il apparaît nettement comme un
conte féérique.
(1) Ondin (qu'on trouve à l'alinéa
suivant), ondine, est du vocabulaire de la Kabbale, comme
l'enregistrait le dictionnaire de Diderot :
« habitant des ondes, un des génies des
Cabalistes ». Le Dictionnaire infernal de Collin
de Plancy, qui en fait un synonyme de nymphes, expose ses sources
allemandes et suédoises.
Références
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la manière de Rembrandt et de Callot,
édition publiée d'après le manuscrit de
l'auteur par Bertrand Guégan, Paris, Payot (coll.
« Prose et vers »), 1925, p. 106-107.
Édition originale
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la manière de Rembrandt et de Callot,
préface de Charles Augustin Sainte-Beuve, Angers, Pavie,
1842.
Éditions critiques
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la manière de Rembrandt et de Callot,
introduction et présentation de Jean Richer, Paris,
Flammarion, 1972, p. 104.
Aloÿsius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies
à la manière de Rembrandt et de Callot,
édition présentée, établie et
annotée par Max Milner, Paris, Gallimard, 1998 (nouv.
éd. augmentée).
Situation matérielle
Ce texte constitue le chapitre IX du
troisième livre intitulé « La nuit et ses
prestiges ». Le recueil compte six livres.
Situation narrative
Gaspard de la nuit est un recueil de 51
poèmes en prose.
Le troisième livre, comme son titre
l'indique, explore l'univers mystérieux de la nuit. Ce
chapitre est le troisième d'une série de quatre qui
peuvent apparaître comme des
« rêves » (chapitre VII, « Un
rêve », chapitre VIII, « Mon
bisaïeul », chapitre IX,
« Ondine », et chapitre X, « La
salamandre »). En réalité,
rien d'autre que le contexte ne désigne le chapitre comme un
rêve et en particulier le « contexte » du
premier : la pluie qui pourrait battre à la
fenêtre durant la nuit.
Bibliographie
Canovas : Gaspard de la nuit figure en bibliographie, mais
n'est jamais évoqué dans la thèse.
Pierrot : 62-63.
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