Le premier rêve de Michel (*)
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Charles Nodier,
la Fée aux miettes,
roman d'aventures fantaisistes,
1832
Chapitre XV
Dans lequel Michel soutient un combat à outrance
avec des animaux qui ne sont pas connus
à l'Académie des sciences
Je rêvais peu dans ce temps-là, ou plutôt je
croyais sentir que
la faculté de rêver s'était transformée
en moi. Il me
semblait qu'elle avait passé des impressions du sommeil dans
celle de la vie
réelle, et que c'est là qu'elle se réfugiait
avec ses
illusions. Je ne rentrais, à dire vrai, dans un monde
bizarre et imaginaire
que lorsque je finissais de dormir, et ce regard
d'étonnement et de
dérision que nous jetons ordinairement au réveil sur
les songes de
la nuit accomplie, je ne le suspendais pas sans honte sur les
songes de la
journée commencée, avant de m'y abandonner tout
à fait comme
à une des nécessités irrésistibles de
ma
destinée. La nuit dont je vous parle fut cependant
troublée de songes
étranges, ou de réalités plus étranges
encore, dont le
souvenir ne se retrace jamais à ma pensée, que tous
mes membres ne
soient parcourus en même temps d'un frisson
d'épouvante.
Cela commença par le bruit aigre d'une croisée qui
roulait lentement
sur ses gonds, et à travers laquelle je sentis poindre l'air
pénétrant des brumes humides de septembre. --
Ho ! ho !
dis-je à part moi ! le vent a aussi beau jeu, si je ne
me trompe,
à l'hôtel de Calédonie (1) que dans la
mansarde de
l'ouvrier ! Et je ne m'en souciai point. -- Un instant
après, je crus
entendre des mouvements confus, des murmures sinistres et
articulés comme
des chuchotements, une rumeur de paroles sourdes et de rires
étouffés
qui bourdonnaient dans mon oreille. -- Voilà qui est bien,
repris-je.
L'ouragan va faire des siennes chez mistress Speaker (2);
mais grand sot qui s'en dérangerait sur un si bon
édredon. -- Et je
me contentai de ramener la couverture sur mon compagnon (3)
et sur moi, et de me replonger dans le duvet, tant je craignais de
perdre la
douceur de ce repos voluptueux que je n'avais pas
goûté depuis la
maison de mon père, quand mon oncle André (4)
venait soigneusement avant de se coucher relever mes matelas entre
les ais du
châlit débordé, et me baiser sur le front.
-- L'autre dort, dit une voix rauque, aussitôt couverte de
quelques
grognements inintelligibles.
Et pendant que je suspendais ma respiration pour écouter, le
globe lumineux
d'une lanterne dont je sentais presque la chaleur me perça
de rayons ardents
qui s'enfonçaient entre mes paupières comme des coins
de feu; car,
dans l'agitation vague du sommeil à peine interrompu, je
m'étais
retourné machinalement vers l'intérieur de la
chambre. -- Je vis
alors, chose horrible à penser, quatre têtes
énormes qui
s'élevaient au-dessus de la lanterne flamboyante, comme si
elles
étaient parties d'un même corps, et sur lesquelles sa
clarté
se reflétait avec autant d'éclat que si elle avait eu
deux foyers
opposés. C'étaient vraiment des figures
extraordinaires et
formidables ! -- Une tête de chat sauvage (5) qui
grommelait avec un frôlement grave, lugubre et continu,
à travers les
rouges vapeurs du soupirail de la lampe, en arrêtant sur moi
des regards plus
éblouissants que le ventre bombé du cristal, mais
qui, au lieu
d'être circulaires, divergeaient minces, étroits,
obliques et pointus,
semblables à des boutonnières de flammes. -- Une
tête de dogue
toute hérissée, tout écumante de sang, et qui
avait des chairs
informes, mais animées, palpitantes et gémissantes
encore, pendues
à ses crocs. -- Une tête de cheval plus nettement
dépouillée, plus effilée et plus blanche que
celles qui se
dessèchent dans les voiries, à demi calcinées
par le soleil,
et qui se balançait sur une espèce de col de chameau,
en oscillant
régulièrement comme le pendule d'une horloge, et en
secouant
çà et là de ses orbites creuses, à
chaque vibration,
quelques plumes que les corbeaux y avaient laissées. --
Derrière ces
trois têtes -- et ceci était hideux --, se dressait
une tête
d'homme ou de quelque autre monstre, qui passait les autres de
beaucoup, et dont
les traits, disposés à l'inverse des nôtres,
semblaient avoir
changé entre eux d'attributions et d'organes comme de place,
de sorte que
ses yeux grinçaient à droite et à gauche des
dents aussi
stridentes qu'un fer réfractaire sous la lime du serrurier,
et que sa bouche
démesurée, dont les lèvres se tordaient en
affreuses
convulsions, à la manière des prunelles d'un
épileptique, me
menaçait d'oeillades foudroyantes. Il me parut qu'elle
était soutenue
d'en bas par une large main qui s'était fortement
nouée à ses
cheveux, et qui la brandissait comme un hochet épouvantable
pour amuser une
multitude furieuse attachée par les pieds aux lambris des
plafonds qu'elle
faisait crier sous ses trépignements, et qui battait vers
nous ses milliers
de mains pendantes, en signe d'applaudissement et de joie.
À ce spectacle effrayant, je poussai brusquement le bailli
de l'île
de Man (6), mais il retomba sur moi comme un
cadavre, parce
qu'à force de me tapir au fond de mon lit pour ne pas
l'incommoder, je m'y
étais creusé un trou, et je ne vis plus ce qui se
passait qu'au peu
de jour que me laissait son museau allongé entre ses
oreilles droites et
menues (7). Cependant un levier musculeux,
noir et velu, un
bras peut-être qui fouillait sous notre oreiller, et qui
effleura mon cou
avec la froideur âpre et naisissante de la glace, m'avertit
qu'on en voulait
à son portefeuille. Je m'élançai, je me saisis
du poignard que
j'avais acheté le matin pour ma traversée (8),
je me ruai au milieu des fantômes, je frappai partout, sur le
chat, sur le
dogue, sur le cheval, sur le monstre, à travers des hiboux
qui battaient mon
front de leurs ailes, des serpents qui me ceignaient de leurs plis
en se roulant
autour de mes membres et qui me mordaient les épaules, des
salamandres
noires et jaunes, qui me mangeaient les orteils, et qui se disaient
entre elles
pour s'encourager que je tomberais bientôt. -- J'arrachai
enfin le
trésor de mon ami, à qui ? -- Je ne le
sais ! -- car mon
poignard s'enfonçait dans leurs corps comme dans une
nuée, -- et puis
je les vis se rapprocher, sursauter, bondir par la croisée
ouverte, se
confondre en peloton, tourner les uns sur les autres
pêle-mêle, se
diviser au choc d'une
pierre, se réunir de nouveau à la pente de la
jetée, tourner
encore en fuyant toujours, et s'abîmer dans la mer avec le
bruit d'une
avalanche.
Je revins triomphant, et toutefois haletant de fatigue et de
terreur, -- cherchant
toutes les portes, mais elles étaient murées, ou
présentaient
à peine des passages si étroits qu'une couleuvre
n'aurait osé
s'y introduire, -- ébranlant le cordon de toutes les
sonnettes, mais toutes
les sonnettes frappaient en vain leurs limbes de liège, d'un
battail de
queue d'écureuil (a), -- implorant
à grands
cris une parole, une seule parole; mais ces cris, qui
n'étaient entendus
que de moi, ne pouvaient s'échapper de ma poitrine
prête à
éclater, et venaient expirer sur mes lèvres muettes
comme
l'écho d'un souffle.
Et on me trouva le lendemain, couché à plat
auprès de mon lit,
le portefeuille du bailli d'une main, et un couteau de l'autre. Je
dormais (9).
Notes
(*) À vrai dire, Michel a
déjà
« rêvé », mais l'évocation
des rêves
en question n'est qu'une aimable transition de quelques lignes, ne
constituant
nullement un récit de rêve (p. 127 et 130). Au
chapitre 9,
en effet, le narrateur évoque « un rêve
singulier qui se
reproduisait sans cesse » au cours de la nuit qu'il passe
à
Grandville, au retour du mont Saint-Michel où il avait
« (re)pêché » la Fée aux
miettes :
il pêche donc, comme dans les sables du mont Saint-Michel une
« multitude de jeunes princesses » qui dansent
et chantent
devant lui, jusqu'à ce qu'au réveil, il constate que
ce sont ses
compagnons qui l'appellent sous sa fenêtre.
(1) Michel est descendu à l'Hôtel de
Calédonie,
le nom donné par les Romains à l'Écosse
actuelle. Justement,
l'ouvrier charpentier Michel comptait s'y offrir un bon repas et
une bonne nuit.
(2) Mrs Speaker est la patronne de l'auberge.
(3) Sir Jap Muzzleburn qui partage son lit.
(4) Michel a été élevé
par son oncle
André dans la maison de son père à Granville
en Normandie.
(5) Non seulement Jap Muzzleburn a
été
présenté comme un homme grand et gros
« à tête
de chien danois » (p. 197), mais la comparaison est
tout de suite
devenue une métaphore et cela se poursuivra dans les
chapitres suivants
(6) Sir Jap Muzzleburn est le bailli de l'Île
de Man,
île de Grande-Bretagne, en mer d'Irlande, à
égale distance de
l'Irlande et de l'Angleterre.
(7) C'est l'image du chien danois : cf. note
(5).
(8) Michel compte s'embarquer le lendemain midi sur
La Reine de
Saba, à destination de la Lybie.
(9) Le réveil sera petit à petit
cauchemardesque : le bailli est mort assassiné, Michel
accusé
de meurtre, trouvé coupable et conduit à la potence
avant midi. Il
faudra plusieurs chapitres avant que le bailli ne soit finalement
ressuscité
de sa léthargie et l'innocence de Michel magiquement
rétablie. On
aura compris depuis longtemps que Michel s'en était pris
à quatre
voleurs qui a réussi à mettre en fuite, non sans
peine.
Variantes
(a) Limbe (emprunté à la botanique)
est mis pour
l'intérieur de la cloche et battail pour son battant.
Batail au sens
de
« battant de cloche » est bien attesté
en ancien
français; on le trouve encore chez Rabelais (R. Gradsaignes
d'Hauterive,
Dictionnaire d'ancien français, Paris, Larousse,
1947).
Références
Charles Nodier, la Fée aux miettes, dans les
OEuvres
complètes,
Paris, Ruendel, 1832-1837, vol. 4, Genève, Slatkine
Reprints, 1968,
p. 201-208.
Édition originale
Charles Nodier, la Fée aux miettes, dans les
OEuvres
complètes,
Paris, Ruendel, 1832-1837, vol. 4, Genève, Slatkine
Reprints, 1968,
p. 201-208. L'édition originale de la Fée
aux miettes
paraît en effet au quatrième des six premiers volumes
de l'oeuvre
complète, qui sont publiés en 1832.
Autres éditions
Charles Nodier, Contes fantastiques, Paris, éd.
Eugène
Fasquelle,
1913, p. 170-174.
--, Contes, éd. Pierre Georges Castex, Paris,
Garnier, 1961.
--, la Fée aux miettes, éd. Auguste Viatte,
Rome, Signorelli,
1962.
--, la Fée aux miettes, Smarra, Trilby, éd.
Patrick Berthier,
Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1982,
p. 218-222.
--, Trilby, la Fée aux miettes, éd. Jean-Luc
Steinmetz, Paris,
Garnier-Flammarion, 1989, p. 204-207.
Complément
Sarah Fore Bell, Charles Nodier, his life, and works : a
critical
bibliography (1923-1967), University of North Caroline Press,
1971.
Développement des bibliographies de Jean Larat (1923) et
d'Edmund J. Bender
(1969).
Situation matérielle
Le rêve fait l'objet du chapitre quinze (le roman en
compte 26).
Situation narrative
C'est en institut psychiatrique, chez les lunatiques, que le
narrateur fait la
rencontre d'un curieux personnage auquel il cède la
parole : Michel
était écolier lorsqu'il côtoyait
quotidiennement une
intriguante petite vieille dame, mendiant devant l'église,
toute petite en
effet, sans âge, que l'on surnommait la Fée aux
miettes. Son
père disparu, élevé par son oncle qui le
quitte à son
tour, Michel se fait charpentier et se tire toujours d'affaire,
grâce aux
dons de la petite vieille sorcière, sa bonne fée,
juqu'à ce
point qu'il s'engage petit à petit à l'épouser
à sa
majorité. Et c'est ainsi que de fil en aiguille, il aura
aussi un
médaillon quasi magique qui représente sa petite
fée aux
grandes dents sous la forme de Belkiss, la Reine de Saba, une belle
grande
déesse, qui lui sourit de ses belles dents.
Au terme d'un voyage plein d'aventures, le voici à Greenock,
en
Écosse, d'où il compte prendre le lendemain midi la
Reine de Saba,
navire à detination de la Lybie. Il passe sa
dernière nuit à
l'auberge où il partage son repas avec le bailli de
l'île de Man, Jap
Muzzleburn. Plus encore, faute de place à l'auberge, le
bailli va partager
sa couche pour la nuit. Avant de s'endormir, Muzzleburn place sous
son oreiller
un porte-feuille tout rempli de l'argent des impôts qu'il
vient payer pour
sa province. Le bailli s'endort et le chapitre 14 se termine
sur les mots
suivants : « Et je m'endormis aussi ».
Dès lors, il ne faut pas beaucoup d'imagination pour
comprendre le
« sens latent » du rêve qu'on va lire...
La note (9) en donne la clé.
Bibliographie
Canovas : 26, 35, 39, 41.
BOZETTO, Roger, « Nodier, un fantastique de
rêve »,
Nodier, Éditions Universitaires de Dijon (coll.
« Publications
de l'Université de Bourgogne », no 95), 1998,
p. 87-
97.
CASTEX, Pierre-Georges, « Nodier et ses
rêves », le
Conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant,
Paris, José
Corti, 1951, rééd. 1967, p. 121-167.
CORTEY, Teresa, « Le rêve dans les contes de
Nodier »
dans Dissertation abstracts, no 36, 1975, p. 22-39.
NODIER, Charles, De quelques phénomènes du
sommeil,
préface
(p. 5-14) et édition par Emmanuel Dazin, Paris, Le
Castor astral (coll.
« les Inattendus »), 1996. L'ouvrage rassemble
les textes de
Nodier qui portent directement sur le rêve et quelques-unes
de ses oeuvres
impliquant le rêve (« Smarra » (1821) en
particulier,
p. 93-151, mais également « Un
rêve » (1830),
p. 35-37).
RICARD, Michel, Nodier, « la Fée aux
miettes » : loup y
es-tu ?, Paris, PUF (coll. « Le texte
rêve »),
1992, p. 48-59.
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