Charles Nodier,
la Fée aux miettes,
roman d'aventures fantaisistes,
1832
Chapitre XXII
Où l'on enseigne la seule manière honnête de
passer la
première nuit de ses noces avec une jeune et jolie femme,
quand on vient
d'en épouser une vieille, et beaucoup d'autres
matières instructives
et profitables.
Que cette nuit fut différente de celle qui l'avait
précédée (1) ! Le
sommeil ne me
retira pas ses prestiges;
mais de quelles riantes couleurs il avait chargé sa
palette ! que
d'agréables caprices, que de délicieuses fantaisies
il jetait
à plaisir sur la toile magique des songes ! À
peine eut-il
lié mes paupières que la décoration
élégante,
mais simple, de la maisonnette, fit place aux colonnades
magnifiques d'un palais
éclairé de mille flambeaux qui brûlaient dans
des
candélabres d'or, et dont l'éclat se multipliait
mille fois dans le
cristal des miroirs, sur le relief poli des marbres orientaux, ou
à travers
la limpide épaisseur de l'albâtre, de l'agathe et de
la porcelaine.
Bientôt la lumière diminua par degrés,
jusqu'à ne verser
sur les objets indécis qu'un jour tendre et délicat,
semblable
à celui de l'aube quand les profils de l'horizon commencent
à se
découper sur son manteau rougissant. Je vis alors
Belkiss (2),
c'était elle, s'avancer modestement, enveloppée dans
ses voiles comme
une jeune mariée, et appuyer sur mon lit ses mains pudiques
et son genou de
lis, comme pour s'y introduire à mes côtés.
-- Hélas ! Belkiss, m'écriai-je en la repoussant
doucement, que
faites-vous, et qui vous amène ici ? Je suis le mari de
la Fée
aux miettes.
-- Moi, je suis la Fée aux miettes, répondit Belkiss
en se
précipitant dans mes bras.
Tout s'éteignit, et je ne me réveillai pas.
-- La Fée aux miettes ! repris-je en tressaillant d'un
étrange
frisson, car tout mon sang s'était réfugié
à mon coeur.
Belkiss est incapable de me tromper, et cependant je sens que vous
êtes
presque aussi grande que moi (3) !
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que
je me
déploie (4).
-- Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos
épaules, Belkiss,
la Fée aux miettes ne l'a point !
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que
je ne la montre
qu'à mon mari.
-- Ces deux grandes dents de la Fée aux miettes, Belkiss, je
ne les retrouve
pas entre vos lèvres fraîches et parfumées.
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que
c'est une parure
de luxe qui ne convient qu'à la vieillesse.
-- Ce trouble voluptueux, ces délices presque mortels qui me
saisissent
auprès de vous, Belkiss, je ne les connaissais pas
auprès de la
Fée aux miettes.
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que
la nuit tous les
chats sont gris.
Je craignais, je l'avouerai, que cette illusion enchanteresse ne
m'échappât trop vite, mais je ne le la perdis pas un
moment; elle me
fut fidèle au point de me faire penser que je m'endormais le
front
caché sous les longs cheveux de Belkiss; et quand la cloche
du chantier
m'appela au travail, quand Belkiss s'enfuit de mes bras comme une
ombre à
travers les ténèbres mal éclaircies du matin,
il me sembla que
je sentais encore à mon réveil ma joue
échauffée de la
moiteur suave de son haleine (5).
Notes
(1) En effet, sept chapitre plus loin, nous en
sommes à la
nuit suivante,
depuis l'affreux cauchemar par lequel Michel avait sauvé
l'argent du bailli
qui dormait avec lui a l'hôtel.
(2) Belkiss, c'est la veuve du Roi Salomon, la
reine de Saba, dont
Michel est
devenu amoureux depuis qu'il porte son médaillon, et qui
paraît
confusément un don magique de la Fée aux miettes
elle-même...
Michel, qui comptait la retrouver en Lybie, en prenant le bateau
qui porte son nom
(déjà parti sans lui), va donc la retrouver en
rêve ?
(3) La Fée aux miettes mesure exactement
deux pieds et demi
(p. 68).
(4) Ici commence le « conte
jeu » sur le
modèle du
Petit Chaperon rouge.
(5) Ainsi se passeront tous les jours et toutes les
nuits suivantes
de Michel, le
jour avec la sagesse maternelle, la nuit avec l'amante
éternelle. Jusqu'au
jour, le dernier de cette union, où Michel convaincra la
Fée aux
miettes de laisser sa porte ouverte...
Références
Charles Nodier, la Fée aux miettes, dans les
OEuvres
complètes, Paris, Ruendel, 1832-1837, vol. 4,
Genève, Slatkine
Reprints, 1968, p. 201-208.
Édition originale
Charles Nodier, la Fée aux miettes, dans les
OEuvres
complètes, Paris, Ruendel, 1832-1837, vol. 4,
Genève, Slatkine
Reprints, 1968, p. 201-208. L'édition originale de
la Fée
aux miettes paraît en effet au quatrième des six
premiers volumes
de l'oeuvre complète, qui sont publiés en 1832.
Autres éditions
Charles Nodier, Contes fantastiques, Paris, éd.
Eugène
Fasquelle, 1913, p. 230-231.
--, Contes, éd. Pierre Georges Castex, Paris,
Garnier, 1961.
--, la Fée aux miettes, éd. Auguste Viatte,
Rome, Signorelli,
1962.
--, la Fée aux miettes, Smarra, Trilby, éd.
Patrick Berthier,
Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1982,
p. 280-282.
--, Trilby, la Fée aux miettes, éd. Jean-Luc
Steinmetz, Paris,
Garnier-Flammarion, 1989, p. 257-259.
Complément
Sarah Fore Bell, Charles Nodier, his life, and works : a
critical
bibliography (1923-1967), University of North Caroline Press,
1971.
Développement des bibliographies de Jean Larat (1923) et
d'Edmund J. Bender
(1969).
Situation matérielle
Le rêve constitue la première moitié du
chapitre vingt-deux (le
roman en compte 26).
Situation narrative
Sauvé de la potence par la Fée aux miettes qui lui
porte chance
depuis son enfance, Michel l'épouse sur l'heure à
Greenock, en
Écosse, où elle avait secrètement sa demeure.
Leur
première journée de vie commune se passe à
planifier sagement
le reste de leurs jours. Ce sera maintenant la nuit de noce. Au
moment du
coucher, la vieille et sage trop petite fée aux grandes
dents se
dérobe, par une porte dérobée, comme il se
doit. Michel doit
donc dormir seul, ce qui ne s'annonce pas très
érotique.
Bibliographie
Canovas : 26, 35, 39, 41.
BOZETTO, Roger, « Nodier, un fantastique de
rêve »,
Nodier, Éditions Universitaires de Dijon (coll.
« Publications de l'Université de
Bourgogne »,
no 95), 1998, p. 87-97.
CASTEX, Pierre-Georges, « Nodier et ses
rêves », le
Conte fantastique en France, de Nodier à Maupassant,
Paris, José
Corti, 1951, rééd. 1967, p. 121-167.
CORTEY, Teresa, « Le rêve dans les contes de
Nodier »
dans Dissertation abstracts, no 36, 1975, p. 22-39.
NODIER, Charles, De quelques phénomènes du
sommeil,
préface (p. 5-14) et édition par Emmanuel Dazin,
Paris, Le
Castor astral (coll. « les Inattendus »), 1996.
L'ouvrage
rassemble les textes de Nodier qui portent directement sur le
rêve et
quelques-unes de ses oeuvres impliquant le rêve
(« Smarra » (1821) en particulier,
p. 93-151, mais
également « Un rêve » (1830),
p. 35-37).
RICARD, Michel, Nodier, « la Fée aux
miettes » : loup y
es-tu ?, Paris, PUF (coll. « Le texte
rêve »),
1992, p. 48-59.
|