Guillaume Apollinaire,
« L'hérésiarque »,
nouvelle,
1902
Voici comment Benedetto Orfei me raconta ce
qu'il nommait sa conversion illuminatrice :
[...]
« Le refrain divin (1) chanta dans mon âme jusqu'à l'heure
où je m'endormis. Mon sommeil fut profond, et le matin,
à l'heure des songes véridiques, je vis le ciel
ouvert. Parmi les choeurs des hiérarchies d'Assistance,
d'Empire et d'Exécution, et plus hauts que le choeur des
Séraphins, qui est le plus élevé, trois
crucifiés s'offrirent à mon adoration. Ébloui
de la lumière qui entourait les crucifiés, je baissai
les yeux et vis la troupe sainte des Vierges, des Veuves, des
Confesseurs, des Docteurs, des Martyrs adorant les
crucifiés. Mon Patron, saint Benoît, vint à ma
rencontre, suivi d'un ange, d'un lion, d'un boeuf, tandis qu'un
aigle volait au-dessus de lui. Il me dit : « Ami,
souviens-toi ! ». En même temps, il dressa sa
main droite vers les crucifiés. Je remarquai que le pouce,
l'index et le majeur de cette main étaient étendus,
tandis que les deux autres doigts étaient repliés. Au
même instant les Chérubins agitèrent leurs
encensoirs, et un parfum, plus suave que celui du plus pur des
encens minéens, se répandit dans l'air. Je vis alors
que l'ange escortant mon saint Patron portait un ciboire d'or, d'un
travail admirable. Saint Benoît ouvrit le ciboire, y prit
une hostie, qu'il divisa en trois parties, et je communiai
triplement d'une seule hostie, dont le goût devait être
plus exquis que celui de la manne que savourèrent les
Hébreux dans le désert. Une musique ravissante de
luths, de harpes et autres instruments célestes, tenus par
des Archanges, se fit entendre et le choeur des Saints
chanta :
Ils étaient trois hommes
Sur le Golgotha,
De même qu'au ciel
Ils sont en Trinité.
« Je m'éveillai. Je compris
que ce rêve était un événement grave
dans ma vie et pour les hommes. L'heure à laquelle il
s'était produit ne me laissait guère de doute sur la
véracité d'un tel songe. Néanmoins, comme il
renversait les croyances sur lesquelles repose le christianisme,
j'hésitai à en faire part au pape. La nuit suivante,
je vis en songe matinal, au milieu de deux femmes, la Très
Sainte Vierge, leur disant : « Vous aussi êtes
mères de Dieu, mais les hommes ne connaissent pas votre
maternité ! ». Et je m'éveillai, tout
en nage. Je n'avais plus aucune hésitation. Je
récitai tout haut la doxologie (2).
Je fus dire la messe à Sainte-Marie-Majeure (3), puis j'allai au Vatican demander une audience
au Saint-Père qui me l'accorda. Je lui fis le récit
de ce qui s'était passé. Le pape m'écouta en
silence et médita un instant après m'avoir entendu.
Sa méditation finie, il me dit sévèrement de
cesser toute étude théologique, de ne plus songer
à des choses ridicules et impossibles qu'un démon
avait seul suscitées en moi.
Notes
La verve d'Apollinaire réalise dans ce
conte un croisement de Dante et de Boccace ! ce qu'on voit
dès l'ouverture :
(1) Le refrain en question, qui donne naissance au
rêve, va s'y retrouver plus bas, de manière aussi
comique qu'irrévérencieuse, au coeur d'une vision
proprement dantesque.
(2) Désigne particulièrement ici le
chant ou la prière de gloire en hommage à la
Trinité.
(3) Quatrième basilique romaine, elle doit
son existence (en 352) à une apparition de la Vierge
à Libère 1er, lui annonçant que son futur
emplacement serait couvert de neige le 5 août.
Références
Guillaume Apollinaire, l'Hérésiarque et cie,
Paris, Stock, 1910, p. 60-62.
Éditions originales
Guillaume Apollinaire,
« L'hérésiarque », la Revue
Blanche, 15 mars 1902.
—, l'Hérésiarque et cie, Paris, Stock,
1910.
Le recueil ne comprend que trois nouvelles
inédites. La nôtre, celle qui donne son titre au
livre, est la quatrième du recueil.
Édition critique
Guillaume Apollinaire, « L'hérésiarque et
cie », Oeuvres en prose, éd. M.
Décaudin, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1977, p. 112-114.
Situation matérielle
Le rêve se situe quelques pages
seulement après le début de la nouvelle.
Situation narrative
Le narrateur rencontre Benedetto Orfei, dit
l'hérésiarque, qui lui raconte comment est survenue
sa « conversion illuminatrice ». Un jour qu'il
s'était occupé fort longtemps de l'hypostase (le
mystère des personnes de la Divinité), un refrain
s'est imposé à lui durant sa prière, au moment
de se mettre au lit. Un rêve est alors à l'origine de
son « hérésie ». Ce rêve
est suivi, comme on va le voir, d'une vision dans son sommeil, au
cours de la nuit suivante.
Bibliographie
Canovas : le recueil figure au corpus, mais n'est pas
évoqué dans l'ouvrage.
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