TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Onirocritique
ou le rêve de l'Enchanteur pourrissant
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Guillaume Apollinaire, « Onirocritique », prose poétique, 1908

Onirocritique (1)

      Les charbons (2) du ciel étaient si proches que je craignais leur ardeur. Ils étaient sur le point de me brûler. Mais j'avais la conscience des éternités différentes de l'homme et de la femme. Deux animaux dissemblables s'accouplaient et les rosiers provignaient des treilles qu'alourdissaient des grappes de lune (a). De la gorge du singe, il sortit des flammes qui fleurdelisèrent le monde. Dans les myrtaies (3), une hermine blanchissait. Nous lui demandâmes la raison du faux hiver. J'avalai des troupeaux basanés. Orkenise (4) parut à l'horizon. Nous nous dirigeâmes vers cette ville en regrettant les vallons où les pommiers chantaient, sifflaient et rugissaient. Mais le chant des champs labourés était merveilleux (5) :

    Par les portes d'Orkenise
    Veut entrer un charretier,
    Par les portes d'Orkenise
    Veut sortir un va-nu-pieds.

    Et les gardes de la ville (b)
    Courant sus au va-nu-pieds :
    « Qu'emportes-tu de la ville ? »
    « J'y laisse mon coeur entier. »

    Et les gardes de la ville
    Courant sus au charretier :
    « Qu'apportes-tu dans la ville ? »
    « Mon coeur pour me marier. »

    Que de coeurs dans Orkenise !
    Les gardes riaient, riaient.
    Va-nu-pieds la route est grise, (c)
    L'amour grise ô charretier.

    Les beaux gardes de la ville,
    Tricotaient (6) superbement;
    Puis, les portes de la ville
    Se fermèrent lentement.

Mais j'avais la conscience des éternités différentes de l'homme et de la femme. Le ciel allaitait ses pards (7). J'aperçus alors sur ma main des taches cramoisies. Vers le matin, des pirates emmenèrent neuf vaisseaux ancrés dans le port. Les monarques s'égayaient. Et, les femmes ne voulaient pleurer aucun mort. Elles préfèrent les vieux rois, plus forts en amour que les vieux chiens. Un sacrificateur désira être immolé au lieu de la victime. On lui ouvrit le ventre. J'y vis quatre I, quatre O, quatre D (8). On nous servit de la viande fraîche et je grandis subitement après en avoir mangé. Des singes pareils à leurs arbres violaient d'anciens tombeaux. J'appelai une de ces bêtes sur qui poussaient des feuilles de laurier. Elle m'apporta une tête faite d'une seule perle. Je la pris dans mes bras et l'interrogeai après l'avoir menacée de la rejeter dans la mer si elle ne me répondait pas. Cette perle était ignorante et la mer l'engloutit.

      Mais, j'avais la conscience des éternités différentes de l'homme et de la femme. Deux animaux dissemblables s'aimaient. Cependant les rois seuls ne mouraient point de ce rire et vingt tailleurs aveugles vinrent dans le but de tailler et de coudre un voile destiné à couvrir la sardoine (9). Je les dirigeai moi-même, à reculons. Vers le soir, les arbres s'envolèrent, les singes devinrent immobiles et je me vis au centuple. La troupe que j'étais s'assit au bord de la mer. De grands vaisseaux d'or passaient à l'horizon. Et quand la nuit fut complète, cent flammes vinrent à ma rencontre. Je procréai cent enfants mâles dont les nourrices furent la lune et la colline. Ils aimèrent les rois désossés que l'on agitait sur les balcons. Arrivé au bord d'un fleuve, je le (10) pris à deux mains et le brandis. Cette épée me désaltéra. Et la source languissante m'avertit que si j'arrêtais le soleil je le verrais carré, en réalité. Centuplé, je nageai vers un archipel. Cent matelots m'accueillirent et m'ayant mené dans un palais, ils m'y tuèrent quatre-vingt-dix-neuf fois. J'éclatai de rire à ce moment et dansai tandis qu'ils pleuraient. Je dansai à quatre pattes. Les matelots n'osaient plus bouger, car j'avais l'aspect effrayant du lion...

      À quatre pattes, à quatre pattes.

      Mes bras, mes jambes se ressemblaient et mes yeux multipliés me couronnaient attentivement. Je me relevai ensuite pour danser comme les mains et les feuilles.

      J'étais ganté. Les insulaires m'emmenèrent dans leurs vergers pour que je cueillisse des fruits semblables à des femmes. Et l'île, à la dérive, alla combler un golfe où du sable aussitôt poussèrent des arbres rouges. Une bête molle couverte de plumes blanches chantait ineffablement et tout un peuple l'admirait sans se lasser. Je retrouvai sur le sol la tête faite d'une seule perle et qui (d) pleurait. Je brandis le fleuve et la foule se dispersa. Des vieillards mangeaient l'ache (11) et immortels ne souffraient pas plus que les morts. Je me sentis libre, libre comme une fleur en sa saison. Le soleil n'est (e) pas plus libre qu'un fruit mûr. Un troupeau d'arbres broutait les étoiles invisibles et l'aurore donnait la main à la tempête. Dans les myrtaies, on subissait l'influence de l'ombre. Tout un peuple entassé dans un pressoir saignait en chantant. Des hommes naquirent de la liqueur qui coulait du pressoir. Ils brandissaient d'autres fleuves qui s'entrechoquaient avec un bruit argentin. Les ombres sortirent des myrtaies et s'en allèrent dans les jardinets qu'arrosait un surgeon d'yeux d'hommes et de bêtes. Le plus beau des hommes me prit à la gorge, mais je parvins à le terrasser. À genoux, il me montra les dents. Je les touchai; il en sortit des sons qui se changèrent en serpents de la couleur des châtaignes et leur langue s'appelait Sainte-Fabeau (12). Ils déterrèrent une racine transparente et en mangèrent. Elle était de la grosseur d'une rave. Et mon fleuve au repos les surbaigna sans les noyer. Le ciel était plein de fèces et d'oignons. Je maudissais les astres indignes dont la clarté coulait sur la terre. Nulle créature vivante n'apparaissait plus. Mais des chants s'élevaient de toutes parts. Je visitai des villes vides et des chaumières abandonnées. Je ramassai les couronnes de tous les rois et en fis le ministre immobile du monde loquace. Des vaisseaux d'or, sans matelots, passaient à l'horizon. Des ombres gigantesques se profilaient sur les voiles lointaines. Plusieurs siècles me séparaient de ces ombres. Je me désespérai. Mais, j'avais la conscience des éternités différentes de l'homme et de la femme. Des ombres dissemblables assombrissaient de leur amour l'écarlate des voilures, tandis que mes yeux se multipliaient dans les fleuves, dans les villes et dans la neige des montagnes (e).


Notes

Les notes qui suivent s'inspirent très succinctement de l'annotation méticuleuse de Jean Burgos.

(1) Onirocritique : le mot pourrait avoir ici une source littéraire, celle qui conduit de Rabelais (« onirocritès et oniropole ») à De Quincey (cf. son « oneiromancie ») qui a influencé Maeterlinck (« onirologie ») et Baudelaire (oneirocritie). Mais la source la plus probable d'Apollinaire, d'après Jean Burgos, est tout simplement le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy et son entrée « oneirocritique », « art d'expliquer les songes », et son renvoi à l'article songe (Paris, 1863, rééd. Slatkine, 1993, p. 504a).

(2) Les « charbons allumés = embûches » (article « songe » du Dictionnaire infernal). Plus justement, l'expression évoque le « soleil noir » de Nerval, première source d'« Onirocritique ». La seconde source, comme on le voit à l'annotation de Jean Burgos, est Rimbaud, notamment Une saison en enfer, mais également les Illuminations.

(3) Haie ou bocage de myrtes, la myrtaie évoque la poésie gréco-latine où la myrte est l'emblème de Vénus.

(4) La ville d'Orkenise, la forteresse du roi Arthur, qui apparaît subitement ici, figurait déjà dans les chapitres précédents de l'Enchanteur pourrissant. Il s'agit d'un des rares éléments qui lient explicitement le dernier chapitre au reste de l'oeuvre.

(5) La chanson d'Okernise serait plus ancienne que le texte où elle se trouve. Mais ce qui est certain, c'est qu'elle contraste radicalement, par son caractère de naïve chanson populaire, avec le texte hermétique d'« Onirocritique ». Selon Jean Burgos, son esthétique serait celle des Serres chaudes de Maeterlinck. La chanson sera mise en musique par Francis Poulenc : « Banalités » (1940).

(6) Ces gardes et douaniers qu'on voient ici tricotter proviennent historiquement ou folkloriquement des « funken » dont l'origine remonte au fait que les mercenaires engagés pour veiller aux portes de Cologne, après la guerre de Trente Ans, au XVIIe siècle, devaient se livrer à toutes sortes de travaux supplémentaires pour survivre. Des gravures les montrent tricotant. Or, ces personnages constituent du même coup une donnée autobiographique : c'est pour Apollinaire un souvenir de son voyage en Allemagne et de son séjour à Cologne (cette donnée factuelle permettrait de dater la chanson de cette époque : vers 1901 ou 1902, tandis qu'« Onirocritique » est de 1908).

(7) Le pard est un carnassier du genre chatselon M. Décaudin dans l'édition de la Pléiade. Le mot ne se trouve pas dans les dictionnaires courants.

(8) C'est-à-dire l'Iod. Yod est l'abréviation du tétragramme « Yhvh », soit Yavhé pour la Talmud et la Kabbale. L'orthographe Iod pourrait venir soit d'É. Schuré (la divinité absolue), soit de Remy de Gourmont (le mâle, qui se confond avec Satan, et s'oppose au Hé, principe femelle). La matérialisation des lettres évoque pour sa part Rimbaud, « Voyelles » et « Alchimie du Verbe » (sur ces questions, cf. l'analyse de Burgos, p. 181-182, n. g).

(9) Pierrerie qui se présente comme un cristal, la calcédoine : la sardoine est brune, la cornaline est orangé et l'onyx, noir. La sardoine tire son nom de la Sardaigne et se trouve ainsi associée à « sardonique », au rire sardonique des rois, comme on le verra n. (11).

(10) Comme on le lira explicitement plus loin, c'est bien le fleuve que le narrateur prend à deux mains, puis brandi, épée qui le désaltère. Le fleuve-épée évoque immédiatement « Les sept épées » de « La chanson du Mal-Aimé », et en particulier la quatrième, qui s'appelle Malourène : « La quatrième Malourène / Est un fleuve vert et doré » (Alcools). L'image se retrouve souvent dans l'oeuvre d'Apollinaire.

(11) Apollinaire explique indirectement ce passage dans un article de la Phalange consacré à Jean Royère : « Archemore, laissé par sa nourrice Hypsipyle sur une touffe d'ache, fut tué par un serpent. En mémoire de quoi, l'on institua les jeux néméens où les juges qui présidaient, vêtus de noir, couronnaient d'ache le vainqueur. Et je veux aussi placer l'ache, tour à tour symbole de la mort et couronne des victorieux, sur la tête de Jean Royère. Ses poèmes ont la saveur d'une herbe semblable à l'ache et dont ceux qui y goûtent meurent en riant. Elle croît en Sardaigne [cf. n. (9)]. Ailleurs, les poètes cultivent cette joie profondément mystérieuse » (Pléiade, p. 1106-1107; Minard, p. 185, nous soulignons). Apollinaire évoque à quelques reprises l'ache qui produit le rire sardonique conduisant à la mort.

(12) Sainte-Fabeau est le nom de la cinquième des « Sept épées »; Malourène étant celui de la quatrième, le fleuve-épée évoqué plus haut, n. (10) est encore désigné ici. La Sainte-Fabeau a manifestement un sens phallique ici, tout comme dans le cinquième quatrain des « Sept épées », comme pour d'autres, voire tous les sept. Le texte est explicite : « La cinquième Sainte-Fabeau / C'est la plus belle des quenouilles / C'est un cyprès sur un tombeau / Où les quatre vents s'agenouillent / Et chaque nuit c'est un flambeau » (Alcools, Paris, Gallimard, coll. « Poésies », éd. 1966, p. 29).


Variantes

À cause de son caractère hermétique, les variantes de ce texte sont évidemment très précieuses. En voici les trois principales.

(a) L'édition originale, dans la Phalange portait « grappes de lunes » (au pluriel).

(b) L'édition de la Pléiade porte ici un point d'interrogation. Nous suivons la ponctuation de l'édition des Lettres modernes; sauf que nous remplaçons le point du second vers par une virgule.

(c) L'édition de la Pléiade met ici un point.

(d) La Phalange : « une seule perle qui pleurait ».

(e) La Phalange : « dans les villes et sur la neige des montagnes ».


Références

Guillaume Apollinaire, « Onirocritique », OEuvres en prose, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1977, p. 73-77.

Édition originale

Guillaume Apollinaire, « Onirocritique », la Phalange, no 20, 15 février 1908.

—, l'Enchanteur pourrissant, illustrations de Derain, 1909. « Onirocritique » y est repris au dernier chapitre.

Édition critique

Guillaume Apollinaire, « Onirocritique », l'Enchanteur pourrissant, édition établie par Jean Burgos, Paris, Lettres modernes, 1972, p. 178-187.

Guillaume Apollinaire, « Onirocritique », OEuvres en prose, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1977, p. 73-77.


Situation matérielle

      « Onirocritique » est aujourd'hui le dernier chapitre de l'Enchanteur pourrissant. Peter Froehlicher pense qu'on peut aisément considérer le texte comme autonome, quitte à tenter d'interpréter ensuite sa situation dans l'Enchanteur.


Situation narrative

      Premier livre de Guillaume Apollinaire. L'Enchanteur pourissant est une version « apollinairienne » de Merlin. L'ouvrage est conçu comme un dialogue entre Merlin et la fée Vivianne. Pour finir, Merlin meurt des mains de la Dame du lac et repose dans son cercueil. Des animaux, des personnages mythiques défilent devant lui pour lui dire quelques mots. Une fois ce cortège passé, la Dame du lac partie, l'enchanteur, pourrissant, à nouveau seul, fait le rêve intitulé « Onirocritique » .


Bibliographie

Canovas : l'Enchanteur pourrissant figure au corpus des oeuvres étudiées, mais « Onirocritique » n'est jamais cité dans la thèse.

BURGOS, Jean, dossier de l'édition critique sur « Onirocritique » dans Guillaume Apollinaire, l'Enchanteur pourrissant, Paris, Lettres modernes, 1972, p. LV-LIX.

FROEHLICHER, Peter, « Onirocritique : du rêve à l'interprétation », Actes de la journée Apollinaire, Université de Berne, 1981, Fribourg, Éditions Universitaires, 1983, p. 99-107.



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