À remarquer que dans cet extrait, le
« fluide » et les
« passes » sont celles de l'hypnotisme,
l'auteur combattant
avec acharnement les charlatans de l'extralucidité des
« somnambules » sous l'effet du supposé
magnétisme. Ducasse, lui, n'est pas encore passé du
magnétisme à l'hypnotisme, ce qui est tout à
fait normal en
1870, même si un ouvrage de vulgarisation le prend de
vitesse.
(4) Structure narrative. La litote est
évidente : on comprend qu'il n'était pas
facile, voire
impossible d'en sortir. Or, la volonté d'en sortir
contredit la suite du
récit. Ducasse ne l'a donc pas encore imaginée
à ce moment
de sa rédaction. Si cela peut nous paraître tout
à fait
invraisemblable, c'est que nous ne pratiquons pas la composition
improvisée
ou automatique — celle justement du récit de
rêve (qui est
contradictoire avec tout notre apprentissage de la
rédaction). Il suit que
ce sont moins les motifs (le fait d'être transformé en
pourceau, avec
les faits et gestes qui s'ensuivent) que les motivations (les
causes et les effets
de la transformation) qui font de cette strophe un récit
« onirique » (récit prosaïque qui
n'a d'ailleurs
rien de l'onirisme).
(5) « Objet de mes
voeux ». P.-O.
Walzer fait le rapprochement avec le poème d'ouverture des
Méditations poétiques de Lamartine,
« Isolement » : « Que ne
puis-je, porté
sur le char de l'aurore, / Vague objet de mes voeux,
m'élancer
jusqu'à toi » (p. 176, n. 3). En fait,
on peut croire
qu'il s'agit non pas d'une réminiscence, mais bien d'un
retournement
ironique du poème de Lamartine, lui sur le haut d'une
montagne,
Lautréamont du haut d'une falaise. « Lamartine,
la
Cigogne-Larmoyante » (Poésies).
(6) J.-L. Steinmetz a bien raison
d'indiquer qu'il
faut prendre le mot au sens rigoureux, l'art d'interpréter
les songes.
C'est ce qui donnera le titre du livre de Freud, en
français :
« l'Interprétation des
rêves » (en
allemand, « Die Traumdeutung », la
science des
rêves) : dans les deux cas, chez Ducasse comme chez
Freud, il s'agit
d'un rappel ironique et d'un renversement de la vieille
« science de
l'interprétation » des rêves.
(7) Des êtres microscopiques,
qu'on appelle
humains, et dont la
matière ressemble à celle du corail vermeil. La
comparaison,
teintée de curiosité scientifique, amalgame une
série
d'éléments difficiles à séparer. Le
corail, le corail
rouge, qui en est une pseudo-variété, est
évidemment
minuscule, « microscopique ». Sa
matière vivante, le
polype, développe un « squelette » de
calcaire et se
développe sur lui; et ce calcaire a la
propriété de
correspondre à la matière des os humains, ce que
Ducasse n'a
certainement pas à l'esprit : c'est sa matière
vivante, de
forme élémentaire, qui ressemble à celle de
l'homme.
Au moment même où Ducasse
écrit cette
phrase, Jules Verne développe un véritable
poème narratif sur
le corail. C'est Vingt mille lieues sous les mers, qui
paraît en
feuilleton au Magasin d'éducation et de
récréation à partir de mars 1869; le
premier
volume est édité en octobre 1869 (la suite de la
publication et le
second volume en 1870). Tous les jeunes adolescents doivent ou
devraient
aujourd'hui connaître le fameux voyage touristique du
Nautilus, sous la
direction du capitaine Nemo, dans le labyrinthe du cimetière
de coraux (le
chapitre 24, le dernier de la première partie du roman,
s'intitule
« Le royaume du corail »).
(8) Une reformulation concise de cette
phrase
constituera la dernière proposition des Chants de
Maldoror :
« allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me
croire », correspondant elle-même à la
dernière
phrase de François le Champi.
Variantes
Isidore Ducasse a passé son enfance
à Montévidéo, où il est né de
parents français. Comme sa mère est
décédée quelques mois après sa
naissance, il ne fait pas de doute que sa langue maternelle a
été celle de ses niñeras, l'espagnol. Les
Chants de Maldoror en sont profondément marqués,
aussi bien par les hispanismes que par le traitement
(particulièrement poétique) du français.
(a) Prendre de la nourriture. Il s'agit
d'un effet
secondaire de l'hispanisme. Tomar, dans la langue quotidienne, se
dit pour comer
ou beber. Évidemment, en français, le raccourci
n'existe pas.
D'où la réécriture explicite de tomar, tomar
alimento !
(b) Surprenante réussite
syntaxique : il
faut lire deux fois la phrase pour la comprendre, alors qu'elle est
parfaitement
correcte. En effet, poursuivre l'autruche (cela se fait à
cheval,
n. (1), bien entendu) durant toute une
journée, cela ne
laisse pas le temps de manger ni de dormir. La formulation se
comprend avec sa
conséquence, soit la phrase suivante : celui qui a
poursuivi...
et n'a pas eu le temps..., si c'est lui...
(réécriture de
Méndez).
(c) Pour les hispanophones qui liraient
ces notes
grammaticales, je signale que tous les traducteurs, sauf Ana Alonso
(qui donne
correctement, más o menos), interprètent
l'expression, à la
rigueur, comme, rigoureusement (con exactitud) au lieu de como
máximo. Le
contresens enlève toute signification à la reprise
qui achève
la deuxième comparaison, « devinera mieux
encore»
(p. 213: 7).
(d) Par les. Fatigue s'emploie
difficilement au pluriel
dans le contexte. Du coup, il faudrait répéter les
déterminants pour les distinguer, le partitif (de, pour de
la) et
l'indéfini (de, pour des) : rompu de fatigue et de
privations
(= por la/las, est tout à fait attendu en
castillan).
(e) Pendant des heures plus
prolongées que la
vie d'homme. L'expression pose plusieurs problèmes. On
dit couramment,
l'heure la plus longue de ma/sa vie. Plusieurs traducteurs
ramènent
d'ailleurs l'expression à cette forme (des heures plus
longues que sa vie,
qu'une vie, que la vie même). Dès lors, le
complément
déterminatif est problématique : faudrait-il
corriger un
lapsus, la vie d'homme, pour la vie d'un homme, la vie des hommes,
voire la vie
humaine ? Et ce n'est pas tout. Prolongé (prolongado)
ne s'emploie
pas pour long (largo) dans un comparatif (plus prolongé
que), parce qu'il
joue le rôle d'un adjectif déterminatif (et non
qualificatif).
(f) « Une carène
effilée ». Si la coque du navire
« fend » l'eau, alors, comme les yeux ou la
bouche, elle est
« fendue », c'est-à-dire
« effilée ». La composition est bien
dans la logique
du français. Comparer avec : « le rire, aux
traits fendus
en arrière » (p. 192:
3).
(g) L'écrasement
épouvantable contre...
le ventre du granit. On comprend facilement comment l'image a
été
produite, puisqu'on imagine Maldoror à plat ventre sur le
roc de la falaise;
mais le résultat est de toute beauté. Si Ducasse
pratiquait le
sonnet, on trouverait ici une réussite comparable à
« ces
purs ongles dédiant leur onyx ». Mais, justement,
le plus
extraordinaire, c'est bien que nous ne lisons pas un poème,
mais un très
prosaïque récit de rêve !
Cela dit, les derniers mots de la strophe ne
sont pas en
reste, « la pâle voie lactées des regrets
éternels ». Le jeu consiste dans ce cas à
trouver deux
têtes-à-queue de style artiste entrecroisés.
Bonne chance.
(h) Après la réussite
poétique
dont il vient d'être question, voici une lourdeur syntaxique
dont Ducasse est
coutumier. La métamorphose est une punition de la
justice divine;
ce qui devient d'abord une punition réalisée
par la justice
divine; et ensuite sur moi.
C'est un jeu amusant que de débusquer
les
explétismes toujours très nombreux sous la plume de
Ducasse. Ici,
les cachalots se battent entre eux (p. 213: 16),
tandis que Maldoror entendit l'interprétation (pour,
comprit ou
interpréta, p. 213: 22), etc.
Voir la
n. (r).
(i) Le « retentissement d'un
bonheur
parfait » : l'image ne paraîtra pas curieuse
(elle l'est
pourtant !) à ceux qui sont pas familiers du style
surréaliste
des Chants de Maldoror — cela dit pour les lecteurs de
RRR et non ceux
d'El bozo. Elle trouve son origine dans le
tête-à-queue d'un
« bonheur retentissant », éclatant. On
lira encore plus
bas, notamment, la « hauteur de la
volupté » (p. 214: 15) et la « vérité
de
l'immobilité » (p. 215:
22).
(j) Il faudrait soit l'imparfait, soit
le conditionnel
pour respecter la concordance des temps : soit « le
jour où
j'étais » (et on attendrait alors
« devenais »), ou encore « le jour
où je
serais un pourceau ». Par ailleurs, il s'agit d'une
très
nette marque de la narration, tout comme on lira plus
loin :
« ce fut alors que je me réveillai ».
(k) Cette proposition absolue est tout
à fait
étrangère au style des Chants. Malheureusement, elle
ne peut
être corrigée, car elle correspond à deux
formulations
différentes. Le lecteur doit donc choisir de comprendre
soit, il ne
me restait plus, ou encore, il ne restait plus en moi
la moindre
parcelle de divinité.
(l) Encore une coquille ? Les
humains sont
d'inépuisables caricatures du bien. Mais à
l'analyse, le
lapsus bien/beau apparaît encore plus surprenant que la
proposition
apostrophant les caricatures du beau, même si l'on ne
comprend pas ce que la
laideur viendrait faire ici.
(m) Jean-Luc Steinmetz signale le jeu
de mot
âme/âne amené par le braiment
(Pléiade II,
p. 646, n. 5).
(n) « Cracher le
sang » : il
faut comprendre qu'en s'adressant à son intelligence, on la
rendrait malade,
jusqu'à cracher le sang, comme le tuberculeux qui
« crache ses
poumons » ou « vomit le sang ». Ou,
plus
prosaïquement, on la ferait vomir de dégoût.
(o) « Por el
horror » :
hispanisme morpho-syntaxique. Il faut comprendre
« à cause
de l'horreur qu'elle vous témoigne ».
(p) Je rappelle qu'on trouve ici les
trois points de
transition qui, à partir du chant 2, remplacent les
alinéas. La
phrase qui précède n'est donc pas
« suspendue »,
tandis que s'ouvre ensuite abruptement une nouvelle séquence
discursive.
(q) T : non pas, mis pour
non seulement. Contrairement aux
fautes et coquilles
signalées plus haut, n. (j) et (k), il n'y a ici qu'une et une seule
rédaction possible en
français. Le texte peut et doit donc être
corrigé.
(r) Nouvel explétisme,
doublé d'un
hispanisme : ne laisser après leur suite =
à leur
suite + ne laisser que...
Références
Comte de Lautréamont, les Chants de Maldoror, Paris,
1869, p. 212-216. Reproduction photographique par Hubert
Juin, OEuvres complètes, Paris, Table ronde, 1970.
Édition originale
Les Chants de Maldoror n'ont pas paru en librairie
après leur impression à Bruxelles : A. Lacroix, leur
éditeur parisien, ne les a pas mis en vente. L'auteur s'en
est fait brocher quelques copies portant une couverture et un titre
anonyme qui se présentent ainsi :
Comte de Lautréamont, les Chants de Maldoror, Paris,
1869.
Éditions critiques
Lautréamont et Germain Nouveau, OEuvres
complètes, éd. de Pierre-Olivier Walzer, Paris,
Gallimard (coll. « Bibliothèque de la
pléiade) », 1970, p. 175-178.
Isidore Ducasse, Le Comte de Lautréamont, Oeuvres
complètes : les Chants de Maldoror, Lettres,
Poésies I et II, préface de J. M. G. Le
Clézio, éd. par Hubert Juin, nouvelle édition
enrichie d'une septième lettre, Paris, Gallimard, 1990,
c1973, p. 175-178.
Isidore Ducasse, le Comte de Lautréamont, les Chants de
Maldoror : poésies I et II, correspondance,
édition établie par Jean-Luc Steinmetz, Paris,
Flammarion, c1990, p. 236-239.
Lautréamont, les Chants de Maldoror, éd. de
Jean-Pierre Goldenstein, Paris, Pocket (coll. « Pocket
Classiques »), 1992, 1999, p. 163-165.
Comte de Lautréamont / Isidore Ducasse, OEuvres
complètes, les Chants de Maldoror, poésies /
lettres, avec les préfaces de L. Genonceaux, R. de
Gourmont, E. Jaloux, A. Breton, Ph. Soupault, J. Gracq, R.
Caillois, M. Blanchot, les portraits imaginaires de S. Dali et F.
Vallotton, des fac-similés de correspondance et une
bibliographie, Paris, Librairie José Corti, 1987, p.
271-274.
Situation matérielle
Ce récit de rêve constitue la
sixième strophe du chant 4 (l'ouvrage compte six chants
et le quatrième compte huit strophes).
Situation narrative
Les Chants de Maldoror se
présentent comme une épopée où le
narrateur et son héros, Maldoror, livrent un épuisant
combat contre le Créateur. Dès les premières
strophes le héros doit constater qu'il est né pour le
mal, pour le malheur des hommes et le sien : ainsi Dieu
l'a-t-il créé. Le voici donc, dans cette strophe
tout heureux de se livrer enfin à ses instincts naturels
grâce à un « cauchemar » :
c'est le rêve bienheureux d'être
métamorphosé en pourceau.
Les Chants de Maldoror sont
dominés par les thèmes du rêve et du cauchemar;
très souvent même, il s'agit du sujet de passages
importants; très souvent aussi le texte prend un aspect
onirique. Toutefois, on ne trouve qu'un seul rêve dans
l'oeuvre, celui reproduit ici. La strophe de l'araignée
(chant 5, strophe 7), souvent traitée à ce
titre, n'est manifestement (et malheureusement !) pas un
rêve. Tout au plus la strophe de l'hermaphrodite
(chant 2, strophe 7) évoque-t-elle deux de ses
rêves. Voici ces évocations, qui ne constituent
évidemment pas des récits :
« Il rêve qu'il est heureux;
que sa nature corporelle a changé; ou que, du moins, il
s'est envolé sur un nuage pourpre, vers une autre
sphère, habitée par des êtres de même
nature que lui. Hélas ! que son illusion se prolonge
jusqu'au réveil de l'aurore ! Il rêve que les fleurs
dansent autour de lui en rond, comme d'immenses guirlandes folles,
et l'imprègnent de leurs parfums suaves, pendant qu'il
chante un hymne d'amour entre les bras d'un être humain d'une
beauté magique. Mais ce n'est qu'une vapeur
crépusculaire que ses bras entrelacent; et, quand il se
réveillera, ses bras ne l'entrelaceront plus. Ne te
réveille pas, hermaphrodite » (éd. 1869,
p. 85-86).
Bibliographie
Canovas : les Chants de Maldoror figurent à la
bibliographie, mais ne sont pas cités dans la
thèse.
Les ouvrages qui étudient le rêve
dans les Chants de Maldoror sont extrêmement nombreux.
Mais peu d'entre eux analysent précisément le seul
rêve de l'oeuvre :
JEAN, Marcel, et Arpad Mexei, « Le rêve dans les
Chants de Maldoror », Arts et lettres,
3e année, no 11 (1947). Leur essai sur Maldoror,
paru la même année (Paris, Éd. du Pavoir,
1947), ne comprend pas cette analyse.
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