Premier rêve d'Isaac Jogues
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Isaac Jogues,
« Un rêve
extatique »
(*),
texte autobiographique,
1638
Traduction moderne de Félix Martin (1873), revue sur
celle de
François Roustang (1961).
Le 11 mai [1638] (1), qui
tombait un mardi, l'avant-veille de l'Ascension de Notre Seigneur
Jésus-Christ, pendant que dans l'après-dîner
j'étudiais la langue huronne avec le P. Chastelain (2), je me trouvai accablé de sommeil et je le
priai de me permettre de prendre un moment de repos. Il me
conseilla de me retirer à la chapelle (3) et de me reposer un peu devant le
Saint-Sacrement, ajoutant qu'il avait l'habitude d'en agir ainsi et
toujours avec profit pour la piété, et que, dans ce
sommeil, il avait quelquefois goûté des douceurs
célestes.
Je me levai, mais pensant que je ne pouvais
pas sans irrévérence dormir en la terrible et
adorable présence de mon souverain Maître, j'allai
dans le bois voisin, tout confus de voir que d'autres, même
pendant leur sommeil, étaient plus unis à Dieu que je
ne l'étais dans l'acte même de la prière. Je
me couchai donc au milieu des buissons (a).
Sitôt endormi, je crus alors que je
chantais les psaumes des vêpres avec les autres Pères
et nos domestiques. D'un côté était le P.
Pierre Pijart (4), très près de
la porte, et j'étais un peu plus loin. Je ne sais qui
était de l'autre côté et dans quel ordre.
Le P. Pijart commença le premier verset
du psaume Verba mea auribus percipe, Domine
« Seigneur, prêtez l'oreille à mes
paroles » (je ne sais pas bien quelle en est la
référence) (5). Comme il ne
pouvait pas continuer seul, je l'ai terminé avec lui.
Ce verset fini, il me semblait que je
n'étais plus dans notre cabane (6),
mais couché dans un lieu que je ne connaissais pas, quand
tout à coup j'entendis chanter les versets (j'ai
oublié lesquels) qui ont trait à la
félicité des saints et aux délices dont ils
jouissent dans le Royaume des Cieux. Le chant était si beau,
et la mélodie des voix et des instruments si harmonieuse,
que je ne me rappelle pas avoir entendu rien de semblable, et il me
semble même que tous les concerts les plus parfaits ne sont
rien en comparaison. Mettre en parallèle cette harmonie avec
celle de la terre serait lui faire injure.
Cependant ce concert si admirable des anges
fit naître en moi un amour de Dieu tellement grand, si
ardent, si embrasé, que ne pouvant plus supporter une telle
surabondance de suavité, tout mon pauvre coeur semblait se
fondre et se répandre sous le poids de cette inexplicable
richesse du divin amour. J'éprouvai ce sentiment surtout
quand ils chantèrent ce verset que j'ai bien retenu :
Introibimus in tabernaculum ejus, adorabimus in loco ubi
steterunt pedes ejus, « nous entrerons dans son
temple; nous l'adorerons dans le lieu où il a établi
sa demeure » (7).
Encore dans un demi-sommeil, je me mis
aussitôt à penser que cela se rapportait aux paroles
que m'avait dites le P. Chastelain (8).
Je m'éveillai aussitôt, et tout
disparut, mais il me resta dans l'âme une si grande
consolation que son souvenir me remplit encore d'ineffables
délices. Le fruit que j'en ai retiré, c'est, il me
semble, de me sentir plus porté, par amour pour Notre
Seigneur, à soupirer après la céleste patrie
et les joies éternelles. Heureux moment ! (9) heure bien courte ! Je ne crois pas qu'elle
ait duré l'espace d'un Ave Maria. Si vous nous
traitez ainsi dans l'exil, que nous donnerez-vous donc, Seigneur,
dans le palais (10).
Notes
(*) Le titre du rêve est de nous.
(1) Paul Ragueneau datait le rêve de 1637,
François Roustang l'a corrigé, car c'est en 1638 que
l'avant-veille de l'Ascension tombe le mardi 11 mai.
(2) Pierre Chastelain est un jeune jésuite
arrivé en Nouvelle-France en même temps qu'Isaac
Jogues. Ce n'est pas un hasard si c'est lui qui invite Jogues
à fréquenter le Saint-Sacrement, car c'est
précisément cette dévotion qu'on trouvera au
coeur des Exercices spirituels qu'il publiera à Paris en
1648 (Affectus Amantis Christum Jesum), où l'on
trouvera un sommaire de son enseignement. En effet, à
partir de 1640, son supérieur Jérôme Lalemant
le chargera de la direction spirituelle des missionnaires de la
Huronie.
(3) Les missionnaires vivent dans une cabane
à la mode des Hurons, une « maison
longue », dont une partie a été
aménagée en chapelle.
(4) Pierre Pijart est arrivé dans la mission
un an avant Jogues. Il est d'un an plus âgé que lui.
Il quittera la mission avec la dévastation de la Huronie par
les Iroquois, en 1650.
(5) La référence dont Jogues ne se
souvient plus est Psaumes, 5 : 2
(« Prête l'oreille à mes paroles, ô
Éternel ! Écoute mes
gémissements »). Il faudrait trouver son contexte
dans un livre des vêpres, mais on voit combien le fragment
non cité est significatif.
(6) C'est-à-dire dans la chapelle qui occupe
une partie de la cabane.
(7) Psaumes, 132 : 7. « Entrons
dans sa demeure, adorons son marche-pied ». Jogues cite
la Vulgate, Martin en donne une interprétation
ecclésiastique correspondant à peu près
à « adorons-le où qu'il soit, où
qu'il ait fait sa demeure ».
(8) Ce rappel peut avoir plusieurs sens, à
commencer par les « douceurs célestes »
dont jouit Chastelain devant le Saint-Sacrement. Mais si
« cela » désigne bien le sens de la
citation (cf. note précédente), alors il faut
probablement comprendre qu'on trouve Dieu non seulement à la
chapelle (où Chastelain proposait de le chercher), mais
aussi partout où il est, même dans les buissons
où se chantent les vêpres...
(9) « Felix hora, brevis hora est
probablement une citation d'un Pseudo-Bernard tardif. On trouve
dans saint Bernard l'expression rara hora et parva
mora » (François Roustang, p. 188,
n. 2, qui donne la référence au texte de saint
Bernard).
(10) « In palatio » : le
texte de Jogues paraît annoncer le Rêve du Palais.
Palatium : palatia caeli, il est courant de
désigner ainsi le « Palais des Cieux ».
Le texte se termine par « August ».
Félix Martin croyait qu'il s'agissait de la source de la
dernière phrase, pouvant se trouver chez saint Augustin.
Roustang croit plutôt qu'il s'agit de la date de
rédaction, août 1638.
Variantes
(a) Félix Martin ne traduit pas cette
phrase : Decubui itaque inter veprera in ipsa hora.
Vepres (le « buisson ardent »
présidant à l'apparition biblique, Exode, 3 :
1-6) et vesper, vesperis, les vêpres, la prière
du soir, le jeu de mot se perd évidemment en
français.
Références
Isaac Jogues, texte sans titre, traduction par Félix Martin,
le Père Isaac Jogues, Paris, Albanel, 1873,
réimp. É. Baltenweck, 1888, p. 56-58.
Édition originale
Isaac Jogues, texte latin sans titre, éd. Paul Ragueneau,
Manuscrit de 1652, Archives de la Compagnie de Jésus
du Canada français, Saint-Jérôme, no 38,
p. 221-223.
Traduction française de Félix Martin revue à
partir de la traduction de François Roustang :
Isaac Jogues, texte sans titre, traduction par Félix Martin,
le Père Isaac Jogues, Paris, Albanel, 1873,
réimp. É. Baltenweck, 1888, p. 56-58.
Isaac Jogues, « Chez les Hurons, un rêve,
1638 », Jésuites de la Nouvelle-France,
Paris, Desclée de Brouwer (collection
« Christus », no 6), 1961,
p. 187-188.
Éditions critiques
Isaac Jogues, « Chez les Hurons, un rêve,
1638 », Jésuites de la Nouvelle-France,
Paris, Desclée de Brouwer (collection
« Christus », no 6), 1961,
p. 187-188.
Situation matérielle
Texte retrouvé après la mort
d'Isaac Jogues et inséré par le supérieur Paul
Ragueneau à la toute fin du Manuscrit de 1652. Il
s'agit d'un recueil de documents et de mémoires
destiné à préparer de longue main le
procès de canonisation des martyrs jésuites de
Nouvelle-France.
Situation narrative
Né à Orléans en 1607,
Isaac Jogues achève à peine sa formation
jésuite lorqu'il est désigné comme
missionnaire de Nouvelle-France en 1636. Comme tous les autres
missionnaires, on peut dire qu'il doit recommencer ses classes pour
apprendre le huron.
En 1638, il est donc depuis deux ans en
Huronie (dans la région antuelle de Midland, sur les rives
de la baie georgienne, à trente jours de canot de
Québec). Et encore après deux ans, on peut dire
qu'il commence son apprentissage de la langue huronne que les
jésuites mettent environ cinq ans à maîtriser
parfaitement, grâce à l'école de langue que
Brébeuf a commencé à mettre au point en 1633.
Jogues se trouve à la résidence Saint-Joseph du
village d'Ihonatiria, en compagnie des cinq autres missionnaires
jésuites de la mission. À cause des
épidémies qui sévissent depuis leur
arrivée, les missionnaires sont en butte à
l'hostilité déclarée des Hurons qui les
entourent.
Bibliographie
LAFLÈCHE, Guy, SMC, 2 : 170-171.
ROUSTANG, François, op. cit., p. 166 et 167.
« C'est un grand mystique qui parle, doublé d'un
artiste : non seulement il a connu une expérience
extraordinaire, mais il sait la dire » (p. 167).
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