Les rêveries réalistes de Suzanne (*)
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Jean Giraudoux,
Suzanne et le Pacifique,
roman,
1921
Le soir, quand je m'endormais, et que je
ruminais tous les sauvetages, de nouveaux calculs se posaient, que
je ne pouvais non plus résoudre. Un sauvage abordait bien
l'île, mais il était dans un canot qui ne pouvait
tenir qu'une personne. Un petit sous-marin apparaissait, mais pas
un de ses trois hommes qui ne fût indispensable à la
manoeuvre et pas de place pour un autre. Un ballon atterrissait,
avec une nacelle de onze passagers, mais pas un, cette fois, qui ne
fût indispensable non au maniement du ballon mais à la
vie des dix autres, dans un engrenage plus nécessaire que
celui des bielles, je renonçais à séparer la
femme du capitaine de son ami le mécanicien; du cuisinier,
le médecin qui devait mourir le jour où il n'aurait
plus son régime. Je ne voulais pas être cause de tant
de désastres, je renonçais à trouver ma place
parmi eux, et seule, à de tels moments, m'aurait remplie de
joie sans mélange la vue du Lusitania (1). Je m'endormais, n'ayant plus d'espérance
que dans le plus grand bateau du monde.
Notes
(*) Il ne s'agit nullement d'un récit de
rêve, mais au contraire d'une rêverie fort bien
maîtrisée (aussi bien dans sa forme que dans son
contenu, comme récit et comme histoire). En plus, elle
porte sur une question concrète, celle de son
éventuel sauvetage. On désignera donc ce texte comme
une rêverie « réaliste » par
opposition aux rêveries
« poétiques » qu'on trouvera plus
loin.
(1) Le Lusitania compte parmi les plus magnifique
paquebot de l'époque. Suzanne apprendra plus loin qu'il a
été torpillé par un sous-marin allemand le 7
mai 1915, tuant mille deux cents passagers (note de la
Pléiade qui renvoie à la p. 562 de
l'édition).
Références
Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Paris,
Émile-Paul frères, 1921, p. 69-70.
Édition originale
Jean Giraudoux, « Suzanne et le Pacifique »,
Revue de Paris, décembre 1920 à janvier
1921.
—, Suzanne et le Pacifique, Paris, Émile-Paul
frères, 1921.
Édition critique
Jean Giraudoux, OEuvres romanesques : Suzanne et le
Pacifique, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1990, p. 512.
Situation matérielle
Quelques pages après le début du
quatrième chapitre.
Situation narrative
Suzanne, après avoir gagné dans
un concours un voyage en Australie, quitte Paris. Or, le bateau
s'échoue et elle se retrouve seule sur une île
déserte, entourée d'une végétation
luxuriante. Au début de son périple sur l'île,
elle espère encore des secours. Aussi le soir, avant de
s'endormir, rêve- t-elle de sauvetages impossibles.
Bibliographie
Canovas : le roman figure au corpus, mais il n'est pas
évoqué dans la thèse. Nous ne savons donc pas
quels passages ont été retenus pour l'analyse.
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