Dès lors je ne m'endormis plus que sous
cet arbre qui donnait des rêves, habituant les oiseaux
à ne plus venir y nicher, pressant mon côté
gauche de la main et pensant à ceux dont je voulais
rêver. Cette passion dura des semaines entières. Ce
n'était pas que mes rêves fussent variés, je
n'éprouvais guère par eux qu'une
émotion : cette volupté, inconnue de moi
jusque- là, qui mélangeait les sentiments les plus
contraires, et que j'appelais la désolation. C'était
non la tristesse seule, mais la détresse avec tous les
triomphes, le bonheur avec tous les désespoirs; un
sentiment de trouvaille sans égale et de perte
irréparable, un sanglot qui gagnait comme un
bâillement tous les visiteurs saugrenus que m'apportait la
nuit : que ce fût Louis XI, me soulevant d'un
geste d'affection qui me vouait pour toujours à mes rois, ou
de pauvres amies de pension reniflantes, avec cette voix rauque et
enrouée qu'on a quand un malade est sauvé. Mais
toujours en Europe, et la seule différence avec des
rêves européens était que le soleil y brillait.
Maintenant encore je suis la seule personne qui voit le soleil en
rêve.
Puis venait le réveil...
Notes
(*) Ce texte fantaisiste sur les rêves de
Suzanne dans son île ne figurerait pas au corpus s'il ne
comprenait un récit de rêve, celui de la
deuxième nuit : « Je rêvai d'un
homme ». Cet alinéa, qui reprend d'abord sur le
mode négatif la description de l'expérience onirique
de la veille, entremêle ensuite peu à peu le
récit d'un rêve très net, même s'il ne
tient qu'en quelques lignes.
(1) Sarreguemines est reconnu pour sa
faïence.
(2) Le coin permet d'incliner l'assiette, pour
rassembler la vinaigrette et y tremper les feuilles d'artichauts ou
les asperges.
Variantes
Les dernières lignes de ce texte se
prolongent d'un long développement dans le manuscrit de
Giraudoux. On en trouvera la transcription dans l'édition
de la Pléiade, p. 1614-1616. En regard, le texte
imprimé isole nettement l'état d'esprit de Suzanne
découvrant sa passion des rêves, c'est-à-dire
le passage reproduit ici.
Références
Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Paris,
Émile-Paul frères, 1921, p. 123-124.
Édition originale
Jean Giraudoux, « Suzanne et le Pacifique »,
Revue de Paris, décembre 1920 à janvier
1921.
—, Suzanne et le Pacifique, Paris, Émile-Paul
frères, 1921.
Édition critique
Jean Giraudoux, OEuvres romanesques : Suzanne et le
Pacifique, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1990, p. 512.
Situation matérielle
Quelques pages après le début du
septième chapitre.
Situation narrative
Suzanne a gagné dans un concours un
voyage en Australie. Elle quitte Paris. Mais le bateau
s'échoue et elle se retrouve seule sur une île
déserte. Elle se fait peu à peu à sa nouvelle
vie. Elle cherche même dans diverses drogues ou divers
aliments des « plaisirs défendus ».
Mais les meilleurs lui viendront du rêve.
Bibliographie
Canovas : le roman figure au corpus, mais n'est pas cité
dans la thèse.
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