TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Les rêves de Suzanne (*)
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, roman, 1921

      Enfin je découvris en moi ce que j'allais chercher maintenant jusqu'aux faîtes des arbres..., ce fut le rêve...

      Un matin, moi qui jamais ne rêve, je sentis en moi un nouveau coeur, fragile, tout enveloppé d'un réseau de ficelles comme ces poêles de Sarreguemines (1) qu'on déménage. Je n'ouvris pas les yeux, la moindre lumière allait le mettre en poudre : ... j'avais rêvé ce qui en Europe eût été à peine un rêve, que je me levais, que je déjeunais, que je cousais. La plus humble servante n'eût pas compté cela comme un rêve. Je mettais le couvert, je brodais. J'empilais des assiettes, je coupais du pain. Toutes ces précautions pour soi-même, toutes cette détresse aussi que donne à d'autres un rêve de Turkestan, de Ceylan, je les eus pour toute la journée de ces fourchettes, de ces assiettes, de ces verres. Le soir je m'étendis sous le même arbre, sur le même côté, dans l'espoir, sinon de visions plus actives, du moins d'un rêve qui me permettrait de revoir et de toucher les objets absents l'autre nuit, les huiliers, les coquetiers, les cuillers à poisson...

      Je rêvai d'un homme.

      Pas de raviers, pas de porte-couteaux. Un homme qui pleurait. Pas de couvert à salade, pas de compotier. Un grand jeune homme blond, avec de grands yeux noirs. Pas de fourchettes à huîtres. Un homme qui m'avouait tout. Il me tenait dans ses bras. Il me portait. C'était un rapt et en même temps un adieu éternel. Nous nous voyions pour la première fois et nous déchirions une éternité commune. Pour la première fois il m'étreignait, et nous avions tous les souvenirs d'un long amour. Pas de petits coins de verre pour glisser sous les assiettes les jours d'asperge ou d'artichaut (2), pas de bols. Mais un homme qui m'étreignait... Pas de cuillers en vermeil, de surtout en or. Mais ce frère fiancé qui pour la première fois me parlait et dont pas une des phrases ne me paraissait nouvelle. Il avait le même geste, au-dessus des marais stagnants, pour m'incliner et me faire toucher alternativement du pied et des cheveux le courant impétueux. Il avait la même manie de placer chacune de ses paroles en nimbe autour de sa tête, d'échanger avec moi des boules d'ivoire qui glissaient et que nous rattrapions avec angoisse. Nous allions, dans le sens du fleuve, dédaigneux des chiens enragés qui eux devaient le remonter. Il avait ce cheval blanc que je n'avais jamais vu, le même... Je sanglotais... Notre seule consolation était de nous passer et repasser les boules, puis de nous troquer peu à peu l'un contre l'autre... Qu'il était drôle, avec mes deux petits bras pendant à ses épaules comme un des dieux de l'autre île... Je m'éveillai !...

Le lord prévôt d'Édimbourg
Dit que l'amour est chimère.
Mais un jour il perd sa mère...
Ses larmes coulent toujours.
Irène, petite Irène,
L'Amour c'est la grande peine.

      Dès lors je ne m'endormis plus que sous cet arbre qui donnait des rêves, habituant les oiseaux à ne plus venir y nicher, pressant mon côté gauche de la main et pensant à ceux dont je voulais rêver. Cette passion dura des semaines entières. Ce n'était pas que mes rêves fussent variés, je n'éprouvais guère par eux qu'une émotion : cette volupté, inconnue de moi jusque- là, qui mélangeait les sentiments les plus contraires, et que j'appelais la désolation. C'était non la tristesse seule, mais la détresse avec tous les triomphes, le bonheur avec tous les désespoirs; un sentiment de trouvaille sans égale et de perte irréparable, un sanglot qui gagnait comme un bâillement tous les visiteurs saugrenus que m'apportait la nuit : que ce fût Louis XI, me soulevant d'un geste d'affection qui me vouait pour toujours à mes rois, ou de pauvres amies de pension reniflantes, avec cette voix rauque et enrouée qu'on a quand un malade est sauvé. Mais toujours en Europe, et la seule différence avec des rêves européens était que le soleil y brillait. Maintenant encore je suis la seule personne qui voit le soleil en rêve.

      Puis venait le réveil...


Notes

(*) Ce texte fantaisiste sur les rêves de Suzanne dans son île ne figurerait pas au corpus s'il ne comprenait un récit de rêve, celui de la deuxième nuit : « Je rêvai d'un homme ». Cet alinéa, qui reprend d'abord sur le mode négatif la description de l'expérience onirique de la veille, entremêle ensuite peu à peu le récit d'un rêve très net, même s'il ne tient qu'en quelques lignes.

(1) Sarreguemines est reconnu pour sa faïence.

(2) Le coin permet d'incliner l'assiette, pour rassembler la vinaigrette et y tremper les feuilles d'artichauts ou les asperges.


Variantes

      Les dernières lignes de ce texte se prolongent d'un long développement dans le manuscrit de Giraudoux. On en trouvera la transcription dans l'édition de la Pléiade, p. 1614-1616. En regard, le texte imprimé isole nettement l'état d'esprit de Suzanne découvrant sa passion des rêves, c'est-à-dire le passage reproduit ici.


Références

Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Paris, Émile-Paul frères, 1921, p. 123-124.

Édition originale

Jean Giraudoux, « Suzanne et le Pacifique », Revue de Paris, décembre 1920 à janvier 1921.

—, Suzanne et le Pacifique, Paris, Émile-Paul frères, 1921.

Édition critique

Jean Giraudoux, OEuvres romanesques : Suzanne et le Pacifique, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1990, p. 512.


Situation matérielle

      Quelques pages après le début du septième chapitre.


Situation narrative

      Suzanne a gagné dans un concours un voyage en Australie. Elle quitte Paris. Mais le bateau s'échoue et elle se retrouve seule sur une île déserte. Elle se fait peu à peu à sa nouvelle vie. Elle cherche même dans diverses drogues ou divers aliments des « plaisirs défendus ». Mais les meilleurs lui viendront du rêve.


Bibliographie

Canovas : le roman figure au corpus, mais n'est pas cité dans la thèse.



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