Dans la dynamique de la tragédie, cet oracle que l'on tire
du songe, le spectateur s'en doute comme nous, se
révèlera tout à fait juste par son
ambiguïté même, puisque c'est la règle de
l'oracle. Mais le premier songe racinien présente une
caractéristique vraiment originale, celle de formuler
l'interprétation d'un songe qui ne sera jamais
rapporté, comme si l'on pouvait exposer la morale d'une
« fable » dont on ne raconterait que des
bribes ! — Nous sommes au XVIIe siècle, au
sommet de la tragédie classique. Un écrivain de
génie produit donc de fait une définition radicale du
songe : puisque ce discours herméneutique se
définit par son interprétation (c'est sa
validité tautologique), alors il suffit qu'on ait, par une
vague évocation subjective et suggestive, la preuve que le
roi a songé pour que le « songe
d'Assuérus » compte parmi les mieux réussis
de la littérature française. À se demander,
même, si Racine réussira à se surpasser avec le
« songe d'Athalie ».
(1) Athalie est sur le parvis du Temple de
Jérusalem, sous le choc : elle vient de voir l'enfant
de son cauchemar.
(2) Athalie s'adresse à Mathan et à
Abner. Le premier est un apostat, sacrificateur de Baal, ennemi
des juifs; le second est au contraire un fidèle de Joad
(qui vient justement de lui annoncer un grand
événement qui aura lieu avant la fin du jour —
la
révélation que Joas n'est pas son fils, comme il le
croit, mais le dernier descendant de David, le roi des juifs).
(3) La mer Rouge et la Méditerranée
(annotation de
G. Truc, p. 191, n. 1).
(4) Selon Raymond Picard, Racine aurait
« inenté de toutes pièces cette
géographie des triomphes de la reine »
(p. 892, n. 1). On comprend qu'Athalie a soumis ses
voisins et son principal opposant, le général
Jéhu, qui n'ose sortir de Samarie, capitale du Royaume
d'Israël, à quelque cinquante kilomètres de
Jérusalem. Celui-ci a fait assassiner les descendants
d'Achab, dont Athalie est la seule survivante.
(5) Ce puissant voisin est « Hazaël,
roi de Syrie » (annotation de G. Truc, p. 191,
n. 2). Source : 2 Rois, 8 : 28.
(6) Dans sa préface de la pièce,
Racine a présenté l'événement
évoqué ici : « Jehu extermina toute la
postérité d'Achab, et fit jetter par les
fenêtres Jézabel, qui, selon la prédiction
d'Élie, fut mangée des chiens dans la vigne de ce
même Naboth, qu'elle avait fait mourir autrefois pour
s'emparer de son héritage ». Source :
1 Rois, chap. 21, « La vigne de Naboth;
conduite criminelle d'Achab et de sa femme
Jézabel ». Ce récit comprend en
particulier les prophéties suivantes de l'Éternel
à Élie, sur Achab : « Au lieu
même où les chiens ont léché le sang de
Naboth, les chiens lécheront aussi ton propre
sang » (21 : 19); sur Jézabel :
« les chiens mangeront Jézabel près du
rempart de Jizreel » (21 : 23). Ce dernier
épisode se réalise en 2 Rois, 9 : 6-11, et
surtout 30-37, « Jézabel précipitée
d'une fenêtre à Jizreel ». Ce sont ces
versets qui inspirent les images du songe d'Athalie :
elle « mit du fard à ses yeux, se para la
tête »; défenestrée, « il
rejaillit de son sang sur la muraille et sur les
chevaux »; plus tard, après le repas,
« ils [les domestiques] allèrent pour l'enterrer,
mais ne trouvèrent d'elle que le crâne, les pieds et
les paumes des mains; ils retournèrent l'annoncer à
Jéhu, qui dit : C'est ce qu'avait
déclaré l'Éternel par son serviteur
Élie, le Thischbite, en disant : Les chiens mangeront
la chair de Jézabel dans le champ de Juzreel ».
(7) C'est l'explication la plus banale qui soit du
songe également le plus trivial (non seulement le songe
naturel, s'opposant aux phénomènes
surnaturels, mais encore le songe de nature
corporelle, sans même l'intervention de l'esprit ou de
l'âme). Bref, il s'agit d'une manifestation strictement
physiologique que les « vapeurs » des humeurs
expriment en termes médicaux. On en trouve la même
expression chez Jean Mairet et Pierre Corneille, formulée
dans le songe de Pauline,
n. (4).
Variantes
(a) « Idée, au sens
original de forme, image » (annotation de
G. Truc, p. 193, n. 1).
Références
Jean Racine, Athalie, dans les OEuvres de Jean
Racine, édition de Jean Mesnard, Paris, Hachette (coll.
« Les grands écrivains de la France »),
1885, p. 633-638 et 702-705.
La reproduction électronique de
Frantext est accessible
dans
Gallica, Bibliothèque Nationale de France, où se
trouvent
également de très nombreuses éditions en mode
virtuel, toutes
du domaine public.
Édition originale
Jean Racine, Athalie, tragédie tirée de
l'Écriture
Sainte, Paris, Denis Thierry, 1691.
Éditions critiques
Jean Racine, Théâtre de 1677 à 1691 :
« Phèdre »,
« Esther »,
« Athalie », édition de Conzague
Truc, Paris, Fernand Roches (coll. « Les textes
français [...] de l'Association Guillame
Budé »), 1930, p. 161-298.
—, OEuvres complètes, vol. 1,
Théâtre, poésies, édition de
Raymond Picard, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1950, p. 863-943.
Situation matérielle
Acte 2, scène 5, v. 490-524. Nous
reproduisons
la
scène en entier, car le rapport du songe se trouve
encadré immédiatement par un discours sur les
songes, le tout situé dans la biographie et le
comportement psychologique de l'héroïne.
À partir de là, toute la
pièce se trouve engagée dans la dynamique de ce
songe « prémonitoire », jusqu'aux
dernières scènes de la tragédie,
évoquant le songe ou que le songe
annonçait. On trouve ici les passages les plus
significatifs, essentiels à l'étude du
« songe d'Athalie », probablement le plus
célèbre des songes et des rêves de la
littérature
française.
C'est du moins
l'« exemple » qu'en donne Louis de Jaucourt
dans l'article « Songe » de
l'Encyclopédie pour illustrer le genre littéraire en
poésie dramatique.
Situation narrative
Le grand prêtre Joad cache au Temple de
Jérusalem le jeune Joas, le dernier descendant de David, roi
des juifs. Athalie avait pourtant ordonné l'assassinat de
tous ces descendants de David, dont ce petit-fils. Elle ne
soupçonne pas qu'il a eu la vie sauve. En revanche, au
sommet de sa gloire, un cauchemar la hante : sa mère
Jézabel lui annonce qu'elle mourra comme elle, victime du
Dieu des juifs; un enfant — Joas qu'elle vient de voir au
Temple ! — la tue froidement d'un coup de poignard.
La source de la tragédie biblique se
trouve pour l'essentiel dans le livre des Rois, dont les
éditions courantes de la Bible intitulent l'épisode
« Athalie, reine de Juda » (2 Rois,
chap. 11; et 2 Chroniques, chap. 22-23). Roland Barthes
(Sur Racine, Paris, Seuil, 1960, 1967, p. 128) avait
raison d'observer que pour la première fois, dans la
dernière tragédie de Racine, les armes
(sheakespeariennes) feraient finalement irruption sur scène,
lorsque Joad ouvre le fond du théâtre (la plus longue
didascalie de Racine). Les Lévites armés se
saisiront d'Athalie pour aller la tuer en coulisse.
Bibliographie
Pierrot : 51-54.
Planète : 64-65.
BELLEMIN-NOËL, Jean, « Textanalyser le songe
d'Athalie ? », Interlignes, no 3
(printemps), 1995.
DUMORA, Florence, « Le songe d'Athalie ou le retour du
même », chap. 14 de l'OEuvre
nocturne : songe et
représentation au XVIIe siècle, Paris, Champion
(coll. « Lumière classique »,
no 60),
2005,
585 p., p. 419-438.
LICHEN, Klaus, « Une source du songe d'Athalie : le
songe d'Armide dans la Jérusalem
délivrée », RHLF, no 68 (1968),
p. 285-290.
MOREL, Jacques, Agréables songes : essai sur le
théâtre français du XVIIe siècle,
Paris, Klincksieck, 1991, 460 p. « La mise en
scène du songe », p. 35-44; table du corpus,
p. 43-44. L'étude permet de constater qu'il y a peu de
rapports de songe au théâtre comparables
à celui d'Athalie au Grand Siècle; au contraire,
Racine redonne au songe une « violence
primitive » en s'écartant de la pratique qui
consiste à « mettre en scène »
spectres, fantômes et événements oniriques.
|