TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Les rêves de Roquentin (*)
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Jean-Paul Sartre, La Nausée, roman, 1938

[Février 1932] — Lundi [...] Onze heures du soir

      J'ai dîné au Rendez-vous des Cheminots. La patronne (1) étant là, j'ai dû la baiser, mais c'était bien par politesse. Elle me dégoûte un peu, elle est trop blanche et puis elle sent le nouveau-né. Elle me serrait la tête contre sa poitrine dans un débordement de passion : elle croit bien faire. Pour moi, je grappillais distraitement son sexe sous les couvertures; puis mon bras s'est engourdi. Je pensais à M. de Rollebon : après tout, qu'est-ce qui m'empêche d'écrire un roman sur sa vie ? (2). J 'ai laissé aller mon bras le long du flanc de la patronne et j'ai vu soudain un petit jardin avec des arbres bas et larges d'où pendaient d'immenses feuilles couvertes de poils. Des fourmis couraient partout, des mille-pattes et des teignes. Il y avait des bêtes encore plus horribles : leur corps était fait d'une tranche de pain grillé comme on en met en canapé sous les pigeons (a); elles marchaient de côté avec des pattes de crabe. Les larges feuilles étaient toutes noires de bêtes. Derrière des cactus et des figuiers de Barbarie (3), la Velléda du Jardin public (4) désignait son sexe du doigt.« Ce jardin sent le vomi (5) », criai-je.

      « J'aurais pas voulu vous réveiller, dit la patronne, mais j'avais un pli du drap sous les fesses et puis il faut que je descende en bas pour les clients du train de Paris ».

Mardi gras (6)

      J'ai fessé Maurice Barrès (b) (7). Nous étions trois soldats et l'un de nous avait un trou au milieu de la figure. Maurice Barrès s'est approché et nous a dit : « C'est bien ! » et il a donné à chacun un petit bouquet de violettes. « Je ne sais pas où le mettre », a dit le soldat à la tête trouée. Alors Maurice Barrès a dit : « Il faut le mettre au milieu du trou que vous avez dans la tête ». Le soldat a répondu : « Je vais te le mettre dans le cul ». Et nous avons retourné Maurice Barrès et nous l'avons déculotté. Sous sa culotte il y avait une robe rouge de cardinal. Nous avons relevé la robe et Maurice Barrès s'est mis à crier : « Attention, j'ai des pantalons à sous-pieds » (8). Mais nous l'avons fessé jusqu'au sang et sur son derrière, nous avons dessiné, avec les pétales des violettes, la tête de Déroulède (9).       Je me souviens trop fréquemment de mes rêves, depuis quelque temps.


Notes

(*) En fait, on ne trouve qu'un seul récit de rêve dans la Nausée, le second des deux fragments du journal qui suivent, le premier rappelant simplement des images d'un rêve.

      On trouvera également dans l'oeuvre deux fragments qui rappellent des images oniriques. D'abord des figures de l'endormissement de Roquentin devant son reflet dans le miroir, figures qui se réduisent en fait à la phrase suivante : « Je m'endors les yeux ouverts, déjà le visage grandit, grandit dans la glace, c'est un immense halo pâle qui glisse dans la lumière... » (p. 31-32 de l'édition de 1970; p. 23-24 dans la « Bibliothèque de la Pléiade »). Par ailleurs, le « réveil philosophique » de Roquentin à Shanghaï (justement comparable au renoncement à son ouvrage sur le marquis de Rollebon) est comparé à des images d'un ancien rêve fait peu après :

      « Ensuite j'ai fait un autre songe, je vivais à la cour des tsars, dans de vieux palais si froids que des stalactites de glace se formaient, en hiver, au-dessus des portes. Aujourd'hui, je me réveille, en face d'un bloc de papier blanc [à Bouville, où il se réveille devant l'ouvrage à rédiger]. Les flambeaux, les fêtes glaciales, les uniformes, les belles épaules frissonnantes ont disparu » (p. 138; Pléiade, p. 116-117).

      Comme on le voit, ces « images de rêve » sont là pour représenter le rêve, le beau rêve dont on se réveille, en l'occurrence la réalité de son travail de recherche historique sur Rollebon. Il n'y a évidemment pas là de récit de rêve.

(1) Roquentin a pris l'habitude de fréquenter le Rendez-vous des Cheminots pour, disons, son hygiène sexuelle. Françoise, la patronne, y loue des chambres à l'heure pour ce genre d'exercice. Le lecteur comprendra très mal qu'il ne paie pas ses services, mais c'est ainsi. Non seulement l'exercice n'est pas très érotique, mais comme on le voit Roquentin en est finalement ennuyé et même un peu dégoûté.

(2) Comme son travail d'historien lui pèse de plus en plus, Roquentin a commencé à se demander récemment s'il n'en viendrait pas à faire un « roman » de l'ouvrage historique qu'il préparait.

(3) Les figuiers de Barbarie, comme leur nom l'indique, sont de grands cactus qui produisent des figues. On les trouve des deux côtés de la Méditerranée, en Sardaigne et en Algérie, par exemple.

(4) Roquentin n'a encore rien écrit dans son journal au sujet du Jardin public de Bouville, celui où il fera l'expérience centrale de la « nausée » dans la célèbre racine de marronnier, s'enfonçant sous un banc du parc qu'il occupera à ce moment. La statue de la Velléda sera deux fois évoquée à ce moment, comme point de repère négatif, avec le kiosque à musique au centre, « la Velléda, au milieu d'un massif de lauriers » (cf. édition originale, p. 163 et 164). Personnage historique et légendaire, Velléda est une prophétesse germanique qui a été livrée aux Romains après avoir soutenu la révolte de Civilis en 69-70, au début de notre ère. On l'imagine statufiée en pied.

(5) Ce serait bien mal comprendre la Nausée que d'imaginer que ce rêve puisse être « prophétique », évidemment, ce qu'il serait tout naturellement sous la plume de bien des romanciers. Il faut donc en déduire que Roquentin, qui connaît déjà le Jardin public et sa statue, y a déjà ressenti (ou pressent déjà) l'expérience qui se concrétisera, dans ce même jardin, à travers la racine de marronnier.

(6) La dynamique du journal de Roquentin veut que ces « dates », marquant les entrées du journal, soient des étapes de la rédaction (c'est la « narration intercalée »). On en déduit qu'Antoine Roquentin a rédigé ce qui précède en rentrant chez lui le soir précédent. Il loge à l'hôtel Printania. Il rédige plus tard, en soirée (la soirée du mardi gras), ce qui suit, au cours de cette nuit-là (la veille, du lundi au mardi gras).

(7) Maurice Barrès (1862-1923), romancier, académicien, obsèques nationales. Le moins qu'on puisse dire est que la Nausée soit bien la négation des Déracinés, par exemple, roman « nationaliste », « historique », « politique » et pour le moins moralisateur. Cela dit, le portait physique de Barrès sera évoqué deux fois par Roquentin dans la suite de son journal (p. 113 et 121 de l'édition originale), comparé ou opposé successivement à Bourget et Olivier Blévique.

(8) Le moins qu'on puisse dire est que le texte n'est pas très clair. Comment relève-t-on la robe (en l'occurrence la soutane) de celui qu'on a renversé ? C'est donc qu'on l'a agenouillé... Et ces pantalons à sous-pieds (l'équivalent de nos collants modernes, pantalons de danseur), Barrès prétendrait-il les porter pour se protéger des coups ? -- Ce n'est pas le rêve, mais le texte qui ne paraît pas clair.

(9) Paul Déroulède (1846-1914) représente, avec Barrès, la droite nationaliste, catholique, raciste, voire antisémite et fasciste. Déroulède a été banni de France de 1900 à 1905, à la suite d'une tentative de soulèvement militaire.


Variantes

(a) Qu'est-ce que ces pigeons sous lesquels on met des tranches de pain grillé en canapé ?

(b) Cette première phrase, « J'ai fessé Maurice Barrès », est évidemment le thème de l'alinéa ou du rêve, dans le style du journal personnel. Le récit de rêve « militariste » commence ensuite.


Références

Jean-Paul Sartre, la Nausée, Paris, Gallimard, 1970,p. 88-89

Édition originale

Jean-Paul Sartre, la Nausée, Paris, Gallimard, 1938.

Édition critique

Jean-Paul Sartre, la Nausée, OEuvres romanesques, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade ») 1981, p. 72.


Situation matérielle

      Nous en sommes au tiers du journal de Roquentin. Deux entrées de suite du journal proposent d'abord des images d'un rêve, ensuite un rêve. Il s'agit du lundi, puis du « mardi gras ».


Situation narrative

      Antoine Roquentin a brusquement quitté l'Indochine, après y avoir voyagé durant six ans, saisi fort d'un sentiment d'absurdité. Rentré en France, il entreprend des recherches historiques sur un certain marquis de Rollebon. Il se rend à Bouville et s'y installe pour ses recherches à la bibliothèque. Un nouveau sentiment se fait jour, pire que le précédent, tout matériel, qui tient aux objets comme à toutes sortes d'événements ou de situations contingentes. Il décide alors de tenir un journal pour tenter d'éclaircir cette « nausée » physique, psychologique, voire philosophique qui l'envahit à l'improviste.

      Abruptement, le journal propose sur deux entrées successives d'abord l'évocation d'images d'un premier rêve « rappelé au réveil », ensuite un récit de rêve proprement dit.


Bibliographie

Canovas : 60, 73, 77, 85 (mentions seulement).



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