TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Rêve d'enfance de Jean-Paul Sartre
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Jean-Paul Sartre, les Mots, autobiographie, 1964

      Mon grand-père souriait dans sa barbe quand je traînais ma maussaderie dans son bureau : il se disait sans doute que sa politique portait ses premiers fruits (1).

      Elle échoua parce que j'avais la tête épique. Mon épée brisée, rejeté dans la roture, je fis souvent, la nuit, ce rêve anxieux : j'étais au Luxembourg, près du bassin, face au Sénat; il fallait protéger contre un danger inconnu une petite fille blonde qui ressemblait à Vévé, morte un an plus tôt (2). La petite, calme et confiante, levait vers moi ses yeux graves; souvent, elle tenait un cerceau. C'était moi qui avais peur : je craignais de l'abandonner à des forces invisibles. Combien je l'aimais pourtant, de quel amour désolé ! Je l'aime toujours; je l'ai cherchée, perdue, retrouvée, tenue dans mes bras, reperdue : c'est l'Épopée. À huit ans, au moment de me résigner, j'eus un violent sursaut; pour sauver cette petite morte, je me lançai dans une opération simple et démente qui dévia le cours de ma vie : je refilai à l'écrivain les pouvoirs sacrés du héros.

      À l'origine il y eut une découverte ou plutôt une réminiscence — car j'en avais eu deux ans plus tôt le pressentiment : les grands auteurs s'apparentent aux chevaliers errants en ceci que les uns et les autres suscitent des marques passionnées de gratitude.


Notes

(1) Maintenant que la famille reconnaît trop ostensiblement son jeune talent d'« écrivain », Jean-Paul n'arrive plus à rédiger, même les folles histoires d'aventures qu'il imaginait il n'y a pas longtemps. Son grand-père qui ne croit pas à son talent, mais se garde bien d'en rien dire, avait prévu ce retournement de situation et en est content.

(2) La seconde partie des Mots s'ouvrait quelques pages plus haut sur l'apprentissage de la « poésie ». Son grand-père et lui s'écrivent en alexandrins ! Et c'est ainsi qu'il en vient à écrire de beaux madrigaux fades et mal écrits « pour Vévé, une petite fille blonde qui ne quittait pas sa chaise longue et qui devait mourir quelques années plus tard. La petite fille s'en foutait : c'était un ange; mais l'admiration d'un large public me consolait, écrit l'auteur, de cette indifférence » (p. 116). En tout cas, c'est ainsi qu'il a renoncé à la poésie pour se mettre à la prose...


Références

Jean-Paul Sartre, les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 138-139.

Édition originale

Jean-Paul Sartre, les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 138-139.


Situation matérielle

      Assez près du centre de l'oeuvre. Celle-ci se divise en deux parties et le rêve se trouve à environ un sixième de la seconde partie.


Situation narrative

      Le « roman » comprend deux parties intitulées respectivement « Lire » et « Écrire ». La petite enfance de Sartre (1905-1913) est caractérisée en effet par la lecture, sous la surveillance bienveillante de son grand-père qui préside à son éducation. Au bout de cette période où notre « héros » rêve d'aventures, il se retrouve isolé, sans amis, sans aucune activité sociale. Il se réfugie dans la rêverie, celle du roman d'aventures, qu'il désigne justement comme ses « rêves », bientôt relayée par le cinéma. La seconde partie (1913-1914) explique comment son grand-père, sans le vouloir, va renverser cette situation, en le faisant passer de la lecture à l'écriture : c'est le passage du roman d'aventures à l'épopée, du lecteur à l'écrivain, ce que prétend illustrer l'évocation de ce rêve où Jean-Paul n'est plus un héros d'aventures, mais bien un sauveur épique.



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