Vapeur. Avant Descartes
(Traité de l'homme, 1662) et même bien
au-delà, la médecine et la physiologie expliquent le
songe naturel comme un effet des vapeurs et des humeurs (ou des
vapeurs des
humeurs) qui viennent du ventre et de l'estomach pour agir sur le
cerveau du dormeur où elles activent sa fantaisie. Florence Dumora, qui présente un
exposé systématique de ces théories dans la
première partie de son ouvrage, donne l'exemple à la
fois caractéristique et original de Moyse Amyaut
(« Le songe et la vapeur », chap. 2.2,
p. 57-67) dans l'introduction de son Discours sur les
songes divins (Saumur, Desbordes, 1659).
(5) Hymen, hyménée,
« mariage », vocable classique du
français classique, notamment dans la tragédie. Le
mariage de Polyeucte et de Pauline vient d'être
célébré, après de longues
fiançailles, comme le dit ce vers. Corneille poursuit sur
ce second point le jeu ironique du premier vers (et propre à
lancer sa tragédie de la manière la plus
« naturelle » qui soit) : autant le
mariage accentue pour Polyeucte l'amour des amants, autant Pauline
misera sur le lieu commun pour expliquer le peu de cas que son
jeune époux fait déjà de ses sentiments, comme
tous les maris, après le mariage (v. 129-135).
(6) Chez Corneille, le mot a son sens latin,
occasio, « les circonstances, le moment favorable
pour agir ». L'« occasion
pressante » est donc celle qui risque de ne plus se
présenter aussi favorablement. Le vocable ne désigne
évidemment pas le baptême.
(7) Sens fort, proche du sens étymologique,
inodium, « douleur odieuse ».
L'ennui qui trouble le repos de Pauline est une angoisse pressante
et insupportable (cf. Cayrou).
(8) Si Dieu tient notre âme entre ses mains,
alors la réciproque est impérative. C'est d'ailleurs
la dernière parole du Christ en croix, Pater in manus
tuas commendo spiritum meum, « je remets mon esprit
entre tes mains » (Luc, 23: 46) : « Je
remets mon esprit entre tes mains; / tu me délivreras,
Seigneur Dieu de vérité / je hais ceux qui
vénèrent de vaines idoles / et je me confie en
Dieu » (ma trad. de la Vulgate, Psaumes, 30: 6-7).
(9) L'efficace (féminin),
l'« efficacité » : du vocabulaire
théologique, la « grâce
efficace », qui désigne ici la
« grâce de la conversion » (soit
proprement le don de la foi), est aussi d'usage courant, s'agissant
de l'enseignement traditionnel de l'Église. À
remarquer que la coloration janséniste du mot (la
grâce efficace des jansénistes s'opposant à la
grâce suffisante des molinistes) ne commencera pas à
se répandre avant plus de deux décennies (les
Provinciales de Pascal sont de 1656-1657).
(10) L'égare : non pas la perd, mais
l'écarte.
(11) Il s'agit évidemment de la vertu
chrétienne (cet emploi, à lui seul, illustre combien
Corneille ne s'exprime pas en théologien dans sa
tragédie).
(12) Avant le péché originel.
(13) Blesser, « frapper, toucher
profondément ». Cayrou rappelle qu'au
dictionnaire de l'Académie le mot enployé en ce sens
est du style « poétique » :
« se dit au figuré en matière d'amour,
exemple : "les beaux yeux de cette dame l'ont
blessé" ». Mais il se dit de tous les
sentiments.
(14) Mes pareils, « ceux qui
sont tels que moi » (DGLF). — Curiace à
Camille, au sujet de ses plaintes : « Que les
pleurs d'une amante ont de puissant discours ! / Et qu'un
bel oeil est fort avec un tel secours ! »
(Horace, 2: 3, v. 577-578).
(15) Nos dictionnaires font encore la
différence entre les appas (pluriel, le charme de ce qui
attire, l'attirance) et l'appât, les appâts (ce qui
attire, l'objet convoité), mais la nuance s'est perdue.
(16) Défaut, « faiblesse,
lacune ». Furetière en fait le sens figuré
du défaut de la cuirasse, son point faible. (17) Le mot paraît bien désigner
Néarque et on doit supposer que Pauline le sait
chrétien. D'où l'interprétation
littérale de Charles Delaitre : « pris en
mauvaise part, agent, homme chargé par le destin de
te perdre et de te livrer aux assassins, c'est-à-dire aux
chrétiens » (p. 326, n. 5).
(18) On a tous deux : « un mari
et nous » des vers précédents, ici
« un mari et moi » (avec le pronom
inféfini), puis « un mari et vous » des
vers suivants.
(19) S'il est peu probable que Corneille mette en
scène deux cultures réellement observées
à travers leur perception du songe (du moins je n'ai rien
trouvé de tel chez les commentateurs de ces vers),
l'habileté consiste à jouer de la conception
gréco-latine du songe, non pas en soi, mais telle que
l'Église l'a présupposée et combattue dans les
croyances populaires.
(20) Sévère n'est pas comme
Polyeucte au rang de la noblesse, v. 209.
(21) Blesser, « toucher
désagréablement, chagriner ». Comparer
avec l'autre emploi fréquent du français classique,
plus haut, v. 85, n. (13).
(22) Charles Delaitre fait remarquer avec raison
qu'il ne s'agit pas d'une assemblée de
chrétiens, mais d'une « assemblée
des chrétiens », c'est-à-dire une
assemblée chrétienne et c'est cette assemblée
qui « a jeté Polyeucte aux pieds de son
rival »; ce ne sont donc pas des chrétiens ou des
individus qui ont joué ce rôle, même si Pauline
sautera bien entendu à cette conclusion. — À
noter qu'aucune assemblée de cette sorte
n'est le moindrement évoquée dans le
déroulement de la pièce (sauf à déduire
qu'une « assemblée » s'est réunie
lors ou pour le baptême de Polyeucte).
(23) De tout point,
« entièrement » : « il
était ruiné de tout point »
(Furetière).
(24) La forme simple (plus) pour le superlatif
(le plus), qui
était la norme en ancien français, est encore
courante au XVIIe siècle.
Variantes
À remarquer que le texte du songe de
Pauline ne présente aucune variante au fil des
éditions de la pièce corrigées par
Corneille.
(a) Coquille de notre texte témoin :
langueurs.
(b) Dans notre transcription du texte, nous
conservons les alinéas (ou les retraits à
l'alinéa) qui divisent logiquement le texte des
répliques, ce qui est particulièrement
approprié aux vers 64-65, les deux
parties de la réplique étant marquées par la
reprise de « rompre ». Ces alinéas ne
se trouvent pas dans les établissements critiques modernes.
En revanche, on les trouvait dans l'édition rigoureuse de
Pierre Lièvre, d'où ils sont repris.
(c) L'accord du participe du passé
composé avec le régime qui suit (laissé
à la discrétion des scribes au Moyen Âge) se
fait encore parfois au XVIIe siècle.
Références
Pierre Corneille, « Polyeucte »,
Théâtre choisi, éd. de Charles Delaitre,
Paris, Garnier, 1903, version révisée de
l'édition de Polyeucte en un volume de J. Fabre, aux
mêmes éditions Garnier.
Édition originale
Pierre Corneille, Polyeucte martyr, tragédie, Paris,
Antoine de Sommaville et Augustin Couré (imprimé
à Rouen, chez Laurens Maurry), 1643.
Éditions critiques
P. Corneille, OEuvres complètes, édition de
Georges Couton, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
3 vol., 1980, 1984 et 1987, vol. 1, p. 971-1050.
—, Théâtre complet, édition
d'Alain Niderst, publications de l'Université de Rouen,
1984, 3 tomes de 2 vol. chacun, « Polyeucte
martyr, tragédie chrétienne », t. 2,
vol. 1, p. 23-92; les notes et variantes se trouvent au
vol. 2, p. 753-757.
Autres éditions
Corneille, Théâtre complet, édition de
Pierre Lièvre, Paris, Gallimard (coll.
« Bibliothèque de la pléiade »),
1950, 2 vol., vol. 1, p. 909-988. — Sans
annotation ni variantes, l'établissement du texte n'est donc
pas justifié, mais il n'en est pas moins rigoureux.
— Polyeucte, édition de Patrick Dandrey, Paris,
Gallimard (coll.
« Folio/théâtre »), 1996. —
Voir la section du dossier intitulée « La vision
de Pauline » (p. 25-28).
Situation matérielle
Acte I, scène 3, vers 221-244.
Situation narrative
On lirait d'abord avec profit
l'« abrégé » (1) de la notice biographique de Polyeucte qui
inspire Corneille et qu'il a placée en tête du texte
de sa pièce lors de la publication.
Pauline, la jeune épouse romaine de
Polyeucte, Arménien de noble et puissante famille, vient
d'avoir un songe terrible, où figure un amant de sa jeunesse
(Valère, aujourd'hui décédé, croit-on),
dans une scène où se joue l'assassinat de son mari.
Elle souhaite donc que celui-ci ne quitte pas le palais de toute la
journée. Mais c'est précisément le moment qui
a été choisi pour que Polyeucte se rende avec son ami
Néarque à l'endroit où il sera baptisé
et fait chrétien comme lui.
On édite ici l'ouverture de la
tragédie qui met le songe en contexte et un extrait
(acte 2, scènes 3-4) qui en relance l'analyse
après le retour de Valère et sa rencontre avec
Pauline.
À partir de là, toutefois,
l'« interprétation » du songe est
laissée à la discrétion des spectateurs ou des
lecteurs. Pour sa bonne évaluation, il faut savoir que tous
les faits que le songe préfigure (souvent très
vaguement, comme l'événement capital du martyre de
Polyeucte) vont se révéler métaphoriquement
« vrais » (métaphoriquement, car
être assassiné et martyrisé, ce n'est
évidemment pas équivalent), tandis que les
motivations des personnages sont ou bien fautives (notamment les
sentiments de Valère), ou bien passées sous silence.
Cette opposition radicale des contenus événementiel
et actantiel du songe fait en sorte qu'il n'y a pas
d'adéquation possible entre l'histoire racontée par
la tragédie et celle esquissée par les divers
tableaux du songe. Le rôle, pourtant essentiel, de ce songe
est de justifier la crainte tout à fait
injustifiée de Pauline que son mari ne soit
assassiné, puisqu'en fait c'est lui qui se livrera au
martyre. Le dénominateur commun entre le récit
« profane » du songe et celui
« chrétien » de la pièce, c'est
évidemment la mort tragique, et du héros classique,
et du héros de la « tragédie
chrétienne ».
Bibliographie
Planète : 52-54.
Théâtre de Pierre Corneille, édition de
Voltaire, Genève, 1764, 12 vol.
Voltaire, Commentaires sur Corneille, édition de
David Williams, 1975, 3 vol., the Complete Works, sous
la direction de Theodore Besterman, Voltaire Foundation, Banbury,
vol. 53-55, sur le songe de Pauline, vol. 2 ou
vol. 54, p. 301-302.
Le commentaire de Voltaire sur le songe de
Pauline figure parmi les références obligées
des études du songe au théâtre classique,
d'autant qu'il implique la comparaison avec le songe d'Athalie.
Voltaire l'ouvre sur une rumeur destinée à appuyer
son jugement critique (défavorable).
« Plusieurs personnes ont entendu
dire au marquis de Sainte-Aulaire, mort à l'âge de
cent ans, que l'hôtel de Rambrouillet avait condamné
ce songe de Pauline. On disait que dans une pièce
chrétienne ce songe est envoyé par Dieu même;
et que, dans ce cas Dieu, qui a en vue la conversion de Pauline,
doit faire servir ce songe à cette même conversion;
mais qu'au contraire, il semble uniquement fait pour inspirer
à Pauline de la haine contre les chrétiens, qu'elle
voit les chrétiens qui assassinent son mari, et
qu'elle devait voir tout le contraire.
Des chrétiens une impie assemblée
A jeté Polyeucte aux pieds de son rival.
—— [synthèse des v.
234-236].
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Ce qu'on pourrait encore reprocher peut-être à ce
songe, c'est qu'il ne sert de rien dans la pièce; ce n'est
qu'un morceau de déclamation. Il n'en est pas ainsi du
songe d'Athalie, envoyé exprès par le Dieu des juifs;
il fait entrer Athalie dans le temple pour lui faire rencontrer ce
même enfant qui lui est apparu pendant la nuit, et pour
amener l'enfant même, le noeud et le dénouement de la
pièce. Un pareil songe est à la fois sublime,
vraisemblable, intéressant et nécessaire. Celui de
Pauline est à la vérité un peu hors d'oeuvre,
la pièce peut s'en passer. L'ouvrage serait sans doute
meilleur s'il avait le même art que dans Athalie;
mais si ce songe de Pauline est une moindre beauté, ce n'est
pas du tout un défaut choquant; il y a de
l'intérêt et du pathétique. On fait souvent
des critiques judicieuses qui subistent, mais l'ouvrage qu'elles
attaquent subsiste aussi. Je ne sais qui a dit que ce songe est
envoyé par le diable. [...] À l'égard du
songe, s'il n'a pas l'extrême mérite de celui
d'Athalie, il a le mérite de celui de Camille [dans
Horace]; il prépare ».
COLLINS, R. D. J., « Two dreams : la
Sophonisbe ans Polyeucte », Aumla,
no 36 (novembre 1971), p. 201-205. — Il ne fait
pas de doute que Corneille s'est inspiré des songes
de Sophonisbe dans la tragédie du même nom de Jean
Mairet (1634) : R. D. J. Collins montre bien la concordance
de ton, de vocabulaire et d'esprit entre les deux traitements des
songes, alors que Corneille ne reprend jamais mot à mot
aucun fragment du texte de Mairet sur ce point. Pour Collins, ce
sont finalement les différences qui caractérisent le
songe de Pauline en regard de son modèle : Pauline
n'est pas hantée de vagues songes, mais d'un seul, clair et
net; on en trouve le rapport détaillé dès
l'ouverture de la tragédie (et non des bribes à la
toute fin); surtout, Corneille accentue le rôle du songe
dans l'économie de sa pièce.
DUMORA, Florence, « Polyeucte et les
plis du songe », l'OEuvre nocturne : songe et
représentation au XVIIe siècle, Paris, Champion
(coll. « Lumière classique »,
no 60), 2005, 585 p., chap. 11, p. 345-362.
MOREL, Jacques, Agréables songes : essais sur le
théâtre français du XVIIe siècle,
Paris, Klincksieck, 1991, 460 p.
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