Le rêve des Fleurs d'ennui
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Pierre Loti,
Fleurs d'ennui,
recueil de souvenirs et d'impressions,
1882
LOTI. — Je commence par un rêve
:
J'étais tout en haut du clocher du
Creizker (1); Yves (2)
était assis près de moi, sur la tête d'une
gargouille de granit. Les lointains vagues du pays de
Léon (3) se déroulaient en bas
sous nos pieds, dans le demi-jour plein de mystère qui
éclaire les visions du sommeil.
C'était l'hiver et la lande bretonne
était noire. — À l'horizon, on voyait la
« mer brumeuse » et les rochers de
Roscoff (4) s'étageant comme dans les
fonds peints par le Vinci.
Je disais à Yves : « Il me
semble que le clocher du Creizker a tremblé ».
Yves répondait : « Mon bon
frère, comment voulez-vous que cela soit » ?
Et il regardait en souriant dans le vide.
J'avais le vertige, et je me serrais contre
cette dentelle de granit qui nous soutenait dans l'air. Autour de
nous il y avait de merveilleuses découpures de pierre, et
des gargouilles à figure de gnome, auxquelles des lichens
jaunes, — ceux qui dorent tous les vieux clochers de
Bretagne, — faisaient des huppes et des barbiches de
chèvre. Et la base du clocher se perdait, en fuyants
indécis, en lignes confuses, dans l'obscurité de la
terre.
Yves me paraissait plus grand que de coutume,
ses épaules plus larges encore et plus
athlétiques.
« Yves, disais-je, je t'assure que
le Creizker a tremblé ».
... En effet, le vieux clocher des
légendes bretonnes chancelait sur sa base, nous le sentions
s'abîmer; l'antique dentelle de granit se
désagrégeait doucement, s'émiettait dans
l'air, et les débris tombaient. C'étaient des chutes
lentes et molles, comme des chutes d'objets n'ayant pas de poids,
et nous tombions nous-mêmes, en cherchant à nous
cramponner à des choses qui tombaient aussi.
... Maintenant nous errions par terre, au
milieu de décombres qui continuaient de s'émietter et
de disparaître. — En tombant, nous ne nous
étions fait aucun mal, — mais nous éprouvions
une angoisse, parce que le Creizker n'existait plus.
Nous songions au temps où nous
naviguions, Yves et moi, sur la « mer
brumeuse » : en passant au large, ballottés
par les grandes houles d'ouest, mouillés par les embruns et
la pluie, les jours sombres d'hiver, à la tombée
froide et sinistre des crépuscules, — souvent dans les
nuées grises nous apercevions de loin les deux clochers de
l'église de Saint-Pol (5) et le
Creizker, posé près d'eux sur la falaise, les
dominant de toute sa haute stature de granit. — Quand la
nuit s'annonçait mauvaise, nous aimions à voir cet
antique guetteur de mer, qui semblait veiller sur nous du haut de
la falaise bretonne. À présent, c'était fini,
et jamais nous ne le verrions plus.
Yves surtout ne pouvait se consoler de ce que
son clocher fût tombé. — Moi, je lui
disais : « On le rebâtira »; mais
j'avais conscience de l'irrémédiable de cet
anéantissement : il était semé sur la
terre en débris aussi nombreux que les galets des plages.
— L'oeuvre merveilleuse des siècles passés
était détruite, et cela me paraissait un signe fatal
des temps; la fin de ce géant des clochers bretons me
paraissait le commencement de la fin de toutes choses, — et
je me résignais à voir tout finir, j'étais
comme recueilli dans une attente apocalyptique du chaos.
Autour de nous il n'y avait déjà
plus aucune trace de la vieille cité de Saint-Pol, ni de la
maison où Yves est né. Nous étions au milieu
de la lande sombre et déserte, parmi les genêts et les
bruyères : la terre reprenait sa physionomie des
époques primitives, avant de s'anéantir, et
l'obscurité dernière s'épaississait autour de
nous.
Alors Yves me dit, avec l'intonation d'une
frayeur d'enfant : « Frère, regardez-moi,
est-ce qu'il ne vous semble pas que je suis devenu plus grand que
de coutume » ?... — Et je
répondis : « Non », — pour ne
pas lui faire peur; mais je voyais bien qu'il était plus
grand que nature, et maintenant il était vêtu comme un
Celte, avec des peaux de loups jetées sur ses
épaules. Autour de nous, il y avait des formes de larves
qui s'agitaient dans l'obscurité toujours plus profonde, et
je comprenais que déjà tous les deux nous
étions morts.
... Puis le rêve se termina par des
conceptions sinistres, confuses, qui s'éteignaient
graduellement.
— Il n'existe plus de suites de mots qui
puissent traduire ces choses mystérieuses.
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PLUMKETT. — Mon cher Loti, je crois
avoir trouvé l'explication de votre rêve : Vous
étiez couché avec votre frère Yvon sur la
table de quelque cabaret de basse Bretagne; vous aviez bu du cidre
et de l'eau-de-vie de grain; vous étiez complètement
gris, et vous aviez roulé sous la table. C'était
là votre chute molle, dans laquelle fort heureusement vous
ne vous êtes rien cassé : Yvon était
peut-être tombé le premier et vous par-dessus. Le
clocher du Creizker, ce devait être quelque grande bouteille
vide que vous auriez fini par faire chavirer. Quant aux choses
qui tombaient aussi, c'étaient des verres qui
s'émiettaient sous vos pieds par terre, et les
larves, c'étaient la cabaretière et les
maritornes de l'établissement, occupées à
réparer tout le désordre que vous aviez produit.
Il n'y a rien dans tout cela que de
très naturel, seulement vous vous livrez, sur le
commencement de la fin des choses, à des
réflexions qui sont hors de propos. Songez donc, mon cher
Loti, qu'il ne s'agit que de la fin d'une bouteille; et encore
cette bouteille que vous preniez pour un clocher n'était
vide que parce que vous l'aviez bue; or, il n'est pas raisonnable
d'exiger que les flacons auxquels on boit ne se vident pas.
Au commencement de la vie, toutes les coupes
sont pleines : buvez lentement, si vous voulez qu'il vous
reste quelque chose sur le tard. Ne buvez pas trop les vins
capiteux, car alors, vous ne sauriez plus sentir les saveurs douces
et saines...
LOTI. — Mon cher Plumkett, votre
explication de mon rêve est idiote. Vous savez bien que je
suis au trois quarts musulman, et que je n'ai été
gris qu'une fois dans ma vie : c'était à New
York, un soir où j'avais été convié
à un banquet d'une société de
tempérance. Les policemen m'avaient rapporté
à mon bord.
PLUMKETT. — N'interrompez pas, Loti,
pour dire des inepties, quand par hasard je dis des choses graves.
C'est vrai, je suis tombé par malheur sur le seul
défaut que vous n'ayez pas; mais je parlais par image, comme
ces orientaux que vous aimez. Il est d'autres ivresses plus
dangereuses que celles du vin, et celles-là, Loti, vous les
connaissez...
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Maintenant les coupes sont vides, les fleurs
de la table sont fanées. Les convives ont disparu :
les uns ont succombé à l'ivresse; d'autres ont eu
peur, et se sont enfuis. Vous restez seul à une table
chargée de débris : vous avez encore soif. Que
ferez-vous ? Après un tel festin, en irez-vous
chercher d'autres ? Non; ils vous donneraient la
nausée. Tout s'obscurcit autour de vous; vous ne distinguez
plus rien, et vous dites : « C'est le commencement
de la fin ». — De quelle fin ? de la fin de
toutes choses ? — Non; ce n'est que votre festin
à vous qui est fini.
Ainsi vous voyez que, même dans vos
rêves, vos réflexions n'ont pas le sens commun.
LOTI. — Il n'est pas gai, Plumkett, ce
premier oeillet d'Inde (6) que vous
m'envoyez.
Et puis, comparer la vie à un banquet,
comme c'est usé ! Vous auriez pu m'appeler
aussi : infortuné convive, c'eût
été encore très nouveau. C'est même une
fleur fort commune que votre oeillet, Plumkett, et vous l'aurez
cueillie sans doute dans le jardinet de votre concierge, en
passant.
Moi, j'ai longtemps cherché ce que je
pourrais bien dire cette fois, pour que vous n'y preniez pas sujet
de me faire une morale bête (7).
Notes
(1) Creizker (aussi parfois orthographié
Kreisker) est situé en Bretagne.
(2) Un livre précédent de Loti
s'intitule Mon frère Yves.
(3) Le Léon est une région de
l'extrémité nord-ouest de la Bretagne.
(4) Commune du Finistère (Bretagne).
(5) L'église Saint-Pol-de-Léon.
(6) Plumkett annonçait, au début du
chapitre : « L'idée me vint d'organiser une
petite réunion de famille, et de faire un bouquet de votre
ennui et du mien : je vous enverrai des oeillets d'Inde, et
vous y répondrez par des pissenlits. -- (Quant aux
pensées, ce sont des fleurs que nous ne connaissons plus
guère.) — Cela vous va-t-il ? ».
(7) Avec cette phrase, Loti ouvre sur un autre
récit, un récit de son enfance.
Références
Pierre Loti [Julien Viaud, dit], OEuvres complètes,
vol. 2, Fleurs d'ennui, Paris, Calmann-Lévy, 1893, p.
228-230.
Édition originale
Pierre Loti, Fleurs d'ennui — Pasquala — Ivanovitch
— Voyage
au Monténégro — Suleima, Paris,
Calmann-Lévy, 1882.
Situation matérielle
Premier chapitre, première prise de
parole de Loti.
Situation narrative
Le recueil de souvenir et d'impressions se
présente sous la forme d'un dialogue entre
l'« auteur », Loti, et Plumkett. Lorsqu'il
prend la parole pour la première fois, au tout début,
Loti commence par raconter ce rêve, comme il le dit. Juste
avant, dans le préambule du recueil, Plumkett décrit
ainsi leurs rôles respectifs : « Moi, je me
débiterai en aphorismes, instructifs pour la masse, vous,
vous ferez ce que vous pourrez : vous écrirez d'une
manière quelconque des choses quelconques, n'importe quoi;
vous conterez vos rêves si vous voulez ».
Bibliographie
Canovas : le recueil figure au corpus, mais le rêve n'est pas
cité dans la thèse.
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