Le premier rêve du Livre de la pitié et de
la
mort
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Pierre Loti,
Le Livre de la pitié et de la
mort,
recueil de souvenirs et d'impressions,
1891
R ê v e
Je voudrais connaître une langue
à part, dans laquelle pourraient s'écrire les visions
de mes sommeils. Quand j'essaie avec les mots ordinaires, je
n'arrive qu'à construire une sorte de récit gauche et
lourd, à travers lequel ceux qui me lisent ne doivent
assurément rien voir; moi seul, je puis distinguer encore,
derrière l'à peu près de ces mots
accumulés, l'insondable abîme.
Il paraît que les rêves, même ceux qui
nous semblent les plus longs, n'ont qu'une durée à
peine appréciable, rien que ces instants toujours
très fugitifs où l'esprit flotte entre la veille et
le sommeil; mais nous sommes trompés par l'excessive
rapidité avec laquelle leurs mirages se succèdent et
changent; ayant vu passer tant de choses, nous disons : j'ai
rêvé toute une nuit, quand à peine avons-nous
rêvé pendant une minute.
*
* *
La vision dont je vais parler n'a
peut-être pas eu, comme durée réelle, plus de
quelques secondes, car elle m'a paru à moi-même fort
courte.
La première image s'est
éclairée en deux ou trois fois, par saccades
légères, comme si, derrière un transparent, on
remontait par petites secousses la flamme d'une lampe.
D'abord une lueur indécise, de forme
allongée, — attirant l'attention de mon esprit au
sortir du plein sommeil, de la nuit et du
non-être.
Puis la lueur devient une traînée
de soleil, entrant par une fenêtre ouverte et
s'étalant sur un plancher. En même temps, mon
attention, plus excitée, s'inquiète tout à
coup; vague ressouvenir de je ne sais quoi, pressentiment rapide
comme l'éclair de quelque chose qui va me remuer jusqu'au
fond de l'âme.
Cela se précise : c'est le rayon d'un
soleil du soir, venant d'un jardin sur lequel cette fenêtre
donne; — jardin exotique où, sans les avoir vus, je
sais à présent qu'il y a des manguiers. Dans cette
traînée lumineuse sur le plancher, l'ombre d'une
plante, qui est dehors, se découpe et tremble doucement,
— l'ombre d'un bananier...
Et maintenant les parties relativement
obscures s'éclairent; — dans la pénombre, les
objets se dessinent, — et je vois tout, avec un inexprimable
frisson !
Rien que de très simple pourtant; un
petit appartement dans quelque maison coloniale, aux murs de bois,
aux chaises de paille. Sur une console, une pendule du temps de
Louis XV, dont le balancier tinte imperceptiblement. Mais
j'ai déjà vu tout cela et j'ai conscience de
l'impossibilité où je suis de me rappeler où,
et je m'agite avec angoisse derrière cette sorte de voile
ténébreux qui est tendu à un point
donné dans ma mémoire, arrêtant les regards que
je voudrais plonger au-delà, dans je ne sais quel recul plus
profond.
... C'est bien le soir, c'est bien la lueur
dorée d'un soleil qui va s'éteindre, — et les
aiguilles de la pendule Louis XV marquent six heures... Six
heures de quel jour à jamais perdu dans le gouffre
éternel ? de quel jour, de quelle année
lointaine et disparue ?
Ces chaises ont aussi un air ancien. Dans
l'une d'elles est posé un large chapeau de femme, en paille
blanche, d'une forme démodée depuis plus de cent ans.
Mes yeux s'y arrêtent et alors l'indicible frisson me secoue
plus fort... La lumière baisse, baisse; maintenant, c'est
à peine l'éclairage trouble des rêves
ordinaires... Je ne comprends pas, je ne sais pas, — mais,
malgré tout, je sens que j'ai été au courant
des choses de la maison et de la vie qui s'y mène, —
cette vie plus mélancolique et plus exilée des
colonies d'autrefois, alors que les distances étaient plus
grandes et les mers plus inconnues. Et
tandis que je regarde ce chapeau de femme, qui s'efface peu
à peu, comme tout ce qui est là, dans des gris
crépusculaires, cette réflexion me vient, faite en ma
tête par un autre que moi-même : « Alors,
c'est qu'elle est rentrée ».
— En effet, ELLE apparaît.
Elle, derrière moi sans que je l'aie entendue venir;
elle, restant dans la partie obscure, dans le fond de
l'appartement où ce reflet de soleil n'arrive pas;
elle, très vague comme une esquisse tracée en
couleurs mortes sur de l'ombre grise.
Elle, très jeune, créole,
nu-tête avec des boucles noires disposées autour du
front d'une manière surannée; de beaux yeux limpides,
ayant l'air de vouloir me parler, avec un mélange
d'effarement triste et d'enfantine candeur; peut-être pas
absolument belle, mais possédant le suprême charme...
Et puis surtout c'était ELLE ! Elle, un mot qui
par lui-même est d'une douceur exquise à prononcer; un
mot qui, pris dans le sens où je l'entends, résume en
lui toute la raison qu'on a de vivre, exprime presque l'ineffable
et l'infini. Dire que je la reconnaissais serait une expression
bien banale et bien faible; il y avait beaucoup plus, tout mon
être s'élançait vers elle, avec une force
profonde et comme enchaînée, pour la ressaisir; et ce
mouvement avait je ne sais quoi de sourd, d'affreusement
étouffé, comme l'effort impossible de quelqu'un qui
chercherait à reprendre son propre souffle et sa propre vie,
après des années et des années passées
sous le couvercle d'un sépulcre...
*
* *
Habituellement une émotion très
forte
éprouvée dans un rêve en brise les fils
impalpables, et c'est fini : on s'éveille; la trame
fragile, une fois rompue, flotte un instant, puis retombe,
s'évanouit d'autant plus vite que l'esprit s'efforce
davantage à la retenir, — disparaît, comme une
gaze déchirée dans le vide, qu'on voudrait poursuivre
et que le vent emporte au fond des lointains inaccessibles.
Mais non, cette fois, je ne m'éveillai
pas et le rêve continua, en s'éteignant; le rêve
se prolongea en traînée mourante.
Un instant, nous restâmes l'un devant
l'autre, arrêtés, dans notre élan de souvenir,
par je ne sais quelle sombre inertie; sans voix pour nous parler,
presque sans pensée, croisant seulement nos regards de
fantômes avec un étonnement et une délicieuse
angoisse... Puis nos yeux aussi se voilèrent, et nous
devînmes des formes plus vagues encore, accomplissant des
choses insignifiantes et involontaires. La lumière
baissait, baissait toujours; on n'y voyait presque plus. Elle
sortit, et je la suivis dans une espèce de salon aux murs
blanchis, vaste, à peine garni de meubles simples —
comme d'ordinaire dans les habitations des planteurs.
Une autre ombre de femme qui nous attendait
là, vêtue d'une robe créole, — une femme
âgée que je reconnus aussi tout de suite et qui lui
ressemblait, sa mère sans doute, — se leva à
notre approche et nous sortîmes tous les trois, sans nous
être concertés, comme obéissant à une
habitude... Mon Dieu, que de mots et que de longues phrases pour
expliquer lourdement tout cela qui se passait sans durée et
sans bruit, entre personnages diaphanes comme des reflets, se
mouvant sans vie dans une obscurité toujours croissante,
plus décolorée et plus trouble que celle de la
nuit.
Nous sortîmes tous trois, au
crépuscule, dans une petite rue triste, triste,
bordée de maisonnettes coloniales basses sous de grands
arbres; au bout, la mer, vaguement devinée; une impression
de dépaysement, de lointain exil, quelque chose comme ce que
l'on devait éprouver au siècle passé dans les
rues de la Martinique ou de la Réunion, mais avec la grande
lumière en moins, tout cela vu dans cette pénombre
où vivent les morts. De grands oiseaux tournoyaient dans le
ciel lourd; malgré cette obscurité, on avait
conscience de n'être qu'à cette heure encore claire
qui vient après le soleil couché. Évidemment
nous accomplissions là un acte habituel; dans ces
ténèbres toujours plus épaisses, qui
n'étaient pas celles de la nuit, nous refaisions notre
promenade du soir.
Mais les impressions perçues allaient
s'éteignant toujours; les deux femmes n'étaient plus
visibles; il ne me restait d'elles que la notion de deux spectres
légers et doux cheminant à mes côtés...
Puis, plus rien; tout s'éteignit à jamais dans la
nuit absolue du vrai sommeil.
*
* *
Je dormis longtemps après ce
rêve, — une heure, deux heures, je ne sais; au
réveil, au retour des pensées, dès qu'un
premier souvenir m'en revint, j'éprouvai cette sorte de
commotion intérieure qui fait faire un sursaut et ouvrir
tout grands les yeux... Dans ma mémoire, je retrouvai
d'abord la vision à son moment le plus intense, celui
où tout à coup j'avais songé à
elle, en reconnaissant son grand chapeau jeté sur
cette chaise, et où, derrière moi, elle avait
paru... Puis lentement, peu à peu, je me rappelai tout le
reste : les détails si précis de cet appartement
déjà connu, cette femme plus âgée
entrevue dans l'ombre, cette promenade dans cette petite rue
déserte...
Où donc avais-je vu et aimé tout
cela ? Je cherchai rapidement dans mon passé avec une
sorte d'inquiétude, d'anxieuse tristesse, me croyant
sûr de trouver. Mais non, rien, nulle part dans ma
propre vie, rien de pareil...
La tête humaine est remplie de souvenirs
innombrables, entassés pêle-mêle, comme des fils
d'écheveaux brouillés; il y en a des milliers et des
milliers serrés dans des recoins obscurs d'où ils ne
sortiront jamais; la main mystérieuse qui les agite et les
retourne va quelquefois prendre les plus ténus et les plus
insaisissables pour les amener un instant en lumière,
pendant ces calmes qui précèdent ou suivent les
sommeils. Celui que je viens de raconter ne reparaîtra
certainement jamais, et reparaîtrait-il même, une autre
nuit, que je n'en apprendrais pas davantage au sujet de cette femme
et de ce lieu d'exil, parce que, dans ma tête, il n'y a sans
doute rien de plus qui les concerne; c'est le dernier fragment d'un
fil brisé, qui doit finir là où s'est
arrêté mon rêve; le commencement et la suite
n'existaient que dans d'autres cerveaux depuis longtemps
retournés à la poussière.
Parmi mes ascendants, j'ai eu des marins dont
la vie et les aventures ne me sont qu'imparfaitement connues; et il
y a certainement, je ne sais où, dans quelque petit
cimetière des colonies, de vieux ossements qui sont les
restes de la jeune femme au grand chapeau de paille et aux boucles
noires; le charme que ses yeux avaient exercé sur un de ces
ancêtres inconnus a été assez puissant pour
jeter un dernier reflet mystérieux jusqu'à moi; j'ai
songé à elle tout un jour... et avec une
mélancolie si étrange !
Références
Pierre Loti, le Livre de la pitié et de la mort,
Paris, Calmann-Lévy, 1891, p. 3-15.
Édition originale
Pierre Loti, le Livre de la pitié et de la mort,
Paris, Calmann-Lévy, 1891.
Situation matérielle
Premier texte ou premier chapitre du
recueil.
Situation narrative
« Rêve » donne
évidemment le ton au recueil de Loti.
Bibliographie
Canovas : 26, 37, 42, 88.
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