Le deuxième rêve du Livre de la
pitié et de la
mort
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Pierre Loti,
le Livre de la pitié et de la
mort,
recueil de souvenirs et d'impressions,
1891
Pays sans nom
Une vision qui m'est venue une nuit d'avril,
pendant mon sommeil sous la tente, dans un campement chez les
Beni-Hassem, au Maroc, à environ trois journées de
marche de la ville sainte de Méquinez (1) :
Le rideau du rêve s'est levé
brusquement sur un pays lointain, — mais lointain, lointain
bien au-delà des habituelles distances terrestres, tellement
que, tout de suite, dès que le décor a
commencé de s'éclairer, même avant d'avoir bien
vu, en moi-même j'ai eu la notion de cet éloignement
effroyable. C'était une plaine pierreuse, nue,
déserte, où il faisait terriblement chaud et lourd,
sous un morne ciel crépusculaire; mais elle n'avait rien de
bien particulier dans son aspect, — comme, par exemple,
certaines plaines du Centre-Afrique, qui semblent insignifiantes
par elles-mêmes, qui ont un air quelconque et qui pourtant
sont d'un si difficile et dangereux accès. Si je n'avais
pas su, j'aurais pu me croire n'importe où; mais je
savais d'avance, par une sorte d'intuition immédiate, et
alors cela m'oppressait d'être là; je me sentais en
proie à la peur des distances sans fin, à l'angoisse
des trop longs voyages dont on ne peut plus revenir.
De loin en loin, sur cette plaine, poussaient
des petits arbres rabougris, dont les branches noires se
contournaient sur elles-mêmes par des séries de
cassures rectangulaires, comme des bras de fauteuils chinois. Ils
avaient chacun seulement trois ou quatre feuilles molles, d'un vert
pâle, qui pendaient comme énervées de
chaleur.
J'avais conscience que, d'un moment à
l'autre, des surprises sinistres, des périls sans nom
pouvaient surgir de tous les points de cet horizon trouble,
embrouillé de nuées stagnantes et
d'obscurité.
Un de mes compagnons de route imaginaires
— je devais en avoir au moins deux, dont je sentais la
présence, mais qui étaient invisibles : des
esprits, des voix, — un de mes compagnons de route me dit
à l'oreille : « Eh bien ! puisque nous
voilà ici, il va falloir se défier des chiens
crochus ». — « Ah ! oui, par exemple
», répondis-je d'un ton dégagé, comme
quelqu'un qui serait aussi très au courant de ce genre de
bêtes et du danger de leur voisinage. Évidemment
j'étais déjà venu là; mais ces
chiens crochus, leur image subitement rappelée
à mon esprit, accentuant encore la notion de ce
dépaysement extrême, me faisaient davantage
frémir.
Ils apparurent aussitôt,
évoqués au seul prononcé de leur nom,
grâce à l'étonnante facilité avec
laquelle les choses se passent dans les rêves. Ils couraient
très vite à travers la pénombre de ce lourd
crépuscule, lancés comme des flèches, comme
des boulets, on n'avait pas le temps de les voir venir :
affreux chiens noirs, aux ongles de chats, en crochets, qui au
passage griffaient cruellement d'un coup de patte rapide, puis se
perdaient dans les lointains confus.
Passaient aussi des petites femmes, presque
naines, ricanantes, moqueuses, moitié singes (dans la vie
réelle, j'en ai rencontré ainsi deux, au milieu d'une
solitude africaine dévorée de soleil, sous
l'accablement d'un ciel noir, aux environs d'Obock (2)), des petites femmes qui, sans doute,
étaient crochues comme les chiens, car, en me
croisant, elles me griffaient de même. Et leur souffle aussi
était crochu : quand elles me soufflaient au
visage, ça cinglait comme des pointes d'aiguilles.
Mais les mots humains ne peuvent rendre les
dessous de cette vision, le mystère et la tristesse
de cette plaine ainsi réapparue, tout ce qui
s'ébauchait en moi d'inquiétudes
désolées rien qu'à contempler ces
chétifs arbustes aux longues feuilles pâlies de
chaleur.
Quand je m'éveillai, au petit jour
timide qui commençait à filtrer à travers les
toiles de ma tente, la notion me revint peu à peu des choses
réelles, de l'Afrique, du Maroc, des Beni-Hassem, de notre
petit campement isolé au milieu d'immenses pâturages
déserts; — alors je reconquis tout de suite une douce
impression de chez moi, de sécurité,
d'inespéré retour. Et, mon Dieu, bien des gens, que
fera sourire ma terreur de ces petites femmes crochues,
à ma place se seraient préoccupés
peut-être des tribus peu sûres d'alentour, des longues
journées d'étape à faire en plein soleil, sans
routes à travers les montagnes et sans ponts sur les
fleuves. Quant à moi, ce territoire des Beni-Hassem me
paraissait comparable à la plus anodine banlieue de Paris
— auprès de ce pays de je ne sais quelle
planète, de je ne sais où, entrevu au fond des
insondables infinis du temps ou de l'espace, pendant les
clairvoyances inexpliquées du rêve.
Notes
(1) La région des Beni Hassem, près
de Meknès, doit correspondre au territoire d'une tribu
berbère du Moyen Atlas (mais nous ne l'avons pas
trouvé sur les cartes et dans les guide du Maroc). (2) Obock est le port de mer qui fait face à
Djibouti, sur ce qu'on appelle alors la Côte française
de Somalie, depuis les Territoire français des Afars et des
Issas. C'est aujourd'hui la République de Djibouti.
Références
Pierre Loti, le Livre de la pitié et de la mort,
Paris, Calmann-Lévy, 1891, p. 41-46.
Édition originale
Pierre Loti, le Livre de la pitié et de la mort,
Paris, Calmann-Lévy, 1891.
Situation matérielle
Quatrième texte ou chapitre du
recueil.
Situation narrative
« Pays sans nom » ne se situe pas
dans une trame narrative, mais plutôt dans un espace
géographique, celui propre à l'exotisme de Loti. On
voit bien le soin que prend l'auteur à ces dimensions
géographiques.
Bibliographie
Canovas : 88.
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