Le troisième rêve du Livre de la
pitié et de
la
mort
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Pierre Loti,
le Livre de la pitié et de la
mort,
recueil de souvenirs et d'impressions,
1891
Il s'ensuivit que, la nuit d'après, je
vis en songe ce que je m'étais si intensément
représenté à moi-même pendant cette
rêverie-là : une tombée de nuit de mai,
vers le premier quart de ce siècle prêt à
finir. Dans les rues de ma ville natale (1), qui n'étaient
guère changées mais où descendait une
pénombre de soir assez sinistre, je me promenais, avec
quelqu'un de ma génération... je ne sais trop qui,
par exemple, un être invisible, pur esprit, comme en
général mes compagnons de rêve, — ma
nièce peut-être, ou bien Léo, en tout cas un
personnage en communion habituelle d'idées avec moi et
hanté à ma manière par l'obsession du
passé. Et nous regardions de nos pleins yeux, pour ne rien
perdre de cet instant, que nous savions rare, unique, instable,
impossible à retenir, instant d'une époque si
ensevelie, qui revivait par quelque artifice magique. — On
sentait très bien du reste qu'on ne pouvait compter sur la
fixité de ces choses; parfois les images
s'éteignaient brusquement, pour une demi-seconde,
réapparaissaient, puis s'éteignaient encore;
c'était comme une pâle fantasmagorie clignotante,
qu'un effort de volonté, très pénible à
soutenir, aurait réussi à faire jouer à
travers des couches trop épaisses d'ombre morte. —
Nous pressions le pas, un peu affolés, pour voir, voir le
plus possible, avant le coup de baguette qui replongerait tout dans
la grande nuit définitive; il nous tardait d'arriver
jusqu'à notre quartier, dans l'espoir d'y rencontrer quelque
personne de la famille, quelque aïeul que nous pourrions
reconnaître, — ou, qui sait, peut-être maman et
tante Claire, encore très petites filles, qu'on
ramènerait de la promenade du soir, de la cueillette des
fleurs de mai... Les passants se hâtaient aussi de rentrer,
de disparaître, dans les maisons dont ils fermaient vite les
portes, — comme des ombres déshabituées d'errer
en pleine rue, un peu inquiètes de se retrouver en vie. Les
femmes avaient des manches à gigot, des peignes à la
girafe, des chapeaux si surannés que, malgré notre
saisissement et notre vague effroi, il nous arrivait de sourire...
Un vent triste, au coin des rues surtout, agitait, dans le
crépuscule confus, les jupes, les petits châles, les
écharpes un peu comiques des promeneuses, leur donnant l'air
encore plus fantôme. Mais, malgré ce vent-là
et malgré cette pénombre funèbre,
c'était bien le printemps : les tilleuls étaient
en fleurs, et, sur les vieux murs, des jasmins embaumaient... Bien
près de nous, passa un couple encore tout jeune, deux
amoureux tendrement appuyés au bras l'un de l'autre, et je
ne sais quoi de déjà connu dans leurs figures nous
fit les dévisager avec plus d'attention :
« Oh ! dit ma nièce, d'un ton moitié
attendri, moitié moqueur sans méchanceté...
les vieux Dougas ! ». (C'était devenu
définitivement ma nièce, cette personne,
imprécise au début, qui m'accompagnait; je la voyais
même à présent d'une façon assez nette,
cheminant à mes côtés, très vite elle
aussi, courant presque). Les vieux Dougas,
en effet ! c'était la ressemblance que je cherchais
moi-même. Et nous étions tout émus, non pas
précisément à cause d'eux, mais du fait seul
d'avoir enfin réussi à reconnaître quelqu'un
dans ce peuple de spectres furtifs. Cela donnait tout à
coup un charme de plus frappante vérité à
cette replongée dans le temps et cela jetait sur cette revue
de choses effacées une mélancolie encore plus
indicible...
Ces vieux Dougas, les personnages certes
auxquels nous pensions le moins, sous quel aspect inattendu ils
venaient de passer près de nous !... Deux pauvres
êtres grotesques, connus de vue autrefois dans le quartier,
déjà caducs et perdus quand nous étions encore
enfants, de ces vieillards qui font aux jeunes l'effet d'avoir
toujours été ainsi... Et c'étaient vraiment
eux qui trottaient de ce pas alerte, à ce petit vent du
soir, avec ces airs de tourtereaux. Elle, absolument jeune,
tête penchée, cheveux très noirs,
arrangés assez coquettement sous un grand chapeau de son
temps. Pas plus ridicules que d'autres, mon Dieu, pas plus laids,
transfigurés par la seule magie de la jeunesse, ayant l'air
de jouir autant que n'importe qui des heures fugitives du printemps
et de l'amour... Et, de les voir amoureux et jeunes, eux aussi,
ces vieux Dougas, cela me donnait une compréhension encore
plus désolée de la fragilité de ces deux
choses, amour et jeunesse, — les seules qui vaillent la peine
que l'on vive...
Notes
(1) Pierre Loti est né à Rochefort, au pays de
Saintonge (Charente- Maritime).
Références
Pierre Loti, le Livre de la pitié et de la mort,
Paris, Calmann-Lévy, 1891, p. 185-190.
Édition originale
Pierre Loti, le Livre de la pitié et de la mort,
Paris, Calmann-Lévy, 1891.
Situation matérielle
Septième texte ou chapitre du livre,
intitulé « Dans le passé mort »
(après neuf alinéas, le rêve s'ouvre par une
ligne pointillée).
Situation narrative
« Dans le passé mort »
est une réflexion sur le temps passé. Le narrateur
tente de se figurer ce qu'il pouvait en être de deux jeunes
filles mortes vers 1820, dont il surprend sa grand-mère et
sa grand-tante à parler, dans le jardin. Puis voici qu'il
tente ensuite de se représenter toute cette époque de
1820 ou 1830, après avoir senti le jasmin. Cette
nuit-là, le rêve naîtra de ces réflexions
et de ces impressions de la journée.
Bibliographie
Canovas, 88.
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