TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Le rêve de don Juan de Maraña
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Prosper Mérimée, « les Âmes du purgatoire », nouvelle, 1834

      Cette édifiante conversation dura aussi longtemps que les bouteilles. Lorsqu'elles furent vides, toutes les judiciaires (1) étaient singulièrement embrouillées, et chacun éprouvait une violente envie de dormir. Le soleil étant encore dans toute sa force, on se sépara pour aller faire la sieste; mais don Juan accepta un lit chez don Garcia (2). Il ne se fut pas plus tôt étendu sur un matelas de cuir, que la fatigue et les fumées du vin le plongèrent dans un profond sommeil. Pendant longtemps ses rêves furent si bizarres et si confus qu'il n'éprouvait d'autre sentiment que celui d'un malaise vague, sans avoir la perception d'une image ou d'une idée qui pût en être la cause. Peu à peu il commença à voir plus clair dans son rêve, si l'on peut s'exprimer ainsi, et il songea avec suite (a). Il lui semblait qu'il était dans une barque sur un grand fleuve plus large et plus troublé qu'il n'avait jamais vu le Guadalquivir (3) en hiver. Il n'y avait ni voiles, ni rames, ni gouvernail, et la rive du fleuve était déserte. La barque était tellement ballottée par le courant, qu'au malaise qu'il éprouvait il se crut à l'embouchure du Guadalquivir, au moment où les badauds de Séville qui vont à Cadix commencent à ressentir les premières atteintes du mal de mer. Bientôt il se trouva dans une partie de la rivière beaucoup plus resserrée, en sorte qu'il pouvait facilement voir et même se faire entendre sur les deux bords. Alors parurent en même temps, sur les deux rives, deux figures lumineuses qui s'approchèrent, chacune de son côté, comme pour lui porter secours. Il tourna d'abord la tête à droite, et vit un vieillard d'une figure grave et austère, pieds nus, n'ayant pour vêtement qu'un sayon (4) épineux. Il semblait tendre la main à don Juan. À gauche, où il regarda ensuite, il vit une femme, d'une taille élevée et de la figure la plus noble et la plus attrayante, tenant à la main une couronne de fleurs qu'elle lui présentait. En même temps il remarqua que sa barque se dirigeait à son gré, sans rames, mais par le seul fait de sa volonté. Il allait prendre terre du côté de la femme, lorsqu'un cri, parti de la rive droite, lui fit tourner la tête et se rapprocher de ce côté. Le vieillard avait l'air encore plus austère qu'auparavant. Tout ce que l'on voyait de son corps était couvert de meurtrissures, livide et teint de sang caillé. D'une main, il tenait une couronne d'épines, de l'autre, un fouet garni de pointes de fer. À ce spectacle, don Juan fut saisi d'horreur; il revint bien vite à la rive gauche. L'apparition qui l'avait tant charmé s'y trouvait encore; les cheveux de la femme flottaient au vent, ses yeux étaient animés d'un feu surnaturel, et au lieu de la couronne elle tenait en main une épée. Don Juan s'arrêta un instant avant de prendre terre, et alors, regardant avec plus d'attention, il s'aperçut que la lame de l'épée était rouge de sang, et que la main de la nymphe était rouge aussi. Epouvanté, il se réveilla en sursaut. En ouvrant les yeux, il ne put retenir un cri à la vue d'une épée nue qui brillait à deux pieds du lit. Mais ce n'était pas une belle nymphe qui tenait cette épée. Don Garcia allait réveiller son ami, et voyant auprès de son lit une épée d'un travail curieux, il l'examinait de l'air d'un connaisseur. Sur la lame était cette inscription : « Garde loyauté ». Et la poignée, comme nous l'avons déjà dit (5), portait les armes, le nom et la devise des Maraña.

      — Vous avez là une belle épée, mon camarade, dit don Garcia. Vous devez être reposé maintenant. La nuit est venue, promenons-nous un peu; et quand les honnêtes gens de cette ville seront rentrés chez eux, nous irons, s'il vous plaît, donner une sérénade à nos divinités (6).


Notes

(1) Il s'agit des « facultés judiciaires », les facultés du jugement (DGLF).

(2) Don Juan vient de se lier à don Garcia Navarro, étudiant comme lui à Salamanque; le jeune homme est aussi flamboyant qu'il est craint des autres étudiants.

(3) Fleuve d'Espagne qui, descendant de Cordou et de Séville, permet de rejoindre Cadix, au sud. Une partie du trajet se fait en pleine mer, d'où les fréquentes atteintes du mal de mer évoquées plus bas.

(4) Sorte de veste, de casaque ouverte, le sayon est un vêtement militaire ou paysan.

(5) Il s'agit de l'épée que son père a donnée à don Juan avant son départ (sans qu'il en soit dit rien de plus) : « Don Carlos lui donna une épée dont la poignée, damasquinée d'argent, était ornée des armes de la famille » (éd. Martineau, Pléiade, p. 355). Il s'agit de l'épée avec laquelle don Juan tuera pour la première fois en duel, un soir de sérénade, et que Teresa de Ojeda (celle qui deviendra ainsi sa première amante) lui rapportera quelques jours plus tard. Il l'avais laissée sur les lieux à la suite du duel dans l'agitation de sa fuite, signant ainsi son crime.

(6) Il s'agit de deux jeunes filles, Teresa et Fausta de Ojeda, que les deux étudiants viennent à peine de rencontrer à l'église, avant d'aller faire la fête puis la sieste. Elles vont bientôt devenir les amantes de don Juan et de don Garcia.


Variantes

(a) Dans les premières éditions, on lisait : « Peu à peu, il commença à voir plus clair, si l'on peut s'exprimer ainsi, et il rêva avec suite ». En 1842 et en 1845, Mérimée change la fin pour « et il songea avec suite », puis il corrige la phrase dans l'édition de 1850.


Références

Prosper Mérimée, Colomba, la Vénus d'Ille, les Âmes du purgatoire, Paris, Le Divan, 1928, p. 308-310.

Édition originale

Prosper Mérimée, les Âmes du purgatoire, Revue des deux mondes, 15 août 1834.

Éditions critiques

Prosper Mérimée, « Les âmes du purgatoire », Romans et nouvelles, éd. Henri Martineau, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1951, 2e édition 1957, p. 362-363.

—, « Les &acric;mes du purgatoire », Romans et nouvelles, tome 2, éd. Maurice Parturier, Paris, Garnier frères, 1962, p. 22-23.

—. les Âmes du purgatoire, Carmen, éd. Jean Decottignies, Paris, Garnier-Flammarion, 1973, p. 53-55.

—, « Les âmes du purgatoire », Nouvelles, tome 1, éd. Michel Crouzet, Paris, Imprimerie nationale (coll. « Lettres françaises »), 1987, p. 288-289.


Situation matérielle

      Vers le début de la nouvelle (après une dizaine de pages sur une soixantaine).


Situation narrative

      Don Juan de Maraña, fils d'un grand seigneur de Venise et d'une mère très pieuse, est élevé dans le culte des armes et de Dieu. Devenu un jeune homme, il va parfaire sa formation à la célèbre université de Salamanque. Ses aventures commencent avec la rencontre de don Garcia Navarro, éclatant jeune étudiant, avec qui il se lie tout de suite d'amitié. C'est le jour même de leur première rencontre que se situe l'épisode reproduit ici.

      Le songe, vaguement symbolique et plus vaguement encore prémonitoire, évoque les malheurs qui conduiront don Juan de duel en duel à devenir frère pour expier ses assassinats, le frère Ambroise.


Bibliographie

Canovas : 46, 56.



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