Colette,
les Vrilles de la vigne,
recueil de proses,
1908
U n r ê v e (*)
Je rêve. Fond noir enfumé de
nues d'un bleu très sombre, sur lequel passent des ornements
géométriques auxquels manque toujours un fragment,
soit du cercle parfait, soit de leurs trois angles, de leurs
spirales rehaussées de feu. Fleurs flottantes sans tige ou
sans feuilles (a) . Jardins inachevés;
partout règne l'imperfection du songe, son atmosphère
de supplique, d'attente et d'incrédulité.
Point de personnages. — Silence, puis un
aboiement triste, étouffé.
MOI, en sursaut. — Qui
aboie ?
UNE CHIENNE. — Moi.
MOI. — Qui, toi ? Une
chienne ?
ELLE. — Non. La chienne.
MOI. — Bien sûr, mais quelle
chienne ?
ELLE, avec un gémissement
réprimé. — Il y en a donc une autre ?
Quand je n'étais pas encore l'ombre que me voici, tu ne
m'appelais que « la chienne ». Je suis ta chienne
morte.
MOI. — Oui... Mais... Quelle chienne
morte ? Pardonne-moi...
ELLE. — Là je te pardonne, si tu
devines : je suis celle qui a mérité de
revenir.
MOI, sans réfléchir.
— Ah ! je sais ! Tu es Nell (1), qui tremblait mortellement aux plus subtils
signes de départ et de séparation, qui se couchait
sur le linge blanc dans le compartiment de la malle et faisait une
prière pour devenir blanche, afin que je l'emmenasse sans la
voir... Ah ! Nell !... Nous avons bien
mérité qu'une nuit enfin te rappelle du lieu
où tu gisais...
Un silence. Les nues bleu sombre cheminent
sur le fond noir.
ELLE, d'une voix plus faible. —
Je ne suis pas Nell.
MOI, pleine de remords. —
Oh ! Je t'ai blessée ?
ELLE. —Pas beaucoup. Bien moins
qu'autrefois, quand d'une parole, d'un regard, tu me consternais...
Et puis, tu ne m'as peut-être pas bien entendue : je
suis la chienne, te dis-je...
MOI, éclairée soudain.
— Oui ! Mais oui ! la chienne ! Où
avais-je la tête ? Celle de qui je disais, en
entrant : « La chienne est là ? »
Comme si tu n'avais pas d'autre nom, comme si tu ne t'appelais pas
Lola (2)... La chienne qui voyageait avec moi
toujours, qui savait de naissance comment se comporter en wagon,
à l'hôtel, dans une sordide loge de music-hall... Ton
museau fin tourné vers la porte, tu m'attendais... Tu
maigrissais de m'attendre... Donne-le, ton museau fin que je ne
peux pas voir ! Donne que je le touche, je reconnaîtrais
ton pelage entre cent autres... (Un long silence. Quelques-unes
des fleurs sans tige ou sans feuilles s'éteignent).
Où es-tu ? Reste ! Lola...
ELLE, d'une voix à peine
distincte. — Hélas !... Je ne suis pas
Lola !
MOI, baissant aussi la voix. — Tu
pleures ?
ELLE, de même. — Non. Dans
le lieu sans couleur où je n'ai pas cessé de
t'attendre, c'en est fini pour moi des larmes, tu sais, ces larmes
pareilles aux pleurs humains, et qui tremblaient sur mes yeux
couleur d'or...
MOI, l'interrompant. —
D'or ? Attends ! D'or, cerclés d'or plus sombre,
et pailletés...
ELLE, avec douceur. — Non,
arrête-toi, tu vas encore me nommer d'un nom que je n'ai
jamais entendu. Et peut-être qu'au loin des ombres de
chiennes couchées tressailliraient de jalousie, se
lèveraient, gratteraient le bas d'une porte qui ne s'ouvre
pas cette nuit pour elles. Ne me cherche plus. Tu ne sauras jamais
pourquoi j'ai mérité de revenir. Ne tâtonne
pas, de ta main endormie, dans l'air noir et bleu qui me baigne, tu
ne rencontreras pas ma robe...
MOI, anxieuse. — Ta robe...
couleur de froment ?
ELLE. — Chut ! Je n'ai plus de
robe. Je ne suis qu'une ligne, un trait sinueux de phosphore, une
palpitation, une plainte perdue, une quêteuse que la mort n'a
pas mise en repos, le reliquat gémissant, enfin, de la
chienne entre les chiennes, de la chienne...
MOI, criant. — Reste ! Je
sais ! tu es...
Mais mon cri m'éveille, dissout le
bleu et le noir insondables, les jardins inachevés,
crée l'aurore et éparpille, oubliées, les
syllabes du nom que porta sur la terre, parmi les ingrats, la
chienne qui méritera de revenir, la chienne...
Notes
(*) Sans son titre, ce texte, du moins le dialogue
qui le constitue pour l'essentiel, n'aurait évidemment rien
d'un rêve.
L'éditeur de la Pléiade
rapproche deux des noms proposés a contrario pour
« la » chienne de deux noms propres d'autres
chiennes dans l'oeuvre de la romancière (dont on
connaît le caractère autobiographique) :
(1) On trouvera la chienne Nelle, dans la
Vagabonde (1910).
(2) Lola se trouvera dans l'Envers du
music-hall (1913).
Variantes
(a) L'édition de la pléiade corrige
l'accord : « sans tiges et sans
feuilles ». Pourtant, on peut croire que ces fleurs
flottantes sont, chacune, sans sa tige ou sans ses feuilles.
Références
Colette, Sido, suivi de les Vrilles de la vigne,
Paris, G.P. Département des presses de la cité,
1973, p. 143-146.
Édition originale
Colette, les Vrilles de la vigne, Paris, Éditions de
la Vie parisienne, 1908.
Éditions critiques
Colette, OEuvres, tome 1, les Vrilles de la vigne,
Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la
pléiade »), 1984, p. 985-987.
Colette, Sido, les Vrilles de la vigne, Mes apprentissages,
Paris, Hachette, 1994, p. 56-58.
Situation matérielle
« Un Rêve » est le
huitième texte du recueil qui en compte vingt.
Situation narrative
Dans ce recueil de proses poétiques,
souvent proches du poème en prose, la forme narrative prend
quelquefois la forme du dialogue entre animaux ou avec eux (le
texte suivant est d'ailleurs consacré à la chatte
Monoche et son grand chaton jaloux). « Toby-chien
parle » ou « Dialogue de
bête », par exemple ont comme dans
« Rêve », la forme théâtrale
du dialogue. Mais contrairement à eux,
« Rêve » ne se rapproche pas de la fable,
mais plutôt du conte poétique.
Bibliographie
Canovas : 62, 86, 99.
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