TdM RRR / Recueil desRécits deRêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

Texte précédent < Savinien de Cyrano de Bergerac > texte suivant

Introduction Auteurs OEuvres Chronologie


Le songe d'Agrippine
Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie

Savinien de Cyrano de Bergerac, la Mort d'Agrippine, tragédie, 1654








755




760










765



















770










775








780




785




790




795




800









805




810




815
















820

Acte 3, scène 1
Agrippine, Cornélie [sa confidente].

Agrippine

[...]
Si la Fortune instruite (a) à me désobliger
M'ostoit tous les moyens de me pouvoir venger,
Plutôt que me résoudre à vaincre ma colère,
Je m'irois poignarder dans les bras de Tibère,
Afin que soupçonné de ce tragique effort (b),
Il attirast sur luy la peine de ma mort;
Au moins dans les Enfers j'emporterois la gloire
De laisser, quoi que femme, un grand nom dans l'Histoire;
Mais le discours sied mal à qui cherche du sang.

Cornélie
Vous !

Agrippine

      Ouy, moy, de César je veux percer le flanc,
Et jusques sur son Thrône hérissé d'halebardes (1),
Je veux, le massacrant au milieu de ses Gardes,
Voir couler par ruisseaux de son coeur expirant
Tout le sang corrompu dont se forme un Tyran !

Scène 2
Tibère, Agrippine, Cornélie, Troupe de gardes

Tibère, la surprenant.

Poursuivez...

Agrippine

        Quoy, Seigneur ?

Tibère

                              Le propos détestable
Où je vous ay surprise.

Agrippine

                              Ah ! Ce propos damnable
D'une si grande horreur tous mes sens travailla,
Que l'objet du fantosme en sursaut m'esveilla (2).

Tibère

Quoy ! cela n'est qu'un songe, et l'horrible blasphème
Qui choque des Césars la Majesté suprême
Ne fut dit qu'en dormant ?

Agrippine

                              Non, César, qu'en dormant;
Mais les Dieux qui, pour lors, nous parlent clairement,
Par de certains effets, dont ils meuvent les causes,
En nous fermant les yeux nous font voir toutes choses;
Escoute donc, Seigneur, le songe que j'ay fait,
Afin que le récit en détourne l'effet : (3)
      Je réclamois des Dieux la sagesse profonde
De régir par tes mains les affaires du monde,
Quand les sacrez Pavots qui nous tombent des Cieux,
D'un sommeil prophétique ont attaché mes yeux.
Après mille embarras d'espèces mal formées (4)
Que la chaleur vitale entretient de fumées (c),
Je ne sçays quoy de blesme et qui marchoit vers moy,
A crié par trois fois : « César, prens garde à toy ! » (5).
      Un grand bruict aussi-tôt m'a fait tourner visage,
Et j'ay veu de César la pâlissante Image,
Qui couroit hors d'haleine en me tendant les bras... (6).
Oüy, César, je t'ay vu menacé du trespas.
Mais comme à ton secours je vollois, ce me semble,
Nombre de meurtriers qui couroient tous ensemble
T'ont percé sur mon sein (7); Brutus les conduisoit,
Qui loing de s'estonner du grand coup qu'il osoit,
 (8)
« Sur son Trône, a-t-il dit, hérissé d'halebardes,
Je veux, le massacrant au milieu de ses Gardes,
Voir couler par ruisseaux de son coeur expirant
Tout le sang corrompu dont se forme un Tyran ! »
.
J'en estois là, Seigneur, quand tu m'as entenduë.

Tibère

La réponse est d'esprit et n'est pas mal conçuë.

Agrippine

Ha ! César, il n'est plus d'asyle en ta maison.
Quoy ! tu tiens pour suspects de fer et de poison
Jusques à tes parens, avec qui la Nature
T'attache par des noeuds d'immortelle tissure;
Connois mieux Agrippine, et cesse d'opprimer,
Avec ceux que ton sang oblige de t'aymer
Ceux que soustient ton rang... Séjanus par exemple,
Superbe, sanguinaire, homme à brusler un Temple.
Mais qui pour ton salut accepteroit la mort,
Ne peut estre accusé ny soupçonné qu'à tort !
Et cependant, César, un fourbe, un lasche, un traistre,
Pour gaigner en flatteur l'oreille de son Maistre,
Peut te dire aujourd'huy... (d)

      (Séjanus entre sans estre vu d'Agrippine ny de Tibère).

Scène 3
Tibère, Agrippine, Séjanus

Agrippine continuë sans voir Séjanus

                                  Séjanus te trahit,
Il empiète à pas lents ton trône, et l'envahit,
Il gaigne à son party les familles puissantes,
Il se porte héritier des maisons opulentes,
Il brigue contre toy la faveur du Sénat.

Séjanus, bas

Ô Dieux ! Elle m'accuse !


Notes
et analyse narrative

(1) Hallebardes (deux « l » en orthographe contemporaine). Ce sont les armes (d'apparat !) que tiennent les gardes entourant le trône de l'empereur. Le tableau est aussi réussi que la suite des alexandrins de la réplique, avec ses assonnances internes (massacrant et sang). Et ce n'est pas qu'une question de style, mais de rhétorique et d'éloquence : l'écrivain devait donner à l'actrice une réplique aussi puissante qu'« inoubliable », puisque le jeu dramatique va consister à reprendre la réplique à la fin de la longue tirade où Agrippine improvise un récit de rêve qui attribuera la réplique à Brutus (ce qui sera un plaisir pour l'actrice de la répéter, de sorte qu'elle deviendra inoubliable pour le spectateur).

(2) Agrippine annonce ainsi la fin d'un cauchemar, de sorte qu'on peut déjà dire, avec Tibère, que « la réponse est d'esprit et n'est pas mal conçue » ! Mais, il faut voir qu'il s'agit d'une analyse de la réplique qui reprend exactement le jugement de Tibère, le renforçant, le propos détestable devient damnable. Mais ce sera tout de suite... un blasphème.

(3) Analyse métanarrative du (récit) de rêve : il est envoyé des dieux et annonce l'avenir (prophétique), si du moins, s'agissant d'un mauvais rêve, on n'en fait pas « le récit [qui] en détourne l'effet ».

(4) Le rêve comprend une situation initiale (Si). Agrippine, qui va s'endormir, souhaite que les dieux inspirent la sagesse à l'empereur dans sa conduite des affaires du monde, ce qui entraînera le « sujet » de son rêve. Mais le récit de rêve, lui, n'en a pas et n'a même pas de situation de départ (Sd). Bien au contraire, nous sommes bien dans un récit de rêve moderne, qui déclare que de nombreux événements initiaux ont été oubliés ou ne sont pas retenus (« mille embarras d'espèce mal formée »). — Le découpage narratif identifie ensuite quatre événements aléatoires constituant un récit de rêve parfaitement crédible (du point de vue narratif), alors même qu'il est donné pour inventé. Il suffit en effet d'une petite expérience toute simple pour en faire la démonstration. Si l'on lit ou fait lire le texte du rêve et qu'on demande ensuite aux auditeurs, sans plus avoir le texte sous les yeux, de le rédiger à nouveau ou simplement de le résumer, jamais on obtiendra le récit de Cyrano, tout simplement parce qu'il contrevient aux règles élémentaires de la rédaction apprises depuis la petite enfance. C'est bien un récit de rêve moderne !

(5) Ex = E1, l'événement initial, abrupt et indéterminé (et c'est bien le cas de le dire) : un personnage fantomatique marche vers elle et met en garde ou menace César par trois fois. Le nom de l'empereur est Tiberius Julius Caesar (depuis son adoption par Auguste), mais « César » le désigne comme empereur. À qui s'adresse l'imprécation ?

(6) E2. Entendant un grand bruit, Agrippine tourne la tête et c'est maintenant l'empereur qu'elle voit courir vers elle, en lui tendant les bras.

(7) E3. Se portant, lui semble-t-il à son secours, de nombreux guerriers tuent l'empereur dans ses bras (c'est le renversement de l'image qu'on a lue plus haut quand Agrippine se proposait de se suicider dans ses bras).

(8) E4. Et c'est à ce moment qu'elle prend conscience que c'est Brutus qui conduit les assassins, et l'entend déclarer la réplique assassine, de sorte qu'il se dirige maintenant vers le trône de l'empereur, toujours bien vivant.

      E4 = Ei : à remarquer, en effet, que le récit s'arrête abruptement, sans la moindre « conclusion », sans aucune situation finale (Sf), qui permettrait à Agrippine de faire le point. Au contraire, la réplique suivante de la veuve de Germanicus passe à tout autre chose, au complot qu'elle ourdit avec Séjanus, le mettant apparemment en cause !


Variantes
ou commentaires linguistiques

(a) Instruire. Le sens découle de l'emploi juridique du vocable, « procéder à l'instruction d'une cause, d'une affaire ». Il faut donc comprendre, « si la Fortune s'étudiant à me désobliger... »

(b) Effort, « action énergique » ou l'« effet puissant, violent » de cette action (Cayrou). Désigne ici le suicide d'Agrippine qu'elle voudrait voir passer pour son assassinat par Tibère.

(c) Dans un récit de rêve, ces fumées peuvent être entendues au sens concret, « les entrailles échauffées envoyent des fumées au cerveau » (ce qui cause des migraines, etc.). Mais elles peuvent aussi bien s'entendre au sens second, « cet homme a quelquefois des accés de fureur et de folie qui ne durent pas, ce sont des fumées qui passent » (Furetière).

(d) La suite syntaxique est volontairement ambiguë. Agrippine interrompt-elle sa tirade devenue nettement ironique, pour reprendre abruptement, sans plus aucune marque d'ironie ?, adoptant franchement le point de vue des rumeurs (pour dire la stricte vérité, que Tibère ne croira évidemment pas... sans la méprise de Séjanus). Ou encore (ce qui est moins probable, mais bien possible) ce « fourbe, lâche et traître » est-il un dénonciateur éventuel dont Agrippine dénoncerait ainsi ce qui correspond à la rumeur publique ?


Références

Les Oeuvres libertines de Cyrano de Bergerac, éd. de Frédéric Lachèvre, Paris, Champion (coll. « Le libertinage au XVIIe siècle », no 9), 1921, 2 vol., vol. 2, p. 93-153.

Édition originale

M. de Cyrano Bergerac, la Mort d'Agrippine, tragédie, Paris, Charles de Sercy, 1654, v-106 p.

Éditions critiques

Cyrano de Bergerac, la Mort d'Agrippine, édition critique de Christopher J. Gossip, Universty of Exeter, 1982, 90 p.

Cyrano de Bergerac, OEuvres complètes, édition critique de Jacques Prévost, Paris, Belin, 1977, 535 p.

Cyrano de Bergerac, la Mort d'Agrippine, édition établie par Dominique Moncond'huy, Paris, La table ronde, 1995.

Cyrano de Bergerac, OEuvres complètes, vol. 3, Théâtre, édition critique par André Blanc, Paris, Honoré Champion, 2001, 368 p.


Situation matérielle

      Acte 3, scènes 1-3, v. 755-820.


Situation narrative

      Le songe qu'invente Agrippine se situe exactement au milieu de la tragédie. Le chef-d'oeuvre est reconnu pour sa « scène finale » qui la démarque de toutes les tragédies classiques : elle ne comprend que six répliques, de un à huit mots, sauf une de six vers qui est... interrompue par Tibère, qui conclue la tragédie d'un mémorable « C'est assez » (sans point d'exclamation). Mais la mise en situation du rêve d'Agrippine illustre aussi l'originalité de la structure narrative de la tragédie, les scènes 1 et 2 enjambant chacune la scène suivante de manière antithétique, Tibère et Séjanus entendent la dernière réplique d'Agrippine en faisant irruption sur la scène.

    Ce sont ces trois personnages qui sont au coeur de la tragédie. Agrippine est la veuve du fameux Germanicus que Tibère a chargé Séjanus d'assassiner. L'empereur rentre à Rome avec une imposante force militaire. Lui et Agrippine savent tous deux parfaitement bien que le seul objectif d'Agrippine est de venger la mort de son mari. Mais ce que Tibère ne sait pas, c'est que Séjanus, manipulé par Agrippine, ourdit une conjuration pour l'assassiner. On est dans une trajédie (sanglante), de sorte que le complot sera découvert, Agrippine et Séjanus exécutés.

      Le rêve d'Agrippine nous situe au coeur de la conjuration. Tibère entend la réplique d'Agrippine qui annonce à sa suivante qu'elle compte le faire mourir. Alors Agrippine invente un supposé rêve qui expliquerait la fameuse réplique annonçant sa mort. À la fin de la scène, c'est l'inverse : sachant bien qu'elle ne sera pas crue, prenant le point de vue des rumeurs ou faux « témoignages » et couvrant ainsi le complot, elle expose à Tibère la stricte vérité, à savoir que Séjanus ourdit le projet de l'assassiner. Survenant abruptement, entendant la dernière réplique, Séjanus se croit dénoncé.


Bibliographie

      Sauf erreur, le rêve d'Agrippine ne se trouve jamais dans les études sur le rêve. La cause en est que Cyrano de Bergerac a été censuré et l'est toujours dans l'enseignement et pour la bonne cause. Le libertin ne présente pas la religion romaine et ses dieux, comme on le fait toujours (de manière anodine) en poésie et tragédie classiques. Séjamus s'exprime simplement, mais résolument, comme athée. — Au contraire, ces travaux sur le rêve font beaucoup de cas de l'innoffensive épître intitulée « Un songe », qui n'a absolument aucun rapport avec le récit de rêve (ne s'agissant pas d'un récit), ni même avec le songe. Voir l'appendice du texte de rêve suivant de Cyrano.

      On devrait donc s'en reporter aux travaux sur l'oeuvre de Cyrano ou aux ouvrages d'histoire littéraire. Mais, à ma connaissance, le rêve d'Agrippine n'y est jamais étudié. Antoine Adam consacre une belle petite page à notre tragédie dans son Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Éditions mondiales, 1962, 5 vol., vol. 2, p. 124 !



Situation Localisation Notes Variantes Références Bibliographie
Table du présent fichier