Notes
et analyse narrative
(1) Hallebardes (deux
« l » en
orthographe contemporaine). Ce sont les armes (d'apparat !)
que tiennent les
gardes entourant le trône de l'empereur. Le tableau est
aussi réussi
que la suite des alexandrins de la réplique, avec ses
assonnances internes
(massacrant et sang). Et ce n'est pas qu'une question de style,
mais de
rhétorique et d'éloquence : l'écrivain
devait donner
à l'actrice une réplique aussi puissante
qu'« inoubliable », puisque le jeu dramatique
va consister
à reprendre la réplique à la fin de la longue
tirade où
Agrippine improvise un récit de rêve qui attribuera la
réplique
à Brutus (ce qui sera un plaisir pour l'actrice de la
répéter,
de sorte qu'elle deviendra inoubliable pour le spectateur).
(2) Agrippine annonce ainsi la fin d'un
cauchemar, de
sorte qu'on peut déjà dire, avec Tibère, que
« la
réponse est d'esprit et n'est pas mal
conçue » !
Mais, il faut voir qu'il s'agit d'une analyse de la réplique
qui reprend
exactement le jugement de Tibère, le renforçant, le
propos
détestable devient damnable. Mais ce sera tout de suite...
un
blasphème.
(3) Analyse métanarrative du
(récit) de
rêve : il est envoyé des dieux et annonce
l'avenir
(prophétique), si du moins, s'agissant d'un mauvais
rêve, on n'en fait
pas « le récit [qui] en détourne
l'effet ».
(4) Le rêve comprend une
situation initiale
(Si). Agrippine, qui va s'endormir, souhaite que les dieux
inspirent la sagesse
à l'empereur dans sa conduite des affaires du monde, ce qui
entraînera le
« sujet » de son rêve. Mais le
récit de
rêve, lui, n'en a pas et n'a même pas de situation de
départ
(Sd). Bien au contraire, nous sommes bien dans un récit de
rêve
moderne, qui déclare que de nombreux
événements initiaux ont
été oubliés ou ne sont pas retenus
(« mille embarras
d'espèce mal formée »). — Le
découpage
narratif identifie ensuite quatre événements
aléatoires
constituant un récit de rêve parfaitement
crédible (du point de vue narratif), alors même qu'il
est donné pour inventé. Il suffit en
effet d'une petite
expérience toute simple pour en faire la
démonstration. Si l'on lit
ou fait lire le texte du rêve et qu'on demande ensuite aux
auditeurs, sans
plus avoir le texte sous les yeux, de le rédiger à
nouveau ou
simplement de le résumer, jamais on obtiendra le
récit de Cyrano,
tout simplement parce qu'il contrevient aux règles
élémentaires de la rédaction apprises depuis
la petite
enfance. C'est bien un récit de rêve
moderne !
(5) Ex = E1, l'événement
initial, abrupt
et indéterminé (et c'est bien le cas de le
dire) : un
personnage fantomatique marche vers elle et met en garde ou menace
César par
trois fois. Le nom de l'empereur est Tiberius Julius Caesar
(depuis son adoption
par Auguste), mais « César » le
désigne comme
empereur. À qui s'adresse l'imprécation ?
(6) E2. Entendant un grand bruit,
Agrippine tourne la
tête et c'est maintenant l'empereur qu'elle voit courir vers
elle, en lui
tendant les bras.
(7) E3. Se portant, lui semble-t-il
à son
secours, de nombreux guerriers tuent l'empereur dans ses bras
(c'est le
renversement de l'image qu'on a lue plus haut quand Agrippine se
proposait de se
suicider dans ses bras).
(8) E4. Et c'est à ce moment
qu'elle prend
conscience que c'est Brutus qui conduit les assassins, et l'entend
déclarer
la réplique assassine, de sorte qu'il se dirige maintenant
vers le
trône de l'empereur, toujours bien vivant.
E4 = Ei : à remarquer, en effet,
que le
récit s'arrête abruptement, sans la moindre
« conclusion », sans aucune situation finale
(Sf), qui
permettrait à Agrippine de faire le point. Au contraire, la
réplique
suivante de la veuve de Germanicus passe à tout autre chose,
au complot
qu'elle ourdit avec Séjanus, le mettant apparemment en
cause !
Variantes
ou commentaires linguistiques
(a) Instruire. Le sens découle
de l'emploi
juridique du vocable, « procéder à
l'instruction d'une
cause, d'une affaire ». Il faut donc comprendre,
« si la
Fortune s'étudiant à me
désobliger... »
(b) Effort, « action
énergique » ou l'« effet puissant,
violent »
de cette action (Cayrou). Désigne ici le suicide
d'Agrippine qu'elle
voudrait voir passer pour son assassinat par Tibère.
(c) Dans un récit de rêve,
ces fumées peuvent être entendues au sens concret,
« les entrailles échauffées envoyent des
fumées au cerveau » (ce qui cause des migraines,
etc.). Mais elles peuvent aussi bien s'entendre au sens second,
« cet homme a quelquefois des accés de fureur et
de folie qui ne durent pas, ce sont des fumées qui
passent » (Furetière).
(d) La suite syntaxique est
volontairement ambiguë. Agrippine interrompt-elle sa tirade
devenue nettement
ironique, pour reprendre abruptement, sans plus aucune marque
d'ironie ?, adoptant
franchement le point de vue des rumeurs (pour dire la stricte
vérité,
que Tibère ne croira évidemment pas... sans la
méprise de
Séjanus). Ou encore (ce qui est moins probable, mais bien
possible) ce « fourbe, lâche et
traître » est-il un dénonciateur
éventuel dont Agrippine dénoncerait ainsi ce qui
correspond à la rumeur publique ?
Références
Les Oeuvres libertines de Cyrano de Bergerac, éd. de
Frédéric Lachèvre, Paris, Champion (coll.
« Le
libertinage au XVIIe siècle », no 9), 1921,
2 vol., vol. 2, p. 93-153.
Édition originale
M. de Cyrano Bergerac, la Mort d'Agrippine, tragédie,
Paris, Charles
de Sercy, 1654, v-106 p.
Éditions critiques
Cyrano de Bergerac, la Mort d'Agrippine, édition
critique de
Christopher J. Gossip, Universty of Exeter, 1982, 90 p.
Cyrano de Bergerac, OEuvres complètes, édition
critique de
Jacques Prévost, Paris, Belin, 1977, 535 p.
Cyrano de Bergerac, la Mort d'Agrippine, édition
établie par
Dominique Moncond'huy, Paris, La table ronde, 1995.
Cyrano de Bergerac, OEuvres complètes, vol. 3,
Théâtre, édition critique par
André Blanc, Paris, Honoré Champion, 2001,
368 p.
Situation matérielle
Acte 3, scènes 1-3, v. 755-820.
Situation narrative
Le songe qu'invente Agrippine se situe
exactement au milieu
de la tragédie. Le chef-d'oeuvre est reconnu pour sa
« scène finale » qui la démarque
de toutes les
tragédies classiques : elle ne comprend que six
répliques, de
un à huit mots, sauf une de six vers qui est... interrompue
par
Tibère, qui conclue la tragédie d'un mémorable
« C'est assez » (sans point d'exclamation).
Mais la mise en
situation du rêve d'Agrippine illustre aussi
l'originalité de la
structure narrative de la tragédie, les scènes 1 et
2 enjambant
chacune la scène suivante de manière
antithétique,
Tibère et Séjanus entendent la dernière
réplique
d'Agrippine en faisant irruption sur la scène.
Ce sont ces trois personnages qui sont au coeur de la
tragédie. Agrippine est la veuve du fameux Germanicus que
Tibère a
chargé Séjanus d'assassiner. L'empereur rentre
à Rome avec
une imposante force militaire. Lui et Agrippine savent tous deux
parfaitement bien
que le seul objectif d'Agrippine est de venger la mort de son mari.
Mais ce que
Tibère ne sait pas, c'est que Séjanus,
manipulé par Agrippine,
ourdit une conjuration pour l'assassiner. On est dans une
trajédie
(sanglante), de sorte que le complot sera découvert,
Agrippine et
Séjanus exécutés.
Le rêve d'Agrippine nous situe au coeur
de la
conjuration. Tibère entend la réplique d'Agrippine
qui annonce
à sa suivante qu'elle compte le faire mourir. Alors
Agrippine invente un
supposé rêve qui expliquerait la fameuse
réplique
annonçant sa mort. À la fin de la scène,
c'est
l'inverse : sachant bien qu'elle ne sera pas crue, prenant le
point de vue
des rumeurs ou faux « témoignages » et
couvrant ainsi
le complot, elle expose à Tibère la stricte
vérité,
à savoir que Séjanus ourdit le projet de
l'assassiner. Survenant
abruptement, entendant la dernière réplique,
Séjanus se croit
dénoncé.
Bibliographie
Sauf erreur, le rêve d'Agrippine ne se
trouve jamais
dans les études sur le rêve. La cause en est que
Cyrano de Bergerac
a été censuré et l'est toujours dans
l'enseignement et pour
la bonne cause. Le libertin ne présente pas la religion
romaine et ses
dieux, comme on le fait toujours (de manière anodine) en
poésie et
tragédie classiques. Séjamus s'exprime simplement,
mais
résolument, comme athée. — Au contraire, ces
travaux sur le
rêve font beaucoup de cas de l'innoffensive
épître
intitulée « Un songe », qui n'a
absolument aucun rapport
avec le récit de rêve (ne s'agissant pas d'un
récit), ni
même avec le songe. Voir l'appendice du texte de rêve suivant
de Cyrano.
On devrait donc s'en reporter aux travaux sur
l'oeuvre de
Cyrano ou aux ouvrages d'histoire littéraire. Mais,
à ma
connaissance, le rêve d'Agrippine n'y est jamais
étudié.
Antoine Adam consacre une belle petite page à notre
tragédie dans son
Histoire de la littérature française du XVIIe
siècle,
Paris, Éditions mondiales, 1962, 5 vol., vol. 2,
p. 124 !
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